Notes
-
[1]
Étude POPAI (Point of Purchase Advertising Institute), USA, 2005.
-
[2]
P. Chandon , 2002 , « Do we know what we look at? An eye-tracking study of visual attention and memory for brands at the point of purchase », Working Papers Insead, p. 3. Voir également M. Wedel , & R. Pieters , 2001 , « La fixation des yeux sur les publicités et la mémorisation des marques : un modèle et ses résultats », Recherche et Applications en Marketing, 16-2.
-
[3]
Méthodologie d’étude Eyecon développée par l’agence Saatchi & Saatchi X, qui présente des caractéristiques et un protocole comparables aux approches utilisées par d’autres sociétés d’études et des chercheurs en marketing.
-
[4]
La sémiose consiste en la relation de présupposition réciproque unissant le plan de l’expression et le plan du contenu. C’est donc l’opération fondamentale de la création du sens.
-
[5]
F. Thürlemann , 2004, « Blumenn Mythos », inA. Hénault et A. Beyaert (dir.), Ateliers de sémiotique visuelle, PUF, Paris, p. 19.
-
[6]
S. Dehaene , 2007, Les neurones de la lecture, Odile Jacob, Paris, p. 36.
-
[7]
Id.
-
[8]
J. Fontanille , 1998, Sémiotique du discours, Pulim, Limoges, p. 150.
-
[9]
F. Rastier , 1996, Sens et texte, Didier, Paris, p. 221.
-
[10]
A.J. Greimas , & J. Courtés , 1993, Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Hachette « Université », Paris, réed., pp. 217-219.
-
[11]
M. Cité par Cavassilas , 2005 , La sémiotique des langages visuels du packaging, Thèse de 3e cycle en Sciences du langage, Université de Limoges, soutenue en décembre, p. 121.
-
[12]
La tensivité permet de rendre compte des enjeux sémiotiques liés à la perception sensible d’un objet de sens par le sujet. Dans cette perspective, le sujet est d’abord un observateur sensible installé au centre d’un champ de présence. Il commence par percevoir, et toute perception, d’un objet naturel ou d’un discours, dans ce champ de présence peut être décrite comme l’alliance d’un degré d’intensité et d’un degré d’étendue. L’intensité est la grandeur de l’affect, de l’énergie, de l’éclat, alors que l’étendue est la grandeur de la quantité, du nombre, du déploiement spatial et temporel. Voir Couégnas, N., 2008, « Espace tensif, champ discursif, champ de présence », in D. Ablali & D. Ducard (dir), Vocabulaire des études sémiotiques et sémiologiques, Presses universitaires de Franche-Comté & Presses universitaires de la Sorbonne.
-
[13]
J. Fontanille , op.cit., pp. 102-103.
-
[14]
N. Couégnas , op.cit.
-
[15]
Pour Greimas et Courtès (1979), l’opposition euphorie/dysphorie, qu’on peut assimiler à plaisir/déplaisir, relève de la catégorie thymique qui désigne l’humeur en général. L’évaluation d’un objet par un sujet évaluateur donne lieu à un état thymique : l’euphorie (positif), la dysphorie (négatif), la phorie (positif et négatif : l’ambivalence) et l’aphorie (ni positif ni négatif : l’indifférence). Voir Hébert, L., 2006, « l’analyse thymique », Signo [en ligne], http://www.signosemio.com.
-
[16]
Le principe d’élasticité du discours désigne la possibilité d’exprimer une position de sens dans un discours aussi bien sous la forme d’un simple mot (condensation) que d’une phrase ou d’un paragraphe, voire même au moyen de répétitions disséminées tout au long du discours (expansion).
-
[17]
J. Fontanille , op.cit., p. 286.
-
[18]
Ibid., pp. 106-107.
-
[19]
Cf. aussi une recherche initiale sur le sujet : Bertin, E., 2009, « Du regard physiologique au regard sémiotique : premières recherches autour de l’eye-tracking », Nouveaux Actes Sémiotiques (en ligne).
L’eye-tracking, défi et opportunité pour la sémiotique
1. – Apport du traçage oculaire… et interrogations
1 La sémiotique se penche depuis longtemps sur les discours publicitaires au sens large, en particulier pour dégager les effets de sens induits par ces différents énoncés, éventuellement pour les réorienter. Mais elle a plus rarement l’occasion d’analyser la perception même de ces discours par leurs destinataires – et notamment l’activité perceptive physiologique face à ces objets de sens.
2 C’est cette question qui est soulevée par la technique de l’eye-tracking (ou traçage oculaire), méthode utilisée depuis un certain temps déjà en laboratoire, et appliquée de façon croissante à des domaines divers tels que l’apprentissage de la lecture, les parcours muséaux, les pratiques d’internet et les études marketing et publicitaires. L’eye-tracking permet d’enregistrer les mouvements de l’œil quand celui-ci est exposé à une publicité, un packaging ou un linéaire entier. L’enregistrement est réalisé au moyen d’une caméra infrarouge et permet d’isoler les données relatives aux mouvements de la pupille. Les données sont ensuite traitées par des logiciels adaptés et représentées visuellement (). Chaque image est montrée en moyenne trois secondes, afin de se rapprocher des conditions de la sélection et de la décision en linéaire [1]. Des images de produits d’autres catégories sont intercalées pour éviter que l’œil n’anticipe un autre produit de la même catégorie. Les répondants (un minimum de cinquante par échantillon) sont ensuite soumis en général à un questionnaire qualitatif qui recueille leurs préférences vis-à-vis des différents objets testés et des messages prioritaires à communiquer.
Eye-tracking software
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3 On obtient des résultats statistiques sur les mouvements de l’œil à partir des deux critères principaux que sont les zones de fixation et l’ordre de déplacement d’un point à un autre [2].
4 Chaque fixation constitue une zone d’intérêt, mesurée sur plusieurs critères qui varient peu d’un protocole d’étude à l’autre [3] (figure 2) :
- - la proportion de l’échantillon ayant regardé cette zone d’intérêt (Seeing) ;
- - la place de cette zone dans l’ordre de perception des séquences (Notice) ;
- - le nombre moyen de regards posés par chaque répondant sur cette zone (Gazes) ;
- - la durée moyenne de fixation du regard sur chaque zone d’intérêt (Duration).
pack Premium Club Pack – Pampers Cruisers
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6 Le problème réside dans le décalage entre le caractère « scientifique » et sophistiqué du recueil des données perceptives des sujets, qui lui confère un effet véridictoire produit par la représentation visuelle du parcours de l’œil, et l’interprétation de ces résultats, d’un intérêt aujourd’hui très limité. Ainsi le diagnostic se borne en général à commenter les résultats quantitatifs du parcours visuel ou à établir des conclusions à partir de simples inférences (figure 3).
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7 Il y a là pour la sémiotique un véritable enjeu de collaboration interdisciplinaire avec une approche quantitative. Est-ce que la sémiotique peut améliorer la rentabilité de cet outil ? Peut-on fournir une première grille d’analyse et d’exploitation des données de l’eye-tracking fondée sur des critères de pertinence sémiotique ?
2. – Conditions pour une sémiotique de l’eye-tracking : le parcours et l’interprétation
8 L’objet d’analyse offert par la technique du traçage oculaire est évidemment très attractif, mais également d’emblée problématique puisqu’on ne peut pas entreprendre l’analyse sémiotique directe de ses données. Avant toute possibilité de collaboration, il convient donc de se poser la question de la sémioticité de l’objet proposé, en assumant le fait que le traçage oculaire ne constitue peut-être pas un objet justiciable d’une analyse sémiotique. Il ne s’agit pas d’un souci particulier d’orthodoxie épistémologique, mais de la seule voie entrevue pour répondre au problème de l’eye-tracking : puisque l’analyse directe n’est pas possible, à quelle(s) condition(s) cet objet peut-il avoir un sens pour la sémiotique ?
9 Habituellement, nous ne possédons que l’image « source », l’image brute, pourrait-on dire, celle qui est soumise à interprétation, ou à « explication générative ». À l’inverse, grâce aux ressources de l’eye-tracking, nous nous trouvons face aux traces manifestes, incontestables de l’interface perceptive, ou de l’activité qui la constitue. On peut remarquer à ce stade que si l’eye-tracking s’avérait sémiotiquement viable, il y aurait là quelque chose de presque invalidant pour l’analyse sémiotique visuelle standard : sans traçage oculaire, sans éléments sur la construction perceptive réelle de l’image, on serait à l’inverse condamné à analyser un objet qui n’existe pas vraiment, ou en tout cas jamais en tant que tel : l’objet pur, non encore construit par la médiation perceptive. Un peu comme si l’on évacuait en sémantique la linéarité du signifiant verbal et par suite les effets produits par l’ordre dans lequel apparaissent les unités sémantiques. Le problème est évidemment plus simple pour le signifiant verbal, où le parcours est en partie contraint, mais cela signifie-t-il pour autant qu’on puisse s’en passer aisément en sémiotique visuelle ?
10 Pour qu’une « sémiotique de l’eye-tracking » existe, conformément à ce qui se passe sur le plan verbal, nous formons au contraire l’hypothèse fondamentale que le mode de construction de l’image dont rend compte l’eye-tracking (sélection, ordre et durée des arrêts) doit avoir une incidence sur la construction du sens. Ce qui signifie que le parcours perceptif, la temporalité de la perception, laisse des traces actives dans la construction du sens de l’image. Dans le cas inverse, il n’y aurait pas de sémiotique possible de l’eye-tracking. Pour en donner une image approchée, cela signifierait que ce qui est interprété par l’usager est une totalité indifférente à l’ordre de sa constitution. Comme dans le cas d’un puzzle où peu importe que telle pièce soit mise avant telle pièce, puisque seul fait sens le moment d’unité constitué par la figure finale. En somme, le sens serait indifférent à la perception. La condition n’est donc pas satisfaite d’emblée, mais à établir, à partir de l’analyse du corpus et de tests à construire ultérieurement.
11 Dans le même ordre d’idée, préférer tel ou tel emplacement dans le packaging en partant du principe que l’ordre et la durée produisent des hiérarchisations, c’est déjà supposer une sémiose [4] qui n’est absolument pas évidente. Pour vérifier l’hypothèse de la hiérarchisation, on peut certes imaginer des tests en situation, en demandant aux sujets ce qu’ils perçoivent comme le plus important dans le packaging et confronter ces réponses avec les parcours de l’œil. Mais on peut également imaginer une autre voie : on doit pouvoir trouver trace du lien unissant perception et sens dans le corpus lui-même, en montrant que s’y dessinent des schémas sémiotiques clairement identifiables, et systématisables, qui sont sous la dépendance de la temporalité perceptive. Remarquons enfin que compte tenu de la rapidité de la perception dans la situation d’expérimentation de l’eye-tracking (3 secondes), il n’est pas du tout évident que le « temps de la sémiose », temps de la construction du sens, puisse suivre le temps perceptif. La schématisation, sorte de mise en forme temporelle précontrainte du sens, précisément parce qu’elle est schématique, pourrait être une bonne réponse au problème d’un temps sémiosique plus long que le temps perceptif. La schématisation implique une prévisibilité, une sorte d’« amorçage » qui permettrait au sens de se couler dans des moules rapidement et facilement convocables.
12 La démarche suivie suppose donc deux temps d’analyse : il faut d’abord s’assurer, sur la base de l’observation des données du corpus, qu’il existe bel et bien des points perceptivement plus attractifs que d’autres pour le regard, ainsi qu’une hiérarchie possible entre ces divers attracteurs. Le second temps consiste à montrer comment cet ordre peut constituer un plan de l’expression, susceptible en tant que tel de faire émerger des contenus particuliers. L’idée consiste donc à se demander, une fois établi le fait qu’il y a un ordre d’acquisition des données perceptives, comment le sens peut varier en fonction des éléments apparaissant en premier, en second, etc. Le fait que, par exemple, le problème (la toux) ou la solution (le produit) apparaissent en premier ou en second, ou dans telle ou telle autre position, contraint-il en partie l’interprétation de l’ensemble du packaging ? Cette réflexion se situe à la croisée des dimensions perceptive et culturelle, sans sacrifier l’une à l’autre, mais en acceptant la part de chacune : à partir de données sensorielles phylogénétiques, non spécifiques de la perception des packs mais à l’œuvre dans cette perception (partie I), nous essayons de suivre et de rendre possible l’émergence d’une dimension symbolique spécifique et pertinente dans l’univers sémantique des packs (deuxième partie : ESQUISSE D’UNE TYPOLOGIE DES CRITÈRES D’ATTRACTIVITÉ DU REGARD).SQUISSE D’UNE TYPOLOGIE DES CRITÈRES D’ATTRACTIVITÉ DU REGARD
3. – Cadrage théorique et méthodologique
13 Le recours à l’approche sémiotique d’inspiration structurale et greimassienne présente de nombreux avantages eu égard aux problématiques de cette recherche. Le niveau d’analyse étant celui des formes manifestées et de leurs relations entre elles, et les conditions de perception et de construction du sens qui en découlent, il nous semble naturel de privilégier une sémiotique des structures et des niveaux de signification sur une sémiologie du signe. En effet, la sémiotique greimassienne s’interroge d’abord sur les conditions d’une sémiose potentielle de tout objet d’analyse, c’est-à-dire sur sa constitution possible en plan de l’expression et en plan du contenu, indispensable à l’émergence du processus de signification, du côté de l’émission et du côté de la saisie. Derrière le foisonnement et l’éclatement des signes et des figures de surface que sont les mots, les couleurs, etc., elle se donne les moyens d’accéder aux logiques profondes de signification qui sont en jeu dans un objet de sens constitué en « texte ». On aura ainsi recours au cadre narratif et actantiel, qui permet d’identifier le système de relations, de positions et de rôles qui sous-tend chaque manifestation signifiante et le système de valeurs qui y est en jeu.
14 Les problématiques abordées mobilisent également les acquis plus récents de ce qu’il est convenu d’appeler l’approche « tensive » des phénomènes de signification, ou sémiotique du continu, par opposition à la sémiotique du discontinu qui sous-tend l’approche narrative et ses transformations achevées. La sémiotique tensive recentre l’émergence du sens dans une interaction entre un sujet ancré dans un champ de présence sensible et de perception et un objet de sens qui lui-même articule les dimensions sensible et intelligible. Ses deux dimensions constitutives que sont les gradients de l’intensité et de l’étendue permettront d’appréhender les conditions et les « traces » de l’émergence d’une sémiosis.
15 Le contexte de saisie par les sujets destinataires lié aux conditions de l’étude appelle également certaines remarques. Le protocole d’étude présente certains biais par rapport aux conditions de réception naturelles sur lesquelles il importe de revenir. Le contexte d’exposition statique sur écran des différents packagings induit une saisie essentiellement visuelle par les sujets de l’étude, qui ne reflète que partiellement le contexte de saisie synesthésique de ces mêmes packagings lors d’une situation réelle de choix en point de vente. L’acte perceptif du regard (cognitif) est au surplus dissocié ici de l’intentionnalité pragmatique qui en détermine en partie la spécificité dans le contexte d’un acte d’achat : le sujet perçoit et sélectionne les objets en fonction d’un système de contraintes telles que le budget qu’il s’est fixé, le temps dont il dispose et le nombre d’articles qu’il a prévu d’acheter. Mais le protocole d’étude reproduit les conditions de la « temporalité perceptive » propre à ce type de situation, en exposant chaque image durant trois secondes, conformément au processus de sélection et de désélection des produits dans un contexte d’achat. C’est ce paramètre fondamental d’une temporalité perceptive très courte qui amène à envisager le processus de saisie de ces objets d’abord sous l’angle de la perception des formes, dans une logique en partie gestaltiste.
16 Il convient enfin de préciser la spécificité du matériau soumis ici à l’analyse sémiotique, qui constitue comme une sorte de mise en abîme de plusieurs plans de représentation et de perception :
- - l’objet-pack lui-même,
- - l’objet perçu par le sujet,
- - la schématisation visuelle et statistique de l’acte perceptif des sujets (compilée), qui rend compte du dispositif de calcul et d’analyse.
18 Cette sorte de palimpseste auquel on se trouve confronté présente certaines caractéristiques des images scientifiques. Ainsi, on observe un effet « boîte noire » entre la retranscription des valeurs statistiques (de significativité relative parfois, par leur écart ou leur faible importance) et leur figurativisation sur l’objet analysé, qui leur confère de facto une sorte de rationalité sémiotique. Cependant, si des questions d’intermédialité sont certes en jeu ici, on a choisi de porter l’accent sur ce que le système d’intermédialité permet de représenter et de saisir pour le sujet percevant. Pour utiliser l’analogie de l’IRM, on se place plutôt du côté du chirurgien qui interprète que du technicien qui conditionne le matériau et rend la lecture possible.
Esquisse d’une typologie des critères d’attractivité du regard
19 L’observation des parcours de l’œil sur les packs du corpus montre à l’évidence que le regard se déplace en fonction des figures qui se détachent sur chaque packaging, chaque figure prenant forme sur le fond du pack en suivant une logique assez proche, semble-t-il, des lois gestaltistes. La première question qui se pose est donc celle des critères d’attractivité de ces figures. Est-il possible de dégager à partir de l’observation – donc sans a priori théorique – des règles et des priorités dans ce qui attire le regard et dans ce qui le maintient, d’un point à un autre ? Et si l’on parvient à identifier et à hiérarchiser les attracteurs entre eux, est-ce qu’une syntaxe qui aurait une certaine capacité prédictive se dégage entre ces attracteurs ? Ces régularités qui découlent directement de l’observation formeront la première matière susceptible de devenir un plan de l’expression, mais elles n’entrent pas pour le moment dans des sémioses identifiables.
20 Cinq grands types d’attracteurs se dégagent qui sont liés autant aux termes eux-mêmes (c’est-à-dire aux points de fixations que sont les figures) qu’aux relations entre ces termes.
1. – La centralité
21 C’est le critère d’attractivité prioritaire et permanent (figures 2, 3, 4).
pack Triaminic Chest Congestion
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22 La prééminence de la zone centrale vient d’abord de ce qu’elle est le lieu de croisement des axes de verticalité et d’horizontalité quand ils sont en position médiane, lieu privilégié pour structurer la réception comme l’a défini Thürlemann pour l’objet pictural [5]. C’est donc d’abord un critère d’attractivité topologique qui prévaut, indépendamment même du degré de présence (le volume et l’éclat) de la figure qui se trouve actualisée dans cette zone centrale. Ainsi la forme linguistique Chest congestion (encombrement des bronches) (figure 4) se trouve être le point initial de fixation, sans présenter ni valeur figurative, ni valeur de reconnaissance, ni taille ou intensité particulière, mais uniquement par sa position centrale. C’est également le cas de la forme linguistique Cruisers (navire de croisière), attracteur prioritaire du Premium pack de Pampers (figure 2) et en position centrale.
23 Cette prééminence de la centralité reflète aussi, et peut être davantage, la nature même de l’œil, ce « capteur imparfait [6] », qui ne comporte la densité de capteurs nécessaires à l’identification qu’en son centre, la fovéa, elle-même relativement étroite. Et même au sein de la fovéa, précise Stanislas Dehaene dans son ouvrage sur Les neurones de la lecture, « l’information visuelle n’est pas représentée partout avec la même précision. Le nombre de capteurs affectés à chaque point du champ visuel décroît progressivement à mesure qu’on s’éloigne du centre du regard [7] ». Du point de vue de la physiologie de la perception, le critère de centralité illustre donc sans doute un principe d’économie lié à la nature de l’œil et de l’acte perceptif qui en découle.
24 La position centrale est toutefois plus relative qu’absolue. En effet, on constate que c’est moins le centre géométrique du pack qui joue le rôle d’attracteur que le centre géométrique de la figure qui occupe la zone centrale. Comme on le voit par exemple sur le pack Charmin (figure 5), le point central tend à être dévié par l’emplacement de la figure dans cette zone centrale.
pack Charmin Ultra
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25 La prévalence perceptive de la centralité confère à la figure centrale un degré de présence dominant par rapport aux autres figures et notamment celles situées à la périphérie de la surface visuelle. Cette logique positionnelle [8] induite par la centralité fait apparaître une sorte de tension entre les figures. La focalisation centrale peut être en effet la base d’une structure polémique entre figure du centre et figures de la périphérie, créant ainsi une sorte de tension narrative due au positionnement des figures dans le champ.
2. – La verticalité par rapport au point central
26 La verticalité est le critère d’attractivité qui vient en importance après celui de la centralité. En effet, après le point de fixation central, l’œil a tendance à se déplacer dans un mouvement vertical ascendant, quelle que soit la nature de la figure sur laquelle il va se fixer (figures 6 et 7). Ce mouvement vertical peut être également descendant (figure 8). Il s’agit donc aussi d’un attracteur topologique, qui concerne cette fois les relations entre les termes.
pack Millstone Hazelnut Cream
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pack Disney’s The Lion King
pack Disney’s The Lion King
pack Theraflu Severe cold
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27 Prenons à titre d’exemple les variantes de packaging Nokia développées pour les marchés américain et allemand (figures 9 et 10). L’attracteur de verticalité fonctionne exactement de la même manière dans les différents cas pour attirer l’œil vers la deuxième zone de fixation, que celle-ci soit la marque Nokia ou un énoncé linguistique sur l’objet de valeur proposé (Free your hands). L’interchangeabilité des figures souligne bien la nature topologique du critère de verticalité.
pack Nokia Bluetooth Headset
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pack Nokia Free your hands
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28 Il faut néanmoins préciser que la verticalisation du format du pack renforce l’importance de l’axe médian vertical.
29 Le mouvement est parfois plus oblique que vertical ; il s’accomplit alors, de manière préférentielle, de la droite vers la gauche (cf. Nokia). Cette tendance à la latéralisation trouve sans doute son explication, comme la centralité, dans l’un des mécanismes à l’œuvre dans l’acte de lecture. On observe, chez les lecteurs, un élément qui nuance un peu la centralité de la fixation du regard. Si l’empan perceptif est à peu près le même (7 à 9 lettres) pour tous les sujets, son organisation dépend en revanche du système d’écriture et plus précisément du sens de la lecture. Dans une écriture orientée de gauche à droite, la zone de sensibilité se décale vers la droite du point de fixation, et inversement pour une écriture orientée de droite à gauche.
3. – La continuité
30 Différents parcours font émerger l’hypothèse d’un critère d’attractivité d’ordre sémantique. La progression sémantique semble en effet constituer un attracteur. On retrouve là le principe de bonne continuation énoncé dans les lois de perception de la Gestalt, « qui présuppose la similarité d’éléments proches ». Rastier applique cette loi de continuité au niveau sémantique, à travers la présomption d’isotopie [9]. Rappelons que l’isotopie désigne la récurrence d’une même unité de sens tout au long d’un texte ou d’un propos. Elle élimine ainsi les ambiguïtés des énoncés qui composent le discours par le biais de la lecture unique qu’elle permet [10].
31 On pourrait parler d’attracteur sémantique lorsqu’il y a regroupement par le regard de figures qui semblent être en continuation ou en progression sémantique les unes des autres. L’introduction d’un critère d’attractivité d’ordre sémantique, s’il peut être confirmé par des tests, montrerait qu’il existe dans les parcours perceptifs des processus cognitifs de saisie de formes signifiantes (et notamment une activité de reconnaissance des figures du monde naturel).
32 Si l’on observe le pack Pampers Save trips. Save money (figure 11), on constate que le critère qui attire le regard de la première figure à la deuxième est de nature sémantique, et plus précisément isotopique : le motif figuratif du mouvement conjonctif de l’enfant vers sa mère se prolonge dans le nom du produit, Cruisers (bateau croiseur), qui actualise également le sème de mouvement. D’autres parcours auraient été possibles, notamment si le critère de proximité (qu’on abordera ci-après) avait été priorisé : c’est la forme jaune portant l’inscription Save trips. Save money qui aurait attiré l’œil à partir de la position centrale. Mais c’est la continuité sémantique qui a prévalu. De même sur le pack Pampers Premium Club (figure 2) où l’œil, après s’être fixé sur la forme linguistique Cruisers en position centrale, est attiré par la figure du bébé en mouvement vers sa mère. L’attracteur de continuité sémantique peut d’ailleurs être activé à plusieurs reprises dans un même parcours visuel. C’est le cas sur le pack Pampers Biggest box (figure 12), où l’œil passe de la forme linguistique Biggest Pampers box en troisième zone de fixation à la forme numérique 124 couches, actualisant ainsi une progression de l’isotopie de /quantité/.
pack Pampers Cruisers Save trips. Save Money
pack Pampers Cruisers Save trips. Save Money
pack Pampers Cruisers Biggest Pampers box
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33 Mentionnons encore parmi ces exemples le pack Disney (figure 7) où, à partir de la figure centrale de la conjonction lion/lionceau, le regard est attiré vers la forme linguistique The Lion King, répondant là aussi à un critère de continuité sémantique.
34 Dans la mesure où plusieurs critères d’attractivité sont souvent en concurrence ou cumulés sur une même séquence, la mise au point de protocoles de tests permettrait de valider leur importance respective et de mieux comprendre leurs schèmes d’articulation syntagmatique.
4. – La proximité
35 On constate que l’attraction du regard est aussi assez naturellement influencée par le degré de proximité des formes entre elles. Ce critère d’attractivité illustre la loi de proximité de la Gestalt selon laquelle on a tendance à percevoir les éléments proches comme appartenant à un même tout [11]. Il s’agit donc à nouveau d’un critère d’attractivité topologique.
36 C’est ce critère d’attractivité qui est à l’œuvre pour orienter le regard d’une figure à l’autre sur le pack Triaminic (figure 13). L’œil établit naturellement des liaisons entre les éléments les plus proches, pour constituer une sorte de réseau d’éléments proches. Le critère premier reste la centralité (le point de fixation initial étant ici la zone centre haut), complété ensuite par le critère de proximité. Sur le pack Theraflu (figure 8), l’œil aurait pu passer de la zone de fixation initiale du nom de marque à la figure en troisième point de fixation (la tasse fumante), en raison de la saillance tensive et figurative de cette unité. Mais l’œil est attiré naturellement vers la forme la plus proche (ici la forme linguistique Severe cold), par sa proximité à laquelle s’ajoute la continuité formelle (deux formes linguistiques saillantes) avec le nom de marque.
pack Triaminic Thin Strips
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37 C’est également l’attracteur de proximité qui oriente le regard d’une figure à l’autre sur le pack Triaminic (figure 14), dépriorisant les attracteurs de saillance figurative (cf. la figure de l’enfant soulagé, saisie en fin de parcours, dans une logique de proximité topologique). Ce critère de proximité peut en effet s’appliquer sur l’ensemble du parcours et neutraliser ainsi les autres critères d’attractivité, comme l’illustre le pack Theraflu (figure 15).
pack Triaminic Vapor Patch
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pack Theraflu Thin Strips
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5. – La saillance tensive
38 La capacité de la figure à se démarquer du fond est évidemment un critère d’attractivité pour le regard, même si cet attracteur agit souvent en combinaison avec d’autres critères. On parle de saillance tensive car elle est déterminée par des valences d’intensité ou d’étendue de la figure [12]. C’est d’abord la taille qui émerge (au titre des modulations quantitatives du monde sensible), comme le montre la forme linguistique Bounty, qui attire le regard vers une deuxième séquence de fixation, en virtualisant le troisième point de fixation qui semblait plus logique par sa proximité (figure 16).
pack Bounty
pack Bounty
39 Le degré de clôture (loi de fermeture de la Gestalt) des figures contribue également à leur saillance, ainsi que le montrent par exemple la figure du carton de couches et le pictogramme logotypé de la couche et du bébé sur le pack Pampers Premium Pack (figure 2).
40 A la taille peut s’ajouter l’intensité du rythme et du mouvement, comme l’illustre l’enchevêtrement de bandes tournoyantes vertes du pack Nokia n° 4 (figure 17). Celles-ci, par leur saillance en intensité et en étendue, dépriorisent la figure centrale.
pack Nokia Bluetooth Headset
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41 L’intensité démarcative peut se manifester quant à elle par les contrastes chromatiques. C’est le cas de la tonalité presque fluorescente du jaune de la lexie Theraflu (figure 10) qui crée un contraste lumineux net avec le fond vert, et qui surdétermine l’attracteur de centralité du nom de marque. Mais elle se manifeste surtout par la densité figurative de la figure, comme on le voit avec l’ours Charmin ou avec le motif de conjonction parent/enfant de Disney et de Pampers (figures 5, 7 et 11).
6. – L’importance de la syntaxe des attracteurs
42 Il est très fréquent que les attracteurs se combinent entre eux et cumulent leurs effets sans qu’il soit possible d’isoler leur rôle respectif. Ainsi sur le pack Pampers Premium Club (figure 2), la force d’attraction du nom Cruisers ressort de l’effet cumulé de la centralité et de la saillance tensive de la forme.
43 Considérons maintenant que A = Cruisers, B = motif figuratif mère/enfant, et C = Pampers.
44 Attraction de A - > B : la proximité est surdéterminée par la continuité sémantique -B étant en effet la figurativisation de A (motif figuratif de l’enfant en mouvement) - et par la saillance figurative. Entre B et C, il existe un lien sémantique plus générique (entre le lien maternel et la signification en langue anglaise de to pamper (bichonner) surdéterminé également par la proximité du nom de marque Pampers).
45 Sur les packs Nokia, c’est l’attractivité cumulée de la centralité et de la saillance tensive qui fait de la figure du produit le point de fixation initial (cf. packs Nokia).
46 On pourrait multiplier les exemples d’articulation syntaxique entre différents attracteurs. Au stade actuel et pour aller plus loin dans la compréhension de cette syntaxe, il faudrait déterminer le « coefficient d’attractivité » de chaque attracteur. C’est là encore tout l’enjeu du développement d’un protocole de test adéquat pour approfondir ces hypothèses.
L’ordre et le sens. L’impact de l’ordre d’apparition sur l’interprétation
47 À partir des attracteurs et de leur syntaxe, on a cherché à identifier quelles étaient les règles d’attractivité selon lesquelles l’œil priorise et articule les différentes unités qu’il perçoit. La question qui se pose maintenant est de savoir si l’ordre d’apparition (et de saisie) de ces unités peut influencer l’interprétation. Dans quelle mesure par exemple, l’ordre d’apparition des occurrences crée des phénomènes de tension et de détente susceptibles d’orienter différemment l’interprétation globale à partir de la première séquence ? Et par conséquent en quoi l’ordre d’apparition des occurrences à partir du point initial peut modaliser différemment le destinataire ? En fonction du degré de présence sensible et du degré d’intelligibilité des unités formelles enchaînées selon un certain ordre, on voit émerger des grands schémas de tension, susceptibles d’orienter différemment l’interprétation.
48 La sémiotique tensive offre là encore le meilleur cadre pour tenter d’aborder ces questions. Un schéma de tension désigne « ce qui maintient le lien entre ce que nous comprenons du discours et notre appréhension sensible de sa présence [13] ». Ainsi, les variations d’équilibre entre les augmentations et les diminutions d’intensité et d’étendue dessinent des grands schémas de tension qui rendent compte des modulations de la perception par le sujet (ascendance, décadence, amplification, atténuation) [14]. Ces modèles développés par J. Fontanille nous ont servi de base pour identifier différents schémas de tension liés à l’ordre d’apparition des occurrences.
1. – Le schéma de résolution immédiate
49 Ce type d’ordre d’apparition fait intervenir une détente cognitive instantanée. Si l’on prend l’exemple Triaminic (figure 4), l’œil se fixe initialement sur la forme linguistique Chest congestion (encombrement des bronches) qui actualise un opposant en termes narratifs, c’est-à-dire l’état dysphorique [15] à combattre. Cet éclat intense dysphorique est instantanément résolu par la deuxième occurrence perçue qui est le nom de marque Triaminic. En raison des conventions de réception dans l’univers commercial et publicitaire, la marque est associée immédiatement à la résolution du problème ou du manque. En étant perçue juste après l’opposant, elle crée un état de détente instantané, par une sorte de raccourci narratif qui fait l’économie de l’action. Cet ordre de perception crée un schéma en condensation [16] dans la mesure où les tensions sont concentrées sur les deux premières séquences, comme en témoigne aussi la durée de fixation supérieure sur ces deux figures (431 ms et 439 ms, vs 129 ms et 145 ms pour les deux séquences suivantes), les autres figures ne jouant qu’un rôle secondaire et dépourvu de tensions.
schéma de résolution immédiate
schéma de résolution immédiate
2. – Le schéma de révélation progressive
50 On pourrait l’appeler également schéma de découverte. La plupart des packagings Nokia relèvent de cette logique (figures 19 et 20). L’ordre d’apparition crée une tension cognitive à partir d’un éclat tensif initial dû au non familier, à l’étrange : l’œil se pose d’abord sur le produit, aux formes peu familières et insolites. C’est en quelque sorte l’opposant cognitif (on ne sait pas ce que c’est). Cet « éclat de l’étrange » [17] semble confirmé par la durée de fixation du regard étonnamment longue sur cette occurrence (pack 5 Allemagne : 391 ms vs 62 ms sur la deuxième séquence). Ce pic d’intensité dû au non familier décroît ensuite dans la reconnaissance du plus familier à travers la fixation sur le nom de marque Nokia (la marque activant un stock de représentations stabilisées par la culture et l’expérience). Le processus de détente cognitive se poursuit à travers l’explicitation et la diffusion de connaissances sur l’objet (description des compétences du produit). Dans l’exemple du pack Nokia US n° 4 (figure 17), on observe même une intensification de l’étrange dans la séquence initiale car la tension cognitive due à la non-familiarité du produit est renforcée par la tension affective de la forme verte instable et dysphorique. Cette tension fait place à la détente cognitive progressive à partir du troisième point de fixation, où l’on rentre dans l’identification (la marque) et l’explication.
pack Nokia Free your hands
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pack Nokia Bluetooth Headset
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52 Ce schéma de résolution progressive modalise l’énonciataire dans la quête d’une compétence qu’est le savoir être – le savoir sur les objets –, autour d’une tension qui va de la méconnaissance et de l’incompréhension à l’acquisition de connaissances et la compréhension.
schéma de révélation progressive
schéma de révélation progressive
3. – Le schéma de résolution différée
53 Le troisième parcours-type correspond à une augmentation des tensions, en repoussant la résolution au terme du parcours. Le pack Theraflu illustre bien ce schéma (figure 8). Le nom de marque constitue le point de fixation initial, par sa position centre haut et sa saillance tensive (taille de la figure et contraste chromatique du jaune). La fixation ensuite sur la figure de l’opposant narratif Severe cold crée une augmentation de l’intensité et un déséquilibre (au sens d’une rupture d’équilibre dysphorique pour le sujet). Le parcours perceptif suit alors un mouvement d’amplification de l’effet d’intensité et d’étendue, à travers le rétablissement de l’équilibre (intensité affective), grâce à l’adjuvant qu’est le remède, modulé quantitativement par la taille de la tasse et la diffusion de la fumée, et qui s’accompagne du déploiement explicatif et cognitif [18] des compétences du produit.
54 Ce parcours de résolution différée modaliserait potentiellement le destinataire selon un vouloir savoir, en raison des tensions et du manque initial qui trouvent leur dénouement au terme du parcours.
schéma de résolution différée
schéma de résolution différée
4. – Le schéma de résolution anticipée
55 C’est le schéma inverse de celui de l’amplification des tensions. Dans ce type de parcours perceptif, le point de fixation initial enclenche un processus de détente affectivo-cognitive. Si l’on observe les parcours des packs Disney et Pampers Biggest Box (figures 7 et 12), la première figure constitue un éclat affectif (intense) à travers le motif figuratif de la conjonction parent/enfant, marqué euphoriquement. Mais cet accent d’intensité est aussi modulé quantitativement par la taille de la figure. Cet éclat émotionnel de la conjonction euphorique qui retient le regard le plus longtemps (908 ms sur le motif lion/lionceau vs 290 ms sur le deuxième point de fixation) évolue ensuite vers le déploiement explicatif et cognitif et l’atténuation de l’effet de présence : la reconnaissance du nom de la marque ou du produit et l’explicitation des caractéristiques du produit (ses compétences) qui vient éclairer rétrospectivement l’état euphorique initial. On part de l’effet pour remonter aux causes, à l’inverse d’une logique progressive.
schéma de résolution anticipée
schéma de résolution anticipée
56 L’éclat émotionnel initial crée un état désirable qui modalise potentiellement le destinataire selon le vouloir être, et qui modalise à partir de là l’ordre de la saisie selon un vouloir savoir, afin de connaître les conditions de cet état affectif réalisé.
5. – Précisions sur l’élaboration des schématisations tensives
57 Revenons rapidement sur les catégories utilisées pour construire les quatre schémas précédents, pour les objectiver sans alourdir le propos. On notera en premier lieu qu’ont été exploités à la fois les éléments de la sémiotique narrative et les propositions de la sémiotique tensive actuelle. La narrativité permet d’appréhender les univers de sens mis en œuvre dans les différents parcours de l’œil, ainsi que leur articulation. On a vu ainsi que les procès mobilisés relevaient soit de la logique de l’action, lorsqu’il s’est agi d’engager des procès de résolution, soit d’une logique identitaire, cognitive, lorsque le procès amorcé avait pour objet l’identification du produit ou de la marque.
58 À partir de ces deux types de procès, interviennent les critères réputés produire des effets tensifs et donc affecter le rapport intensité/étendue. À titre d’exemple, l’accomplissement (catégorie de l’aspect) du type « résolution immédiate » produit une accélération du tempo et donc une augmentation de l’intensité. Le mode d’efficience, qui décrit la manière dont un événement pénètre dans le champ de présence d’un observateur (sur le mode du survenir : brutal et intense, ou sur le mode du parvenir : progressif, étendu), est également à l’œuvre. La présence d’étapes intermédiaires dans la « révélation progressive » relève du parvenir, et mobilise l’étendue, alors que la négation de ces étapes, dans « l’anticipation », crée l’intensité du survenir. Enfin, les investissements euphoriques ou dysphoriques, liés par exemple à la guérison ou à la menace sont une autre source d’intensification.
59 Il est difficile de dire, en dehors de présupposés épistémologiques, qui de l’œuf tensif ou de la poule narrative préside à la construction du sens. Mais le fait est que l’ensemble de ces catégories laisse envisager, dans le temps très court du parcours de l’œil, un sens qui s’ébauche et peut peser sur l’interprétation finale des packagings.
Conclusion
60 Il y a un ordre d’acquisition des figures composant le pack, certaines n’étant pas vues dans le temps imparti, qui obéit à des contraintes essentiellement perceptives (saillance).
61 Cet ordre, qui relève de la temporalité perceptive, semble tout à fait susceptible de jouer un rôle dans la sémiosis : en fonction du type d’élément qui apparaît en première, en seconde, en troisième position, etc., sont actualisés des schémas et des mouvements tensifs spécifiques.
62 Ces mouvements tensifs, que nous n’avons qu’ébauchés à partir d’un corpus encore restreint, ont une incidence sur l’interprétation du pack. Ils vont agir à la fois sur la reconnaissance (identité), sur l’identification de la fonction du produit (de son action), et enfin sur l’identification de son positionnement (valeurs).
63 Par exemple, dans le pack Pampers (figure 12), le positionnement en premier point de fixation de la conjonction euphorique mère-enfant sélectionne un schéma de résolution anticipée. Ce schéma de résolution anticipée a pour effet de « désactiver » l’opposant potentiel (c’est-à-dire l’inconfort, entrave à la mobilité de l’enfant), et participe ainsi de manière très forte à l’axiologisation du pack. L’axiologisation, qui désigne le marquage positif et négatif du système des valeurs en jeu dans l’objet, paraît reposer ici en partie sur l’opposition progression (jonction euphorique réalisée, sanction positive de l’action, enfant debout, propre, mobile, qui se maintient), investie positivement vs régression (implicite, virtuelle : non-mobilité).
64 Deux directions de recherche peuvent faire suite à ces premiers travaux [19] :
- - 1. développer des protocoles de tests de réception, pour valider l’ensemble des hypothèses avancées, à la fois sur les attracteurs, sur la perception des mouvements tensifs et sur leur rôle dans l’interprétation ;
- - 2. approfondir un point qui n’a pas été traité ici : le rapport fond/forme. Si l’on suit les parcours enregistrés par l’eye-tracking, seules les figures sont perçues. Mais la perspective gestaltiste nous entraîne à former l’hypothèse que les fonds jouent un rôle tout aussi fondamental dans la perception des figures et dans la perception globale.
66 Les approches qualitatives peinent souvent à s’imposer sans validation quantitative. Il semblerait que l’eye-tracking démontre que l’inverse est encore plus vrai… On est ici au seuil d’une collaboration « techno-sémiotique » étroite, où statistique et sémiotique voient leurs destins liés pour, un peu mieux, comprendre et mesurer ce qui se passe dans ce regard d’une poignée de secondes.
Mots-clés éditeurs : perception, tensivité., sémiose, construction du sens, eye-tracking, Sémiotique, critères d’attractivité, sémantique, schématisation, packaging
Mise en ligne 01/11/2017
https://doi.org/10.4074/S0336150009004013Notes
-
[1]
Étude POPAI (Point of Purchase Advertising Institute), USA, 2005.
-
[2]
P. Chandon , 2002 , « Do we know what we look at? An eye-tracking study of visual attention and memory for brands at the point of purchase », Working Papers Insead, p. 3. Voir également M. Wedel , & R. Pieters , 2001 , « La fixation des yeux sur les publicités et la mémorisation des marques : un modèle et ses résultats », Recherche et Applications en Marketing, 16-2.
-
[3]
Méthodologie d’étude Eyecon développée par l’agence Saatchi & Saatchi X, qui présente des caractéristiques et un protocole comparables aux approches utilisées par d’autres sociétés d’études et des chercheurs en marketing.
-
[4]
La sémiose consiste en la relation de présupposition réciproque unissant le plan de l’expression et le plan du contenu. C’est donc l’opération fondamentale de la création du sens.
-
[5]
F. Thürlemann , 2004, « Blumenn Mythos », inA. Hénault et A. Beyaert (dir.), Ateliers de sémiotique visuelle, PUF, Paris, p. 19.
-
[6]
S. Dehaene , 2007, Les neurones de la lecture, Odile Jacob, Paris, p. 36.
-
[7]
Id.
-
[8]
J. Fontanille , 1998, Sémiotique du discours, Pulim, Limoges, p. 150.
-
[9]
F. Rastier , 1996, Sens et texte, Didier, Paris, p. 221.
-
[10]
A.J. Greimas , & J. Courtés , 1993, Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Hachette « Université », Paris, réed., pp. 217-219.
-
[11]
M. Cité par Cavassilas , 2005 , La sémiotique des langages visuels du packaging, Thèse de 3e cycle en Sciences du langage, Université de Limoges, soutenue en décembre, p. 121.
-
[12]
La tensivité permet de rendre compte des enjeux sémiotiques liés à la perception sensible d’un objet de sens par le sujet. Dans cette perspective, le sujet est d’abord un observateur sensible installé au centre d’un champ de présence. Il commence par percevoir, et toute perception, d’un objet naturel ou d’un discours, dans ce champ de présence peut être décrite comme l’alliance d’un degré d’intensité et d’un degré d’étendue. L’intensité est la grandeur de l’affect, de l’énergie, de l’éclat, alors que l’étendue est la grandeur de la quantité, du nombre, du déploiement spatial et temporel. Voir Couégnas, N., 2008, « Espace tensif, champ discursif, champ de présence », in D. Ablali & D. Ducard (dir), Vocabulaire des études sémiotiques et sémiologiques, Presses universitaires de Franche-Comté & Presses universitaires de la Sorbonne.
-
[13]
J. Fontanille , op.cit., pp. 102-103.
-
[14]
N. Couégnas , op.cit.
-
[15]
Pour Greimas et Courtès (1979), l’opposition euphorie/dysphorie, qu’on peut assimiler à plaisir/déplaisir, relève de la catégorie thymique qui désigne l’humeur en général. L’évaluation d’un objet par un sujet évaluateur donne lieu à un état thymique : l’euphorie (positif), la dysphorie (négatif), la phorie (positif et négatif : l’ambivalence) et l’aphorie (ni positif ni négatif : l’indifférence). Voir Hébert, L., 2006, « l’analyse thymique », Signo [en ligne], http://www.signosemio.com.
-
[16]
Le principe d’élasticité du discours désigne la possibilité d’exprimer une position de sens dans un discours aussi bien sous la forme d’un simple mot (condensation) que d’une phrase ou d’un paragraphe, voire même au moyen de répétitions disséminées tout au long du discours (expansion).
-
[17]
J. Fontanille , op.cit., p. 286.
-
[18]
Ibid., pp. 106-107.
-
[19]
Cf. aussi une recherche initiale sur le sujet : Bertin, E., 2009, « Du regard physiologique au regard sémiotique : premières recherches autour de l’eye-tracking », Nouveaux Actes Sémiotiques (en ligne).