Notes
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[1]
Une première version de cette analyse a été présentée au colloque « Web participatif : mutations de la communication ? ». Ce colloque se tenait à Québec les 6 et 7 mai 2008, dans le cadre du 76e congrès de l’ACFAS, Institut National de la Recherche Scientifique du Québec.
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[2]
Cette démarche s’inscrit dans le prolongement de celle de Bruno Latour qui se penchait sur Aramis, ce projet de métro francilien abandonné dans les années 1990. Bruno Latour , 1992, Aramis ou l’amour des techniques, La Découverte, Paris.
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[3]
La mission de conseil, réalisée par une équipe de six personnes, visait au développement des usages et à l’amélioration continue des fonctionnalités du site web en fonction des besoins identifiés. Un premier article a offert l’occasion d’une réflexion sur l’enjeu d’une ouverture sur les territoires de Synergies et des transformations managériales et éditoriales en cours [Brugière, Amandine, Labelle, Sarah, 2007, « “Synergies” et territoires : les potentiels d’un réseau de mutualisation », VIe Colloque international TIC et territoires, quels développements ?, Lyon]. Ce second volet cherche à revenir sur les conditions de possibilité d’une transformation managériale par un dispositif participatif.
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[4]
Il est important de rappeler que cette période de mise en place (janvier-avril 2007) est aussi caractérisée par l’approche des élections présidentielles qui amplifient les incertitudes liées à la (re)définition des politiques publiques.
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[5]
Valérie Jeanne-Perrier, 2006 , « Des outils d’écriture aux pouvoirs exorbitants ? », Réseaux, vol. 24, n° 137, « Autopublications », pp. 97-131.
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[6]
Pierre Bourdieu, 1982, Ce que parler veut dire : l’économie des échanges linguistiques, Fayard, Paris, p. 105.
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[7]
Ibid. p. 108.
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[8]
Agence pour le Développement de l’Administration Électronique, service du Premier ministre, instituée en février 2004 pour piloter la mise en œuvre du Plan stratégique (interministériel) de l’administration électronique composé alors de 140 mesures.
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[9]
Ce transfert a eu lieu le 1er janvier 2006.
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[10]
C’est par exemple le cas de ce que l’on appelait alors l’initiative Développement informatique dont les acteurs se reconnaissaient par leur militantisme en faveur de l’open source.
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[11]
C’est ainsi qu’au terme d’une animation volontariste, le site a été ouvert avec 400 articles signés des agents de la DGME, ce qui constituait un socle, gage de sérieux certes, mais qui marquait aussi une frontière potentiellement excluante pour les acteurs non ministériels, notamment les agents des collectivités territoriales.
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[12]
Fonctionnalités telles que l’appel à commentaire, la possibilité de voter ou de s’inscrire comme contributeur.
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[13]
Pierre-Jean Benghozi, 2006 , « Communauté virtuelle : structuration sociale ou outil de gestion », Entreprises et histoires, juin, n° 43, pp. 67-81.
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[14]
Dominique Cotte, 2005 , « Les médias au travail ». Communication & langages, n° 146, p. 88.
L’administration et la communication
1 Cet article [1] porte sur un dispositif, Synergies, les ressources de l’administration électronique (http://www.synergies-publiques.fr), dispositif aujourd’hui abandonné, qui s’est adressé à l’ensemble des acteurs de l’administration électronique en France et qui ambitionnait d’être un espace de travail collectif. Ce dispositif fut initié par le Service de Développement de l’Administration Électronique (ci-après SDAE) ; ce service dépendait de la Direction Générale de la Modernisation de l’État au sein du ministère de l’Économie (DGME), qui a en charge le pilotage et la mise en œuvre de la politique publique des systèmes d’information pour la sphère d’État. La DGME a été créée en décembre 2005 dans l’objectif d’engager l’État sur la voie de la « modernisation » grâce à la transformation de l’administration et de ses processus. Elle est en charge du développement des politiques d’évaluation des coûts publics et de la « performance » de l’administration (la désormais fameuse « Révision Générale des Politiques Publiques »), et se positionne comme un acteur essentiel dans la concertation entre acteurs de l’État en région et ceux des collectivités territoriales.
2 Synergies fut mis en place comme l’un des dispositifs destinés à contribuer à une telle « modernisation ». Sa présentation sur le site web du service
3 définissait ses ambitions : permettre une appropriation par l’ensemble des acteurs (État et collectivités) et des échanges par l’écriture collective de l’action : « Synergies est un site d’information et aussi de débat et d’enrichissement mutuel. Il est le reflet du réseau des acteurs de l’administration électronique. Vous en êtes ? Rejoignez-nous ! ». Dès lors, c’est la question du statut de la communication dans l’administration et des formes que peut prendre cette communication qui est interrogée par la mise en place d’un tel dispositif.
4 Nous avons choisi de proposer une réflexion a posteriori qui revient sur un projet qui n’a pas abouti [2]. L’étude de Synergies, en tant que dispositif participatif, s’appuie sur une connaissance approfondie du contexte d’élaboration et de développement de cette expérimentation et sur une analyse d’usage en observation participante [3]. Les personnes interrogées et observées étaient agents du SDAE ; ce sont donc leur mode d’appropriation du dispositif et leur mode d’engagement dans son usage qui sont analysés ici.
5 Notre objectif est d’effectuer un retour critique sur ce dispositif. Le prototype de Synergies a été mis en ligne en avril 2006 et le site web a été fermé au cours du premier trimestre 2009. Ce dispositif n’a pas trouvé sa place faute d’être réellement porté politiquement et institutionnellement. Il avait pour ambition de distribuer et de structurer la parole entre les différents acteurs français de l’administration électronique par la mise à disposition d’un espace collectif d’échanges. Notre article examine cette proposition originale d’une production collective et médiatisée des sujets stratégiques ayant trait à l’administration électronique. Il cherche à mettre en évidence la façon dont se déploie la question de la participation dans la pratique de Synergies. D’une certaine manière, Synergies reflétait l’adhésion à un idéal d’échange et de partage de réflexions sur des sujets communs par le décloisonnement et par la promotion d’un groupe élargi de participants. Son histoire permet de comprendre comment cet idéal rencontre la complexité des pratiques communicationnelles.
6 Nous essaierons de voir en quoi Synergies constituait une proposition de redéfinition de l’organisation du travail et des rapports entre acteurs de l’administration électronique. Cet article présente donc la chronique d’un dispositif « empêché », c’est-à-dire d’un dispositif qui n’a pu véritablement atteindre ses objectifs tant le contexte institutionnel l’a retenu. Il interroge à partir de là les conditions de promotion et d’acceptation d’un projet visant à transformer les modes de mise en œuvre des politiques publiques.
Les deux facettes de Synergies, dispositif d’écriture et/ou espace de collaboration ?
À la source d’un empêchement : l’ambivalence de Synergies
7 Le pari de Synergies de devenir l’espace dans lequel les enjeux et les objectifs de l’administration électronique se débattent et se dessinent est lisible dans la forme éditoriale du dispositif lui-même. Dans son organisation et dans sa présentation éditoriales, le site web Synergies donne à voir une certaine cacophonie relative au positionnement du site. D’un côté, l’ambition de se définir comme un centre documentaire transparaît par la logique cumulative de dossiers et d’articles : Synergies s’apparente à un espace de référence qui porterait une mission fédératrice pour l’ensemble des acteurs de l’administration électronique et résoudrait le souci de la dispersion des informations et celui de la difficulté à se procurer des documents validés. D’un autre côté, s’affirme le désir de présenter un tel outil comme un espace ouvert, conçu pour tous et surtout produit par l’ensemble des acteurs inscrits. Cette double appétence n’est pas sans relation avec le contexte global du SDAE. La mise en place du dispositif Synergies correspond à une période où ce dernier tente de reformuler la nature de la relation entre l’État et ses partenaires. Et de ce fait, ce qu’il donne à voir est marqué par les hésitations et par la complexité des choix à effectuer [4].
8 En regardant de près les écrans d’accueil de Synergies, cette ambivalence apparaît avec évidence dans la zone de titre. Au fil de l’année 2007, trois bandeaux se succéderont, révélant la recherche d’un positionnement. Le premier analysé ici date d’avril 2007 : le titre « Synergies » est souligné par deux lignes qui constituent une délimitation du cadre d’action du dispositif. Leur empilement linéaire conduit à envisager leur possible concurrence en termes de priorité. La première présente Synergies comme un site de ressources, la seconde comme un espace de mutualisation en construction. Si ces deux postures ne s’opposent pas frontalement, elles ne supposent pas les mêmes attentes en termes d’implication de la part du lecteur et plus spécifiquement des différents acteurs et partenaires de l’administration électronique. Dans la zone de titre de juillet 2007, un seul intitulé combine en quelque sorte les deux visées : l’impératif « construisons » rappelle l’enjeu collectif par l’interpellation des lecteurs/acteurs et vise à la constitution d’une action collective, tandis que la spécification des ressources définit un objet documentaire partageable. Leur combinaison pointe l’attention particulière portée à la connaissance de terrain des acteurs et la valeur de vérité qui lui est prêtée.
9 Le dispositif Synergies résultait de façon caractéristique de choix en tension entre deux logiques de communication. Outil de publication ? Outil de mise en réseau ? Les deux, aurait-on pu répliquer, tout en sachant que la valeur d’investissement du dispositif était différenciée en fonction des attentes des acteurs, qui étaient eux-mêmes susceptibles de passer du statut de lecteur à celui de contributeur.
Écrire dans Synergies : développer une culture de la publication
10 Le choix d’un logiciel comme SPIP-Agora a influé sur le mode d’investissement qui a été rendu possible pour les acteurs. Ce logiciel définit de façon radicale un cadre éditorial : tout Content Management System (CMS) implique en effet une certaine définition des rôles dans l’écriture et dans l’édition des textes à l’écran. Ainsi, Valérie Jeanne-Perrier remarque que « les CMS ne concernent pas uniquement la publication, puisqu’ils permettent de distribuer plus largement une liste de rôles, autour d’une organisation minimale de fonctions, en donnant plus ou moins de latitude et de possibilité de contrôle sur les écrits à venir à ceux qui les endossent » [5]. Et les agents du SDAE ne s’y tromperont pas, cherchant à identifier les circuits de validation et à comprendre les attentes de leur hiérarchie, non pas strictement en matière de contenus, mais en ce qui concerne les « retours sur investissement ». Ainsi, les agents se montraient non seulement attentifs à la nature des documents et des informations qu’ils pouvaient diffuser, mais encore à la relation que cela impliquait avec leur partenaire (public ou privé). Il s’agissait de « maîtriser » ces textes, de conserver un contrôle sur les possibles offerts par un tel espace. La médiation que permettait Synergies se retrouvait contrainte par les effets combinés de la structuration et de la normalisation des articles par le CMS SPIP-Agora qui renvoyait au schéma managérial du service.
11 La nécessité d’une culture de la publication se révélait indispensable pour que la prise en main du dispositif par les agents s’ancrât dans leur pratique professionnelle. Il s’agissait de révéler l’intérêt professionnel que pouvait revêtir l’acte d’écrire, de donner à partager. Certaines actualités propres à des sujets précis (comme l’identité numérique ou l’information géographique) ont permis de tisser un lien entre publication et valorisation de l’action publique ; et même au-delà, de mettre en avant la dimension partenariale et la participation éminemment nécessaires à l’avancée des décisions comme au soutien des politiques publiques. La publication permettait de rendre visibles des questions sensibles qui demandent ou nécessitent une concertation.
Collaborer grâce à Synergies : rendre active la communauté de l’administration électronique
12 Toute la difficulté rencontrée par le projet de mettre en œuvre Synergies se ramène alors (si l’on peut l’exprimer ainsi) à la capacité de dépasser le format imposé par l’outil de publication pour contribuer à structurer le réseau des acteurs de l’administration électronique.
13 Les attentes liées au dispositif en matière de mutualisation et de collaboration se trouvaient amplifiées par les interrogations portant sur la place et sur l’engagement des agents externes au SDAE. En effet, si la mutualisation des expériences était un objectif partagé par l’ensemble des agents du SDAE rencontrés, les formes à promouvoir et à assumer pour la collaboration et pour le partage de la parole étaient envisagées comme des questions vives, tant sur le plan organisationnel que dans le champ relationnel. Car, finalement, il s’agissait de « faire écrire les autres » ; en d’autres termes, le défi consistait à donner la parole hors de la sphère ministérielle. Ce passage de témoin, entrevu comme nécessaire, mais vécu comme difficile à réaliser, rencontrait en effet de plein fouet la question de l’autorité et de la légitimité de celui qui s’exprime. L’enjeu consistait à donner le skeptron [6] à celui (à ceux) qui aurait (auraient) pu écrire sur Synergies : or, cette délégation de l’autorité n’est possible que si quelqu’un la détient. Et c’est bien cette présence de l’autorité dans le dispositif qui est discutée : « Le porte-parole autorisé ne peut agir par les mots sur d’autres agents et, par l’intermédiaire de leur travail, sur les choses mêmes, que parce que sa parole concentre le capital symbolique accumulé par le groupe qui l’a mandaté et dont il est le fondé de pouvoir » [7]. En effet, un double problème d’autorité surgissait subrepticement au moment de trouver des porte-parole. D’une part, les agents du SDAE ne pouvaient se prévaloir d’une légitimité suffisante pour effectuer des retours d’expérience et éprouvaient la difficulté de redistribuer la parole. D’autre part, le dispositif n’était pas assez reconnu institutionnellement et ne réunissait pas les conditions requises pour que les agents cherchent à s’y afficher.
14 Ainsi, ce sont les conditions institutionnelles dans lesquelles évoluait le dispositif qui se révélèrent critiques lors de l’analyse. L’enjeu de l’ouverture hors de la sphère convenue du SDAE ne pouvait consister que dans une collaboration par l’écriture. Cependant, cette collaboration n’était elle-même possible que si dispositif et acteurs possédaient l’autorité suffisante pour s’exprimer et permettre à d’autres de le faire : une autorité que, seule, l’institution pouvait leur conférer.
Synergies, le révélateur de problèmes non énoncés
Communication institutionnelle et communication horizontale
15 Synergies s’inscrivait dans un contexte qui présupposait une logique de communication sans qu’ait été préalablement établie la nature de cette communication. Or, la tradition administrative associe « communication » à un ensemble complexe de représentations mêlées : information descendante, chaîne de validation, parole du ministre, anonymat du locuteur qui met en forme la parole nécessairement ministérielle. Le pari – et aussi le défi – de Synergies était de tenter d’établir un schéma de communication horizontale, ouvert à l’énonciation subjective, accueillant le récit des erreurs et le questionnement sur les essais en cours, engageant au débat. La coexistence des deux modes de communication était théoriquement possible, même si certains sujets pouvaient être traités aussi bien sur Synergies – dans le temps de l’élaboration et du questionnement – que sur le site officiel www.modernisation.gouv.fr, une fois les décisions prises et les projets validés. Cependant, les deux sites ne bénéficiaient pas du même soutien institutionnel, ni d’ailleurs de budgets comparables. La mission transversale Communication du ministère était en charge du site « Modernisation », tandis que Synergies était géré en interne par le SDAE. Le dialogue entre les deux sites était l’un des enjeux cruciaux pour Synergies. Ses responsables auraient souhaité que soient affirmées les différences, voire les complémentarités entre les deux modes d’expression, afin que le dispositif expérimental, revendiquant son « incomplétude », selon l’expression de l’un des pilotes du projet, trouve sa place d’un point de vue communicationnel et stratégique.
Parole d’expert et parole en débat
16 Le lancement de Synergies a correspondu à un moment de « changement de métier » pour nombre des acteurs de la DGME. Recrutés à l’Agence pour le Développement de l’Administration Électronique (ADAÉ [8]) pour y exercer la fonction de chef de projet, ils ont insensiblement été poussés, au moment de la migration du pilotage de l’administration électronique vers la DGME au ministère de l’Économie [9], vers des fonctions d’expertise et d’animation interministérielle de problématiques transverses telles que l’identité numérique, l’archivage ou la bureautique. Ces fonctions nouvelles qui, par nature, exposent et mettent en cause les acteurs qui les exercent ont été d’autant plus mal vécues qu’elles n’étaient ni affirmées, ni accompagnées. De plus, Synergies devenant le lieu même de leur exposition, les craintes et les résistances se sont exprimées dans la manière de considérer le dispositif : rejet, usage comme outil d’information, travail supplémentaire… Cet embarras vis-à-vis du dispositif tendait à révéler une tension professionnelle qui pouvait tout autant traduire une résistance au changement qu’une réticence à assumer la position d’expert. Les transformations inhérentes à un changement de statut professionnel rencontraient le problème de la reconnaissance de ce changement par les pairs et celui de la prise en charge d’un rôle d’animateurs dont les agents ne s’accordaient pas la compétence.
Projet ou pilotage
17 Au-delà des résistances personnelles, ce qui est demeuré diffus et cependant essentiel, et que Synergies, dans sa brève existence, n’a cessé de mettre en lumière, c’est l’indéfinition du positionnement de l’institution. En tant qu’elle promeut des projets, celle-ci communique verticalement en informant sur leur définition formelle et leur aboutissement. En tant qu’elle assume une posture de pilotage et de référent pour l’ensemble de la sphère publique dans un champ identifié comme innovant, elle pourrait accompagner le changement, admettre les hésitations, intégrer à son métier l’analyse des chemins de travail. Mais si elle ne choisit, ni n’affirme sa posture, les agents dans leur ensemble n’assument pas l’hésitation et ne s’engagent pas résolument sur la voie de l’innovation. C’est alors le dispositif qui révèle l’hésitation, l’absence de choix.
Le travail en réseau : un outil de la conduite du changement ?
Historique institutionnel et politique
18 L’ancrage de Synergies doit être replacé dans le cadre d’une histoire de la mission Formation et conduite du changement instituée par l’ADAÉ au moment de la décision politique de s’appuyer sur les évolutions technologiques pour moderniser l’État. Les outils de la conduite du changement sont alors connus : la communication, la formation et le management. Or, l’usage de ces outils pose, dans le secteur public, des problèmes spécifiques : la communication est par nature institutionnelle, elle porte la parole politique et par conséquent, qu’elle soit externe ou interne, elle ne saurait être associée à un autre nom que celui du ministre ; la formation est un secteur jalousement gardé pour la récréation ou pour la récompense et elle n’est en aucun cas regardée par ceux qui la gèrent ou par les responsables comme un levier stratégique pour la mise en œuvre de politiques ; quant au management, il répond à des logiques de carrière définies à l’avance par l’appartenance à un corps et l’avancement des responsables n’est pas corrélé à leurs résultats. Cette analyse succincte suffit pour montrer que les outils de la conduite du changement ne pouvaient être trouvés dans la mallette classique et largement expérimentée dans le secteur privé.
19 En revanche, certains acteurs publics, porteurs d’un désir de changement, avaient été identifiés dans le champ de l’administration électronique et ils adhéraient à l’idée d’une amélioration continue et collective. On pouvait donc imaginer alors un processus de formation mutuelle et, puisqu’il s’agissait de changer à partir des transformations induites par la technologie, on pouvait aussi associer la formation et les outils en ligne. L’idée de mettre les acteurs en réseau était née et, puisque le schéma directeur de l’administration électronique, lui-même naissant, identifiait les thématiques structurantes, les communautés d’intérêt se dessinaient d’elles-mêmes. Certaines avaient même déjà commencé d’exister [10], avaient créé leur liste de diffusion, voire leur site et, par là, elles légitimaient l’analyse.
20 À partir de là, les orientations prises à la DGME témoignent de la difficulté à articuler stratégie ministérielle et ambition de l’animation de communauté. Le premier faux pas a été de commencer la publication exclusivement à partir des acteurs de la DGME sur la légitime conviction qu’il y avait là des « trésors à dépiler » [11]. Il y avait là le germe de deux erreurs : croire, d’une part, qu’il suffisait de publier et, donc, de s’appuyer sur un outil de publication pour impulser la mise en réseau des acteurs, et s’imaginer, d’autre part, que les autres acteurs viendraient naturellement rejoindre ceux qui avaient initié la communication.
21 La mise en place d’un comité éditorial interne n’associant pas les acteurs d’autres entités publiques et notamment ministérielles a constitué le deuxième écueil. L’intention était sincère : il s’agissait d’aller vite et la croyance était forte qu’il serait simple d’élargir plus tard le cercle des acteurs. Or, le résultat a été une incompréhension : au lieu du message intentionnel « faisons ensemble », se lisait « faites avec nous » ; au lieu d’une instance de gouvernance ouverte et en débat, les acteurs étaient invités à adhérer à une structure opaque, qui plus est, marquée au sceau du ministère du Budget. Le dernier soubresaut d’une tentative d’affichage d’ouverture a été de changer l’URL et de passer d’un « .gouv.fr », qui marquait un fort attachement à la sphère institutionnelle d’État, à un site qui cherchait à marquer son ouverture à l’ensemble des acteurs, quelle que fût leur inscription institutionnelle et professionnelle : www.synergies-publiques.fr, qui ne portait plus le logo du ministère (figure 1, novembre 2007). Un bref espoir de parvenir enfin plus près de l’objectif d’autant que les fonctionnalités tant annoncées de mise en réseau [12] étaient enfin installées au côté des fonctionnalités de publication. Cependant, cette nouvelle orientation ne suffit pas pour conférer au dispositif un statut reconnu, et malgré une hausse du nombre de consultations, une appropriation par des agents venus d’horizons différents, la fermeture fut décidée.
Différentes présentations de Synergies au cours de l’année 2007
Différentes présentations de Synergies au cours de l’année 2007
Combinaison du politique et du managérial : la question du réseau professionnel
22 Cet exemple dessine clairement une ligne de rupture dans l’approche politique de la réforme de l’État. Cette dernière cherche à transformer les modes de production et de travail en s’appuyant sur des logiques nouvelles. Elle pourrait s’appuyer sur des logiques telles que l’évolution des modes de gouvernance (dépassement de la hiérarchie) ou le passage ajusté à une agilité professionnelle par le partage des savoirs et des savoir-faire. Synergies a cherché à bousculer, dans son originalité et dans son ambition, un modèle de relation entre l’État et ses partenaires directs (ministères, collectivités, organismes publics…). Et c’est donc ce qui n’apparaît pas au grand jour qui est mis en avant par l’échec : non seulement les liens ténus entre les différents acteurs, mais aussi la teneur ambiguë de ces liens. En effet, Synergies est mort de cette ambiguïté, de cette difficulté à caractériser les relations partenariales. Ce dispositif s’appuyait sur un modèle de relation professionnelle fondé sur la part informelle de la communication et visant à valoriser cette dernière : il autorisait l’affichage du dialogue et de la recherche collective de solutions. Or, deux volontés sous-jacentes à Synergies ne pouvaient être prises en charge par l’institution : la première était de rendre les échanges plus riches par la multiplication des interactions, la seconde de produire un cadre original pour contribuer à la définition de la politique publique d’administration électronique.
23 Ainsi, Synergies était développé avec l’objectif de changer les modes d’action des agents, pour rendre visibles leurs contacts et la nature de leur relation. Ce positionnement conduisait à aborder la question de la transformation des normes de l’agir professionnel dans la sphère publique. La tentative que traduisait Synergies était la possibilité de redéfinir les cadres managériaux par l’introduction d’un dispositif en ligne. Or, ce dispositif a servi de révélateur pour les questions de fond liées à la transformation de l’action des agents et des processus de travail au sein de l’administration.
24 Dès lors, deux lignes de réflexion se dégagent : la première porte sur la consistance ou la teneur du réseau des acteurs de l’administration électronique, la seconde sur la nature des écrits de travail en ligne.
25 L’analyse de Synergies conduit à se demander comment le réseau professionnel que vise un tel type de dispositif peut être identifié et quels en sont les signes et symboles qui permettent l’existence d’un tel réseau. Le nombre d’agents en charge des questions d’administration électronique au sein des différentes institutions publiques n’implique pas de facto que l’on puisse lui reconnaître la capacité de s’organiser en réseau. Le défi de Synergies était de devenir l’espace médiatique capable de conférer à ce réseau une réalité tangible. Sur le site web, son existence est suggérée, d’ailleurs, à plusieurs reprises et différents appels sont lancés à y participer. Ainsi, la promesse de Synergies était sans équivoque : c’est bien dans l’usage avéré du site que se révélerait son intérêt. Cependant, les réseaux émergent rarement grâce à la mise en service d’un dispositif, aussi performantes soient ses fonctionnalités. Comme le souligne Pierre-Jean Benghozi, le dispositif ne permet que « la consolidation de réseaux d’échange et de communication, informels ou déjà constitués » [13]. Et c’est bien la limite rencontrée par les agents du SDAE qui se sont aperçus de la nécessité d’intensifier les contacts, de mieux comprendre les logiques de leurs interlocuteurs pour favoriser leur participation à leur réseau thématique.
26 Le second point de la réflexion sur les transformations managériales inhérentes à la mise en place d’un dispositif dans lequel tout agent est invité à participer, et donc à écrire, porte précisément sur la nature de ces écrits. Synergies implique que les formes des écrits de travail évoluent en conséquence de l’existence même de la promesse participative. En effet, la publicisation des écrits nécessite qu’on envisage ces derniers d’une façon nouvelle – et toutes les questions sur la ligne de friction avec la communication institutionnelle en témoignent. Il n’est pas suffisant de proclamer que tout document de travail peut être mis en ligne, il s’agit aussi de saisir comment la hiérarchie peut percevoir et interpréter cette production documentaire suscitée. En d’autres termes, les agents s’interrogent sur les circuits de valorisation, leur rôle et leur statut dorénavant modifiés. Comme le souligne Dominique Cotte, ce dispositif posait clairement la question du statut de la communication : « Dès lors, ce qui relevait de la sphère de communication interne à un service ou à un département d’entreprise ou se rattachait à la communication entre pairs comme l’échange de notes de service, se transforme en un exercice de publication à destination d’une communauté. » [14] Pour que les acteurs sachent définir ces nouvelles formes d’écrits, la nécessité se fait jour que des cadres organisationnels soient définis en amont. En effet, si ces écrits relèvent du faire et si leur production s’inscrit dans les missions des agents, leur qualité se définit par leur inscription dans les besoins de l’institution. La nature des échanges au sein du dispositif et les formes d’engagement des agents se révèlent dans ces écrits.
27 Aussi Synergies cristallisait-il, en tant qu’outil de mise en réseau, des problèmes sous-jacents à l’attente stratégique et managériale. Les perspectives de réorganisation de l’agir professionnel que ce type de dispositif contient sont trop souvent mal comprises. Or, le dispositif présente la plupart du temps des objectifs et des besoins qu’il est souvent nécessaire de clarifier à l’intention des agents. C’est grâce à la maîtrise et à l’inscription de ces objectifs et de ces besoins dans leur activité professionnelle que les agents concernés parviennent à se saisir du dispositif et à en faire un outil de travail. Les modes d’appropriation dans un environnement professionnel extrêmement codifié ne se dessinent que dans le temps de l’usage. Ce temps est indispensable pour que soit dépassée la question de la valorisation du réseau et des formes écrites publicisées sur le site. Ainsi, ce sont de nouvelles disciplines qui prennent forme.
28 L’aventure ne manquera pas de donner à penser aux acteurs nombreux de la pratique comme de la théorie de la conduite du changement, comme à ceux qui se sont fait une spécialité de l’usage des outils technologiques. Le changement ne se décrète, ni ne s’outille sans l’implication forte des plus hauts responsables et tout travail nouveau, s’il ne doit pas être vécu comme supplémentaire voire superfétatoire, mérite d’être reconnu et valorisé.
Mots-clés éditeurs : écriture, médiation, politique, dispositif, communication publique
Date de mise en ligne : 01/11/2017
https://doi.org/10.4074/S0336150010012019Notes
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Une première version de cette analyse a été présentée au colloque « Web participatif : mutations de la communication ? ». Ce colloque se tenait à Québec les 6 et 7 mai 2008, dans le cadre du 76e congrès de l’ACFAS, Institut National de la Recherche Scientifique du Québec.
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[2]
Cette démarche s’inscrit dans le prolongement de celle de Bruno Latour qui se penchait sur Aramis, ce projet de métro francilien abandonné dans les années 1990. Bruno Latour , 1992, Aramis ou l’amour des techniques, La Découverte, Paris.
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[3]
La mission de conseil, réalisée par une équipe de six personnes, visait au développement des usages et à l’amélioration continue des fonctionnalités du site web en fonction des besoins identifiés. Un premier article a offert l’occasion d’une réflexion sur l’enjeu d’une ouverture sur les territoires de Synergies et des transformations managériales et éditoriales en cours [Brugière, Amandine, Labelle, Sarah, 2007, « “Synergies” et territoires : les potentiels d’un réseau de mutualisation », VIe Colloque international TIC et territoires, quels développements ?, Lyon]. Ce second volet cherche à revenir sur les conditions de possibilité d’une transformation managériale par un dispositif participatif.
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[4]
Il est important de rappeler que cette période de mise en place (janvier-avril 2007) est aussi caractérisée par l’approche des élections présidentielles qui amplifient les incertitudes liées à la (re)définition des politiques publiques.
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[5]
Valérie Jeanne-Perrier, 2006 , « Des outils d’écriture aux pouvoirs exorbitants ? », Réseaux, vol. 24, n° 137, « Autopublications », pp. 97-131.
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[6]
Pierre Bourdieu, 1982, Ce que parler veut dire : l’économie des échanges linguistiques, Fayard, Paris, p. 105.
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[7]
Ibid. p. 108.
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[8]
Agence pour le Développement de l’Administration Électronique, service du Premier ministre, instituée en février 2004 pour piloter la mise en œuvre du Plan stratégique (interministériel) de l’administration électronique composé alors de 140 mesures.
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[9]
Ce transfert a eu lieu le 1er janvier 2006.
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[10]
C’est par exemple le cas de ce que l’on appelait alors l’initiative Développement informatique dont les acteurs se reconnaissaient par leur militantisme en faveur de l’open source.
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[11]
C’est ainsi qu’au terme d’une animation volontariste, le site a été ouvert avec 400 articles signés des agents de la DGME, ce qui constituait un socle, gage de sérieux certes, mais qui marquait aussi une frontière potentiellement excluante pour les acteurs non ministériels, notamment les agents des collectivités territoriales.
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Fonctionnalités telles que l’appel à commentaire, la possibilité de voter ou de s’inscrire comme contributeur.
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Pierre-Jean Benghozi, 2006 , « Communauté virtuelle : structuration sociale ou outil de gestion », Entreprises et histoires, juin, n° 43, pp. 67-81.
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[14]
Dominique Cotte, 2005 , « Les médias au travail ». Communication & langages, n° 146, p. 88.