Notes
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[1]
Quignard, Pascal, 1990, Albucius, POL, p. 13.
-
[2]
Gripic (Groupe de recherches interdisciplinaires sur les processus d’information et de communication), laboratoire de recherche du Celsa, Université Paris IV – Sorbonne | http://www.celsa.fr/recherche-gripic.php |.
-
[3]
Yves, Jeanneret 2008 , Penser la trivialité, la vie triviale des êtres culturels, vol. 1, Hermès-Lavoisier.
-
[4]
Perec, Georges, 1989, L’infra-ordinaire, Seuil. Urbain, Jean-Didier, 2003, Ethnologue mais pas trop, Ethnologie de proximité, voyages secrets et autres expéditions minuscules, Payot, « Petite Bibliothèque ». Bégout, Bruce, 2003, Lieu commun. Le motel américain, Allia ; —, 2005, La découverte du quotidien, Allia. Jost, François, 2007, Le culte du banal. De Duchamp à la télé-réalité, CNRS éditions. Morel, Christian, 2007, L’enfer de l’information ordinaire, Gallimard. Schütz, Alfred, 2007, Essais sur le monde ordinaire, Le félin, « Poche – Kiron ». Macherey, Pierre, 2009, Petits riens. Ornières et dérives du quotidien, Le bord de l’eau éditions.
-
[5]
Gaston, Bachelard 1976 , L’air et les songes. Essai sur l’imagination du mouvement, Éditions José Corti, [1943], p. 8.
-
[6]
Roland, Barthes 1985 , « Éléments de sémiologie », L’aventure sémiologique, Seuil, « Points » n° 219, p. 83.
-
[7]
Henri-Charles, Puech 1978 , En quête de la gnose, La gnose et le temps et autres essais, vol. 1, Gallimard.
-
[8]
François, Jullien 2009 , Les transformations silencieuses, Chantiers 1, Grasset.
-
[9]
Ibid., p. 17.
-
[10]
Emmanuël, Souchier 1999 , « Histoires de pages et pages d’histoire », L’aventure des écritures. La page, Anne Zali (sous la dir. de), Bibliothèque nationale de France, p. 23.
-
[11]
Roland, Barthes 2002 , Le Neutre. Cours au Collège de France (1977-1978), texte établi et présenté par Thomas Clerc, Seuil-IMEC, p. 254.
-
[12]
J.-P. Dumont , cité par Barthes, ibid., p. 254.
-
[13]
Ibid., p. 253.
-
[14]
Yves, Jeanneret Emmanuël, Souchier 1996 , « Légitimité, liberté, providence. La reconnaissance du politique par les médias », Recherches en communication, n° 6, pp. 145-166.
-
[15]
Le terme de croyance est ici mobilisé selon la définition qu’en propose Michel de Certeau : « j’entends par “croyance” non l’objet du croire (un dogme, un programme, etc.), mais l’investissement des sujets dans une proposition, l’/acte /de l’énoncer en la tenant pour vraie, autrement dit une “modalité” de l’affirmation et non pas son contenu ». De Certeau, Michel, 1990, L’invention du quotidien. Arts de faire, Seuil, « Folio essais », tome 1, chap. XIII, p. 260.
-
[16]
Gaston, Bachelard op. cit., p. 8.
-
[17]
Nous reprenons le terme d’« encyclopédie » mobilisé par Umberto Eco dans son analyse de la coopération textuelle du lecteur. L’encyclopédie intègre notamment un dictionnaire de base, des sélections contextuelles et circonstancielles, un hypercodage stylistique et rhétorique, des inférences de scénarios communs et intertextuels, des hypercodages idéologiques susceptibles d’intervenir « pour déterminer le niveau de lecture ». Eco, Umberto, 1990, Lector in fabula, Grasset, « Figures », [1985], p. 109.
-
[18]
Paul, Veyne 2003 , Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Seuil, p. 127.
-
[19]
Ibid.
-
[20]
« Une fois qu’on est dans un de ces bocaux, il faut du génie pour en sortir et innover », ibid.
-
[21]
Roland, Barthes 1963 , « Histoire ou littérature ? », Sur Racine, Seuil, [1960], pp. 147-167.
-
[22]
Ibid., p. 167.
-
[23]
Ibid., p. 166.
-
[24]
Au sens où l’entend Yves Jeanneret, Penser la trivialité, op. cit.
-
[25]
En formulant ses recommandations pour la constitution d’un corpus sémiologique, Barthes écrit qu’il « doit être assez large pour qu’on puisse raisonnablement espérer que ses éléments saturent un système complet de ressemblances et de différences ; il est sûr que, lorsque l’on dépouille une suite de matériaux, au bout d’un certain temps, on finit par rencontrer des faits et des rapports déjà repérés (…) ; ces “retours” sont de plus en plus fréquents, jusqu’à ce qu’on n’en découvre plus aucun matériau nouveau : le corpus est alors saturé ». Barthes, Roland, Éléments de sémiologie, op. cit., pp. 80-82.
-
[26]
Le mois de mars a été préféré au mois de février en raison de « la crise aux Antilles » qui occupait alors une large part de l’espace médiatique. Bien qu’il se soit agi d’une crise globale, elle concerne des territoires périphériques ayant une histoire singulière et un système dont les dysfonctionnements sont antérieurs à la crise financière et économique analysée, les deux entretenant néanmoins des relations étroites.
-
[27]
Télérama, Télé 7 jours, TV Magazine, Télé Obs, Public, VSD, Paris Match, Gala, Femme actuelle, Elle, Madame, Marie France, Vogue, L’Équipe Mag, GQ, Numéro, Vogue, Beaux Arts, Art press, AD, Bricoler, Tips.
-
[28]
Michel, De Certeau 2005 , « L’histoire n’est jamais sûre », La possession de Loudun, Seuil, « Folio histoire », [1970], p. 15.
-
[29]
Angé, Caroline, 2007, La question du sens : écrire et lire le fragment. Du texte à l’hypertexte, Thèse de doctorat en SIC, Université Paris 13, décembre 2005 ; —, 2007, « Le fragment comme forme texte : à propos de Fragments d’un discours amoureux », Communications & langages, n° 152, pp. 23-34.
-
[30]
Pascal, Quignard 1995 , Rhétorique spéculative. Petits traités, Calmann-Lévy, p. 13.
« Nous sommes fous et c’est le langage qui nous a faits fous. »
1 Depuis de nombreuses années déjà, des chercheurs du Gripic [2] travaillent sur la circulation des formes et des représentations, sur les modalités de production et d’élaboration de l’information… sur ce phénomène de circulation des idées dans la société qui, pour paraître d’une apparente banalité, ne s’en avère pas moins être fort complexe. Un domaine de recherche qu’Yves Jeanneret a justement appelé « la vie triviale des êtres culturels », ces « êtres culturels » qui, lorsqu’ils traversent les espaces sociaux, « se transforment et se chargent de valeurs » [3].
2 Les travaux de recherche du Gripic s’inscrivent toujours dans un contexte déterminé et répondent la plupart du temps à des « appels à recherches » formulés par des organismes publics ou privés. Et lorsque nous reprenons les problématiques formulées dans ces « appels », c’est qu’elles trouvent un écho singulier dans les programmes ou les travaux de recherche fondamentale que nous menons sur des durées plus longues que celles qui nous sont alors imparties, mais qui sont néanmoins vitales pour l’élaboration théorique.
3 Notre approche de « la crise » répond ici à une sollicitation formulée par une agence de communication, l’agence Enjoy, qui cherchait à comprendre quelles sont les transformations supposées de valeurs, d’attitudes ou de comportements « en germe » dans le phénomène de « la crise » et dans les mutations qu’elle est susceptible de générer. L’objectif de l’agence consistait à apporter, dans un deuxième temps — et après interprétation des travaux des chercheurs —, des éléments de réponse à ses clients dans leur entreprise de conquête et de fidélisation de leurs cibles respectives.
4 Si une telle approche prospective et opérationnelle menée par une agence de communication n’est pas compatible avec les exigences, les pratiques et les temporalités de la recherche fondamentale, elle offre en revanche l’occasion à des chercheurs du Celsa de travailler, à travers l’exemple de « la crise », sur une question communicationnelle privilégiée au Gripic. Et c’est bien entendu sur la circulation des formes et des représentations, les modalités d’élaboration, de production et d’appropriation de l’information que nous nous sommes penchés.
5 Comment circule la notion de crise, cet « être » complexe, polymorphe et mouvant, qui est en train d’émerger et de se fixer dans les discours et, plus précisément encore, à travers et par les discours médiatiques ? De multiples questionnements, d’infinies possibilités d’investigations et de terrains sont envisageables pour avancer sur ce thème. À partir de la problématique fondamentale de la circulation des formes et des imaginaires, l’angle choisi a été celui de la réification de la crise par l’écriture médiatique ; autrement dit, de son élaboration intellectuelle à travers la matérialité concrète et symbolique des médias. Notre choix était donc de nous situer aux origines mêmes de la formation de l’opinion ou plus exactement des opinions, car la singularité du terme supposerait un écrasement des différentes perceptions et appropriations individuelles ou collectives qui ne va pas de soi. Il convenait donc de revenir sur l’ancrage infra-ordinaire [4] des termes, des expressions ou métaphores analysés car, « à propos de toute image qui nous frappe », comme le remarque fort justement Bachelard, « nous devons nous demander : quelle est la fougue linguistique que cette image décroche en nous ? comment la désancrons-nous du fond trop stable de nos souvenirs familiers » [5]?
6 Au fond, en analysant l’émergence de la notion de « crise », c’est la naissance d’un concept idéologique contemporain que nous avons travaillé. Et notre attention s’est très tôt focalisée sur le fait que la crise n’avait d’existence possible en tant que notion qu’à travers ce que les hommes pouvaient en dire, en écrire, à travers leur production médiatique.
7 Le concept de « crise » n’existe en effet qu’en ce qu’il a pu être écrit, réifié dans le discours qui lui a donné une existence tangible ; il est cet « être culturel » produit par les médias, qui circule dans la société et qui, à un moment donné, croise les imaginaires, les inquiétudes ou les espoirs, parvenant à se cristalliser un instant dans le fil du discours et de l’histoire. En cela, la question que nous posons dépasse largement la simple période sur laquelle nous avons travaillé. Elle n’est qu’un temps situé qui sera à son tour repris, reformulé, et qui subira les inévitables métamorphoses liées à la circulation des idées dans la société.
8 Dans le prolongement de cette compréhension matérialiste des phénomènes de communication, il était logique de postuler qu’au-delà de la « notion de crise », c’était « la crise » elle-même qui était ainsi réifiée à travers les discours médiatiques. Autrement dit, la crise n’existait qu’en ce qu’elle était écrite, qu’en ce qu’elle était dite ; la prise de conscience, la conceptualisation et l’existence des faits eux-mêmes n’ayant pour l’homme d’existence tangible qu’à travers les faits de langage. Ces faits de langage ont pour vertu de faire accéder le non-dit ou l’informulé à la conscience, de révéler — au sens photographique du terme — cet « être » qui prend alors figure et peut ainsi être pleinement appréhendé. Mais si « dire la crise » revient à la faire exister, la dénomination, le fait de lui attribuer un nom, n’est qu’un temps de l’activité intellectuelle qui n’offre pas encore la résolution espérée de la crise en question. Il ne s’agit évidemment pas ici de dénier l’existence même des questions économiques et sociales associées au terme de crise, mais bien de s’interroger sur ce qui permet d’appréhender ces difficultés en les désignant à notre tour comme des manifestations singulières de la crise, voire en montrant en quoi elles en sont constitutives.
9 Au fil du processus de médiatisation s’élabore la prise de conscience d’un figement, d’une rupture, car la notion même de crise intègre l’idée implicite d’une conjoncture dans laquelle elle se situe, d’une conjoncture souvent non dite qui postule l’existence d’un avant et d’un futur. L’arrêt précède la prise de conscience ; le retour réflexif devient prophétie, récit, fiction, production d’un imaginaire. Le premier constat pose donc une question relative au temps. C’est là du reste, pour Roland Barthes, la finalité essentielle de la démarche sémiologique : « le but peut-être essentiel de la recherche sémiologique (…) est précisément de découvrir le temps propre des systèmes, l’histoire des formes » [6]. Voilà pourquoi notre travail a notamment consisté à tenter de cerner les caractéristiques de cette « forme » singulière qu’est la crise au temps qui était le nôtre ; temps qu’il conviendrait désormais de confronter à la démarche historique et « chrono-comparatiste ».
10 On notera toutefois que la proposition de Barthes pose un impensé radical, celui du temps ou, plus exactement, celui de la pensée réflexive du temps dans lequel s’inscrit l’énonciateur. En effet, écrivant cela, Roland Barthes n’évoque pas la nature du cadre temporel de la pensée dans laquelle il se situe, il la laisse aux bons soins des cadres institués de la pensée infra-ordinaire. Autrement dit, il se conforme à la conception temporelle de la culture dans laquelle il déploie son énonciation sans avancer le moindre regard réflexif ou critique susceptible de remettre en cause le cadre temporel instituant et les conséquences qu’un tel cadre peut entraîner dans son propre raisonnement.
11 Poser la question en ces termes revient tout à la fois à l’extraire des cadres impensés de l’infra-ordinaire et à la situer en culture, car la conception que nous nous faisons du temps — aussi bien que de l’espace, du reste — plonge ses racines au plus profond de notre culture. Cyclique chez les Grecs, comme l’explique fort justement Henri-Charles Puech [7], la conception du temps dont nos sociétés ont hérité est en revanche linéaire. Et c’est sur ce temps chrétien, dessiné à partir de la personne du Christ, sur ce temps linéaire pourvu d’un « avant » (le judaïsme) et d’un « après » (l’Apocalypse), que se sont forgées la pensée occidentale, l’histoire ainsi que la philosophie de l’histoire. Le temps historique, fondé à partir d’un point de vue religieux, définit un repère mythique d’autant plus important au regard de l’imaginaire de nos sociétés qu’il suspend un temps « zéro » sur une ligne infinie. La valeur symbolique de ce chiffre singulier, « élément absorbant » au sens arithmétique du terme, borne de façon absolue l’art de mesurer le temps qui rythme et rationalise ce que l’homme jamais ne pourra maîtriser, la « fuite du temps », précisément. Située en histoire, la perception temporelle que nous avons de « la crise » est donc tributaire de ces « cadres instituants » de la pensée qui nous contiennent, à l’origine même de l’élaboration de la pensée. Or, c’est en cet espace précis — celui du temps — que se noue la question de la perception de « la crise ».
12 François Jullien évoque pour sa part l’idée selon laquelle la pensée occidentale, héritière de la philosophie grecque, opère en découpant dans le « temps » des zones, qu’elle peut ainsi appréhender sous l’espèce de « formes » déterminées [8]. En percevant de la sorte un processus de changement, de vie, la pensée peine à appréhender ce processus dynamique et fluide. Atteignant ses propres limites, elle se limite un champ de compétence en figeant le mouvement, mais ce faisant, elle échoue « à capter cet indéterminable de la transition » qui « ne se démarque jamais suffisamment pour être perceptible » [9]. La dénomination de cet arrêt d’intelligibilité par le terme de « crise » est en quelque sorte l’acte de baptême de cette réification, le repli sur notre perception temporelle d’une réalité d’un autre ordre dont les dynamiques échappent à une seule appréhension logique. La dénomination donne une forme préhensible et la rend dès lors compréhensible, mais de ce fait elle en arrête la dynamique, le temps, justement, ce flux vital. La crise n’est pas un « en soi » d’un moment donné, elle apparaît dans les discours médiatiques comme un construit, comme un « être culturel » vivant, inscrit dans une fluidité temporelle.
13 La suspension nécessaire du mouvement qu’opèrent les acteurs (éditorialistes, journalistes, internautes, citoyens…) est ainsi celle de sa compréhension ; c’est une épochè vertigineuse, c’est-à-dire une suspension du jugement des experts habituels ainsi que des individus fondés à ausculter la société et à porter le diagnostic. Le flux médiatique continue à se déployer, mais il y a une trêve du jugement au profit du questionnement. La parole se fait humble et indécise, l’échec interprétatif marquant dans le même temps le signal de la réussite performative de la crise : s’énonçant, elle se réalise.
14 Chez les sceptiques grecs, l’épochè était une suspension du jugement, stade nécessaire avant d’atteindre l’ataraxia, la paix de l’âme. L’épochè actuelle n’agit pas autrement qui formule une réponse à un désir de compréhension ou du moins qui, à un besoin de réponse, donne au moins à exister le concept de « crise » et, par là même, apaise. Écrire la crise, lui donner un nom, c’est aussi parvenir à sortir du chaos proprement incompréhensible — de l’angoisse originelle du tohu-wa-bohu de la Genèse —, autrement dit, c’est se donner un cadre, une « page », au sens anthropologique du terme [10], pour sortir de l’innomé de l’inconnu tant redouté des hommes. L’épochè médiatique est ce temps où le temps se tait ; ce temps où il se fait espace — immobile, comme suspendu au-dessus des flots —, s’offrant ainsi au regard des citoyens médusés, révélant — dans l’arrêt même — ces ordres d’ordinaire absorbés par le flux, la vitesse et le pouvoir.
15 « Écrire la crise », c’est aussi lui donner une représentation compréhensible et répondre à l’acatalepsie exprimée par les citoyens. L’acatalepsie, comme le note Barthes, c’est le « “je ne comprends pas” : akalèptô : (je ne saisis pas) » [11]. Mais face à cette situation d’acatalepsie engendrée par « la crise » et énoncée pas les citoyens (l’autre formule de l’acatalepsie est : « je manque d’une représentation compréhensive » [12]), la réponse médiatique est paradoxale en ce qu’elle brise nécessairement le silence, l’état d’épochè. Écrire « la crise », la dire, c’est la figer paradoxalement dans le bruit des interprétations possibles. C’est, à l’angoisse de l’inconnu, répondre par les bruits inaudibles des possibles ou la fureur médiatique du phatique : oui, nous sommes là, nous parlons, nous en parlons, nous l’écrivons… nous exprimons ainsi l’angoisse par le seul fait de vivre « la crise » à travers l’échange des énoncés qui lui donnent une consistance. Le remède comprend aussi son poison et la réflexion doit alors se diriger vers les enjeux politiques des modalités d’expression médiatiques.
16 Barthes soulignait déjà notre intolérance à l’égard de l’épochè : « Ce qui (m’)empêche de vivre l’épochè comme un “équilibre”, c’est qu’en fait elle subit fatalement une dramatisation, dans la mesure où le monde ne la tolère absolument pas, la refuse radicalement (radicalement veut dire : ne la comprend pas) : objet, je crois, d’un refoulement farouche. Ce que la “société” ne tolère pas » [13]. Le « monde », pour reprendre l’expression de Barthes, ne comprend pas que l’on ne comprenne pas et que l’on soit suspendu à cet arrêt inconcevable de l’incompréhension. Les interprètes — « inter-prêtres » contemporains du politique [14] — auraient-ils déserté la chaire du sens divin qu’ils occupent d’ordinaire dans les médias ? L’akalèptô relève à son tour du scandale, car l’incompréhension n’entre pas dans les cadres de tolérance de la pensée contemporaine ; elle n’est, au sens propre du terme, pas « comprise ».
17 Dans les discours médiatiques que nous avons analysés, les énonciations plurielles prolifèrent, se croisent, s’hybrident, se renforcent… et la crise se crée en se disant. Elle prend la forme des prophéties auto-réalisatrices qui puisent leur force dans les croyances [15] sur lesquelles elles se sont fondées. C’est une énonciation complexe, car la crise cristallise un imaginaire traversé de multiples impensés et d’innombrables interprétations. Elle se lit en creux dans les fictionnalisations qui lui sont associées. La mettre en récits, c’est l’appréhender, la comprendre, étymologiquement « la prendre avec soi » et la « donner à entendre » à l’autre. Dans L’air et les songes qu’il définissait comme un Essai sur l’imagination du mouvement, Gaston Bachelard écrivait qu’une « image qui quitte son principe imaginaire et qui se fixe dans une forme définitive prend peu à peu les caractères de la perception présente. Bientôt au lieu de nous faire rêver et parler, elle nous fait agir » [16].
18 Dans l’ordre des médias, l’action est discursive, l’effet avant tout cathartique. Le récit est l’accompagnement vers un ailleurs. S’il permet d’appréhender le passé, il est promesse d’un futur. La pluralité des énonciations illustre autant la prégnance de la cristallisation des imaginaires autour de « la crise » que la créativité médiatique qu’elle stimule. Cette créativité évoque l’hétérogénéité mais aussi l’instabilité du vivant, toujours en mouvement. Elle circule entre les diverses postures de multiples énonciateurs qui valorisent diversement la crise perçue, annoncée, réappropriée. Cet état instable — postulat du vivant, c’est-à-dire du complexe — laisse entrevoir l’ampleur de la perte collective des repères, partant, l’ampleur de l’inquiétude qu’il est susceptible d’instiller.
19 La nécessité vitale du recours à un mode de pensée remettant en cause les certitudes et les fondements arrêtés (cadres instituants culturels, idéologiques, scientifiques…) marque le désarroi des systèmes de pensée contemporains confrontés à des phénomènes impensés. Le premier acte — salutaire, sans doute — a donc été celui qui a consisté à dire, à écrire « la crise ». Et cet acte d’énonciation plurielle a une vertu primordiale en ce qu’il refonde une pensée politique et qu’il interroge, à nouveau, l’espace public.
20 Telle qu’en elle-même produite par les médias, la crise permet l’expression d’énonciateurs déterminés par leur « encyclopédie » [17]. Une expression pétrie de leurs savoirs, de leurs idéologies, de leurs expositions aux médias. Ce savoir et cette idéologie sont issus de l’expérience, des échanges sociaux, de l’acquisition des connaissances. On touche ici à un aspect délicat de la circulation des idées puisque la fréquentation des médias participe de la formation même de « l’opinion » ; les journalistes et autres pourvoyeurs d’informations ne pouvant, bien entendu, pas échapper à ce processus.
21 Afin d’en faciliter l’appréhension, nous avons donné une forme schématique à cette énonciation polyphonique qui peut être interprétée comme organisée à partir de la résonance forte d’une contrariété dynamique entre critique et fatalisme.
Modélisation de la « suspension » énonciative liée à la crise
Modélisation de la « suspension » énonciative liée à la crise
22 Si l’on prolonge ce « parcours du sens » dans la tradition greimassienne, la relation de contradiction à partir de chacun des termes critique et fatalisme (plan horizontal) permet d’introduire des nuances et d’aboutir à une noncritique qui conduit elle-même à l’acceptation et un nonfatalisme assimilable à l’action (plan vertical). Cette modélisation empruntée, quant à sa forme, à la pratique du « carré sémiotique » n’a surtout pas prétention à dresser le schéma des modalisations de la crise, mais à donner à voir provisoirement les positions caractéristiques des énonciations rencontrées dans les récits de crise que nous avons analysés. Ces positions ne sont pas assimilables à des personnes types ou des types de récits, elles sont en revanche les marqueurs de dynamiques fortes qui traversent les récits médiatiques (paroles vernaculaires des internautes, éditoriaux, articles de la presse magazine). Nous les avons saisies dans les isotopies les plus prégnantes des discours, aboutissant à une sédimentation exposée dans ce schéma. En organisant de façon cohérente les parcours signifiants à partir des oppositions, cette sédimentation facilite la lecture des discours hétérogènes observés. Un tel « parcours du sens » permet de mettre au jour des « mondes possibles », des interprétations de la crise qui conduisent à des valorisations et des attitudes : impuissance, résignation, composition ou transformation.
23 Cette mise en ordre passagère a des vertus heuristiques et didactiques évidentes. En nous détachant de l’orthodoxie de la lecture du « carré sémiotique », elle nous permet notamment d’aménager le schéma en y introduisant l’idée centrale de suspension.
24 Dans les énoncés et les énonciations, certains thèmes et certaines prises en charge du discours par les locuteurs traduisent un désarroi, un arrêt du jugement, un trouble. Nous avons représenté ce point à la croisée des parcours du sens sur nos axes structurants des discours. Il ne s’agit pas là de nier la mise en cohérence établie précédemment, mais de faire état de la suspension liminaire qui préside au choix d’une évaluation et d’une interprétation de la crise. Les énonciations sur la crise sont effectivement marquées par cette épochè. Sa représentation dans le schéma illustre l’herméneutique de ce temps de « crise » : le grand mystère avant la révélation du sens attribué par les énonciateurs. Le vocabulaire employé convoque des registres volontairement liés à la croyance afin de souligner l’importance qu’elle joue dans les interprétations du monde et des textes ; la « densité » de ces champs sémantiques étant à la hauteur des moyens rhétoriques mis en œuvre pour les modeler.
25 Aussi diverses soient-elles, les énonciations convergent vers la réification d’un objet commun, « la crise » cet « objet » qu’elles mettent en suspension. On peut à ce titre faire un parallèle entre cette fictionnalisation contemporaine et les mythes antiques analysés par Paul Veyne. L’auteur évoque en effet une « imagination constituante », précisant que « ces mots ne désignent pas une faculté de la psychologie individuelle, mais désignent le fait que chaque époque pense et agit à l’intérieur de cadres arbitraires et inertes » [18]. La définition que donne Paul Veyne est très proche de ce que nous appelons nous-mêmes les « cadres instituants » de la pensée et de la communication, lesquels présentent, entre autres caractéristiques fondamentales, de s’inscrire dans l’ordre de l’infra-ordinaire et de reposer sur un impensé radical de leur existence propre. Paul Veyne a ce constat lapidaire et éclairant : « quand on ne voit pas qu’on ne voit pas, on ne voit même pas qu’on ne voit pas » [19].
26 Mais cet aveuglement ne peut être pris à mal par principe ou de façon systématique. On ne peut pas, en effet, porter en permanence un regard réflexif sur ses propres conditions d’énonciation. Une telle attitude confinerait rapidement à la schizophrénie. En revanche, la réflexivité est un cadre nécessaire aux prémisses de la réflexion, une posture préalable indispensable à toute pratique de recherche.
27 Le chercheur n’échappe effectivement pas au constat d’« enfermement ». Il agit lui aussi — par la force des choses — dans les cadres institués de sa propre pensée (le fameux « bocal » dont Paul Veyne parle non sans humour [20]). Si le chercheur a notamment pour mission d’interroger et de remettre en cause ces « cadres instituants », c’est précisément parce les conditions même de validité et de validation de ses propos reposent sur l’exposé de ces prémisses. À défaut d’être envisagée sous les auspices de la « scientificité », la question mérite au moins d’être posée en termes d’éthique.
28 Quoi qu’il en soit, s’il a le devoir d’expliciter les conditions de son énonciation, le chercheur a également pour mission d’en faire un préalable éditorial afin d’éclairer son public. Dans un texte à vocation littéraire sans doute peu fréquenté par les sémiologues, mais qui transcende allègrement les frontières des disciplines institutionnelles par sa pertinence épistémologique, Barthes évoque le statut et la posture du critique que l’on voudra bien ici prendre sous les traits du chercheur et du scientifique [21]. D’une part, écrit-il, le critique doit assumer sa subjectivité et reconnaître qu’il « est lui-même un être pleinement subjectif, pleinement historique » [22]. De l’autre, il doit s’astreindre à une « première règle objective » qui « est ici d’annoncer le système de lecture, étant entendu qu’il n’en existe pas de neutre » [23]. Le spectre idéologique de la « neutralité » discursive que chérissent nombre de scientifiques et de journalistes trouve ici sa juste fin.
29 Comme tout citoyen, le chercheur est effectivement « un être pleinement subjectif, pleinement historique ». Et s’il est agi par l’histoire, il en est également acteur. En saisissant « la crise » comme objet de recherche, nous entrons donc à notre tour dans le mouvement dynamique de sa trivialisation [24]. Aussi convient-il, pour nous aussi, de livrer les cadres méthodologiques qui ont présidé à notre analyse en tentant d’en spécifier les limites.
Méthodologie et limites
30 Il importe tout d’abord de souligner que notre analyse a été réalisée à partir d’un ensemble de corpus médiatiques. Dans le cadre de cette approche d’ordre communicationnel, nous nous sommes intéressés à la production de différentes configurations discursives produites dans des médias de natures distinctes.
31 Le choix d’une méthodologie « ouverte » a été retenu de façon à favoriser l’émergence des aspects manifestes et de ceux qui sont en germes dans les représentations de cette crise dans les discours médiatiques. Trois corpus complémentaires et leurs méthodologies ont été élaborés pour cerner et faire émerger les représentations de la crise et les dynamiques qui les sous-tendent. Ces corpus ayant été traités jusqu’à « saturation » [25]. Pour toutes ces méthodologies, l’analyse a porté sur l’énonciation du terme « crise » en synchronie, sur une période donnée : le mois de mars 2009 [26].
32 La première méthodologie est une analyse sémio-linguistique portant sur un corpus représentatif de la doxa relayée dans les éditoriaux des grands organes de presse.
33 Il s’agissait de recueillir les discours d’accompagnement de la crise émis par les politiques, les médias et les citoyens. Nous entendons par là les discours qui décrivent, commentent, expliquent « la crise » en même temps qu’ils prennent position, débattent entre eux et essaient d’influencer les représentations collectives.
34 Le travail s’est effectué à partir de la base de données Europresse sur un corpus réunissant les articles dont les titres comportaient le mot « crise » et qui ont été publiés dans des quotidiens (Les Échos, Libération, Le Figaro, Le Monde), des hebdomadaires type newsmagazine (L’Express, Le Nouvel Observateur, Le Point) et des magazines référents de la presse économique (Capital, Challenge, L’Expansion).
35 Cette triple périodicité permet une modalisation du rapport à l’actualité qui joue un rôle de tamis vis-à-vis de l’événement singulier et permet de saisir des tendances thématiques davantage structurelles que conjoncturelles.
36 L’analyse sémio-linguistique de ce corpus visait à repérer :
- - les procédés rhétoriques et les structures logiques de ces argumentations avec leurs figures, mais aussi leurs tensions, leurs oppositions et leurs paradoxes éventuels ; comment se construisent la ou les « vérités de crise » ? ;
- - les créances sous-jacentes et leur hiérarchisation dans le système doxique de la « crise » (c’est-à-dire l’ensemble des opinions communes relatives la « crise ») à un comportement social selon leur nature (préjugés, maximes, opinions, clichés, mythes) ; comment se manifeste l’évolution du système de valeurs selon leurs positions axiologiques (morale, logique, économique, sociale) ? ;
- - l’attribution des rôles entre les différents acteurs de la crise et l’inscription dans le temps et l’espace, ce qui construit « l’histoire de la crise ».
38 Par ailleurs, une analyse sémio-linguistique du champ sémantique de la crise a été menée sur un corpus « décalé ».
39 Une analyse sémantique et lexicologique autour du sème de « crise » a mis au jour le champ sémantique défini par les autres termes et expressions pouvant la désigner. Ce travail définitionnel préalable a été suivi d’une analyse d’un corpus de presse conséquent, volontairement très ouvert, regroupant : presse quotidienne « payante et gratuite », « news », presse télé, presse culturelle, presse people, magazines féminins, masculins, presse spécialisée (déco, anti-crise…) [27]. Au sein des catégories retenues, les publications ont été choisies en fonction de leur visibilité et de l’importance donnée à la crise. L’analyse a été menée en tenant compte de la circulation et de l’emploi du terme dans les discours ordinaires au sein de l’espace social, mais également en tenant compte des images qui accompagnent ces usages.
40 L’analyse de ce corpus permet de saisir par le détour les représentations liées à la crise et aux évolutions qu’elle pourrait avoir induites. Ce processus indirect favorise l’approche de l’implicite, des représentations circulantes émergentes, la saisie de l’imaginaire en formation. C’est en fouillant ces discours ordinaires, du frivole à l’existentiel, avec ce qu’ils charrient de banal et d’essentiel, que nous pouvons faire émerger les représentations de la crise et ce qu’elles portent « en germe » en termes d’attitudes, de comportements, de valeurs. L’ensemble des éléments du corpus a été analysé : de l’éditorial au courrier des lecteurs en passant par les articles de fond et les publicités.
41 Le regard a plus particulièrement porté sur les textes évoquant les termes de « crise », « anti-crise », « après » et « post-crise » et leurs dérivés, tout en prenant en compte les images récurrentes associées à ces termes (comme un type de couleurs par exemple).
42 Enfin, ces deux investigations ont été complétées par une analyse des discours tenus par les consommateurs et citoyens sur Internet. Ce corpus devait permettre de recueillir les paroles « obliques » d’internautes amateurs, consommateurs et citoyens au sujet de la crise. Le but était de saisir des paroles qui soient représentatives des valeurs sous-jacentes aux discours relatifs à la crise. Les discours institutionnalisés ou construits avec une intention sous-jacente (à des fins lucratives ou idéologiques) ont été écartés. L’analyse s’est concentrée sur des modes d’expression libre. Il s’agissait donc de recueillir des réactions spontanées et souvent anonymes relatives à un article ou à un post (billets et thèmes de discussion), dans le cadre de forums d’expression ou de regroupements sur des sites communautaires ou des réseaux sociaux. Ce corpus rassemble à la fois les discours pour lesquels le thème de la crise est central comme ceux qui ne l’abordent que de manière anecdotique ou secondaire.
43 Les supports d’expression ont été choisis pour leur valeur illustrative ou leur originalité, mais aussi en fonction du nombre de réactions et commentaires qu’ils ont suscités. Ils ne sont pas antérieurs à mars 2009 (sauf une exception).
44 Le « cœur du corpus » a été constitué à partir de quatre catégories : forums populaires, sites de réseaux sociaux (la crise et le phénomène communautaire), sites de consommation et sites « tournants dérisoires » centrés sur la crise médiatisée par l’humour (abordés dans ce dossier).
45 Sur la base de ces contextes diversifiés de prise de parole, l’analyse a eu pour objet central les discours produits par les internautes au sujet de la crise. De manière ponctuelle pour chacun des sites du corpus, il a donc été question d’identifier la diversité des postures discursives des internautes par rapport aux différentes constructions dont l’objet « crise » fait l’objet dans les échanges en ligne. Au fil des prises de parole recensées, deux « focus analytiques » ont été envisagés. Dans un premier temps, l’étude systématique des choix lexicaux, des stratégies argumentatives développées par les internautes et leurs propres mises en récit de la crise ont été au centre de l’analyse. Ces éléments invariants, considérés dans leur contexte, permettent en effet de répertorier une série typologique d’appropriations de la crise par la parole des internautes. Dans un deuxième temps, et afin d’effectuer un focus sur les valeurs latentes liées à la crise actuelle ou portant plus explicitement sur l’« après-crise », l’étude en détail des marques axiologiques, c’est-à-dire des valeurs des discours analysés, s’est avérée nécessaire pour cartographier une série d’attitudes, de jugements et de comportements plus ou moins valorisés ou stigmatisés sur lesquels des internautes sont susceptibles de se projeter.
46 En complément de l’approche discursive, une analyse sémiologique des contenus iconiques présents dans les sites a permis de cerner les représentations visuelles qui structurent un imaginaire de la crise pour les internautes. Ces différentes images proposent des pistes de lecture qui, dans la relation au texte, accompagnent la parole dans les forums. Les smileys, photographies et vidéos permettent en effet d’observer, en tant que signes iconiques, des constructions complexes — évocatrices ou explicites — qui accompagnent le discours sur la crise imaginée ou vécue.
47 Cet ensemble méthodologique initialement mobilisé pour répondre aux questionnements de l’agence Enjoy a été repris dans le cadre de la recherche effectuée pour ce dossier de Communication & langages et ensuite enrichi par l’approche de l’économiste Pierre Dumesnil. Depuis fort longtemps, ce dernier a en effet travaillé sur de nombreuses problématiques transversales à la crise. Aussi son point de vue complémentaire et convergent nous a-t-il semblé être susceptible d’éclairer « l’écriture de la crise » du point de vue des acteurs, des rédacteurs ou des éditorialistes chargés de la chose économique ou encore des économistes eux-mêmes dont « l’art » s’exprime également à travers les textes. Il expose très clairement ses choix méthodologiques et sa posture énonciative dans les premières lignes de son article.
48 La crise, en s’écrivant, cristallise des imaginaires multiples. Les quatre articles qui suivent s’attachent à les dépeindre, à les analyser, même si ces fragments ne sauraient à eux seuls rendre compte de l’écriture de la crise dans toute son ampleur. Cette irréductibilité est finalement ce à quoi se confrontent les chercheurs, à l’instar des éditorialistes prenant la parole dans les médias. Énoncer la crise, c’est réduire le champ des possibles en choisissant une posture, un point de vue, c’est donner à partager une vision du monde. Les chercheurs qui ont contribué à ce dossier s’attachent — selon la focale qu’ils ont choisie — à un aspect de la crise énoncée et de cette poétique sociale singulière qui est configurée par l’écriture.
49 Écrire la crise, c’est épouser l’imaginaire de la langue afin de le déconstruire et ainsi de le donner à comprendre, comme le fait Pauline Escande-Gauquié. Les mots pour la dire sont effectivement rattachés à deux champs sémantiques : celui de l’examen critique et du jugement d’une part et celui de la maladie de l’autre ; les deux champs étant très présents dans la presse magazine. Qu’elle soit manifestation ou rupture, qu’elle soit intégrée au processus vital ou morbide, la crise se questionne comme le symptôme d’un déséquilibre à combattre et comme un processus cathartique. Préambule à la possibilité d’une mutation, la crise porterait en germe sa propre résolution et sa résilience. Le regard que nous portons sur la crise rejoint ici l’approche de Michel de Certeau lorsqu’il dépeint et analyse la « crise » diabolique de Loudun : « la crise “diabolique” a la double signification de dévoiler le déséquilibre d’une culture et d’accélérer le processus de sa mutation ». Et ce que ce phénomène décrit n’est autre que « la confrontation d’une société avec les certitudes qu’elle perd et celles qu’elle cherche à se donner » [28].
50 Écrire la crise c’est — si l’on reprend l’analyse de Jean-François Guennoc — se confronter à l’impossibilité d’écrire ses modalités et à opter pour une métaphore vive de la crise. En effet, ne parvenant pas à formuler un diagnostic ferme d’une crise saisie dans ses diverses modalités, les éditorialistes, en quête de références, livrent des interprétations marquées au coin de multiples métaphores. Quelles vertus revêtent ces évocations imagées ? En exposant la façon dont les métaphores absorbent l’impensable et l’indicible, Jean-François Guennoc explicite les conditions de la réussite performative de ces figures rhétoriques.
51 Écrire la crise revient pour les internautes à questionner une doxa chahutée. Claire Burlat et Gustavo Gomez-Mejia scrutent la façon dont la parole d’autorité des experts de l’information érige la crise en donnée médiatique susceptible de constituer un repère, même si elle suscite la circonspection des internautes. La crise aux prises du vernaculaire témoigne d’une poétique du tâtonnement pour saisir le phénomène : récit médiatique, chaîne de causalité, événement cyclique ? Nourrie de sa propre construction médiatique, la crise s’actualise et se matérialise dans ses écritures, ses regroupements virtuels autour de produits dérivés, de propos marqués par l’humour et la dérision, de fictionnalisations multiples donnant place à une grande discontinuité discursive.
52 Écrire la crise, cela peut également consister à porter une critique radicale au cœur du dispositif d’énonciation médiatique ainsi que le fait Pierre Dumesnil lorsqu’il travaille sur l’espace des discours économiques. La posture assumée est, au regard du propos des éditorialistes, celle du contrepoint. À partir de fragments qu’il a recueillis dans la presse économique, l’auteur évoque, selon une perspective historique, les dangers d’une dette dont les contours porteraient les marques d’un rapport délétère au capital. Et le choix de la « forme-texte » n’est pas sans importance, car l’écriture des épigrammes de Pierre Dumesnil renvoie à cette autre pratique du fragment qui s’est souvent opposée — par sa forme même — à l’arme guerrière que constituait la rhétorique classique [29]. Pascal Quignard écrit fort justement que « l’écrivain est celui qui choisit son langage et n’en est pas dominé. Il est le contraire de l’enfant. Il ne mendie pas ce qui le domine : il travaille à ce qui le libère » [30]. Ainsi en va-t-il aussi — sans doute — du chercheur en sciences anthropo-sociales, qui, par son écriture même, définit la portée de sa geste intellectuelle.
53 La crise émerge de ces prises de paroles médiatiques, marquée par les interprétations, les imaginaires et les rapports à l’écriture. On assiste alors à l’émergence d’une « poétique de la crise », production tissée par les imaginaires de ceux qui l’écrivent, mise en circulation par les médias et réappropriée par les citoyens. Cette poétique constitue un répertoire, elle élabore une trame où s’entrelacent les représentations sociales et les formes textuelles reprises, adaptées, détournées… qui s’offrent à la lecture afin que l’on puisse mettre des mots sur ce qui était jusque-là indicible.
Philippe Geluck, 2009
Notes
-
[1]
Quignard, Pascal, 1990, Albucius, POL, p. 13.
-
[2]
Gripic (Groupe de recherches interdisciplinaires sur les processus d’information et de communication), laboratoire de recherche du Celsa, Université Paris IV – Sorbonne | http://www.celsa.fr/recherche-gripic.php |.
-
[3]
Yves, Jeanneret 2008 , Penser la trivialité, la vie triviale des êtres culturels, vol. 1, Hermès-Lavoisier.
-
[4]
Perec, Georges, 1989, L’infra-ordinaire, Seuil. Urbain, Jean-Didier, 2003, Ethnologue mais pas trop, Ethnologie de proximité, voyages secrets et autres expéditions minuscules, Payot, « Petite Bibliothèque ». Bégout, Bruce, 2003, Lieu commun. Le motel américain, Allia ; —, 2005, La découverte du quotidien, Allia. Jost, François, 2007, Le culte du banal. De Duchamp à la télé-réalité, CNRS éditions. Morel, Christian, 2007, L’enfer de l’information ordinaire, Gallimard. Schütz, Alfred, 2007, Essais sur le monde ordinaire, Le félin, « Poche – Kiron ». Macherey, Pierre, 2009, Petits riens. Ornières et dérives du quotidien, Le bord de l’eau éditions.
-
[5]
Gaston, Bachelard 1976 , L’air et les songes. Essai sur l’imagination du mouvement, Éditions José Corti, [1943], p. 8.
-
[6]
Roland, Barthes 1985 , « Éléments de sémiologie », L’aventure sémiologique, Seuil, « Points » n° 219, p. 83.
-
[7]
Henri-Charles, Puech 1978 , En quête de la gnose, La gnose et le temps et autres essais, vol. 1, Gallimard.
-
[8]
François, Jullien 2009 , Les transformations silencieuses, Chantiers 1, Grasset.
-
[9]
Ibid., p. 17.
-
[10]
Emmanuël, Souchier 1999 , « Histoires de pages et pages d’histoire », L’aventure des écritures. La page, Anne Zali (sous la dir. de), Bibliothèque nationale de France, p. 23.
-
[11]
Roland, Barthes 2002 , Le Neutre. Cours au Collège de France (1977-1978), texte établi et présenté par Thomas Clerc, Seuil-IMEC, p. 254.
-
[12]
J.-P. Dumont , cité par Barthes, ibid., p. 254.
-
[13]
Ibid., p. 253.
-
[14]
Yves, Jeanneret Emmanuël, Souchier 1996 , « Légitimité, liberté, providence. La reconnaissance du politique par les médias », Recherches en communication, n° 6, pp. 145-166.
-
[15]
Le terme de croyance est ici mobilisé selon la définition qu’en propose Michel de Certeau : « j’entends par “croyance” non l’objet du croire (un dogme, un programme, etc.), mais l’investissement des sujets dans une proposition, l’/acte /de l’énoncer en la tenant pour vraie, autrement dit une “modalité” de l’affirmation et non pas son contenu ». De Certeau, Michel, 1990, L’invention du quotidien. Arts de faire, Seuil, « Folio essais », tome 1, chap. XIII, p. 260.
-
[16]
Gaston, Bachelard op. cit., p. 8.
-
[17]
Nous reprenons le terme d’« encyclopédie » mobilisé par Umberto Eco dans son analyse de la coopération textuelle du lecteur. L’encyclopédie intègre notamment un dictionnaire de base, des sélections contextuelles et circonstancielles, un hypercodage stylistique et rhétorique, des inférences de scénarios communs et intertextuels, des hypercodages idéologiques susceptibles d’intervenir « pour déterminer le niveau de lecture ». Eco, Umberto, 1990, Lector in fabula, Grasset, « Figures », [1985], p. 109.
-
[18]
Paul, Veyne 2003 , Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Seuil, p. 127.
-
[19]
Ibid.
-
[20]
« Une fois qu’on est dans un de ces bocaux, il faut du génie pour en sortir et innover », ibid.
-
[21]
Roland, Barthes 1963 , « Histoire ou littérature ? », Sur Racine, Seuil, [1960], pp. 147-167.
-
[22]
Ibid., p. 167.
-
[23]
Ibid., p. 166.
-
[24]
Au sens où l’entend Yves Jeanneret, Penser la trivialité, op. cit.
-
[25]
En formulant ses recommandations pour la constitution d’un corpus sémiologique, Barthes écrit qu’il « doit être assez large pour qu’on puisse raisonnablement espérer que ses éléments saturent un système complet de ressemblances et de différences ; il est sûr que, lorsque l’on dépouille une suite de matériaux, au bout d’un certain temps, on finit par rencontrer des faits et des rapports déjà repérés (…) ; ces “retours” sont de plus en plus fréquents, jusqu’à ce qu’on n’en découvre plus aucun matériau nouveau : le corpus est alors saturé ». Barthes, Roland, Éléments de sémiologie, op. cit., pp. 80-82.
-
[26]
Le mois de mars a été préféré au mois de février en raison de « la crise aux Antilles » qui occupait alors une large part de l’espace médiatique. Bien qu’il se soit agi d’une crise globale, elle concerne des territoires périphériques ayant une histoire singulière et un système dont les dysfonctionnements sont antérieurs à la crise financière et économique analysée, les deux entretenant néanmoins des relations étroites.
-
[27]
Télérama, Télé 7 jours, TV Magazine, Télé Obs, Public, VSD, Paris Match, Gala, Femme actuelle, Elle, Madame, Marie France, Vogue, L’Équipe Mag, GQ, Numéro, Vogue, Beaux Arts, Art press, AD, Bricoler, Tips.
-
[28]
Michel, De Certeau 2005 , « L’histoire n’est jamais sûre », La possession de Loudun, Seuil, « Folio histoire », [1970], p. 15.
-
[29]
Angé, Caroline, 2007, La question du sens : écrire et lire le fragment. Du texte à l’hypertexte, Thèse de doctorat en SIC, Université Paris 13, décembre 2005 ; —, 2007, « Le fragment comme forme texte : à propos de Fragments d’un discours amoureux », Communications & langages, n° 152, pp. 23-34.
-
[30]
Pascal, Quignard 1995 , Rhétorique spéculative. Petits traités, Calmann-Lévy, p. 13.