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Article de revue

D’une scène à l’autre. Matérialités et théâtralités de la bande dessinée

Pages 41 à 52

Notes

  • [1]
    Patrice Pavis, 1976, Problèmes de sémiologie théâtrale, Presses de l’Université du Québec, p. 35.
  • [2]
    La démarche syncrétique renvoie à l’étude des systèmes réunissant des éléments issus de sémiotiques différentes.
  • [3]
    Au sujet de la pluricodie voir Jean-Marie Klinkenberg, 1996, Précis de sémiotique générale, De Boeck, coll. « Culture et Communication », pp. 231-238. La notion de pluricodie permet de faire l’impasse sur celle, barthésienne, de relais et d’ancrage qui nécessite une démarche syncrétique où tantôt c’est le verbal qui interprète l’iconique, tantôt c’est l’iconique qui explicite le verbal, tantôt les deux systèmes sont complémentaires. La bande dessinée proposant de plus en plus des cases dépourvues de verbal ou iconiquement elliptiques peut, à notre sens, être difficilement analysée à partir de ces deux notions barthésiennes.
  • [4]
    On qualifie généralement d’art de la représentation les arts du spectacle (théâtre, danse, opéra), le cinéma et la peinture. Tous ces objets artistiques sont des textes sémiotiques tantôt uniquement pluricodes (peinture), tantôt pluricodes et multimodaux (cinéma). Ils sont à la fois narratifs et figuratifs. Il nous semble que le système sémiotique et le statut pragmatique de la bande dessinée ne diffèrent pas des arts de la représentation ci-dessus cités. Il est vrai que d’un point de vue institutionnel, la circulation et la réception d’une BD ne dépendent pas d’une exposition publique du même ordre que celles organisées pour la peinture, le cinéma et les arts du spectacle. Et même lorsqu’on parle d’exposition à propos de la bande dessinée, comme celle du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, il s’agit d’une manifestation qui porte sur la BD. Ce n’est pas cette dernière qui s’exhibe mais ce sont des points de vue qui s’énoncent publiquement à son sujet. Toutefois, une BD est une mise en spectacle : d’une part, son dispositif formel rappelle les conventions de la scène et/ou du cadre au sein duquel un événement doté d’une forme et d’un contenu doit se produire ; d’autre part, sa plasticité témoigne d’un traitement qui correspond à des exigences esthétiques et esthésiques qui rappellent l’observation, l’exposition et le rapport à un événement spectaculaire qui se donne à lire et à regarder. Il nous semble que la seule différence qui existe entre une BD et les arts de la représentation est le support matériel de leur énonciation. Seul l’espace du papier (et depuis quelques années l’espace de l’écran pour les « blogs bd » et pour les smartphones) suffit pour que l’objet soit lu et vu. Cette différence ne nous semble pas suffisamment pertinente pour exclure la BD de la catégorie des arts de la représentation.
  • [5]
    Groupe µ, 1992, Traité du signe visuel, Seuil, p. 38. Il s’agit de l’ouvrage : Abraham Moles, 1958, Théorie de l’information et Perception esthétique, Flammarion.
  • [6]
    Nombre d’ouvrages procèdent à la description et l’explication du système formel de la bande dessinée. À titre indicatif, cf.Will Eisner, 2009, Les Clés de la Bande Dessinée, 1. L’art séquentiel, Delcourt ; Pierre Fresnault-Deruelle, 2009, La bande dessinée, Armand Colin, coll. « 128 ».
  • [7]
    Selon Jacques Fontanille, « Le support formel est la structure d’accueil des inscriptions, l’ensemble des règles topologiques d’orientation, de dimension, de proportion et de segmentation, notamment qui vont contraindre et faire signifier les caractères inscrits ». Le terme d’inscription peut renvoyer aussi bien à des systèmes scripturaux qu’à des systèmes scripto-iconiques qui peuvent également mobiliser une dimension tactile issue du contact avec le support matériel sur lequel repose physiquement le support formel, cf.Jacques Fontanille, 2005, « Du support matériel au support formel », in Klock-Fontanille Isabelle et Arabyan Marc (dir.), L’écriture entre support et surface, L’Harmattan, p. 186.
  • [8]
    Gauquié, Pauline, Mouratidou, Eleni, 2010, « Sin City : de la Bande Dessinée au film. Parcours intersémiotiques », Ci-Dit, Communications du IVe colloque Ci-dit, mis en ligne le 2 février, URL : http://revel.unice.fr/symposia/cidit/index.html?id=476.
  • [9]
    Les coups de pinceaux de Pierre Soulages, les gros plans sur les personnages filmés par Federico Fellini ou les espaces vides des mises en scène de Claude Régy témoignent du fait que ces productions artistiques produisent des messages sémantiques renvoyant à un genre pictural, cinématographique et théâtral précis tout en portant leur propre esthétique liée à une instance créatrice.
  • [10]
    Théâtre de l’Athénée-Louis Jouvet, 7 rue Bourdeau, 75009, Paris.
  • [11]
    Théâtre des Bouffes du Nord, 37 bis, bd de la Chapelle, 75010, Paris.
  • [12]
    Shakespeare’s Globe, 21 New Globe Walk, Bankside, London.
  • [13]
    L’espace scénique renvoie au lieu qui est réservé à la mise en scène, au déroulement de la fiction, à l’intervention des comédiens-personnages, alors que l’espace théâtral inclut aussi bien l’espace scénique que la salle, espace a priori réservé aux spectateurs. De même, nous pouvons envisager l’équivalente dichotomie spatiale pour la BD : l’espace scénique de la BD est cette surface qui doit accueillir la narration et la diégèse de l’œuvre alors que l’espace théâtral correspond au format de la BD, à sa couverture (rigide/souple), à la matière et l’épaisseur du papier (brillant, mat, léger, cartonné), autant d’éléments qui déterminent le rapport au spectacle de la BD. Nous entendons par spectacle la façon dont la bande dessinée se propose d’être regardée et lue.
  • [14]
    Groupe µ, op. cit., p. 189.
  • [15]
    Ibid, p. 189. Soulignons que, conventionnellement, les formes de l’expression (signifiants) sont notées entre barres obliques /…/.
  • [16]
    Groupe µ, op. cit., p. 197.
  • [17]
    Ibid, p. 198.
  • [18]
    Le formème est une unité minimale de la forme de l’expression du signe plastique. Les autres unités minimales sont les chromèmes et les texturèmes, cf. Groupe , op. cit., pp. 186-250.
  • [19]
    Roland Barthes, 1964, « Le théâtre de Baudelaire », Essais critiques, Seuil, pp. 44-45.
  • [20]
    Dans un article, Louis Marin montre comment la théâtralité est transversale aux représentations picturales du pouvoir et de façon globale à la représentation du politique. Nous sommes convaincues que cette transversalité peut dépasser les domaines évoqués par Marin et s’étendre à bien d’autres systèmes de représentation, cf.Louis Marin, 2005, « Théâtralité et politique au xviie siècle. Sur trois textes de Corneille », Politiques de la représentation, Kimé, pp. 175-184.
  • [21]
    La durée de la lecture d’une bande dessinée dépend aussi bien du volume de cette dernière que de son lecteur. Ce dernier peut choisir de lire une BD au pied levé, en plusieurs jours, etc. En revanche, au théâtre, la durée de la lecture d’une représentation théâtrale dépend notamment du temps scénique même si le spectateur a aussi le droit de rompre le contrat de lecture en quittant la salle. Toutefois, dans un tel cas de figure, on parlera de lecture interrompue, inachevée.
  • [22]
    Louis Marin, 1994, De la représentation, Seuil/Gallimard, pp. 348-349, souligné dans le texte.
  • [23]
    Alors que la représentation théâtrale s’articule autour des modalités visuelles au sens élargi du terme (perception iconique et auditive) et kinésiques, elle exclut la modalité tactile qui est présente dans la communication de la BD.
  • [24]
    Christophe Genin, 2006, « Homo bulla est », in Beyaert-Geslin Anne (dir.), L’image entre sens et signification, Publications de la Sorbonne, p. 125.
  • [25]
    Le meilleur exemple pour illustrer ce propos serait celui de l’adaptation en BD des œuvres dramatiques, comme par exemple Macbeth de William Shakespeare adapté en bande dessinée par Daniel Casanave (Frontignan, 6 Pieds sous Terre, coll. « Monotrème », 2004). Cette œuvre met en perspective le jeu théâtral à travers l’image fixe. Les cases de la BD représentent la façon dont, selon Casanave, l’œuvre théâtrale peut être jouée.
  • [26]
    Esner, Will, op. cit., p. 50.
  • [27]
    Rappelons que les textes dramatiques écrits sont souvent divisés en actes et en scènes.
  • [28]
    Gauquié, Pauline, Mouratidou, Eleni, op. cit.
  • [29]
    Soumis donc à une problématique qui relève de l’analyse de l’image, l’écriture étant considérée comme la représentation iconique d’un système linguistique.
  • [30]
    A priori, car maintes fois le texte didascalique est énoncé sur scène de façon explicite, verbale. À ce sujet, voir Mouratidou, Eleni, 2007, « De l’indication scénique à l’acte dramatique. À propos de didascalies narrées d’une mise en scène d’Anticlimax de Werner Schwab », inFix Florence et Toudoire-Surlapierre Frédérique (dir.), La didascalie dans le théâtre du xxe siècle. Regarder l’impossible, Éditions Universitaires de Dijon, pp. 75-86.
  • [31]
    Eleni Mouratidou, 2010,  Sémiologie de la représentation théâtrale. De l’énonciation à l’imaginaire culturel, Éditions universitaires européennes, p. 46.
  • [32]
    Roland Barthes, 2002, « Les maladies du costume théâtral », Écrits sur le théâtre, Seuil, p. 63. Ce texte a été initialement publié en 1955.
  • [33]
    Bien au contraire, la grammaire formelle de cette BD serait plutôt l’arégularité.
  • [34]
    Il est par ailleurs intéressant de souligner le décalage entre cette indication scénique et ce qui est présenté scéniquement. Si la didascalie parle d’un espace précis (appartement), la double page de la BD en met en scène un autre bien plus vaste : celui d’une ville. Ce qui montre que, comme la représentation théâtrale, la BD a la possibilité d’interpréter de multiples façons une indication scénique. Cela introduit également une tension polyphonique entre le dit et le montré, tension qui permet au lecteur de saisir simultanément deux points de vue énoncés à travers deux systèmes sémiotiques différents formant un seul énoncé pluricode.
  • [35]
    Anne-Marie Christin, 1995, L’image écrite ou La déraison graphique, Flammarion.
  • [36]
    Jacques Fontanille, « Du support matériel au support formel », op. cit., p. 188.
  • [37]
    Rappelons ici l’importance que Georges Feydeau accordait aux didascalies de ces œuvres dramatiques par souci de rendre dramatiquement réel le moindre détail susceptible de figurer sur un plateau scénique.
  • [38]
    Ce qui est le cas du Vaudeville.
  • [39]
    Un index est un signe ayant comme fonction d’attirer l’attention sur un autre signe. Pour qu’il y ait fonction indexicale il faut une coprésence entre les deux signes, respectivement appelés indexant et indexé. Un exemple : l’inscription boulangerie indexant l’espace au sein duquel du pain et des viennoiseries sont vendus. La fonction indexicale est au départ une fonction grammatologique liée au statut sémiotique de l’écriture et aux liens qu’elle entretient avec d’autres systèmes sémiotiques. Cf. Klinkenberg, Jean-Marie, op. cit., pp. 210-211 ; « La relation texte-image. Essai de grammaire générale », Bulletin de la Classe des Lettres, Académie Royale de Belgique, tome 19, 6e série, 2008, pp. 21-79.
  • [40]
    Pierre Fresnault-Deruelle, 1993, L’éloquence des images. Images fixes III, Puf, p. 198.
  • [41]
    Qui n’exclut pas un regard sémiotique, bien au contraire, il s’agit d’un point de vue qui réunit sémiotisation et circulation des pratiques, cf. infra, note de bas de page suivante.
  • [42]
    Emmanuël Souchier, 2007 , « Formes et pouvoirs de l’énonciation éditoriale », Communication & langages, 154, p. 26.
  • [43]
    Même si nous ne parlons pas d’énonciation éditoriale de la représentation théâtrale nous n’excluons pas pour autant son inscription au sein du système polyphonique de la mise en scène. En effet, cette dernière doit prendre en considération la matérialité du texte dramatique écrit, matérialité qui peut fonctionner dans son intégralité comme un système didascalique.
  • [44]
    L’inventaire des modalités de changement de séquences ne saurait ici être exhaustif.
  • [45]
    Qui a la possibilité de faire appel au montage afin de créer un continuum linéaire et de cacher sa séquentialité.
  • [46]
    Voir par exemple Daniel Casanave qui a adapté en BD Macbeth de William Shakespeare, Ubu Roi d’Alfred Jarry, Les mamelles de Tirésias de Guillaume Apollinaire.
  • [47]
    Nous pensons par exemple à la pantomime, dont le propre est la sursignifiance du geste et que nous pouvons mettre en relation avec la BD lorsque cette dernière mise sur l’accentuation des traits des personnages et de l’ensemble de leur gestualité.
  • [48]
    Depuis les travaux de Mikhaïl Bakhtine, nous savons que l’acte de produire un énoncé met en scène des formes explicites ou implicites d’hétérogénéité discursive, cf. Bakhtine, Mikhaïl, 1977, La poétique de Dostoïevski, Seuil, [1970] ; « Le discours d’autrui », Le marxisme et la philosophie du langage, Minuit. Soulignons par ailleurs que le titre de ce dossier thématique propose d’aborder la question de la matérialité au pluriel. Cette approche justifie à notre sens l’idée d’un dialogisme lié à une matérialité plurielle de la BD.

1Le système de la bande dessinée est souvent abordé par les dramaturges et théoriciens du théâtre comme un cahier de mise en scène, un arrêt sur image qui structure et organise partiellement et en amont une représentation théâtrale. Selon Patrice Pavis, « on peut considérer la bande dessinée comme une pièce de théâtre annotée par un metteur en scène. Chaque partie du dialogue a été illustrée par un décor et des personnages. Le metteur en image doit prendre soin de “soutenir” chacun des deux systèmes par l’autre, d’apporter le complément de l’image dans le texte et du texte dans l’image. On objectera avec justesse que la mise en scène de la bande dessinée est plus stylisée et moins riche que celle du théâtre. Cependant, cette stylisation est en même temps une simplification et une codification de la réalité. Elle permet donc de reconstituer plus facilement le code de l’image. » [1] Il est en effet possible que le système scripto-iconique adopté par la BD soit utilisé en amont par la création théâtrale à des fins de genèse et de visualisation d’une mise en scène. Ce système peut proposer un encodage schématique d’une part, elliptique d’autre part, susceptible d’annoncer le passage d’un texte sémiotique pluricode (la BD) à un autre, pluricode et multimodal (le théâtre). Par « pluricodie » nous entendons à l’instar de Jean-Marie Klinkenberg la rencontre de deux systèmes sémiotiques différents, en l’occurrence le scriptural et l’iconique. Soulignons que cette réunion de systèmes sémiotiques n’impose pas d’enjeux de syncrétisme [2]. En revanche, texte et image fonctionnent comme un bloc énonciatif compact : le texte dépend de l’image et inversement [3]. Par « multimodal », nous désignons ce texte sémiotique réunissant différents codes dont la description nécessite une annotation plus complexe que celle du texte et de l’image fixe. Ce, du fait de leur caractère fluide et mobile. La kinésique et tout système sonore participent à la création de systèmes multimodaux – telle la représentation théâtrale – sans pour autant exclure leur nature pluricodique : texte, son, image fixe et animée sont des codes qui, une fois réunis sur scène, forment des énoncés pluricodes.

2À travers cet article, nous nous proposons d’analyser le lien établi entre ces deux arts de la représentation – la bande dessinée et la représentation théâtrale – en observant le propre de leurs matérialités respectives et en envisageant la façon dont la bande dessinée peut être porteuse de théâtralité. Si la BD a été souvent mise en relation avec le cinéma en tant qu’art séquentiel et avec la peinture en tant qu’art pictural, les études faisant le lien entre bande dessinée et art dramatique sont très rares. C’est dans cet ordre d’idées que nous abordons ici une piste analytique selon laquelle un certain nombre de signes liés à la matérialité de la bande dessinée peuvent être rapprochés de la théâtralité de la représentation théâtrale.

3Le lien entre BD et théâtre est articulé autour de la notion de mise en spectacle. Cette dernière dépend d’une relation établie entre spectacle et spectateur, autrement dit d’un rapport établi entre un regardant et un regardé. Ce rapport renvoie à la relation existant entre scène (regardé) et salle (regardant). D’où la nécessité d’aborder la bande dessinée comme un art de la représentation même si elle ne fait pas traditionnellement partie de cette catégorie d’objets artistiques [4].

4Ce point de vue posé en amont, nous procédons dans un premier temps au développement théorique des notions de matérialité et de théâtralité, notions que nous mettons en relation, dans un second temps, avec les deux objets qui constituent le noyau de cet article : la scène théâtrale et la scène de la bande dessinée. De la matérialité théâtrale, nous passons à la matérialité de la BD, dans l’objectif de repérer le niveau communicationnel autour duquel s’organise la matérialité de la BD tout en se dotant de traits de matérialité scénique.

Matérialité : du sémantique au plastique

5La mise en spectacle implique une mise en vue et par conséquent la présence de signes visuels. Dans le cas de la bande dessinée, sa spectacularité ne dépend pas uniquement du caractère figuratif des signes qui la composent mais aussi de son caractère plastique. Elle est, autrement dit, dotée de deux niveaux communicationnels : le sémantique et l’esthétique.

6Comme le rappelle le Groupe µ, en se référant à la théorie d’Abraham Moles, « tout message est en réalité composé de deux messages superposés. Le premier, message sémantique, est un assemblage de signes codés, intégralement traduisible, alors que le second, message esthétique, est l’ensemble des variations subies par la Gestalt, laquelle demeure néanmoins indentifiable. » [5] La sémiotisation d’une case de bande dessinée reposerait alors sur un certain nombre de codes propres à la structure formelle de ce système de représentation : les cases, les encadrés, les bulles, l’organisation spatiale d’une page, les couvertures, autant d’éléments formels dont l’inventaire ne pourrait être ici exhaustif [6]. Ces codes fournissent des informations sémantiques car ils déterminent le « support formel » [7] de ce que nous nous proposons d’appeler la scène de la bande dessinée et qui renvoie donc aux éléments formels qui déterminent ce genre. Par exemple, les BD traditionnelles s’organisent autour d’un système scénique « en gaufrier […] corsetées dans des fascicules de vingt-quatre planches, avec des pages découpées en unités égales et distinctes sur l’axe des syntagmes » [8]. Parallèlement, ces mêmes codes sont revisités par le geste de l’auteur de la BD, geste qui dote le message de la bande dessinée de sa patte personnelle au même titre qu’un peintre, un cinéaste ou un metteur en scène proposent un geste artistique personnel et reconnaissable [9].

7Si l’on se penche du côté du théâtre, une scène à l’italienne comme celle du Théâtre de l’Athénée [10] fournit un certain nombre d’informations et impose un certain rapport entre regardant et regardé qui n’est pas le même que celui que l’on ressent lorsqu’on assiste à une mise en scène aux Bouffes du Nord [11] ou au Globe Theatre [12]. L’espace scénique et l’espace théâtral [13] fournissent d’emblée des codes sémantiques qui déterminent la relation susceptible de se créer entre la scène et la salle. De même, une bande dessinée à cases de tailles identiques réparties de la même façon sur toutes les planches impose la relation de la régularité et de la répétition. En revanche, une BD qui propose différents types de cases réparties de façon aléatoire et hétérogène dans chaque planche impose un regard aléatoire : celui de la lecture unique vis-à-vis de chaque planche, celui du sens à construire en fonction de la mise en espace de chaque case. Mais, bien au-delà de ce sémantisme, la matérialité d’un objet est en même temps mise en relation avec sa plasticité.

8La description sémiotique que propose le Groupe µ au sujet du signe plastique peut être transposable d’une part à la description de la plasticité de la bande dessinée et d’autre part à sa mise en relation avec la matérialité d’une scène théâtrale. Selon le Groupe µ, « un énoncé plastique peut être examiné au point de vue des formes, au point de vue des couleurs, au point de vue des textures, puis à celui de l’ensemble formé par les unes et les autres » [14]. Cet ensemble d’éléments constitutifs du signe plastique peut être précisément décrit grâce à un système d’oppositions. On peut par exemple évoquer les couples « /haut/ - /bas/, /fermé/ - /ouvert/, /pur/ - /composé/, /clair/ - /sombre/, /lisse/ - /grené/ » [15].

9Une bande dessinée en couleurs se dote d’une plasticité certes différente d’une BD en noir et blanc, au même titre qu’un espace scénique connu sous le nom de boîte noire se distingue, au niveau de sa forme d’expression, d’un espace à rideaux rouges. Dans le cas de la bande dessinée, nous pouvons proposer une typologie de sa plasticité, dépendant elle-même d’abord de sa matérialité, ne serait-ce que parce que la matière implique la texture et que cette dernière s’organise également autour d’une forme et d’une couleur. Si la texture est d’après le Groupe µ la microtopographie [16] de l’objet plastique, sa perception phénoménologique dépend d’« une distance type entre le spectacle et le spectateur » [17]. Il en résulte que la texture d’une bande dessinée, comme celle d’une scène théâtrale, va imposer un rapport bien précis entre regardant et regardé.

10Un papier lisse et glacé ne résistera pas de la même façon à la lumière qu’une page lisse et matte. Le papier glacé rendra la lecture de certains passages plus difficile et obligera le lecteur à s’approcher davantage de la page, ou bien à s’éloigner en fonction de la direction de la lumière et de la place qu’elle occupe sur le papier glacé. Un papier fin imposera un contact doux et attentif au lecteur alors qu’un grammage plus important mettra le lecteur plus à l’aise quant à sa manipulation. Une bande dessinée en noir et blanc, outre le fait de dénoter possiblement son genre de comic book, suscitera davantage l’imaginaire du lecteur qu’une BD en couleurs. De même, lorsque la bande dessinée propose des formèmes [18] qui relèvent par exemple de la répétition, de la fermeture ou de la plénitude, on est notamment face à un comic strip traditionnel qui pourrait être rapproché d’un théâtre réaliste qui s’organise autour des signes scénographiques mimétiques.

Théâtralités

11Suivant Roland Barthes, la théâtralité est « le théâtre moins le texte […] une épaisseur de signes et de sensations qui s’édifie sur la scène à partir de l’argument écrit, […] cette sorte de perception œcuménique des artifices sensuels, gestes, tons, distances, substances, lumières, qui submerge le texte sous la plénitude de son langage extérieur » [19]. La théâtralité émane de la réunion du texte spectaculaire et du texte dramatique submergés de cette épaisseur de signes tissant la théâtralité. La théâtralité est donc implicitement présente dès la première élaboration textuelle et explicitement manifeste au niveau du texte spectaculaire. Nous pouvons par conséquent considérer qu’elle est liée à la mise en spectacle, à l’exposition visuelle des faits et des discours et à leur réception. De là, on peut émettre l’hypothèse que toute mise en spectacle délibérée inclut la notion de théâtralité étant donné qu’elle impose une certaine convention [20].

12Dans le cas de la bande dessinée, la convention est liée à un contrat de lecture d’énoncés scripto-iconiques, de contact physique (le toucher, l’appropriation corporelle de l’œuvre), et de temps [21]. D’autant plus que si l’on réexamine la définition barthésienne de la théâtralité, on constate que cette dernière se concrétise à travers deux systèmes sémiotiques : le textuel (au sens verbal du terme) et le visuel (l’image en mouvement mais également l’image fixe, l’image sonore, etc.). Cela nous permet de faire la connexion entre la théâtralité et le texte spectaculaire qu’est la bande dessinée.

13Face à ces contrats, la BD est appelée à représenter une certaine réalité. Comme le metteur en scène doit, par exemple à partir d’une boîte noire, présenter la totalité de sa réalité, de la même façon l’auteur d’une bande dessinée possède comme support de départ sa page blanche à partir de laquelle et dans laquelle il doit montrer la totalité de sa réalité. C’est peut-être même à ce niveau que l’on peut rapprocher davantage l’art dramatique de l’art de la bande dessinée : celui de la question du cadre et de la façon dont ce dernier impose des limites au niveau de la représentation. Aussi bien la matérialité de la scène théâtrale que celle de la scène d’une BD sont réduites à un espace restreint. Toutes les deux se ressemblent quant à leur statut réflexif : si le cadre renvoie selon Louis Marin aux « figures de garniture de bord [qui] “insistent” l’indication, l’amplifient : la déixis devient épideixeis, la monstration, démonstration […] » [22], on peut considérer qu’aussi bien une planche BD qu’une scène théâtrale sont des cadres qui énoncent doublement la représentation. Ils jouent le rôle de l’épideixeis au sens où ils montrent explicitement l’espace de la déixis.

Matérialités scéniques

14Les systèmes sémiotiques qui se réunissent sur la scène théâtrale sont multiples : linguistique, iconique, kinésique, sonore. Ils influent immanquablement sur la matérialité d’une mise en scène. Un exemple : en 2005, aux Ateliers Berthier du théâtre de l’Odéon, a été présenté par l’équipe du Théâtre du Radeau le spectacle Coda, mis en scène par François Tanguy. Une des caractéristiques de cette représentation théâtrale était la place qu’y occupait le texte dramatique. D’une part, il était placé au même niveau que tous les autres systèmes sémiotiques et d’autre part, il était délibérément rendu inaudible à cause d’un système musical expressément fort. De même, le public pouvait difficilement saisir les corps des personnages à cause d’un éclairage également très fort visant probablement une redondance formelle entre éclairage et son. La matérialité de ce spectacle, autrement dit la façon dont la scène se présentait en tant que corps matérialisant, résidait donc davantage dans sa sonorité et son éclairage et beaucoup moins dans les voix et les corps humains.

15Quant à la BD, ses systèmes sémiotiques, on l’a dit au début de cet article, semblent nettement plus restreints, au moins dans une première approche. La bande dessinée réunit le texte graphique et l’image fixe autour d’un canal visuel et tactile [23]. Sa matérialité influe sur ce rapport et détermine cette réunion. La bande dessinée est appelée à inventer des formes d’expression dépendant de ces deux systèmes sémiotiques capables de mettre en place une énonciation qui peut s’avérer fort complexe, notamment pour ce qui est des affects et des éléments sonores, tels que la musique et le bruitage. Prenons le cas des onomatopées. « En elles-mêmes, elles sont dénuées de sens mais forment le bruitage d’une planche. Ainsi “glups” n’a pas de sens au sens où il pourrait être remplacé par “kloungs” : le propre d’une telle onomatopée est d’être justement une perception sans aperception, le son brut d’une perception pure de tout élément réflexif, comme si ce seul ralentissement décrivait l’immédiate expérience d’un vécu chez le personnage pour la raviver chez le lecteur. » [24] Qui plus est, une onomatopée est dotée en bande dessinée de traits suprasegmentaux graphiques.

16Si en sciences du langage le suprasegmental relève de la prosodie, on peut considérer que l’aspect sémantico-plastique d’une onomatopée graphique fournit des informations qui dépendent justement du suprasegmental. Un type de police particulier, une taille de police précise, une couleur, un aspect tactile participent à la construction d’un sens qui va au-delà des sèmes inhérents à l’onomatopée. Si le lexème onomatopéique fournit le message sémantique, son graphisme représente d’une part sa plasticité et d’autre part son interprétation pragmatique interne – la façon dont les personnages sont censés agir – et externe – la façon dont le lecteur doit se représenter tel ou tel autre énoncé. Le code plastique d’énoncés linguistiques d’une bande dessinée peut donc représenter, au moins partiellement, le système didascalique de cette dernière.

17Au théâtre, les didascalies occupent au sein d’une œuvre dramatique écrite une place bien précise, réservée à elles seules. Elles sont placées en retrait du dialogue dramatique, en italiques. Elles constituent un matériau linguistique dont le style est davantage factuel et descriptif lorsqu’elles indiquent le lieu de l’action, les décors et les costumes, ou bien directif lorsqu’elles indiquent la façon de jouer une scène ou d’énoncer une réplique. Leur fonction indicative est assurée par leur niveau sémantique, du fait que, a priori, c’est au moment de leur mise en scène qu’elles se dotent d’un niveau esthétique et par conséquent plastique. En revanche, dans le cas de la bande dessinée, le lecteur visualise ce qu’un spectateur de théâtre aurait reçu comme la transformation sémiotique d’un texte didascalique. Les énoncés d’une BD sont compacts : ils sont à la fois joués et lus. D’une part, ils sont joués, car leur production les dote d’un niveau d’interprétation spectaculaire au même titre qu’une mise en scène détermine en amont la façon dont tel ou tel autre passage sera interprété, joué [25]. D’autre part, ils sont lus, car leur réception s’organise autour d’une lecture grâce à la matérialité de la bande dessinée, transversale à toute forme et tout genre de cet art : du comic strip au graphic novel, toute énonciation en bande dessinée est un condensé de lecture et d’interprétation visuelle incluant aussi bien les conditions d’énonciation de la BD que son énonciation même.

18Si l’on suit Will Eisner selon qui, « outre sa fonction de cadre dans lequel on place des objets et des actions, le contour en lui-même peut être employé comme un langage non-verbal de l’art séquentiel » [26], on peut par exemple considérer que ce contour est un élément qui fait partie du système didascalique de la bande dessinée. Ce contour peut délimiter d’un point de vue spatiotemporel une action scénique faisant elle-même éventuellement partie d’une action plus vaste qui serait, l’équivalent d’un acte dramatique [27]. Le langage non-verbal de l’art séquentiel dont parle Eisner peut être rapproché du langage verbal que sont les didascalies : un matériau linguistique qui détermine, en partie, les conditions d’énonciation du dialogue dramatique. Dans le cas de la bande dessinée, ce matériau peut être à la fois verbal et non verbal. Verbal, parce qu’il est possible de lire dans une BD des énoncés tels que « quelques minutes plus tard » ou « le lendemain » et qui appartiennent implicitement à un système didascalique. Non verbal, parce que les éléments scripto-iconiques d’une BD peuvent également déterminer la façon dont cette dernière doit être lue. Nous avons par exemple montré lors d’un précédent travail [28] comment la plasticité de certains énoncés scripturaux [29] peut fonctionner implicitement comme un acte directif indiquant les conditions d’énonciation de la bande dessinée. Dans le cas de la représentation théâtrale, le spectateur assiste à une multiplicité de systèmes sémiotiques au sein desquels celui du texte didascalique est transformé en matériau sémiotique a priori non verbal [30]. Ce que donc une mise en scène représente en véhiculant de multiples systèmes sémiotiques, la bande dessinée parvient à le mettre en scène au travers d’une matérialité bisémiotique.

19Pour illustrer nos propos, nous avons observé deux bandes dessinées dotées d’éléments formels différents. Nous avons analysé les œuvres The Lagoon de Lilly Carré, parue aux éditions Cambourakis en 2010, et Baudelaire de Noël Tuto et Daniel Casanave, parue en 2006 aux éditions Les rêveurs, dans la collection « On verra bien… ».

20The Lagoon présente un format relativement petit, une couverture rigide, une dominance chromatique du noir et du blanc et une mise en espace éclatée des cases. Cette BD met en scène des signes en retrait. Son dispositif formel la dote « d’une qualité signifiante qui n’est pas celle de signifier mais de suggérer, d’introduire, d’évoquer » [31]. Comme le signalait Roland Barthes, « scéniquement, on ne signifie pas (signifier : signaler et imposer) l’usure d’un vêtement, en mettant en scène un vêtement réellement usé. Pour se manifester, l’usure doit être majorée […] le bon signe doit toujours être le fruit d’un choix et d’une accentuation. » [32] Les signes que met en scène The Lagoon présentent cette caractéristique de ne pas signaler mais de suggérer : outre l’encodage chromatique en noir et blanc, les cases éclatées ne permettent pas au lecteur d’élaborer instantanément une grammaire formelle régulière [33]. Les représentations épurées aussi bien des espaces intérieurs qu’extérieurs favorisent la suggestion et l’implication du lecteur quant à la construction de la narration. C’est la densité iconique de la BD qui parvient à inclure dans peu de gestes signifiants la totalité de la réalité représentée. Cette densité fait immanquablement partie de la matérialité de la BD : couleurs, lignes, textures, format participent à la création d’un univers qui serait celui d’un espace vide. La théâtralité de cette BD émane notamment du contrat de lecture établi entre le regardant et le regardé qui serait identique à celui que proposerait par exemple une mise en scène de Claude Régy : absence de décor, absence de costumes au sens théâtral du terme, absence de théâtralisation exagérée. Tout est à construire en même temps que la lecture du spectacle ou de la BD, rien n’est donné comme un fait arrêté. La création devient un work in progress montré.

21L’organisation formelle de Baudelaire (20 cm × 30 cm) accentue d’une part l’étirement des cases et d’autre part, elle introduit un système sémantique fort éclaté : dans certains cas, deux cases peuvent occuper une page entière alors que dans d’autres, une page peut être dotée de quatre cases asymétriques. Prenons par exemple le cas des deux premières pages de cette œuvre, organisées autour d’une case qui s’étend sur deux espaces matériels distincts (deux pages) mais qui doit être lue comme la représentation d’une seule séquence. En haut à gauche de la première page, on lit l’indication : « l’appartement parisien de Charles Baudelaire ». On observe l’espace d’une ville avec des bâtiments, des commerces, des rues pavées et des passants (hommes et femmes) [34]. Une comparaison entre cette double page et une scène théâtrale à l’italienne est possible. Cette double page se lit comme une introduction à la narration de l’œuvre, introduction qui rappelle les somptueux décors des vaudevilles permettant au spectateur de se situer spatialement.

22Il y a un niveau rhétorique dans la sémiosis de cette case qui est celui de la métaphore. Rappelant les travaux d’Anne-Marie Christin sur la métaphore de la « page écrin » [35], Jacques Fontanille souligne, à propos des objets d’écriture, que « la métaphore exploite des propriétés sensibles, figuratives ou plastiques du support matériel, pour les reconfigurer, et imposer ainsi à l’objet d’écriture, par l’intermédiaire d’une représentation culturelle, idéologique, mythique, politique, peu importe, un dispositif d’énonciation, et projeter sur ce dispositif des parcours figuratifs et des valeurs » [36]. C’est dans cet ordre d’idées que le dispositif d’énonciation de Baudelaire repose justement sur la métaphore de la page-scène issue d’un système de représentation mimétique rappelant des conventions artistiques et culturelles proches des vaudevilles comme par exemple les pièces théâtrales de Georges Feydeau [37]. Baudelaire est organisée autour d’une scénographie minutieuse, d’un code vestimentaire rappelant le xixe siècle et d’une accentuation des traits gestuels et faciaux des personnages. Le remplissage des cases participe d’une monstration explicite d’une atmosphère précise et d’un espace intérieur ou extérieur précis : autant d’éléments qui fournissent une représentation mimétique de la réalité [38].

Entre matière et support : une énonciation éditoriale dialogique

23Si le support matériel détermine la valeur culturelle globale d’un objet, le support formel peut dévoiler la façon dont une matière peut supporter les qualités de différents types d’objets culturels.

24La bande dessinée présuppose un support formel qui prévoit un certain nombre de règles liées aux normes sémiotiques de l’écriture, de l’image et de leur mise en relation : une lecture de la gauche vers la droite et du haut vers le bas pour l’ensemble d’une page ; une lecture des vignettes l’une après l’autre, a priori en commençant par la partie gauche de la page et en se dirigeant vers la partie droite et du haut vers le bas ; une mise en relation du texte avec l’image de façon indexicale [39], etc.

25Toutefois, lorsque les règles standard de la BD sont revisitées, on peut considérer que le support matériel de cette dernière mobilise deux, voire plusieurs supports formels. Un bel exemple de cette dualité nous est fourni par Pierre Fresnault-Deruelle, avec la présentation des Cinémas de Barbe : « à la limite du système “striptologique” tel qu’il se présente encore massivement, l’auteur de Cinémas s’amuse à parodier le dessin animé – c’est-à-dire une certaine catégorie de films – en tablant sur l’organisation verticale de ses bandes » [40]. Il nous semble qu’outre ce procédé parodique, ce que l’auteur de Cinémas crée est un nouveau support formel proche des règles cinématographique que dans le même temps, il inscrit son œuvre dans une nouvelle démarche artistique qui inaugure de nouvelles formes signifiantes. Celle-ci accorde à la BD un nouveau statut communicationnel qui cite par exemple le cinéma et qui impose de nouvelles stratégies de production aussi bien d’un point de vue esthétique qu’éditorial.

26L’étude du support formel s’organise autour d’un point de vue sémiotique concernant les procédés d’inscriptions scripturales sur des surfaces physiques concrètes. Il peut être mis en relation avec un point de vue communicationnel [41] qui est celui de l’énonciation éditoriale et qui repose, comme le souligne Emmanuël Souchier, « sur la condition même d’existence de toute écriture : sa dimension visuelle [ainsi que] sur l’empreinte laissée par chaque corps de métier intervenant dans l’élaboration, la production, la circulation, la réception… du texte, ensemble de “ marques ” sémiotiques révélant sa véritable nature à travers sa pluralité “ énonciative ” » [42]. Bien au-delà donc des éléments qui se manifestent sur le support matériel et de la façon dont ces éléments occupent cet espace, l’énonciation éditoriale met en lumière les instances énonciatrices qui participent à la création d’un texte (verbal ou non verbal). Elle révèle la véritable polyphonie du texte qui, aussi bien dans le cas de la BD que de la représentation théâtrale, peut être en partie inscrite dans leur matérialité.

27La mise en scène fonctionne à partir des règles liées à une démarche de séquentialité bien que cette dernière ne soit pas explicitement montrée. Il nous semble que c’est à ce niveau précis que l’énonciation éditoriale d’une BD peut être rapprochée de l’énonciation scénique de la représentation théâtrale [43]. Une représentation théâtrale est obligée de montrer aux spectateurs son montage, la façon dont on passe d’une scène à l’autre, d’une époque à l’autre, d’un espace à un autre. Tout est montré, par exemple soit par un changement des décors avec l’introduction d’un rideau rouge, soit par l’intervention sur scène des régisseurs du spectacle pendant que ce dernier se déroule [44]. En montrant le cadre de la scène et les encadrés qui peuvent s’y produire, la représentation théâtrale introduit une séquentialité mobilisant des effets de distanciation vis-à-vis du représenté, du représentable et du réel. De même, la bande dessinée place son lecteur dans une certaine distance grâce à son système séquentiel qui est à notre sens plus proche du théâtre que du cinéma [45]. L’usage des cases crée des effets de distanciation liés au découpage de la narration iconique et scripturale. Comme si chaque encadré, en plus de délimiter l’action, jouait le rôle d’un espace scénique restreint.

28Soulignons que si nombreuses sont les œuvres dramatiques qui, au lieu d’être mises en scène, sont transformées en bandes dessinées [46], c’est peut-être parce que la BD peut représenter, elliptiquement d’une part et métaphoriquement d’autre part, la scène théâtrale. Si notre porte d’entrée fut celle de la matérialité et de la théâtralité, il est possible que d’autres éléments puissent assurer le lien entre théâtre et bande dessinée [47].

29Alors que la matérialité de la BD dépend en partie du geste éditorial, nous nous sommes efforcée de montrer qu’elle peut être dotée d’une matérialité influencée par la théâtralité du geste scénique. Dotée de matérialité dialogique[48], la BD est un objet intermédial qui met l’accent sur la question bien plus vaste qui est celle de la représentation dématérialisée : artistique, sociale et culturelle.


Mots-clés éditeurs : théâtralité, support formel, énonciation éditoriale, plasticité, didascalie

Date de mise en ligne : 01/11/2017

https://doi.org/10.4074/S0336150011011045

Notes

  • [1]
    Patrice Pavis, 1976, Problèmes de sémiologie théâtrale, Presses de l’Université du Québec, p. 35.
  • [2]
    La démarche syncrétique renvoie à l’étude des systèmes réunissant des éléments issus de sémiotiques différentes.
  • [3]
    Au sujet de la pluricodie voir Jean-Marie Klinkenberg, 1996, Précis de sémiotique générale, De Boeck, coll. « Culture et Communication », pp. 231-238. La notion de pluricodie permet de faire l’impasse sur celle, barthésienne, de relais et d’ancrage qui nécessite une démarche syncrétique où tantôt c’est le verbal qui interprète l’iconique, tantôt c’est l’iconique qui explicite le verbal, tantôt les deux systèmes sont complémentaires. La bande dessinée proposant de plus en plus des cases dépourvues de verbal ou iconiquement elliptiques peut, à notre sens, être difficilement analysée à partir de ces deux notions barthésiennes.
  • [4]
    On qualifie généralement d’art de la représentation les arts du spectacle (théâtre, danse, opéra), le cinéma et la peinture. Tous ces objets artistiques sont des textes sémiotiques tantôt uniquement pluricodes (peinture), tantôt pluricodes et multimodaux (cinéma). Ils sont à la fois narratifs et figuratifs. Il nous semble que le système sémiotique et le statut pragmatique de la bande dessinée ne diffèrent pas des arts de la représentation ci-dessus cités. Il est vrai que d’un point de vue institutionnel, la circulation et la réception d’une BD ne dépendent pas d’une exposition publique du même ordre que celles organisées pour la peinture, le cinéma et les arts du spectacle. Et même lorsqu’on parle d’exposition à propos de la bande dessinée, comme celle du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, il s’agit d’une manifestation qui porte sur la BD. Ce n’est pas cette dernière qui s’exhibe mais ce sont des points de vue qui s’énoncent publiquement à son sujet. Toutefois, une BD est une mise en spectacle : d’une part, son dispositif formel rappelle les conventions de la scène et/ou du cadre au sein duquel un événement doté d’une forme et d’un contenu doit se produire ; d’autre part, sa plasticité témoigne d’un traitement qui correspond à des exigences esthétiques et esthésiques qui rappellent l’observation, l’exposition et le rapport à un événement spectaculaire qui se donne à lire et à regarder. Il nous semble que la seule différence qui existe entre une BD et les arts de la représentation est le support matériel de leur énonciation. Seul l’espace du papier (et depuis quelques années l’espace de l’écran pour les « blogs bd » et pour les smartphones) suffit pour que l’objet soit lu et vu. Cette différence ne nous semble pas suffisamment pertinente pour exclure la BD de la catégorie des arts de la représentation.
  • [5]
    Groupe µ, 1992, Traité du signe visuel, Seuil, p. 38. Il s’agit de l’ouvrage : Abraham Moles, 1958, Théorie de l’information et Perception esthétique, Flammarion.
  • [6]
    Nombre d’ouvrages procèdent à la description et l’explication du système formel de la bande dessinée. À titre indicatif, cf.Will Eisner, 2009, Les Clés de la Bande Dessinée, 1. L’art séquentiel, Delcourt ; Pierre Fresnault-Deruelle, 2009, La bande dessinée, Armand Colin, coll. « 128 ».
  • [7]
    Selon Jacques Fontanille, « Le support formel est la structure d’accueil des inscriptions, l’ensemble des règles topologiques d’orientation, de dimension, de proportion et de segmentation, notamment qui vont contraindre et faire signifier les caractères inscrits ». Le terme d’inscription peut renvoyer aussi bien à des systèmes scripturaux qu’à des systèmes scripto-iconiques qui peuvent également mobiliser une dimension tactile issue du contact avec le support matériel sur lequel repose physiquement le support formel, cf.Jacques Fontanille, 2005, « Du support matériel au support formel », in Klock-Fontanille Isabelle et Arabyan Marc (dir.), L’écriture entre support et surface, L’Harmattan, p. 186.
  • [8]
    Gauquié, Pauline, Mouratidou, Eleni, 2010, « Sin City : de la Bande Dessinée au film. Parcours intersémiotiques », Ci-Dit, Communications du IVe colloque Ci-dit, mis en ligne le 2 février, URL : http://revel.unice.fr/symposia/cidit/index.html?id=476.
  • [9]
    Les coups de pinceaux de Pierre Soulages, les gros plans sur les personnages filmés par Federico Fellini ou les espaces vides des mises en scène de Claude Régy témoignent du fait que ces productions artistiques produisent des messages sémantiques renvoyant à un genre pictural, cinématographique et théâtral précis tout en portant leur propre esthétique liée à une instance créatrice.
  • [10]
    Théâtre de l’Athénée-Louis Jouvet, 7 rue Bourdeau, 75009, Paris.
  • [11]
    Théâtre des Bouffes du Nord, 37 bis, bd de la Chapelle, 75010, Paris.
  • [12]
    Shakespeare’s Globe, 21 New Globe Walk, Bankside, London.
  • [13]
    L’espace scénique renvoie au lieu qui est réservé à la mise en scène, au déroulement de la fiction, à l’intervention des comédiens-personnages, alors que l’espace théâtral inclut aussi bien l’espace scénique que la salle, espace a priori réservé aux spectateurs. De même, nous pouvons envisager l’équivalente dichotomie spatiale pour la BD : l’espace scénique de la BD est cette surface qui doit accueillir la narration et la diégèse de l’œuvre alors que l’espace théâtral correspond au format de la BD, à sa couverture (rigide/souple), à la matière et l’épaisseur du papier (brillant, mat, léger, cartonné), autant d’éléments qui déterminent le rapport au spectacle de la BD. Nous entendons par spectacle la façon dont la bande dessinée se propose d’être regardée et lue.
  • [14]
    Groupe µ, op. cit., p. 189.
  • [15]
    Ibid, p. 189. Soulignons que, conventionnellement, les formes de l’expression (signifiants) sont notées entre barres obliques /…/.
  • [16]
    Groupe µ, op. cit., p. 197.
  • [17]
    Ibid, p. 198.
  • [18]
    Le formème est une unité minimale de la forme de l’expression du signe plastique. Les autres unités minimales sont les chromèmes et les texturèmes, cf. Groupe , op. cit., pp. 186-250.
  • [19]
    Roland Barthes, 1964, « Le théâtre de Baudelaire », Essais critiques, Seuil, pp. 44-45.
  • [20]
    Dans un article, Louis Marin montre comment la théâtralité est transversale aux représentations picturales du pouvoir et de façon globale à la représentation du politique. Nous sommes convaincues que cette transversalité peut dépasser les domaines évoqués par Marin et s’étendre à bien d’autres systèmes de représentation, cf.Louis Marin, 2005, « Théâtralité et politique au xviie siècle. Sur trois textes de Corneille », Politiques de la représentation, Kimé, pp. 175-184.
  • [21]
    La durée de la lecture d’une bande dessinée dépend aussi bien du volume de cette dernière que de son lecteur. Ce dernier peut choisir de lire une BD au pied levé, en plusieurs jours, etc. En revanche, au théâtre, la durée de la lecture d’une représentation théâtrale dépend notamment du temps scénique même si le spectateur a aussi le droit de rompre le contrat de lecture en quittant la salle. Toutefois, dans un tel cas de figure, on parlera de lecture interrompue, inachevée.
  • [22]
    Louis Marin, 1994, De la représentation, Seuil/Gallimard, pp. 348-349, souligné dans le texte.
  • [23]
    Alors que la représentation théâtrale s’articule autour des modalités visuelles au sens élargi du terme (perception iconique et auditive) et kinésiques, elle exclut la modalité tactile qui est présente dans la communication de la BD.
  • [24]
    Christophe Genin, 2006, « Homo bulla est », in Beyaert-Geslin Anne (dir.), L’image entre sens et signification, Publications de la Sorbonne, p. 125.
  • [25]
    Le meilleur exemple pour illustrer ce propos serait celui de l’adaptation en BD des œuvres dramatiques, comme par exemple Macbeth de William Shakespeare adapté en bande dessinée par Daniel Casanave (Frontignan, 6 Pieds sous Terre, coll. « Monotrème », 2004). Cette œuvre met en perspective le jeu théâtral à travers l’image fixe. Les cases de la BD représentent la façon dont, selon Casanave, l’œuvre théâtrale peut être jouée.
  • [26]
    Esner, Will, op. cit., p. 50.
  • [27]
    Rappelons que les textes dramatiques écrits sont souvent divisés en actes et en scènes.
  • [28]
    Gauquié, Pauline, Mouratidou, Eleni, op. cit.
  • [29]
    Soumis donc à une problématique qui relève de l’analyse de l’image, l’écriture étant considérée comme la représentation iconique d’un système linguistique.
  • [30]
    A priori, car maintes fois le texte didascalique est énoncé sur scène de façon explicite, verbale. À ce sujet, voir Mouratidou, Eleni, 2007, « De l’indication scénique à l’acte dramatique. À propos de didascalies narrées d’une mise en scène d’Anticlimax de Werner Schwab », inFix Florence et Toudoire-Surlapierre Frédérique (dir.), La didascalie dans le théâtre du xxe siècle. Regarder l’impossible, Éditions Universitaires de Dijon, pp. 75-86.
  • [31]
    Eleni Mouratidou, 2010,  Sémiologie de la représentation théâtrale. De l’énonciation à l’imaginaire culturel, Éditions universitaires européennes, p. 46.
  • [32]
    Roland Barthes, 2002, « Les maladies du costume théâtral », Écrits sur le théâtre, Seuil, p. 63. Ce texte a été initialement publié en 1955.
  • [33]
    Bien au contraire, la grammaire formelle de cette BD serait plutôt l’arégularité.
  • [34]
    Il est par ailleurs intéressant de souligner le décalage entre cette indication scénique et ce qui est présenté scéniquement. Si la didascalie parle d’un espace précis (appartement), la double page de la BD en met en scène un autre bien plus vaste : celui d’une ville. Ce qui montre que, comme la représentation théâtrale, la BD a la possibilité d’interpréter de multiples façons une indication scénique. Cela introduit également une tension polyphonique entre le dit et le montré, tension qui permet au lecteur de saisir simultanément deux points de vue énoncés à travers deux systèmes sémiotiques différents formant un seul énoncé pluricode.
  • [35]
    Anne-Marie Christin, 1995, L’image écrite ou La déraison graphique, Flammarion.
  • [36]
    Jacques Fontanille, « Du support matériel au support formel », op. cit., p. 188.
  • [37]
    Rappelons ici l’importance que Georges Feydeau accordait aux didascalies de ces œuvres dramatiques par souci de rendre dramatiquement réel le moindre détail susceptible de figurer sur un plateau scénique.
  • [38]
    Ce qui est le cas du Vaudeville.
  • [39]
    Un index est un signe ayant comme fonction d’attirer l’attention sur un autre signe. Pour qu’il y ait fonction indexicale il faut une coprésence entre les deux signes, respectivement appelés indexant et indexé. Un exemple : l’inscription boulangerie indexant l’espace au sein duquel du pain et des viennoiseries sont vendus. La fonction indexicale est au départ une fonction grammatologique liée au statut sémiotique de l’écriture et aux liens qu’elle entretient avec d’autres systèmes sémiotiques. Cf. Klinkenberg, Jean-Marie, op. cit., pp. 210-211 ; « La relation texte-image. Essai de grammaire générale », Bulletin de la Classe des Lettres, Académie Royale de Belgique, tome 19, 6e série, 2008, pp. 21-79.
  • [40]
    Pierre Fresnault-Deruelle, 1993, L’éloquence des images. Images fixes III, Puf, p. 198.
  • [41]
    Qui n’exclut pas un regard sémiotique, bien au contraire, il s’agit d’un point de vue qui réunit sémiotisation et circulation des pratiques, cf. infra, note de bas de page suivante.
  • [42]
    Emmanuël Souchier, 2007 , « Formes et pouvoirs de l’énonciation éditoriale », Communication & langages, 154, p. 26.
  • [43]
    Même si nous ne parlons pas d’énonciation éditoriale de la représentation théâtrale nous n’excluons pas pour autant son inscription au sein du système polyphonique de la mise en scène. En effet, cette dernière doit prendre en considération la matérialité du texte dramatique écrit, matérialité qui peut fonctionner dans son intégralité comme un système didascalique.
  • [44]
    L’inventaire des modalités de changement de séquences ne saurait ici être exhaustif.
  • [45]
    Qui a la possibilité de faire appel au montage afin de créer un continuum linéaire et de cacher sa séquentialité.
  • [46]
    Voir par exemple Daniel Casanave qui a adapté en BD Macbeth de William Shakespeare, Ubu Roi d’Alfred Jarry, Les mamelles de Tirésias de Guillaume Apollinaire.
  • [47]
    Nous pensons par exemple à la pantomime, dont le propre est la sursignifiance du geste et que nous pouvons mettre en relation avec la BD lorsque cette dernière mise sur l’accentuation des traits des personnages et de l’ensemble de leur gestualité.
  • [48]
    Depuis les travaux de Mikhaïl Bakhtine, nous savons que l’acte de produire un énoncé met en scène des formes explicites ou implicites d’hétérogénéité discursive, cf. Bakhtine, Mikhaïl, 1977, La poétique de Dostoïevski, Seuil, [1970] ; « Le discours d’autrui », Le marxisme et la philosophie du langage, Minuit. Soulignons par ailleurs que le titre de ce dossier thématique propose d’aborder la question de la matérialité au pluriel. Cette approche justifie à notre sens l’idée d’un dialogisme lié à une matérialité plurielle de la BD.

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