Notes
-
[1]
Wainer Lusoli , & Caroline Miltgen , 2009, Young people and emerging digital services. An exploratory survey on motivations, perceptions and acceptance of risk,JRC, European Commission. http://ftp.jrc.es/EURdoc/JRC50089.pdf
-
[2]
Sarah Labelle , 2007, La ville inscrite dans « la société de l’information » : formes d’investissement d’un objet symbolique, Paris, thèse de doctorat en sciences de l’information et de la communication, université Paris IV.
-
[3]
Marc Prensky , 2001 , « Digital Natives, digital immigrants. On the Horizon », NCB University Press, vol. 9, n° 5, October.
-
[4]
Nous avons ainsi pu mener des observations sur un peu plus de 400 collégiens de la sixième à la troisième et une cinquantaine d’élèves de CM2.
-
[5]
Nous avons effectué cette enquête auprès des sixièmes des établissements dans lesquels nous avons exercé. Elle comportait plusieurs questions sur leurs usages en matière de lecture mais également en ce qui concerne les raisons de leurs venues au CDI.
-
[6]
Emmanuel Kant , 1784 , « Was ist Aufklärung ? », in Berliniscbe Monatsschrift,4, pp. 481-494.
-
[7]
Le concept de majorité défini par Kant requiert une capacité d’attention qui repose notamment sur la lecture et l’écriture. Cette volonté de sortir d’un état de minorité s’opère par une sortie hors de la facilité grâce à un effort de concentration et d’appropriation qui est justement celui de la skholè. Il s’agit de parvenir à penser par soi-même en utilisant toute l’étendue de son entendement, en se montrant capable de prendre ses distances par rapport à ceux qui cherchent à dicter les consciences : « Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement (pouvoir de penser) sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable (faute) puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude ! (Ose penser) Aie le courage de te servir de ton propre entendement. »
-
[8]
Go, Henri, 2008, « Problématiser le rapport équité/efficacité dans l’action éducative : la question de l’attention », in Colloque international « Efficacité & Équité en Éducation », université Rennes 2, Campus Villejean 19, 20 et 21 novembre, p. 9.
-
[9]
Vincent Liquète & Yolande Maury , 2007, Le travail autonome - Comment aider les élèves à l’acquisition de l’autonomie, Paris, Armand Colin.
-
[10]
Michel Foucault , 1975, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard.
-
[11]
Le premier sens de skholè désigne l’arrêt avant de se référer aux loisirs consacrés à l’étude.
-
[12]
Bernard Stiegler , 2008, Prendre soin, tome I, De la jeunesse et des générations, Paris, Flammarion.
-
[13]
Ibid., p. 242.
-
[14]
Hayles, N. Katherine, 2007, “Hyper and Deep Attention: The Generational Divide in Cognitive Modes”, MLA Journal, 26 novembre, http://www.mlajournals.org/doi/abs/10.1632/prof.2007.2007.1.187?journalCode=prof
-
[15]
Notre carnet de bord indique de tels cas à chaque séance de recherche d’informations pour des projets type IDD (itinéraires de découvertes). Le phénomène est plus marquant chez les sixièmes du fait de difficultés de lecture. D’ailleurs, la majorité des professeurs-documentalistes considèrent que les difficultés informationnelles proviennent de faibles compétences en lecture. À la question « Selon vous, les difficultés rencontrées par les jeunes générations dans la recherche et l’évaluation de l’information sont principalement la conséquence », plus de 60 % des professeurs documentalistes répondent que c’est avant tout la conséquence de capacités de lecture et d’analyse médiocres. Résultats de l’enquête « culture de l’information », inOlivier Le Deuff , 2009 , La culture de l’information en reformation, vol. 2, Annexes. Thèse de doctorat, université de Rennes 2.
-
[16]
Jacques Derrida , 1979, L’Écriture et la différence, Paris, Seuil.
-
[17]
Rien que l’emploi du mot « document » suscite déjà des difficultés. L’élève ne fait pas toujours nettement la différence entre un document et un documentaire. En clair, il ne perçoit pas souvent les limites du document qu’elles soient physiques ou sémantiques.
-
[18]
Régis Debray , 1995, Vie et mort de l’image. Une histoire du regard en occident,Paris, Gallimard, « Folio ».
-
[19]
Article « Négligence », in Trésor de la langue française informatisé. http://www.cnrtl.fr/definition/n %C3 %A9gligence
-
[20]
Notamment dans le cas de non-lecture de consignes ou d’information.
-
[21]
Yves Le Coadic , 1997, Usages et usagers de l’information, Paris, ADBS, Nathan.
-
[22]
Plusieurs collégiens s’étonnaient d’ailleurs que les enseignants puissent accéder à leurs blogs. Ils n’avaient pas pris conscience de la visibilité de leurs écrits.
-
[23]
Synthèse de l’enquête sur la lecture et les loisirs multimédia des collégien(ne)s et lycéen(ne)s. Enquête « Centre national du livre/Direction du livre et de la lecture » réalisée par Ithaque. Juin 2007. http://www.centrenationaldulivre.fr/. L’enquête montre que ces faibles lecteurs ressentent la lecture comme un obstacle et que l’effort à réaliser correspond souvent à une perte de temps.
-
[24]
Olivier Le Deuff , 2006, « Le document face aux négligences, les collégiens et leurs usages du document », InterCDI, n° 2002, juillet, pp. 87-90.
-
[25]
Claude Poissenot , 2001 , « Penser le public des bibliothèques sans la lecture ? », in Bulletin des bibliothèques de France, n° 46(5), 3 septembre, pp. 4-12. Dans ce travail, il montre que, certes, la lecture est la première raison de venue en bibliothèque, mais le fait que le lieu soit confortable et chauffé s’avère également fortement attirant. Le CDI présente souvent des avantages similaires.
-
[26]
Olivier Le Deuff , 2008 , « De la méfiance à la défiance : analyse informationnelle du mythe du complot », in Revue internationale en intelligence informationnelle. http://www.revue-r3i.net/file/2008_Le_Deuff.pdf
-
[27]
Ertzscheid, Olivier, Gallezot & Gabriel, 2003, « Chercher faux et trouver juste : sérendipité et recherche d’information. », 1re conférence internationale francophone en sciences de l’information et de la communication. 10e colloque bilatéral franco-roumain. Bucarest, juillet. http://archivesic.ccsd.cnrs.fr/documents/archives0/00/00/06/89/sic_00000689_02/sic_00000689.html
-
[28]
William Boyd , 2000, Armadillo: A Novel,Vintage.
-
[29]
Cette dévalorisation est constatable via la diffusion de photos dans des soirées festives ainsi que les « mentions d’état » qui chez les garçons ont souvent un rapport avec la consommation de boissons alcoolisées.
-
[30]
La cyber-intimidation se manifeste par des campagnes de dénigrements ou le fait de colporter des rumeurs sur les réseaux sociaux.
-
[31]
Jacques Perriault , 1992, La logique de l’usage,Paris, Flammarion.
-
[32]
Le terme de sandbag est à comprendre dans le sens de malmener quelqu’un, mais il possède également la signification que l’on trouve au poker et dans les jeux vidéo et qui indique une stratégie pour cacher son jeu.
-
[33]
Dany Hamon , 2008 , « Une nouvelle génération face aux apprentissages scolaires. L’usage d’Internet pour créer du lien », in Actes du colloque « Ce que l’école fait aux individus », p. 1.
-
[34]
Danah Boyd , 2008, “Why Youth (Heart) Social Network Sites: The Role of Networked Publics in Teenage Social Life”, inDavid Buckingham (Ed.), Youth, Identity, and Digital Media,Cambridge, MIT Press, pp. 119-142.
-
[35]
Fluckiger, Cédric, 2007, L’appropriation des TIC par les collégiens dans les sphères familières et scolaires, thèse de doctorat. ENS Cachan, 29 octobre. http://www.stef.enscachan.fr/docs/fluckiger_these_2007.pdf
-
[36]
Céline Metton , 2004 , « Les usages de l’Internet par les collégiens : explorer les mondes sociaux depuis le domicile », Réseaux, vol. 22, n° 123.
-
[37]
François (de) Singly , 2003, Les uns avec les autres : quand l’individualisme crée du lien, Paris, Armand Colin.
-
[38]
Wim & Veen Ben Vrakking , 2006, Homo Zappiens: growing up in a digital age, London, Network Continuum Education.
-
[39]
Gilbert Simondon , 1958, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier.
-
[40]
Ibid., p. 84
-
[41]
« J’entends par usage public de notre propre raison celui que l’on en fait comme savant devant l’ensemble du public qui lit. » in Kant, Emmanuel, op. cit.
-
[42]
Stiegler, Bernard, op. cit., p. 48.
-
[43]
Le projet de la transliteracy est mené par Sue Thomas qui s’inspire du groupe de travail transliteracy project dirigé par le chercheur américain Alan Liu et auquel participe Katherine Hayles, Thomas Sue et al.,2007 , “Transliteracy: Crossing divides. First Monday”, vol. 12, n° 12, 3 December. http://firstmonday.org/htbin/cgiwrap/bin/ojs/index.php/fm/article/viewArticle/2060/1908
-
[44]
C’était justement l’objectif du projet historiae que nous avions monté avec une classe de troisième où il s’agissait d’effectuer des recherches d’informations sur des sujets volontairement polémiques afin de travailler à l’évaluation de l’information et à sa restitution sur un blog dédié. Olivier Le Deuff , 2009 , « Historiae : la culture de l’information en action », Les Cahiers pédagogiques, n° 470. http://www.cahiers-pedagogiques.com/spip.php?article4227
-
[45]
La logique de la captivité consiste à appliquer des règles horaires, des emplois du temps pour cadrer la journée de l’élève. C’est cette logique que dénonce Foucault en considérant que cette maîtrise des corps est similaire à la démarche carcérale. La captation de l’attention est différente en cela qu’elle cherche à susciter l’intérêt de l’élève sans pour autant utiliser des stratégies d’enfermement. Cela implique des perspectives de formation qui ne soient plus cantonnées au seul lieu scolaire.
-
[46]
Nous nous reportons ici à la définition du texte d’Yves Jeanneret. Yves Jeanneret , 2000, Y a-t-il vraiment des technologies de l’information ?,Presses universitaires du Septentrion.
1 Les discours sur les digital natives connaissent un essor avec le développement des outils du « Web 2.0 ». Il en résulte beaucoup de confusion dans les analyses. Un récent rapport d’études sur les usages numériques [1] des jeunes européens entre 15 et 25 ans qualifie ces derniers d’« experts du Web 2.0 ». Pourtant ces adolescents ne connaissent pas vraiment cette expression ; en outre, un tel jugement entretient la confusion entre des habitudes d’usage et de réelles maîtrises et compréhension. Cela accroît également la tendance à faire d’expressions comme la « société de l’information [2] », le « Web 2.0 » et les digital natives [3] des réalités tangibles.
2 Une nouvelle fois, les usages des jeunes générations concernant le numérique sont surestimés et la césure entre pratiques scolaires et pratiques domestiques est soulignée, notamment pour inciter l’institution scolaire à entrer dans une logique d’adaptation. Il n’est ainsi pas rare de rencontrer l’expression « éducation 2.0 » émanant d’acteurs qui incitent à utiliser les nouveaux outils disponibles. Seulement, l’utilisation de nouveaux outils est insuffisante à définir un mode culturel, tant ces derniers supposent une connaissance bien plus poussée que ne paraît l’indiquer leur simplicité d’usage : ceci, en particulier si l’on a en vue une réelle construction pédagogique.
3 Pour ceux qui constatent la démobilisation des élèves et étudiants face à l’institution scolaire, la tentation est forte d’opérer la rénovation par les outils et la formation à leur usage. Les dispositifs B2I participent déjà de cet effet en préconisant une validation de compétences sans nécessairement y adosser une formation correspondante. Il y a une confusion entre l’attrait des plus jeunes pour les nouveaux outils et la réelle maîtrise de ces derniers.
4 Pour aborder ces enjeux, nous avons adopté une démarche qui mobilise des éléments interdisciplinaires mais demeure inscrite au sein des sciences de l’information et de la communication. Il s’agit d’observer et d’expliciter les relations informationnelles et communicationnelles entre les objets techniques, notamment numériques, et les individus : en l’occurrence les élèves que nous avons pu observer.
5 Nous nous appuyons en tant que professeur-documentaliste sur plusieurs années d’observation (2002-2007) des élèves dans leurs stratégies d’apprentissage et de recherche d’informations. Les observations, effectuées principalement sur un public de collégiens [4], reposent sur un protocole d’observation participante qui nous a permis de recueillir des données sur les relations établies par les élèves avec les différents types d’informations et de documents au sein de l’établissement. Ces observations ont été consignées dans un journal de bord ; les productions des élèves ainsi que leurs rapports d’étapes lors de projets type IDD (itinéraires de découvertes) ont constitué des supports d’étude, notamment en ce qui concerne la méthodologie de traitement de l’information mise en œuvre. Nous avons également effectué chaque année une enquête auprès d’élèves de sixième afin de constater quelles étaient leurs représentations du lieu CDI [5].
6 Nous allons développer ici le concept de « négligences » qui désigne l’ensemble de ces « mésusages » ou fautes de lecture dues à l’inattention. Selon nous, l’attention mérite justement une formation qui repose sur l’apprentissage de la skholè : ce temps d’arrêt nécessaire pour se consacrer à l’étude. Une skholè qui suppose la maîtrise de techniques, notamment celle de la lecture et de l’écriture, afin d’accéder à ce que Kant nommait la « majorité » de l’entendement, la capacité à penser par soi-même [6]. Cette majorité [7] implique également une culture technique qui ne peut se résumer à un simple usage.
La formation à l’attention
7 Les usages des objets techniques impliquent parfois une acquisition de compétences qui s’opère de manière « informelle ». Sans nier cette réalité, il convient d’observer que de nombreux champs échappent de ce fait à la formation, notamment ce qui relève des médias, qui requièrent pleinement l’exercice d’une distance critique. De ce fait, cet espace est finalement laissé à la charge d’acteurs qui n’émanent pas de l’institution scolaire et qui, très souvent, recherchent la captation de l’attention à des fins publicitaires et commerciales et non pédagogiques.
8 Il en résulte une double nécessité de la formation à l’attention. La première concerne la formation à dispenser pour que l’élève et l’étudiant puissent exercer leur capacité de se concentrer durant un laps de temps suffisamment long pour comprendre et apprendre. La seconde découle de la première, puisqu’elle consiste d’avoir le courage de penser par soi-même (le sapere aude de Kant) : il s’agit de la capacité de chacun à exercer son regard critique et sa distanciation vis-à-vis de médias qui cherchent à s’attacher cette attention.
L’attention ou l’arrêt opéré par la skholè
9 Cependant qu’entendons-nous par attention ? Celle-ci peut être définie comme la capacité à se concentrer sur un objet, comme le fait Henri Go :
Tout le problème de l’attention consiste donc dans la polarisation de l’activité intellectuelle de l’élève sur un objet, tout en l’incitant à produire des relations dans un milieu. [8]
11 Cette attention nécessite un apprentissage et constitue la condition de l’autonomie [9]. Il s’agit d’un exercice de discipline sur le corps – et donc pas seulement d’un instrument de domination sur les corps, tel que le décrit Foucault [10]. Cette discipline est d’abord une autodiscipline. Elle s’inscrit dans la lignée des techniques de mémorisation et autres arts de la mémoire. L’attention, c’est cette capacité d’arrêt, de maîtrise du corps autant que de l’esprit, dans le but de concentrer son attention sur un objet. C’est proprement le rôle de la skholè, qui certes a donné le mot « école », mais désigne dans un sens plus originel « l’arrêt » [11]. Une skholè perçue comme une liberté de penser et non comme un instrument de domination du maître sur l’élève. La capacité d’attention doit donc être vue comme une « méthode », un cheminement au sens étymologique, indiqué par le maître à l’élève afin que ce dernier puisse exercer sa liberté de penser par lui-même. C’est en cela également que l’École constitue un lieu de skholè puisqu’elle met l’élève à l’abri des distractions et des manipulations. L’enseignant ne s’inscrit donc pas dans un dispositif de surveillance mais plutôt de veille, lorsqu’il emploie des techniques destinées à prendre soin de l’attention.
12 Bernard Stiegler [12] montre que le précepte de « prendre soin » ou de l’épimeleia a été oublié de fait dans la tradition platonicienne au profit du « connais-toi toi-même ». Or ce précepte s’appuyait sur des techniques que sont notamment la lecture et l’écriture. Stiegler retrace l’étymologie du précepte de l’épimeleia en examinant son radical mélétè qui renvoie tardivement à la méditation, mais qui désigne d’abord la discipline et en un sens qui n’est justement pas celui des sociétés disciplinaires [13]. C’est l’oubli de ce sens premier du « souci de soi » que Stiegler reproche à Foucault. Ce dernier ne distingue que les aspects négatifs de l’institution et notamment de l’institution scolaire et oublie le fait que la « discipline » correspond également à la formation. Or cette formation est de plus en plus oubliée et de ce fait les capacités d’attention des jeunes générations s’en trouvent diminuées.
L’attention en désordre des jeunes générations
13 Plusieurs enquêtes et articles insistent sur la difficulté qu’éprouvent les personnes des jeunes générations à demeurer concentrées sur du long terme. Katherine Hayles [14] différencie ainsi la deep attention de l’hyper attention. Les travaux de la professeure de littérature américaine ont beaucoup influencé Bernard Stiegler dans sa critique de la captation de l’attention opérée par les médias de la télévision.
14 Selon Hayles, les adolescents actuels utiliseraient davantage l’hyper attention, forme de zapping perpétuel, nécessitant une stimulation fréquente voire incessante. En vertu de nos observations de terrain, nous pouvons constater à l’école de fortes similitudes avec ce que relève la chercheuse américaine. Beaucoup des élèves observés rencontrent de grandes difficultés à maintenir leur concentration plus de dix minutes sur un objet donné. Nous avons pu mesurer ce phénomène régulièrement [15] avec des élèves en difficulté dans leur recherche d’informations sur le Web, qui, dès lors, sollicitaient notre aide. Après la démonstration d’une stratégie de recherche opportune aboutissant à un document exploitable par l’élève, ce dernier se montrait souvent incapable de poser son attention afin d’opérer une analyse du document et il préférait quitter la page pour privilégier une navigation sans fin. La tentation de pouvoir se dérober à l’obstacle est très forte.
15 Nous pensons également que ces processus sont liés à un environnement médiatique riche en possibilités qui mêle télévision, sites web et messageries instantanées ainsi que jeux vidéo. Il est évident que les adolescents sont confrontés aujourd’hui à une plus grande diversité que par le passé, pour ne pas parler de concurrence des différents types d’activités. Dans ces conditions, la lecture exhaustive d’un ouvrage, notamment d’un roman, devient une capacité qui se raréfie significativement. Or, cette dernière repose sur la deep attention, qui correspond à la capacité de se concentrer et de consacrer un temps long à la lecture. Il devient de plus en plus difficile pour un adolescent de parvenir à cette qualité d’attention, car il peut voir sa lecture interrompue à tout moment, que ce soit par la sonnerie de son téléphone portable, par le signal de l’arrivée d’un ami sur la messagerie instantanée, par la musique de la chaîne hi-fi du frère ou bien encore par la télévision voire la console de jeux qui lui « tendent les bras » à la moindre difficulté rencontrée.
16 L’attention longue nécessite une concentration pour aller au-delà des difficultés et des obstacles. Quant à l’hyper attention, elle permet de réagir à tous les stimuli et repose sur des capacités d’usage sollicitant une multiplicité de tâches, mais dont chacune n’est pas nécessairement complexe. Il s’agit de la volonté d’être toujours présent, pour ne pas dire « dans le coup », par crainte de rater quelque chose. Tout se passe comme s’il y avait une crainte de « différer ». Or, c’est pourtant dans cette « différance » [16] – génératrice de fait d’une différence – que s’opère la skholè. C’est elle qui permet de se tenir à distance, non celle de l’ignorance mais celle de la possibilité de choisir… et de résister. Katherine Hayles parle d’attention « de surface » ou superficielle : le zapping opéré ne recherche qu’une brève stimulation et la mise à distance, qui peut s’opérer par la skholè, ne s’effectue pas. Nous retrouvons alors l’injonction de Kant de l’effort à faire pour penser par soi-même, effort rejeté par la recherche de nouvelles stimulations.
17 Le fait de passer sans cesse d’une application à une autre devient habituel chez les jeunes. C’est pourquoi une concentration longue ne peut susciter que lassitude, décrochage et recherche d’une nouvelle stimulation. L’institution scolaire se trouve alors en concurrence pour la quête de cette attention avec différents producteurs, notamment les publicitaires : c’est ce qui explique l’importance des enjeux liés à une économie de l’attention.
18 C’est justement cette incapacité à se concentrer sur un objet, à « se poser » pour lire, qui fait des nouvelles générations des générations négligentes.
Les « négligences » des jeunes générations
19 Les personnes des jeunes générations commettent fréquemment des négligences. Le terme de « négligence » doit être pris ici dans un sens différent de son sens commun. Il nous faut donc définir au préalable ce que nous entendons par « négligences ».
Les négligences : définition du concept
20 Nous avons regroupé derrière le concept de négligences, une série de « mésusages », que nous avons pu observer auprès des élèves, afin de caractériser sous une même étiquette des échecs communicationnels et informationnels affectant la relation entre l’élève et le document [17]. C’est l’étymologie latine du mot « négligence » qui nous permet d’élargir le concept. Negligentia vient de negligere, qui se décompose en neg-legere et qui signifie « ne pas lire ». Cette origine est justement rappelée par Régis Debray [18]. Les négligences sont donc par extension toutes ces actions de non-lecture, de refus de lire ou de « mauvaise » lecture. Les définitions classiques du mot font également état d’un manque de soin et d’attention :
A. 1. Attitude de celui qui fait les choses avec moins de soin, d’attention ou d’intérêt qu’il n’est nécessaire ou qu’il n’est souhaitable. Synon. laisser-aller, inattention ; anton. rigueur, application, soin. Ton, air de négligence ; négligence coupable.
2. Attitude de celui qui cherche à faire les choses avec moins de soin, d’attention ou d’intérêt qu’il ne paraît nécessaire, dans un souci d’élégance.
B. 1. Acte qui témoigne que son auteur a manqué du soin, de l’attention, de l’intérêt normalement attendus. Synon. étourderie, inattention, relâchement. Négligences de style ; reprocher ses négligences à quelqu’un. [19]
22 Les synonymes sont fortement éclairants et rassemblent une grande partie des comportements que nous avons observés chez les élèves, des comportements qui sont souvent révélateurs d’un manque d’attention [20]. Nous avons ainsi collecté un grand nombre de constats relatifs à la nature des erreurs commises par les élèves durant six ans d’exercice en tant que professeur-documentaliste. Un tel positionnement n’est pas garant de neutralité ou d’impartialité, puisqu’il s’agit d’une observation participante et que notre rôle consistait à pallier les défauts constatés. Nous nous sommes plus particulièrement consacré à observer les différentes erreurs des élèves en ce qui concerne leur travail de recherche documentaire, que ce soit pour répondre à une simple question ou pour réaliser un travail plus exigeant, tel un dossier ou un exposé. Nous avons recensé ainsi toutes les actions qui font que la liaison avec le document n’aboutit pas toujours au résultat escompté. Ces « mésusages » ou « abusages », comme les qualifie Yves Le Coadic [21], sont nombreux et divers. Ils sont majoritairement la conséquence d’une non-lecture ou d’une mauvaise lecture, ce qui rend opérationnel le concept de négligences pour les définir.
23 Si ces observations ont été réalisées dans un milieu scolaire, nous pensons que ces attitudes se prolongent au-delà de la sphère scolaire. C’est pourquoi nous considérons que ces négligences concernent un public beaucoup plus large encore. Cette prolongation des négligences s’observe d’ailleurs sur les « réseaux sociaux » et sur les blogs. En effet, le succès de ces plateformes permet de voir quels sont les comportements informationnels et communicationnels de ces générations. Nous constatons ainsi ces usages sur le réseau social Facebook où plus d’une cinquantaine de nos anciens élèves sont devenus nos contacts. Les négligences prennent d’ailleurs des aspects nouveaux et autrement plus dangereux, dans la mesure où elles concernent les activités de lecture autant que d’écriture. En effet, la mise en visibilité des écrits et des diverses productions des personnes des jeunes générations laisse entrevoir des méconnaissances sur la portée des publications sur le Web [22].
24 Nous avons pu constater toutes sortes de négligences au CDI. Elles peuvent se retrouver bien sûr ailleurs qu’au sein du centre de documentation. La mauvaise interprétation ou identification du document en est une des conséquences. Trois grandes catégories de négligences peuvent être distinguées.
La non-lecture d’informations et de consignes collectives
25 Nous sommes ici notamment dans le cas où l’information s’adressant à tous elle est ignorée par l’élève qui considère qu’il n’est pas concerné individuellement. L’usager comme simple consommateur prime ici sur le citoyen. L’exemple le plus fréquemment rencontré est celui de la consigne collective qui peut figurer au tableau ou sur une affiche et qui n’est parfois même pas lue par l’élève. L’élève n’y fait même pas « attention ». Pour contrecarrer cette situation, nous avons souvent accompagné les affiches de consignes par des illustrations dans un objectif de captation de l’attention.
Les lectures limitées
26 Les lectures sont ici monomaniaques ou ne concernent qu’un seul type de support (bandes dessinées, voire telle collection, etc.). La capacité à lire un document conséquent nécessitant une analyse longue et une réflexion n’est pas exercée. Les aspects ludiques et de loisir sont privilégiés par rapport à l’étude. Un cas symétrique est celui dans lequel les lectures ne sont effectuées que parce qu’elles sont imposées, ne s’exerçant que rarement dans la sphère domestique. Certains veulent emprunter dès lors l’ouvrage le plus court possible lorsque, par exemple, ils ont été incités à lire un roman par l’enseignant de français. Le fait de devoir porter une attention sur un grand nombre de pages leur semble impossible, c’est un acte qui paraît ne correspondre qu’à une demande institutionnelle. D’ailleurs une enquête révèle qu’un quart des adolescents n’avaient lu aucun livre au cours des trois derniers mois si ce n’est pour répondre à une demande de l’enseignant [23].
Le refus de l’effort et le manque de méthodologie
27 Comme dans le cas précédent, c’est le refus de se confronter à une difficulté qui prédomine. L’élève va le plus souvent choisir de privilégier une logique de zapping sur le Web sans s’arrêter longuement sur une page afin de procéder à une évaluation du contenu. Ici la lecture suppose déjà une réécriture, une capacité de synthèse. Cette capacité diffère nettement du simple usage fonctionnel d’un traitement de texte : elle repose sur des capacités de production de contenu qui démontrent une compréhension. La maîtrise de l’écriture n’est pas la calligraphie et cela demeure dans les environnements numériques. Un document de belle apparence ne préjuge en rien de sa qualité intrinsèque. Or, nous avons rencontré fréquemment des productions qui démontraient une apparente maîtrise du traitement de texte voire du copier-coller, mais peu de productions de contenu de qualité avec synthèse, plan et mise en perspective. L’attention n’avait été que superficielle. Ces phénomènes de superficialité s’observent particulièrement durant les dispositifs du type « itinéraire de découverte », une forme présente dans les cursus et destinée à sensibiliser les élèves à une matière ou une question. Il en va de même durant les travaux personnels encadrés au lycée. Mais ce qui apparaît nettement, c’est le rejet de toute méthode qui impose de ne pas se « ruer » sur le moteur de recherche. En effet, ce type d’outil accroît l’impression d’autonomie face à l’information, d’abord pour les élèves mais également pour des observateurs extérieurs qui ne distingueraient pas au premier coup d’œil un travail efficace d’un travail superficiel. Il s’agit donc d’aller au-delà d’une autonomie d’apparence et de privilégier des objectifs plus ambitieux qui sont plutôt ceux de l’accès à cette si importante « majorité » intellectuelle, citoyenne et technique. Cela signifie que l’évaluation de l’attention et des capacités d’analyse critique qui en découlent se mesure principalement dans les productions et plus particulièrement dans leur contenu et non dans leur simple mise en forme.
28 La description de telles négligences a déjà été développée plus longuement [24]. De ces observations, il apparaît que le CDI n’est pas toujours considéré pleinement comme un lieu d’étude, de travail ou de lecture. La recherche de la convivialité et la dimension de sociabilité du lieu sont également à prendre en compte. Un constat qui n’est pas isolé puisque les bibliothèques connaissent également un phénomène similaire, comme le montre dans son étude Claude Poissenot [25]. Il en va probablement de même pour les établissements scolaires qui sont aussi des lieux de vie.
29 Mais les négligences ne se limitent pas aux seuls lieux de formation et leurs conséquences sont diverses. Nous pouvons en évoquer plusieurs :
- – méconnaissance d’un sujet (inconscience du besoin d’information) ;
- – confiance accordée à l’ensemble des documents ou au contraire doute sur l’ensemble des documents du fait d’une faible capacité d’évaluation de l’information ;
- – propagation de rumeurs sans vérification des sources ;
- – croyance en des théories « miracles » qui veulent tout expliquer (par exemple la théorie du complot) ;
- – méfiance vis-à-vis de l’institution qui est perçue comme un lieu de surveillance et qui possède des informations qu’elle ne dévoile pas au grand public [26].
31 La confrontation des personnes des jeunes générations avec l’information s’opère également de manière non scolaire et parfois par hasard. Seulement, ce hasard ne garantit pas des découvertes opportunes, bien au contraire.
La « sérendipité » comme attention et la « zemblanité » comme mauvaise intention
32 La capacité à distinguer la bonne rencontre de la mauvaise repose une nouvelle fois sur l’attention et sur un état de veille. En effet, il est parfois possible, en faisant fausse route, de trouver une information pertinente, comme le montrent Olivier Ertzscheid et Gabriel Gallezot [27] avec la théorie de la sérendipité, qui désigne le fait de dénicher un document intéressant de manière fortuite. Le terme de « sérendipité » a été créé par Horace Walpole en référence à un conte oriental évoquant l’île de Serendip, contrée merveilleuse.
33 Pour autant, il nous semble que le seul hasard ne suffit pas : tous les élèves et étudiants ne sont pas des Christophe Colomb. De plus, la sérendipité demeure subjective : un document peut paraître stimulant pour l’un et insignifiant pour un autre. En réalité, la découverte par sérendipité suppose l’attention, c’est-à-dire la capacité à réagir à une information, un événement, un lien pour aussitôt y puiser un intérêt qui prend sens par rapport à un besoin. Elle implique elle aussi la conscience d’un besoin d’information et la capacité d’évaluer cette information. Il ne suffit pas d’errer sur le Web en surfant de liens en liens, si ne s’ajoutent pas aux pérégrinations numériques la volonté et la possibilité de s’arrêter. Nous retrouvons une nouvelle fois la skholè.
34 Cependant, cette découverte par sérendipité ne saurait être l’apanage du seul autodidacte. Il convient pour cela de former à l’attention pour différencier les mauvaises découvertes ou rencontres auxquelles doivent faire face les jeunes générations. La « zemblanité », terme forgé cette fois-ci en référence à l’île de New Zemble, située aux antipodes de Serendip par William Boyd dans son roman Armadillo [28], qualifie le fait de faire des découvertes malencontreuses. Elle est peut-être plus fréquente que la sérendipité, si nous songeons aux négligences observées. Elle connaît selon nous aujourd’hui un essor, avec des conséquences parfois dramatiques. Certes les jeunes générations deviennent de plus en plus émettrices d’informations, mais nous constatons que beaucoup de leurs membres diffusent ces informations de manière irréfléchie et notamment en se dévalorisant sur les « réseaux sociaux » [29]. Nous avons pu observer ces comportements grâce au fait que nos observations se sont prolongées de façon inattendue avec l’arrivée au sein de notre réseau de relations sur Facebook d’une centaine de nos anciens élèves. On peut donc penser que ces négligences informationnelles deviennent de plus en plus communicationnelles.
35 Cette dévalorisation peut aussi s’effectuer à l’égard de tiers, camarades ou enseignants. Un phénomène parfois appelé « cyber-intimidation » [30] et dont nous pouvons constater quelque développement sur les « réseaux sociaux » avec une ampleur plus importante que sur les blogs.
36 Il s’agit d’un manque d’attention à la fois par mégarde mais également par manque d’attention à l’égard des autres. La conséquence de telles négligences tend donc à sortir du domaine scolaire pour devenir observable dans l’espace public. Cela implique de repenser la formation par rapport à ses conséquences éventuelles, notamment en termes de relations entre technique et lecture/écriture.
37 L’attention repose pleinement sur des techniques et notamment celle de l’écriture et de la lecture qu’il ne faut pas dissocier. C’est donc ce rapport à la technique qu’entretiennent les individus des jeunes générations qu’il faut examiner.
La relation des jeunes générations à la technique
38 Nous avons remarqué comme beaucoup de collègues enseignants la forte attirance des jeunes publics pour les moyens de communication récents que sont les blogs et la messagerie instantanée sur Web, le portable, les baladeurs mp3, etc. Cependant, attrait ne signifie pas maîtrise. Et nous songeons ici non seulement à la maîtrise technique en tant que computer literacy, mais également au traitement de l’information en tant qu’information literacy.
39 Les adolescents surestiment fréquemment leur maîtrise de l’Internet notamment du fait que l’entremise du moteur de recherche leur garantit des résultats, ces derniers ne fussent-ils pas pertinents. Les lacunes concernent la compréhension du fonctionnement des réseaux ainsi que celle des outils de recherche.
40 Les usages des jeunes générations évoluent, notamment en ce qui concerne les détournements de la technique à des fins d’utilisations qui n’avaient pas été initialement prévues [31]. C’est notamment le cas avec le Wi-Fi qui permet à des étudiants équipés de portables de surfer durant le cours au lieu d’être attentifs aux propos de l’enseignant. Plus rare est la pratique parfois nommée sandbag [32], qui consiste à corriger l’enseignant, et donc à contester son autorité au travers de sa légitimité, en vérifiant constamment ses affirmations sur Internet. Certains individus des jeunes générations utilisent les objets numériques de manière ludique ou pour des communications de type phatique. Dany Hamon [33] note que cette relation aux objets techniques accentue vraisemblablement le manque d’enthousiasme pour l’apprentissage :
Une nouvelle génération de collégiens semble particulièrement marquée par une démobilisation envers les apprentissages scolaires. Ne serait-elle pas l’expression profonde d’un clivage entre ce que les élèves perçoivent de la culture scolaire et leur participation à l’émergence de nouveaux modèles socioculturels, visibles notamment à travers leurs pratiques numériques ?
42 Le terme « démobilisation » est éclairant dans la mesure où il exprime le fait que les élèves se mobilisent ailleurs, sur d’autres lieux qu’ils jugent plus intéressants. Finalement la culture scolaire, c’est-à-dire au sens étymologique la culture de l’attention, se trouve concurrencée par d’autres cultures, issues des pratiques numériques de certains jeunes. Comme le montre Danah Boyd [34], ces pratiques ne sont pas à rejeter dans leur intégralité et elles peuvent constituer des pistes d’apprentissage. Les élèves se plaignent souvent de cette impression de décalage, voire de clivage, et de la difficulté qu’ils éprouvent pour investir ce qui est appris à l’école dans leur sphère domestique et vice versa : c’est ce que démontrent particulièrement les travaux de Cédric Fluckiger [35].
Besoin d’affirmation et sociabilité juvénile
43 Beaucoup de personnes des jeunes générations ne conçoivent pas les objets techniques dans une perspective pédagogique ou d’acquisition d’informations et de connaissances. Ce n’est pas l’objectif premier de l’usage des blogs, des « réseaux sociaux », des messageries instantanées ou du portable. Ce qui est en jeu, c’est la nécessité de s’intégrer et de montrer à la fois sa présence et son apport individuel au sein d’un collectif. Pour autant, il ne s’agit pas d’intelligence collective ou collaborative, mais davantage de sociabilité juvénile. De nombreux adolescents cherchent à se distinguer également de la culture parentale ainsi que de la culture scolaire, dans une démarche souvent essentielle à la construction du jeune adulte. Pour autant, nous ne pouvons adhérer à une vision qui ferait du jeune un individu auto-formé par l’entremise des objets techniques. Il ne faut donc pas confondre les différents besoins des jeunes générations. Les études sociologiques relèvent principalement un besoin d’affirmation, qui repose notamment sur l’exhibition de son capital relationnel [36], ainsi que le désir d’affiliation au groupe [37], partie intégrante de la définition de soi pour beaucoup d’adolescents.
44 Il ne faut donc pas oublier les autres besoins et notamment les besoins d’information qui sont aussi des besoins de formation.
45 Le besoin d’information n’est pas toujours conscient chez les jeunes générations. Deux universitaires hollandais [38] constatent d’ailleurs que la surinformation ne préoccupe pas les jeunes générations. L’intérêt de séparer le bon grain de l’ivraie n’est souvent pas perçu, tandis que la capacité à repérer l’information pertinente s’avère fréquemment difficile car elle suppose en général des connaissances préalables. Finalement, ce n’est pas tant le besoin d’information qui devient préoccupant que son absence. La conscience d’un besoin d’information n’est pas automatique : elle nécessite une prise de conscience.
46 Pour autant, cette distinction entre besoin d’information et besoin d’affirmation de soi est rarement effectuée et l’opposition entre pratiques adolescentes et pratiques scolaires aboutit fréquemment à une remise en cause de l’institution, jugée comme désuète. Pourtant les usages sont parfois éphémères : vouloir adapter la formation à ces derniers n’est pas contribuer à une démarche d’acquisition d’une culture de l’information.
Quand usage ne signifie pas culture
47 Il est fréquent de remarquer que sont associées aux jeunes générations des expressions qui expriment leur intérêt pour les objets techniques : « natifs du numérique », « génération Google », « génération Internet », etc. Cependant, faut-il parler de pratiques, d’usages voire de culture numérique adolescente ? Les trois expressions sont parfois difficiles à distinguer. La pratique recouvre plutôt la finalité, tandis que l’usage se réfère à la manière de faire. Les usages concernent plutôt les outils, les pratiques se réfèrent davantage à l’acte. Pour autant la dichotomie paraît trop stricte avec les objets numériques.
48 La difficulté est encore plus grande en ce qui concerne les jeunes publics. Pouvons-nous parler de pratiques culturelles pour qualifier le fait que de nombreux adolescents tiennent des blogs, type skyblogs ? En effet, l’activité de bloguer représente à la fois un usage d’un outil et une pratique d’écriture. Pour autant, le fait de se livrer à ces activités n’est pas synonyme de la possession d’une culture informationnelle et encore moins d’une culture de l’information. Cette dernière suppose une démarche plus ambitieuse qui repose sur le courage d’exercer notre entendement pour accéder à la majorité. La skholè peut alors se réaliser par une relation qui diffère du simple usage de tel objet technique et qui constitue à la fois une majorité intellectuelle et une majorité technique.
L’état de majorité comme exercice de la skholè
49 Il s’agit donc de s’appuyer davantage sur une « culture technique » comme le suggère le philosophe Gilbert Simondon [39]. Ce dernier revendique le fait que la culture technique implique une relation allant au-delà de l’usage de base. Une telle culture repose sur une forme de compréhension de l’objet technique ; elle permet également d’envisager l’innovation car elle dépasse le seuil de l’intuition, en tant qu’état minoritaire, pour aller vers l’explication scientifique et rationnelle :
Le statut de majorité correspond au contraire à une prise de conscience et une opération réfléchie de l’adulte libre, qui a à sa disposition les moyens de la connaissance rationnelle élaborée par les sciences : la connaissance de l’apprenti s’oppose ainsi à celle de l’ingénieur [40].
51 Ce passage s’opère par l’usage de la raison, de la prise de distance pour tenter de comprendre et de pouvoir en déduire des enseignements. Cet état de majorité est à rapprocher de celui énoncé par Kant dans « Qu’est-ce que les Lumières ? ». La sortie hors de la minorité technique tout comme l’usage majeur de l’entendement nécessite des étapes, des phases, un effort. C’est pleinement le rôle de la skholè en tant que contrôle de soi. Et cet effort passe par l’apprentissage notamment de techniques, tout particulièrement celles de l’écriture et de la lecture, qui permettent de devenir « savant » [41]. C’est cette inscription dans l’exercice de l’écriture et de la lecture qui permet la sortie vers les Lumières et hors des négligences comme le montre Bernard Stiegler :
L’écrivain et le public de lecteurs dont parle Kant sont majeurs en cela que lisant, se lisant, et étant susceptibles d’écrire à tout moment ce qu’ils ont lu, soit pour en poursuivre l’écriture, dans le cas de l’écrivain (…) soit pour écrire un autre livre, ou un article, ou un rapport, ou une note de synthèse, ou un commentaire de texte, dans le cas du lecteur (…), ils accèdent les uns, les autres à la forme critique de l’attention [42].
53 En voie de conséquence, l’exercice de la skholè s’avère d’autant plus déterminant avec les objets numériques qu’elle nécessite différents types de lectures et différentes « littératies ». C’est en cela que cette formation à l’attention dépasse la seule formation aux usages des outils pour aller vers une capacité opérationnelle prête à s’exercer sur l’ensemble des médias. D’où la démarche de la « translittératie » [43] qui cherche à étendre les capacités traditionnelles de lecture et d’écriture à l’ensemble des supports. La difficulté étant de parvenir à ce que les élèves évitent la tentation du zapping et puissent se concentrer suffisamment longtemps pour y opérer une démarche critique. L’attention doit donc s’acquérir. Elle ne saurait être d’emblée opérationnelle : elle implique une progression dans l’apprentissage qui nécessite des efforts et sollicite désormais une variété de supports. Pour accéder à la majorité de l’attention, des cours dédiés à la maîtrise des outils ne peuvent suffire. Des cours destinés à former les élèves à la maîtrise de l’information seront insuffisants s’ils ne sont pas suivis de travaux d’une certaine ampleur, car la formation à l’attention nécessite des temps longs, notamment des projets qui permettent d’observer la progression et les stratégies de recherche et d’analyse [44].
Conclusion
54 L’exercice de la skholè apparaît comme un moyen de faire face à la démobilisation de beaucoup de personnes des jeunes générations en ce qui concerne l’institution scolaire, à condition que cette dernière ne demeure pas dans une logique de captivité [45]. Ces jeunes générations ne sont nullement par nature expertes face à ces objets numériques ; beaucoup de leurs membres s’avèrent au contraire de plus en plus négligents et tentés par un zapping permanent, qui nuit à l’exercice d’une attention longue sur un objet.
55 La formation à l’attention peut constituer une réponse à ces difficultés. Pour autant, il ne s’agit pas d’accentuer la césure entre des pratiques dites « numériques » et des comportements attendus au niveau scolaire. Les outils numériques doivent être pleinement intégrés à l’apprentissage de cette formation à l’attention, dans le but de développer à la fois une culture technique ainsi qu’une culture de l’information qui tend tout autant à devenir une culture de la communication. En effet, il ne s’agit pas de séparer lecture et écriture, qui opèrent de plus en plus conjointement. Former à l’attention, c’est également former à faire attention, non seulement à ce qui mérite une lecture [46] mais également à ce qui nécessite une écriture (blogs, messages, réseaux sociaux, etc.). La formation à l’attention suppose à la fois la discipline personnelle, en tant que prise de soin de soi, et la capacité à veiller sur l’autre. La meilleure réponse aux négligences se trouve dès lors dans l’intelligence, en tant que capacité de lecture de soi (in te legere) et de liaison avec les autres (inter-ligere).
Notes
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[1]
Wainer Lusoli , & Caroline Miltgen , 2009, Young people and emerging digital services. An exploratory survey on motivations, perceptions and acceptance of risk,JRC, European Commission. http://ftp.jrc.es/EURdoc/JRC50089.pdf
-
[2]
Sarah Labelle , 2007, La ville inscrite dans « la société de l’information » : formes d’investissement d’un objet symbolique, Paris, thèse de doctorat en sciences de l’information et de la communication, université Paris IV.
-
[3]
Marc Prensky , 2001 , « Digital Natives, digital immigrants. On the Horizon », NCB University Press, vol. 9, n° 5, October.
-
[4]
Nous avons ainsi pu mener des observations sur un peu plus de 400 collégiens de la sixième à la troisième et une cinquantaine d’élèves de CM2.
-
[5]
Nous avons effectué cette enquête auprès des sixièmes des établissements dans lesquels nous avons exercé. Elle comportait plusieurs questions sur leurs usages en matière de lecture mais également en ce qui concerne les raisons de leurs venues au CDI.
-
[6]
Emmanuel Kant , 1784 , « Was ist Aufklärung ? », in Berliniscbe Monatsschrift,4, pp. 481-494.
-
[7]
Le concept de majorité défini par Kant requiert une capacité d’attention qui repose notamment sur la lecture et l’écriture. Cette volonté de sortir d’un état de minorité s’opère par une sortie hors de la facilité grâce à un effort de concentration et d’appropriation qui est justement celui de la skholè. Il s’agit de parvenir à penser par soi-même en utilisant toute l’étendue de son entendement, en se montrant capable de prendre ses distances par rapport à ceux qui cherchent à dicter les consciences : « Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement (pouvoir de penser) sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable (faute) puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude ! (Ose penser) Aie le courage de te servir de ton propre entendement. »
-
[8]
Go, Henri, 2008, « Problématiser le rapport équité/efficacité dans l’action éducative : la question de l’attention », in Colloque international « Efficacité & Équité en Éducation », université Rennes 2, Campus Villejean 19, 20 et 21 novembre, p. 9.
-
[9]
Vincent Liquète & Yolande Maury , 2007, Le travail autonome - Comment aider les élèves à l’acquisition de l’autonomie, Paris, Armand Colin.
-
[10]
Michel Foucault , 1975, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard.
-
[11]
Le premier sens de skholè désigne l’arrêt avant de se référer aux loisirs consacrés à l’étude.
-
[12]
Bernard Stiegler , 2008, Prendre soin, tome I, De la jeunesse et des générations, Paris, Flammarion.
-
[13]
Ibid., p. 242.
-
[14]
Hayles, N. Katherine, 2007, “Hyper and Deep Attention: The Generational Divide in Cognitive Modes”, MLA Journal, 26 novembre, http://www.mlajournals.org/doi/abs/10.1632/prof.2007.2007.1.187?journalCode=prof
-
[15]
Notre carnet de bord indique de tels cas à chaque séance de recherche d’informations pour des projets type IDD (itinéraires de découvertes). Le phénomène est plus marquant chez les sixièmes du fait de difficultés de lecture. D’ailleurs, la majorité des professeurs-documentalistes considèrent que les difficultés informationnelles proviennent de faibles compétences en lecture. À la question « Selon vous, les difficultés rencontrées par les jeunes générations dans la recherche et l’évaluation de l’information sont principalement la conséquence », plus de 60 % des professeurs documentalistes répondent que c’est avant tout la conséquence de capacités de lecture et d’analyse médiocres. Résultats de l’enquête « culture de l’information », inOlivier Le Deuff , 2009 , La culture de l’information en reformation, vol. 2, Annexes. Thèse de doctorat, université de Rennes 2.
-
[16]
Jacques Derrida , 1979, L’Écriture et la différence, Paris, Seuil.
-
[17]
Rien que l’emploi du mot « document » suscite déjà des difficultés. L’élève ne fait pas toujours nettement la différence entre un document et un documentaire. En clair, il ne perçoit pas souvent les limites du document qu’elles soient physiques ou sémantiques.
-
[18]
Régis Debray , 1995, Vie et mort de l’image. Une histoire du regard en occident,Paris, Gallimard, « Folio ».
-
[19]
Article « Négligence », in Trésor de la langue française informatisé. http://www.cnrtl.fr/definition/n %C3 %A9gligence
-
[20]
Notamment dans le cas de non-lecture de consignes ou d’information.
-
[21]
Yves Le Coadic , 1997, Usages et usagers de l’information, Paris, ADBS, Nathan.
-
[22]
Plusieurs collégiens s’étonnaient d’ailleurs que les enseignants puissent accéder à leurs blogs. Ils n’avaient pas pris conscience de la visibilité de leurs écrits.
-
[23]
Synthèse de l’enquête sur la lecture et les loisirs multimédia des collégien(ne)s et lycéen(ne)s. Enquête « Centre national du livre/Direction du livre et de la lecture » réalisée par Ithaque. Juin 2007. http://www.centrenationaldulivre.fr/. L’enquête montre que ces faibles lecteurs ressentent la lecture comme un obstacle et que l’effort à réaliser correspond souvent à une perte de temps.
-
[24]
Olivier Le Deuff , 2006, « Le document face aux négligences, les collégiens et leurs usages du document », InterCDI, n° 2002, juillet, pp. 87-90.
-
[25]
Claude Poissenot , 2001 , « Penser le public des bibliothèques sans la lecture ? », in Bulletin des bibliothèques de France, n° 46(5), 3 septembre, pp. 4-12. Dans ce travail, il montre que, certes, la lecture est la première raison de venue en bibliothèque, mais le fait que le lieu soit confortable et chauffé s’avère également fortement attirant. Le CDI présente souvent des avantages similaires.
-
[26]
Olivier Le Deuff , 2008 , « De la méfiance à la défiance : analyse informationnelle du mythe du complot », in Revue internationale en intelligence informationnelle. http://www.revue-r3i.net/file/2008_Le_Deuff.pdf
-
[27]
Ertzscheid, Olivier, Gallezot & Gabriel, 2003, « Chercher faux et trouver juste : sérendipité et recherche d’information. », 1re conférence internationale francophone en sciences de l’information et de la communication. 10e colloque bilatéral franco-roumain. Bucarest, juillet. http://archivesic.ccsd.cnrs.fr/documents/archives0/00/00/06/89/sic_00000689_02/sic_00000689.html
-
[28]
William Boyd , 2000, Armadillo: A Novel,Vintage.
-
[29]
Cette dévalorisation est constatable via la diffusion de photos dans des soirées festives ainsi que les « mentions d’état » qui chez les garçons ont souvent un rapport avec la consommation de boissons alcoolisées.
-
[30]
La cyber-intimidation se manifeste par des campagnes de dénigrements ou le fait de colporter des rumeurs sur les réseaux sociaux.
-
[31]
Jacques Perriault , 1992, La logique de l’usage,Paris, Flammarion.
-
[32]
Le terme de sandbag est à comprendre dans le sens de malmener quelqu’un, mais il possède également la signification que l’on trouve au poker et dans les jeux vidéo et qui indique une stratégie pour cacher son jeu.
-
[33]
Dany Hamon , 2008 , « Une nouvelle génération face aux apprentissages scolaires. L’usage d’Internet pour créer du lien », in Actes du colloque « Ce que l’école fait aux individus », p. 1.
-
[34]
Danah Boyd , 2008, “Why Youth (Heart) Social Network Sites: The Role of Networked Publics in Teenage Social Life”, inDavid Buckingham (Ed.), Youth, Identity, and Digital Media,Cambridge, MIT Press, pp. 119-142.
-
[35]
Fluckiger, Cédric, 2007, L’appropriation des TIC par les collégiens dans les sphères familières et scolaires, thèse de doctorat. ENS Cachan, 29 octobre. http://www.stef.enscachan.fr/docs/fluckiger_these_2007.pdf
-
[36]
Céline Metton , 2004 , « Les usages de l’Internet par les collégiens : explorer les mondes sociaux depuis le domicile », Réseaux, vol. 22, n° 123.
-
[37]
François (de) Singly , 2003, Les uns avec les autres : quand l’individualisme crée du lien, Paris, Armand Colin.
-
[38]
Wim & Veen Ben Vrakking , 2006, Homo Zappiens: growing up in a digital age, London, Network Continuum Education.
-
[39]
Gilbert Simondon , 1958, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier.
-
[40]
Ibid., p. 84
-
[41]
« J’entends par usage public de notre propre raison celui que l’on en fait comme savant devant l’ensemble du public qui lit. » in Kant, Emmanuel, op. cit.
-
[42]
Stiegler, Bernard, op. cit., p. 48.
-
[43]
Le projet de la transliteracy est mené par Sue Thomas qui s’inspire du groupe de travail transliteracy project dirigé par le chercheur américain Alan Liu et auquel participe Katherine Hayles, Thomas Sue et al.,2007 , “Transliteracy: Crossing divides. First Monday”, vol. 12, n° 12, 3 December. http://firstmonday.org/htbin/cgiwrap/bin/ojs/index.php/fm/article/viewArticle/2060/1908
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[44]
C’était justement l’objectif du projet historiae que nous avions monté avec une classe de troisième où il s’agissait d’effectuer des recherches d’informations sur des sujets volontairement polémiques afin de travailler à l’évaluation de l’information et à sa restitution sur un blog dédié. Olivier Le Deuff , 2009 , « Historiae : la culture de l’information en action », Les Cahiers pédagogiques, n° 470. http://www.cahiers-pedagogiques.com/spip.php?article4227
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[45]
La logique de la captivité consiste à appliquer des règles horaires, des emplois du temps pour cadrer la journée de l’élève. C’est cette logique que dénonce Foucault en considérant que cette maîtrise des corps est similaire à la démarche carcérale. La captation de l’attention est différente en cela qu’elle cherche à susciter l’intérêt de l’élève sans pour autant utiliser des stratégies d’enfermement. Cela implique des perspectives de formation qui ne soient plus cantonnées au seul lieu scolaire.
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[46]
Nous nous reportons ici à la définition du texte d’Yves Jeanneret. Yves Jeanneret , 2000, Y a-t-il vraiment des technologies de l’information ?,Presses universitaires du Septentrion.