Couverture de COMLA_159

Article de revue

Sémiotique du webdesign : quand la pratique appelle une sémiotique ouverte

Pages 91 à 110

Notes

  • [1]
    Le mot « texte » sera employé dans cet article au sens large du terme, quelles que soient les modalités visuelle, textuelle, sonore, cinétique. Nous emploierons pour synonyme de « texte » le mot « information » au sens large d’objet de communication, de message.
  • [2]
    Le mot « design », est emprunté du substantif anglais design, lui-même issu du verbe latin designare qui signifie à la fois dessiner, c’est-à-dire représenter un objet de manière graphique, dessinée, et avoir un dessein, c’est-à-dire mûrir un projet, un objectif. Employé sans qualificatif, design désigne une démarche créatrice méthodique avec laquelle on conçoit un objet en vue de sa fabrication.
  • [3]
    Nous ne retiendrons pas l’acception anglaise car pour nous, tout choix d’ingénierie est intimement lié, de l’amont à l’aval, à des choix culturels.
  • [4]
    Souchier Emmanuël, 2000, « De la lettrure à l’écran. Vers une lecture sans mémoire ? », « Mnémotechnologies – texte et mémoire », Texte, n° 25-26 (coordonné par F. Schuerewegen), Trinity College, Université de Toronto, Canada. p. 47-68.
  • [5]
    Souchier Emmanuël, 1998, « Rapports de pouvoir et poétique de l’écrit d’écran. À propos des moteurs de recherche sur Internet », Médiations sociales, systèmes d’information et réseaux de communication, Actes du Onzième Congrès national des Sciences de l’information et de la communication, Université de Metz, 3-5 décembre 1998. p. 401-412.
  • [6]
    En effet, pour Yves Jeanneret et Emmanuël Souchier, le texte de l’écran est « l’ensemble des éléments signifiants présents à la lecture d’un écran (texte, image, son) » (op. cit. p. 401).
  • [7]
    Davallon Jean, Despres-Lonnet Marie, Jeanneret Yves, Le Marec Joëlle et Souchier Emmanuël, sous la dir. de Emmanuël Souchier, Yves Jeanneret, Joëlle LeMarec, 2003, « Introduction » à Lire, écrire, récrire, Objets, signes et pratiques des médias informatisés, Bibliothèque Centre Pompidou, Paris. p. 17-46.
  • [8]
    Un signe est une association d’un signifiant qui relève du plan de l’expression, et d’un signifié qui relève du plan du contenu. Le mot « table », par exemple, est un signe verbal qui associe à la chaîne phonique signifiante [tabl] le signifié suivant : meuble fait d’un plateau horizontal posé sur un ou plusieurs pieds.
    Un signe, verbal, visuel, gestuel, etc. est un substitut d’une chose dont on n’a pas l’expérience directe et permet de nommer une réalité absente ; ainsi, le mot  « table » permet de nommer un objet sans forcément le voir ou le toucher. (Klinkenberg, 1996 : 34).
  • [9]
    C’est à une discussion avec Yves Jeanneret lors du congrès de la SFSIC (Société Française des Sciences de l’Information et de la Communication) à Compiègne en juin 2008 que nous devons cette précision importante. En effet, cela peut motiver la thèse, défendue entre autres par Yves Jeanneret, que les pratiques médiatiques relèvent d’un processus de communication structurellement différent de la connectivité automatique.
  • [10]
    Barrier Guy, 2000, Internet, clefs pour la lisibilité, collection « Formation permanente », ESF éditeur, Paris.
  • [11]
    Jeanneret Yves, Souchier Emmanuël, 1999, « Pour une poétique de l’écrit d’écran », Xoana, n° 6, Multimédia en recherche. p. 97-107.
  • [12]
    Neveu Franck, 2004, Dictionnaire des sciences du langage, Armand Colin, Paris, p. 275.
  • [13]
    Il s’agit, chez Guillaume, de décrire « la relation couverte par le mécanisme d’incidence qui règle l’assemblage des constituants en discours » (op. cit. p. 275).
  • [14]
    Klock-Fontanille Isabelle, 2005, « L’écriture entre support et surface : l’exemple des sceaux et des tablettes hittites », in L’écriture entre support et surface, textes réunis et présentés par Marc Arabyan et Isabelle Klock-Fontanille, L’Harmattan, Paris. p. 43-44.
  • [15]
    Fontanille Jacques, 2004, Séma et soma, figures du corps, Maisonneuve et Larose, Paris.
  • [16]
    Anzieu Didier, 1994, Le Penser, du moi-peau au moi pensant, Éditions Dunod, Paris.
  • [17]
    Anis Jacques et Zara Alessandro, 2005, « L’ordinateur support textuel, le texte informatique comme processus », in L’écriture entre support et surface, textes réunis et présentés par Marc Arabyan et Isabelle Klock-Fontanille, L’Harmattan, Paris. P. 71-85.
  • [18]
    Voici ce que dit Emmanuël Souchier à propos du cadre-écran : « Sans limites il ne saurait y avoir d’écriture, non plus du reste que de culture. Limites, cadres, marges… ont pour fonctions indicielles et matérielles de borner l’écriture, de l’identifier. Là est l’écrit. […] La naissance de l’écriture a maille à partir avec le quadrillage géométrique de l’espace, le cadastre et la géométrie[…] » (2000 : 49).
  • [19]
    Fontanille Jacques, 2005, « Du support matériel au support formel », in L’écriture entre support et surface, textes réunis et présentés par Marc Arabyan et Isabelle Klock-Fontanille, L’Harmattan, Paris. p. 191-192.
  • [20]
    Pignier Nicole et Drouillat Benoît, 2008, (à paraître), Sociale expérience du webdesign, Hermès Lavoisier, collection « Forme et sens », Paris.
  • [21]
  • [22]
    Le concept de principe ergodique nous paraît plus pertinent que celui de principe de navigation, ce dernier renvoyant métaphoriquement à une pratique et à un imaginaire d’exploration présents via les icônes ou les logos de certains moteurs de recherches ou « explorateurs » mais pas forcément adéquats à la représentation de tous les dispositifs proposés pour parcourir un texte.
  • [23]
    L’énonciation ne va pas à sens unique, elle n’est pas l’expression de la pensée de ceux qui, énonçant, s’adresseraient à un destinataire passif. L’usager d’une « page-écran » est impliqué mentalement et physiquement, il interagit avec l’interface et le texte, il convoque lui aussi ses pratiques et sa culture. En suivant le linguiste Dominique Maingueneau, lui même inspiré par le linguiste Culioli, nous dirons que l’usager d’une « page-écran » est un co-énonciateur. « Employé au pluriel et sans trait d’union, coénonciateurs désignera les [différents] partenaires du discours. » (Maingueneau Dominique, 1998, Analyser les textes de communication, collection « Lettres sup », Dunod, Paris, p. 40). Nous pouvons même dire que l’usager est un co-énonciacteur, dans la mesure où l’interface des « pages écran » l’invite à jouer des rôles, à vivre une pratique de communication plus ou moins singulière.
  • [24]
    Laplantine François, Le Social et le Sensible, introduction à une anthropologie modale, éditions Téraèdre, 2005, p. 119.
  • [25]
    Cf.www.myspace.com, un réseau social hébergeant des pages personnelles, une plateforme de blogs, des photos, des fichiers musicaux et des vidéos.
  • [26]
    Gervais François, 2006, Web 2.0., Quand les internautes ont le pouvoir, Dunod, Paris, p. 107.
  • [27]
    L’experience design est une pratique dans laquelle le design d’un espace, d’un objet, ou d’un service est envisagé sous le prisme de la perception sensible, de l’implication, et des horizons d’attente des consommateurs envers une marque. Holistique, c’est-à-dire englobante, elle s’incarne par l’intervention de multiples disciplines (architecture, design produit, design interactif, design de service) en prenant en compte le contexte du consommateur. Au sein de l’AIGA, aux Etats-Unis, ce concept se substitue à celui de design interactif pour décrire les activités du design numérique.
    D’après Ralph Ardill, sur le site du design council, “A holistic, multi-disciplinary and multi-sensory way of bringing to life the essence of a brand, product or service.”
    en.wikipedia.org/wiki/Experiencedesign
    www.design-council.org.uk/en/About-Design/Design-Disciplines/Experience-design/
  • [28]
  • [29]
  • [30]
    Voir à ce propos la 2e partie de l’ouvrage Sociale Expérience du Webdesign (Pignier et Drouillat, 2008).

Introduction

1De nombreux chercheurs ont précisé, à juste titre, que les textes [1] sur support numérique ont, entre autres, pour particularité de se donner à percevoir à l’écran, c’est-à-dire dans un autre espace que celui où ils sont matériellement inscrits sous forme de codes informatiques tels que le disque dur, le Cd-rom, la clé USB, etc. Leur perception nécessite en outre un dispositif complexe composé de plusieurs niveaux :

2

  • – le dispositif matériel de la machine et de ses périphériques tels le clavier, la souris d’un ordinateur, le micro… ;
  • – le dispositif de commande du logiciel ou du « navigateur » qui s’affiche à l’écran de l’ordinateur ou du téléphone portable ;
  • – le dispositif de commande et de pratique du texte que constitue la « page-écran ».

3Pour notre part, nous interrogeons les orientations possibles, pour l’usager, du sens de la communication en ligne que véhicule la « page-écran » en tant que lieu d’accueil et en tant que lieu de travail des textes sur le Web. Précisément, nous cherchons à comprendre quelles portées sémiotiques sont à l’œuvre dans le design des sites Web, appelé par les professionnels webdesign. [2] En français, notons que le mot « webdesign » restreint le champ d’application du designer aux espaces de représentation de l’information et de parcours dans l’information sur le Web. Le webdesign, parce qu’il prend en compte, dans son acception française, le dessein culturel et social de la communication, entre pleinement dans les préoccupations du sémioticien ; le webdesigner revendique l’impact sémiotique de la présentation des textes en ligne, du parcours de travail proposé sur les sites Web, alors qu’en anglais, le terme web design est plus spécifiquement lié au développement technique des « interfaces », via des langages sémantiques tels le HTML, le XHTML, les CSS, des langages orientés objet (JavaScript) et aussi parfois en fonction du contexte des langages de programmation dynamiques, comme les langages orientés serveur tels que PHP. [3]

4En ce qui concerne le système sémiotique des textes numériques, Emmanuël Souchier a proposé une définition depuis une décennie déjà. Pour ce dernier, le texte lu et/ou écrit via les médias informatisés est en relation avec trois supports articulés autour de trois composantes techniques distinctes :

5

  • – le « support physique » ou « matière mémoire » telle une bande magnétique qui a pour fonction de conserver une trace électronique de l’écrit ;
  • – « l’écran » ;
  • – « l’imprimante ». [4]

6Les médias informatisés instaurent, selon le chercheur, une rupture dans l’histoire de l’écriture dans la mesure où les signes qui constituent l’écrit ne sont plus donnés à lire directement sur le support physique où ils sont inscrits mais à l’écran, « imaginaire de verre et de lumière » ou sur support papier, « imaginaire d’encre et de papier », quand ils sont imprimés. L’écran constituerait alors le support matériel d’une écriture éphémère, détachée de son support physique d’inscription, un lieu d’accueil passager d’un écrit devenu « texte nomade » (2002 : 67).

7Nous ne remettons pas en cause cette approche du texte en tant qu’« écrit d’écran » mais il nous semble indispensable d’envisager une appréhension complémentaire et plus large de la pratique des textes numériques, non plus attentive seulement à la portée sémiotique de l’écran et de la « page-écran » du logiciel mais aussi à la portée sémiotique de la « page-écran » des sites Web, qui constitue effectivement un des niveaux importants de l’interface du texte.

8Le concept d’« écrit d’écran » proposé par Emmanuël Souchier [5] synthétise une triple représentation du texte [6] communiqué via les médias informatisés comme nécessairement écrit, comme nécessairement donné au regard, « rendu spectaculaire », enfin comme nécessairement destiné à l’écriture. À la différence du point de vue d’Emmanuël Souchier et plus largement de Jean Davallon, Marie Després-Lonnet, Yves Jeanneret, Joëlle Le Marec sur les médias informatisés en général [7], nous ne pensons pas que l’écrit soit « tout à la fois l’objet et l’outil » du réseau internet. D’une part, parce qu’il existe, bien qu’encore rares, des interfaces purement vocales. Sur le site www.audiem.bootchec.com, une expérience interactive inspirée d’études ergonomiques sur la dépendance des usagers à l’information graphique, la « page-écran » ne présente aucun élément visuel sauf la signature de l’annonceur. Son texte et sa navigation sont composés de signes [8] entièrement oraux et gestuels qui tendent à minimiser la place de l’écrit dans l’outil. Pour accéder à une rubrique, il faut saisir au clavier le numéro qui lui est assigné et qui est indiqué par la voix. D’autre part, parce que de nombreux textes n’ont pas pour objet d’être lus ou à être écrits par l’usager. Dans l’exemple cité précédemment, l’information est destinée à être entendue, non lue. De nombreux usagers de sites Web de musique écoutent la musique sans la lire, en pratiquant dans le même temps d’autres activités. Par ailleurs, configurer sa cuisine sur le site d’Ikea, essayer tel modèle de voiture sur le site Web de Peugeot, cela suppose une fonction médiatrice de la lecture-écriture qui n’est pas en l’occurrence une finalité en soi. Nous envisagerons donc les interfaces des textes en ligne en termes plus larges de communication, d’échange d’information. L’objet de notre approche sémiotique n’est par conséquent pas l’écrit d’écran mais la portée sémiotique et culturelle des interfaces graphiques des sites de communication en ligne. La focale que nous retenons ne concerne pas les médias informatisés en général mais les sites web sur le réseau internet.

9D’un point de vue méthodologique et conceptuel, la nature même de l’objet de nos recherches nous amène, pour les raisons évoquées ci-dessus, à nous défaire des systèmes sémiotiques greimassiens et à leur préférer une sémiotique ouverte à des concepts issus de disciplines et de courants de pensées différents, quitte à les reconsidérer pour faire émerger, tel est notre objectif, une approche sémiotique cohésive et cohérente par rapport à son objet.

10Notre corpus est constitué d’interfaces principalement graphiques de « pages-écrans » de sites Web tous relativement récents, allant de « sites » d’annonceurs impliqués dans les hautes technologies à des sites d’association, en passant par des interfaces de « pages-écrans » de sites dans le secteur de la mode, du luxe sans oublier le secteur de la presse en ligne.

11Nous allons interroger les concepts d’interface et de support. Afin de comprendre les enjeux énonciatifs à l’œuvre dans les interfaces graphiques de sites Web, nous nous attarderons sur les concepts d’expérience et d’ethos.

Les concepts d’interface et de support

La « page-écran » constitue-t-elle une interface entre l’usager et les textes des sites Web ?

12D’abord inventé pour caractériser un fait physico-chimique (comme la surface du verre d’eau), le terme d’« interface » a transité vers l’interopérabilité automatique des logiciels, avant d’être étendu aux pratiques médiatiques [9]. D’après le dictionnaire, le terme d’« interface » désigne un dispositif permettant des échanges d’informations entre deux systèmes (Dictionnaire encyclopédique Larousse, 1979). Pour le dire autrement, une interface est un support qui offre à ses usagers l’interaction avec un système, un ordinateur, d’une part, par l’entrée d’instructions qui permettent à l’usager de manipuler le système, et, d’autre part, en sortie, par la représentation des effets des actions de l’usager sur le système. Or, la « page-écran » des sites Web désigne, ainsi que l’explique Guy Barrier, l’espace de représentation de l’information et l’espace d’accès à l’information [10]. Selon lui, même si la « page-écran » n’est pas un espace matériel comme l’interface de la machine, elle est un espace de médiation (2000 : 15-16). Le chercheur explique : « ce terme […] désigne à l’origine un dispositif qui constitue un intermédiaire convivial et fonctionnel entre l’homme et certaines tâches à accomplir. » […] Un site Internet est également une forme d’interface graphique […] ». Nous souscrivons à cette définition en ajoutant que la « page-écran » permet à l’usager d’agir sur l’information des sites Web, de travailler l’information tout en percevant l’effet de ses actions. Précisément, nous pouvons dire que la communication via les sites Web suppose plusieurs niveaux de médiation, avec, chaque fois, un niveau d’interface correspondant :

13

  • – l’interface de la « page-écran » des sites Web non prise en compte par Emmanuël Souchier et Yves Jeanneret ; [11]
  • – l’interface de la « page-écran » du logiciel ou du « navigateur » ;
  • – l’interface de la machine.

14À regarder de près certaines « pages-écrans » telle la « page d’accueil » du site Web mis en ligne pour les 25 ans de l’association Handicap International, l’on remarque que la fonction d’interface n’est plus seulement pensée d’un point de vue utilitaire ou technique mais d’un point de vue anthropologique, comme lieu de contact entre des corps qui communiquent. La « page-écran » sur le site Web de Handicap International est un corps de couleur noire sur la peau duquel s’inscrivent le texte et le parcours de l’usager dans le texte. Telle une peau, la « page-écran » permet à l’usager de parcourir le corps figuré et le texte qu’il contient à distance, via l’écran (figure 1).

15

Exemple d’une métaphore d’interface sur le site d’Handicap International : www.handicap-international-25.org

figure im1

Exemple d’une métaphore d’interface sur le site d’Handicap International : www.handicap-international-25.org

16La « page-écran » du site Web est ici un lieu d’échange entre humains, en l’occurrence, elle met en scène une relation entre l’annonceur et l’usager fortement affective et pas seulement pratique, elle appelle l’usager à une implication dans le site Web émotionnelle et éthique.

17Sans forcément emprunter la métaphore du corps, la fonction d’interface que joue la « page-écran » des sites Web dépasse très souvent la portée purement technique ou ergonomique qu’on lui attribue généralement pour créer un espace relationnel entre l’usager et l’annonceur. Cet espace se trouve empreint d’un imaginaire et d’un lien social spécifiques, tel le bureau intime de l’écrivain J.K. Rowling (figure 2). En l’occurrence, la « page-écran » ne se constitue plus d’objets schématisés en icônes comme dans le bureau de Windows ; ici les gommes, stylos sont réincarnés en objets personnels que l’usager peut manipuler pour avoir accès à des fragments de textes, des manuscrits. Le lien social proposé se fonde sur les valeurs du secret, de l’intimité.

18

La métaphore du bureau de l’écrivain J.K. Rowling, www.jkrowling.com

figure im2

La métaphore du bureau de l’écrivain J.K. Rowling, www.jkrowling.com

19De nombreuses occurrences de « pages-écrans » nous invitent donc à prendre en compte les effets de sens possibles, pour l’usager, logées dans leur fonction d’échange, d’interface. L’interface devient ainsi un concept, un moyen de préciser la portée relationnelle et culturelle que chaque « page » de site Web peut instaurer et offrir.

La « page-écran » est-elle un support ?

20Le concept de support fait dialoguer entre elles la linguistique et la psychanalyse. Les travaux d’Isabelle Klock-Fontanille renvoient, certes par métaphore, aux travaux du linguiste Guillaume, qui distingue le support, chose dont on parle, et l’apport, ce que l’on en dit [12]. Le linguiste parle encore des marques de la personne en tant que support formel. Isabelle Klock-Fontanille reprend la distinction support/apport mais en lui assignant une autre signification ; l’apport, c’est le texte, le support, c’est :

21

  • – le matériau requis pour inscrire le texte – support matériel ;
  • – le mode d’organisation du texte sur la surface délimitée – support formel.

22Guillaume a recours aux concepts apport/support pour comprendre le système de la langue et plus précisément, le système de la langue mise en discours [13]. De la même manière mais avec des contenus différents, Isabelle Klock-Fontanille a recours à ces concepts pour préciser le système des écritures anciennes : « Nous voudrions considérer le support comme un élément de la construction de la signification, une signification qui serait différente, mais complémentaire de celle du texte considéré de manière indépendante. Cela nous amène par conséquent à appréhender le support et le texte comme des objets sémiotiques d’écriture. » [14]

23Précisément, c’est le support formel qui permet au support matériel de se transformer en élément de signification quant à l’interprétation des textes.

24Dans les travaux de Jacques Fontanille [15], le concept de support emprunte en outre à la psychanalyse, et notamment aux écrits de Didier Anzieu [16]. Le sémioticien rappelle que toute énonciation, orale ou écrite, nécessite un support pour se faire. Le corps peut servir de support à la danse, au chant, mais aussi, délimité à une partie – la main par exemple –, il peut servir de surface d’inscription de remplacement ; faute de papier, on peut écrire sur sa main, par exemple. En l’occurrence, le corps est un support non pas coupé du sujet d’énonciation mais qui lui est lié : « […] Tous les supports externes sont des figures déplacées, par métaphore, métonymie ou toute autre opération, en somme des prothèses d’écriture que se donne ce corps énonçant par débrayage énonciatif ». [14]

25Envisager le corps comme support d’origine de l’énonciation, c’est en quelque sorte se rapprocher de la thèse de Didier Anzieu pour lequel, le corps, plus précisément la peau, a parmi ses autres fonctions celle de surface d’inscription dans laquelle sont supportés et enregistrés les signes-traces de l’interaction du corps et du monde. D’après le psychanalyste, le corps est un support d’origine ; y sont produits les premiers signaux élémentaires à destination d’autrui [16]. Dans cette mesure, l’on peut dire que le corps noir figuré sur le site Web de l’association Handicap International, dans les plis duquel s’inscrit le texte, ne fonctionne pas seulement comme un lieu d’échange entre l’usager et l’annonceur mais comme une surface d’inscription de tous les malheurs du monde ; tremblements de terre, conflits armés, maladies invalidantes, exclusion, grande pauvreté… (figure 1).

26En ce qui concerne les travaux scientifiques sur les textes numériques, le concept de support est employé pour recouvrir une réalité distincte selon les chercheurs. Jacques Anis appelle support matériel la bande magnétique qui sert d’inscription au texte sous forme de codes. Pour lui, l’écran est une surface d’inscription et non un support[17]. Cette acception n’est pas la même que celle donnée par Emmanuël Souchier pour qui il existe bien, certes, un support physique de l’écriture numérique ; la bande magnétique, le disque dur… mais ce dernier se dédouble en un autre support perceptible : l’écran [18]. Celui-ci est le support où :

27

  • – s’affiche la matérialité de l’écriture – c’est donc l’équivalent d’un support matériel de l’affichage du texte – nommé par le chercheur « écran de verre et de lumière » ;
  • – le texte trouve un cadre, une forme. L’écran donne au texte, selon Emmanuël Souchier, son sens formel. C’est le premier constituant du support formel des textes numériques dans lequel s’emboîte un autre espace formel, le « cadre logiciel ».

28Jacques Fontanille, de son côté, lève les confusions potentielles en expliquant que les textes via les médias informatiques nécessitent deux supports :

29

  • – un support « interne » et imperceptible constitué à la fois d’un support matériel digital ou autre et d’un support langagier, celui du code informatique ;
  • – un support « externe » et perceptible, l’interface de la « page-écran », qui comporte à la fois un support matériel (un écran et une technologie d’inscription lumineuse), et ;
  • – un support formel (celui de la « page-écran » [du logiciel]) » [19].

Comment s’articulent les différentes fonctions de support de la « page-écran » ?

30Un regard attentif sur les textes de notre corpus a permis d’affiner ces acceptions qui se recoupent en partie. Effectivement, une des spécificités des textes numériques est l’emboîtement des supports :

31

  • supports matériels physiques : le support magnétique, électronique ; le support matériel d’affichage qu’est l’écran ;
  • – mais aussi pour les textes des sites Web, nos travaux ont permis de mettre en avant cette fonction [20], une métaphore de support matériel d’inscription : les « pages-écrans » ont en autres la fonction de métaphores d’interface. Le texte trouve en elles un support matériel figuré, celui de la page papier A4 mais aussi des métaphores de supports matériels plus originaux tels le bureau intime de J.K. Rowling (figure 2), le corps noir du site de Handicap International (figure 1), le paysage exotique retenu par Etienne Mineur de l’agence Incandescence pour la présentation printemps/été 2006 de la collection femme créée par le styliste Issey Miyake (figures 7 et 8), la scène sur le site Web de Jean-Paul Gaultier [21] ;
  • supports formels : le langage informatique pour Jacques Fontanille, est un moyen de formaliser le texte en le codifiant, le « cadre écran » ; le « cadre logiciel » dont parle Emmanuël Souchier sont aussi des espaces formels des textes ; mais il ne faut pas oublier, pour les textes des sites Web, l’espace formel de la « page-écran » qui peut être une grille par colonnes, une grille hiérarchique, un ensemble de cadres tel le support formel sur le site http://www.telecomitalia (figure 3) ou des formes plus imprécises telles ces courbes sinueuses qui épousent le corps en page d’accueil du site de Handicap International ou cet espace fouillis sur le bureau de l’écrivain J.K. Rowling.

32

La boîte à outils toolbox du site institutionnel de Telecom Italia, présente dans les pages intérieures, www.telecomitalia.com

figure im3

La boîte à outils toolbox du site institutionnel de Telecom Italia, présente dans les pages intérieures, www.telecomitalia.com

33En outre, les textes des sites Web ne peuvent se concevoir en objet sémiotique que si l’usager effectue un parcours physique, gestuel en leur sein. Or ce parcours ne peut s’effectuer directement de la main de l’usager au texte ; il est médié par la machine – ordinateur, téléphone portable… – et ses éventuels périphériques, par la fonction d’interface de la « page-écran ». Le travail des textes en ligne nécessite donc un support que nous nommons :

34

  • support ergodique, en reprenant du chercheur et designer américain Espen J. Aarseth (1997) le qualificatif « ergodique », du grec ergon et hodos qui signifient respectivement « travail » et « chemin ». Le support ergodique [22] relève de la « page-écran » et de la machine. En tant qu’interface graphique ou lieu d’échange, la « page-écran » doit favoriser le parcours de l’usager dans le texte, en tant qu’interface matérielle, la machine et ses périphériques permettent de réaliser les modes d’action de l’usager sur le texte prévus dans l’interface graphique.

35Pour préciser les objets sémiotiques de notre corpus, la manière dont ils se constituent en système de sens pour l’usager, la référence au concept de Guillaume n’a pas d’efficacité. En revanche, la référence au concept de support tel que Jacques Fontanille pense ce dernier en faisant le lien entre sémiotique et psychanalyse a un atout majeur. En effet, elle permet de penser le mode énonciatif de la « page-écran » : comment ses fonctions de support formel, matériel figuré, ergodique, sont-elles mises en œuvre ? Se fondent-elles sur un rapport de distanciation ou au contraire d’intimité avec l’énonciateur [23] ? À quelles expériences ou pratiques culturelles du texte ces modes énonciatifs invitent-ils ?

Les concepts de sociale expérience et d’ethos.

Le concept de sociale expérience

36Le concept que nous choisissons en l’occurrence, nouveau dans sa formulation sous le terme de « sociale expérience », recoupe en partie un concept déjà opératoire dans l’analyse des pratiques sociales. Il est en fait l’union de Faire social et d’expérience. Pour l’anthropologue François Laplantine, une pratique sociale n’est pas un fait, un objet, mais un acte dynamique, un processus [24] qui prend son sens pour l’usager comme pour l’observateur dans le Faire qui le sous-tend et l’accompagne. Être attentif au Faire social, c’est non pas considérer une pratique dans son seul objectif ou dans son résultat, mais c’est l’appréhender dans sa mise en œuvre, avec sa sensibilité culturelle. À notre tour, nous souhaitons être attentifs aux manières de communiquer un texte, une information, de proposer un service via les interfaces que sont les « pages-écrans ». Sur quelles manières d’être en société reposent les Faire proposés par ces dernières ? En quoi par exemple l’organisation de l’information centrifuge et peu lisible sur la plate-forme d’hébergement MySpace [25] génère-t-elle une expérience de communication qu’on suppose, vu le succès d’audience de MySpace [26], riche de sens pour les internautes qui en sont usagers ? En quoi la présentation des informations relatives au chocolatier parisien Patrick Roger (figures 4 et 5), sur le site composé par les agences parisiennes Musa Machina et Ici La Lune, se veut-elle événement pour les usagers en adoptant une fresque pour support matériel d’interface et, pour support ergodique, un parcours dans le texte non conventionnel, surprenant ? L’interface des « pages-écrans » est à envisager non pas seulement comme un outil mais comme une scène, un espace de partage et de manipulation de l’information qui renvoie, par sa manière de communiquer et de proposer la communication, à une manière d’être, d’agir, de vivre en société.

37

Le site du chocolatier parisien Patrick Roger adopte une fresque en tant que support matériel de son interface, www.patrickroger.com

figure im4

Le site du chocolatier parisien Patrick Roger adopte une fresque en tant que support matériel de son interface, www.patrickroger.com

38Le concept de sociale expérience que nous mettons en place n’a donc rien à voir avec l’expression en vogue de « social web » qui décrit les parcours participatifs, où chacun peut, par exemple, catégoriser l’information via des mots-clés insérés dans un « nuage de mots-clés », où chacun peut partager de l’information, en ajouter, en envoyer, en modifier, etc. comme le proposent les interfaces des sites de partages de photos, de vidéos, de textes. Au-delà du texte, ce sont les coénonciateurs – annonceur, équipe créatrice, etc. et usagers – que l’interface des « pages-écrans » met en scène ; elle doit faire adhérer l’usager physiquement et mentalement à une pratique de la communication précise ; en cela, il nous faut l’appréhender comme une scène de vie culturelle qui engage chacun de nous aussi en tant qu’homo communicans. Cette thèse nous conduit à ne pas seulement utiliser le terme « expérience » en tant que concept repris de l’ergonomie pour signifier la prise en main de l’interface, l’utilisation matérielle et l’action sur le système, mais à lui donner une signification plus large. L’expérience que l’interface des « pages-écrans » nous invite à faire du texte se fonde sur une manière de communiquer qui pose la question de la sensibilité, de l’agir et de l’être, véhiculés par les supports formel, matériel, ergodique qu’elle propose.

39Si galvaudé aujourd’hui, le mot « expérience » est employé par les uns pour signifier la prise en main de l’interface, l’accessibilité qu’elle offre. C’est ce sens qui est retenu dans l’expression user experience ou expérience utilisateur. Pour d’autres, le terme est employé pour signifier des sensations, du vécu personnel dans l’acte de consommation. C’est ce sens que retient l’expression experience design[27]. Pour lever l’ambiguïté portée par le terme « expérience », nous parlerons de sociale expérience et non pas d’expérience utilisateur, en entendant par « expérience », du verbe latin experior le sens étymologique de faire l’essai de, mettre à l’épreuve une pratique de communication. C’est donc non pas dans une acception ergonomique, pas plus que dans une acception psychologique que nous utilisons ce terme.

40Pris dans un sens de forme de vie culturelle, de vie sociale, ce concept nous invite à comprendre les effets de sens présents dans la représentation imaginaire et morale des co-énonciateurs, cet ethos mis en scène dans les interfaces des « pages-écrans ». L’expression composée du concept que nous mettons en place peut facilement être traduite en anglais par social experience, sans perdre sa substance ni sa résonance phonétique. Le qualificatif « sociale » signifie en l’occurrence ce qui est fait pour vivre en société, conformément à la signification du mot latin socialis duquel est issu l’adjectif. Placé devant le substantif, il permet de mettre en exergue le complément du nom « expérience ». Les ergonomes et les chercheurs en sciences de l’information et de la communication ont déjà montré la complexité de la relation entre l’homme et la machine médiatique. Loin de solliciter l’usager dans une expérience seulement instrumentale ou mécanique, cette relation engage l’homme dans une dimension socio-culturelle, symbolique. Dans cette lignée, nous souhaitons préciser les dispositifs et les opérations qui fondent l’expérience culturelle des textes en ligne.

Le concept d’ethos

41Le concept d’ethos, que nous utilisons en dialogue avec celui de sociale expérience, nous est fort utile pour appréhender l’interface des « pages-écrans » non pas seulement comme une organisation d’informations et d’instructions mais comme l’espace où l’énonciateur et son énoncé se mettent en scène, invitant ainsi l’usager alors co-énonciacteur, à adhérer à la manière de communiquer. C’est ainsi que chaque annonceur, chaque éditeur de presse en ligne, entre autres, cherchent, à travers les interfaces des « pages-écrans » proposées sur leur site, à mettre en scène leur ethos, un Faire social, une représentation morale et imaginaire qu’ils nous invitent à adopter. Citons par exemple l’ethos démiurgique que met en place Dassault Systemes (figure 6) dans une interface dont la métaphore d’interface est l’univers ou encore l’ethos artistique sur le site Web du styliste Yssey Miyake où le texte est ancré dans des métaphores végétales, avec des formes insolites (figures 7 et 8).

42

figure im5
Une métaphore d’écran prenant pour cadre l’univers sur le site de Dassault Systemes, www.3ds.com/expo2005

43

Les métaphores de l’interface du site d’Yssey Miyake réalisé par le studio Incandescence en 2006 pour la collection femme printemps-été, www.my-os.net/isseymiyake

figure im6

Les métaphores de l’interface du site d’Yssey Miyake réalisé par le studio Incandescence en 2006 pour la collection femme printemps-été, www.my-os.net/isseymiyake

44L’ethos est en quelque sorte la force de caractère, le système de valeurs que tout acte d’énonciation met en œuvre. Ce concept, issu de la rhétorique classique, désignait à l’origine les traits de caractère que l’orateur devait montrer à l’auditoire pour donner de l’autorité à ce qu’il disait, pour garantir son discours. Le linguiste Dominique Maingueneau explique que dans tout énoncé, produit d’une ou de plusieurs instances énonciatives, la manière d’énoncer permet à l’usager – le co-énonciateur – de construire une représentation de l’énonciateur, de sa manière d’être (op. cit., pp. 79-82).

45Bien que très ancien et légèrement repensé par le linguiste, ce concept n’est pas usé pour autant. Bien au contraire, à une époque où chaque annonceur doit prendre sa part dans la guerre des signes, y compris et surtout désormais via le multimédia sous toutes ses formes médiatiques interactives, on doit prendre conscience qu’à travers les interfaces des « pages-écrans », l’énonciateur invite l’usager à se retrouver dans la représentation qu’il donne de lui. Cette représentation se veut alors morale au sens de manière de vivre en société, au sens de forme sociale relationnelle et non au sens de normes moralisantes visant à définir les fins des actions des hommes. L’ethos est une représentation morale non moralisante, imaginaire, de la marque et de ses adeptes. Sur son site, le quotidien espagnol El Paìs[28] manifeste un ethos d’énonciateur lettré, sensible d’une part à la variation rythmique du mode d’organisation de l’information, la colonne de texte centrale, moins large que les colonnes gauche et droite, venant rompre la monotonie, sensible d’autre part à la mémoire du support papier, la typographie avec empattement, liée à l’édition papier pour des raisons de lisibilité, est en l’occurrence utilisée dans l’interface « graphique » pour ancrer l’énonciateur dans une tradition médiatique qu’il a su perpétuer et qui le porte garant de son énoncé (figure 9).

46

Interface du site d’El Paìs, www.elpais.com, 16 août 2007

figure im7

Interface du site d’El Paìs, www.elpais.com, 16 août 2007

47Ce choix typographique, à contre-courant des conventions d’ergonomie visuelle qui précisent que les typographies avec empattement manquent de lisibilité à l’écran, fait partie d’une manière d’énoncer qui se met en scène comme culture éditoriale. Cet ethos invite ainsi l’usager à une pratique de lecture qui, loin d’être novice, se veut ancrée dans l’histoire de la presse écrite.

48Plus largement, les énonciateurs de blogs personnels, de sites de partage d’information ou de tout autre genre de communication non directement destiné à la promotion officielle d’un annonceur proposent également à l’usager de vivre en partage une mise en scène énonciative. Ainsi, l’interface graphique du blog de Peter Gabor [29], active dans sa version 2007 une organisation surchargée de l’information qui donne le ton d’un grenier à idées dans lequel chacun peut fouiller pour nourrir ses pensées.

49Plus spectaculaire, le site de géolocalisation proposé par Microsoft, preview.local.live.com, retient un principe de navigation au clavier à l’aide des flèches directionnelles, comme dans les jeux vidéo (figure 10).

50

Exemple d’un principe de navigation à l’aide des flèches directionnelles du clavier sur le site preview.local.live.com

figure im8

Exemple d’un principe de navigation à l’aide des flèches directionnelles du clavier sur le site preview.local.live.com

51Il s’agit d’un split screen (écran scindé en plusieurs fenêtres) dans lequel l’utilisateur déplace un point pour explorer les rues d’une ville. Il visualise à la fois une carte et les photos correspondant au lieu de navigation qui s’actualisent dans trois fenêtres en fonction des déplacements. En cela, l’énonciateur invite le co-énonciateur à se revendiquer adepte d’une culture multimédia favorisant un rapport ludique à l’information. L’ethos mis en scène en l’occurrence via le support ergodique se veut « décomplexé », amusé tout en cherchant la performance. En somme, l’interface des « pages-écrans » offre une mise en scène des co-énonciateurs qui les invite à partager une pratique de communication dotée d’une profondeur de sens, d’une forme de vie culturelle. Aussi, nous entendons le terme « pratique » du grec praktikê, dans le sens d’activité socialement, culturellement déterminée par des manières de faire fixées par l’usage.

52Nous cherchons au travers des supports formel, matériel et ergodique à l’œuvre dans l’interface des « pages-écrans », les constituants de cet ethos, comme les linguistes l’ont fait pour les discours verbaux oraux ou écrits, avec les variables de débit, d’intonation, de choix des mots, des arguments, de rhétorique, etc., critères qui ne fonctionnent plus pour notre objet d’étude et qui doivent laisser la place à des critères adéquats aux « pages-écrans ».

53L’ethos, préfiguré dans l’interface graphique des textes en ligne oriente le vécu culturel de la pratique de communication, c’est-à-dire la sociale expérience que l’usager fait des textes sur le Web.

Pour conclure

54La sémiotique du webdesign que nous proposons se fonde sur des concepts scientifiques de disciplines différentes, certes, mais qui forment, dans notre méthodologie, un ensemble articulé. Pour préciser l’expérience sémiotique que l’usager peut faire des textes en ligne, nous analysons la relation coénonciatrice dans laquelle s’engagent l’annonceur et l’usager. Cela, en portant une attention particulière aux fonctions de :

55

  • – support matériel figuré de l’interface graphique (celle-ci est un lieu d’accueil du texte qui peut prendre la figure d’un paysage, d’un livre, d’un écran, d’une scène, d’un bureau, d’une page) ;
  • – support formel (celui-ci peut être une grille, un carrousel, une forme séquentielle mais aussi une forme insolite [30]) ;
  • – support ergodique (qui comprend les modes d’action dans le texte, la mise en scène des signes fonctionnels).

56Nous questionnons en fait le fondement imaginaire et éthique de cette relation coénonciatrice, l’ethos qui fonde le lien entre les coénonciateurs et au-delà, entre l’usager et l’annonceur.

57La sémiotique du webdesign qui s’applique donc aux interfaces graphiques des textes en ligne, ne peut à elle seule, rendre compte de l’expérience que l’usager fait des textes sur le Web. Elle est, autrement dit, une partie de la sémiotique de la communication en ligne qui s’articule, à nos yeux, sur les niveaux suivants, chacun correspondant à une pratique spécifique de la sémiotique :

58

  • – Étude de l’interface-machine qui relève du design d’interface ;
  • – Étude de l’interface des applications informatiques que constituent les navigateurs ;
  • – Étude des interfaces graphiques des sites Web qui relèvent du webdesign.

59En effet, ce qui fait sens pour l’usager qui communique sur le Web, ce n’est pas seulement l’information en elle-même présente sur le site Web mais c’est l’orchestration de :

60

  • – l’information avec son interface graphique (webdesign) ;
  • – l’interface graphique du site Web avec l’interface des applications informatiques que sont les navigateurs (par exemple Firefox, Netscape Navigator) ;
  • – l’interface des applications informatiques avec l’interface matérielle de la machine (design d’interface).

61L’ouverture sémiotique que nous préconisons devient nécessaire pour l’étude de chaque niveau mais aussi entre les différents niveaux d’interface qui fondent l’expérience des textes sur le Web, ne serait-ce que parce que les textes sur le Web se fondent sur un processus d’emboîtement complexe.

Bibliographie complémentaire

  • Edmond Couchot, 2007, Des images, du temps et des machines dans les arts et la communication, Éditions Jacqueline Chambon, Paris.
  • Joseph Courtes et Algirdas Julien-J. Greimas, 1993, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie et du langage, Hachette, Paris.
  • Régis Debray, 1992, Vie et mort de l’image, collection « Folio essais », Gallimard, Paris.
  • Veruschka Götz, 2003, Typographie pour les médias numériques, Bloc Notes Publishing, Paris. p. 183-195.
  • François Jullien, 2003, La grande image n’a pas de forme, Éditions du Seuil, Paris.
  • Jean-Marie Klinkenberg, 2000, Précis de sémiotique générale, collection « Points Essais », éditions du Seuil, Paris.
  • Herman Parret, 2006, Épiphanies de la Présence, Presses Universitaires de Limoges.
  • Nicole Pignier et Benoît Drouillat, 2004, Penser le webdesign, modèles sémiotiques pour les projets multimédias, L’Harmattan, Paris.
  • Emmanuël Souchier, 1996, « L’écrit d’écran, pratiques d’écriture et informatique », Communication & langages, n° 107, 1ertrimestre 1996. p. 105-119.
  • Emmanuël Souchier, 2003, « L’exercice de style éditorial. Avatars et réception d’une œuvre des manuscrits à Internet », Communication & langages, n° 135, avril 2003. p. 45-72.
  • Emmanuël Souchier, 2004, « Lorsque les écrits de réseaux cristallisent la mémoire des outils, des médias et des pratiques », Les défis de la plubication sur le Web : hyperlectures, cybertextes et méta-édition, (coord. par J.-M. Salaün et Ch. Vandendorpe), coll. « Références », Presses de l’ENSSIB, Lyon. p. 87-100.
  • Emmanuël Souchier, 2004bis, « Mémoires-outils-langages. Vers une « société du texte » ? », Communication & langages, n° 139. p. 41-52.
  • Jean-Louis Weissberg, 1999, Présences à distance, pourquoi nous ne croyons plus la télévision, Éd. L’Harmattan, Paris.

Mots-clés éditeurs : support, texte, expérience, ethos, webdesign, interface, sémiotique

Date de mise en ligne : 01/11/2017

https://doi.org/10.3917/comla.159.0091

Notes

  • [1]
    Le mot « texte » sera employé dans cet article au sens large du terme, quelles que soient les modalités visuelle, textuelle, sonore, cinétique. Nous emploierons pour synonyme de « texte » le mot « information » au sens large d’objet de communication, de message.
  • [2]
    Le mot « design », est emprunté du substantif anglais design, lui-même issu du verbe latin designare qui signifie à la fois dessiner, c’est-à-dire représenter un objet de manière graphique, dessinée, et avoir un dessein, c’est-à-dire mûrir un projet, un objectif. Employé sans qualificatif, design désigne une démarche créatrice méthodique avec laquelle on conçoit un objet en vue de sa fabrication.
  • [3]
    Nous ne retiendrons pas l’acception anglaise car pour nous, tout choix d’ingénierie est intimement lié, de l’amont à l’aval, à des choix culturels.
  • [4]
    Souchier Emmanuël, 2000, « De la lettrure à l’écran. Vers une lecture sans mémoire ? », « Mnémotechnologies – texte et mémoire », Texte, n° 25-26 (coordonné par F. Schuerewegen), Trinity College, Université de Toronto, Canada. p. 47-68.
  • [5]
    Souchier Emmanuël, 1998, « Rapports de pouvoir et poétique de l’écrit d’écran. À propos des moteurs de recherche sur Internet », Médiations sociales, systèmes d’information et réseaux de communication, Actes du Onzième Congrès national des Sciences de l’information et de la communication, Université de Metz, 3-5 décembre 1998. p. 401-412.
  • [6]
    En effet, pour Yves Jeanneret et Emmanuël Souchier, le texte de l’écran est « l’ensemble des éléments signifiants présents à la lecture d’un écran (texte, image, son) » (op. cit. p. 401).
  • [7]
    Davallon Jean, Despres-Lonnet Marie, Jeanneret Yves, Le Marec Joëlle et Souchier Emmanuël, sous la dir. de Emmanuël Souchier, Yves Jeanneret, Joëlle LeMarec, 2003, « Introduction » à Lire, écrire, récrire, Objets, signes et pratiques des médias informatisés, Bibliothèque Centre Pompidou, Paris. p. 17-46.
  • [8]
    Un signe est une association d’un signifiant qui relève du plan de l’expression, et d’un signifié qui relève du plan du contenu. Le mot « table », par exemple, est un signe verbal qui associe à la chaîne phonique signifiante [tabl] le signifié suivant : meuble fait d’un plateau horizontal posé sur un ou plusieurs pieds.
    Un signe, verbal, visuel, gestuel, etc. est un substitut d’une chose dont on n’a pas l’expérience directe et permet de nommer une réalité absente ; ainsi, le mot  « table » permet de nommer un objet sans forcément le voir ou le toucher. (Klinkenberg, 1996 : 34).
  • [9]
    C’est à une discussion avec Yves Jeanneret lors du congrès de la SFSIC (Société Française des Sciences de l’Information et de la Communication) à Compiègne en juin 2008 que nous devons cette précision importante. En effet, cela peut motiver la thèse, défendue entre autres par Yves Jeanneret, que les pratiques médiatiques relèvent d’un processus de communication structurellement différent de la connectivité automatique.
  • [10]
    Barrier Guy, 2000, Internet, clefs pour la lisibilité, collection « Formation permanente », ESF éditeur, Paris.
  • [11]
    Jeanneret Yves, Souchier Emmanuël, 1999, « Pour une poétique de l’écrit d’écran », Xoana, n° 6, Multimédia en recherche. p. 97-107.
  • [12]
    Neveu Franck, 2004, Dictionnaire des sciences du langage, Armand Colin, Paris, p. 275.
  • [13]
    Il s’agit, chez Guillaume, de décrire « la relation couverte par le mécanisme d’incidence qui règle l’assemblage des constituants en discours » (op. cit. p. 275).
  • [14]
    Klock-Fontanille Isabelle, 2005, « L’écriture entre support et surface : l’exemple des sceaux et des tablettes hittites », in L’écriture entre support et surface, textes réunis et présentés par Marc Arabyan et Isabelle Klock-Fontanille, L’Harmattan, Paris. p. 43-44.
  • [15]
    Fontanille Jacques, 2004, Séma et soma, figures du corps, Maisonneuve et Larose, Paris.
  • [16]
    Anzieu Didier, 1994, Le Penser, du moi-peau au moi pensant, Éditions Dunod, Paris.
  • [17]
    Anis Jacques et Zara Alessandro, 2005, « L’ordinateur support textuel, le texte informatique comme processus », in L’écriture entre support et surface, textes réunis et présentés par Marc Arabyan et Isabelle Klock-Fontanille, L’Harmattan, Paris. P. 71-85.
  • [18]
    Voici ce que dit Emmanuël Souchier à propos du cadre-écran : « Sans limites il ne saurait y avoir d’écriture, non plus du reste que de culture. Limites, cadres, marges… ont pour fonctions indicielles et matérielles de borner l’écriture, de l’identifier. Là est l’écrit. […] La naissance de l’écriture a maille à partir avec le quadrillage géométrique de l’espace, le cadastre et la géométrie[…] » (2000 : 49).
  • [19]
    Fontanille Jacques, 2005, « Du support matériel au support formel », in L’écriture entre support et surface, textes réunis et présentés par Marc Arabyan et Isabelle Klock-Fontanille, L’Harmattan, Paris. p. 191-192.
  • [20]
    Pignier Nicole et Drouillat Benoît, 2008, (à paraître), Sociale expérience du webdesign, Hermès Lavoisier, collection « Forme et sens », Paris.
  • [21]
  • [22]
    Le concept de principe ergodique nous paraît plus pertinent que celui de principe de navigation, ce dernier renvoyant métaphoriquement à une pratique et à un imaginaire d’exploration présents via les icônes ou les logos de certains moteurs de recherches ou « explorateurs » mais pas forcément adéquats à la représentation de tous les dispositifs proposés pour parcourir un texte.
  • [23]
    L’énonciation ne va pas à sens unique, elle n’est pas l’expression de la pensée de ceux qui, énonçant, s’adresseraient à un destinataire passif. L’usager d’une « page-écran » est impliqué mentalement et physiquement, il interagit avec l’interface et le texte, il convoque lui aussi ses pratiques et sa culture. En suivant le linguiste Dominique Maingueneau, lui même inspiré par le linguiste Culioli, nous dirons que l’usager d’une « page-écran » est un co-énonciateur. « Employé au pluriel et sans trait d’union, coénonciateurs désignera les [différents] partenaires du discours. » (Maingueneau Dominique, 1998, Analyser les textes de communication, collection « Lettres sup », Dunod, Paris, p. 40). Nous pouvons même dire que l’usager est un co-énonciacteur, dans la mesure où l’interface des « pages écran » l’invite à jouer des rôles, à vivre une pratique de communication plus ou moins singulière.
  • [24]
    Laplantine François, Le Social et le Sensible, introduction à une anthropologie modale, éditions Téraèdre, 2005, p. 119.
  • [25]
    Cf.www.myspace.com, un réseau social hébergeant des pages personnelles, une plateforme de blogs, des photos, des fichiers musicaux et des vidéos.
  • [26]
    Gervais François, 2006, Web 2.0., Quand les internautes ont le pouvoir, Dunod, Paris, p. 107.
  • [27]
    L’experience design est une pratique dans laquelle le design d’un espace, d’un objet, ou d’un service est envisagé sous le prisme de la perception sensible, de l’implication, et des horizons d’attente des consommateurs envers une marque. Holistique, c’est-à-dire englobante, elle s’incarne par l’intervention de multiples disciplines (architecture, design produit, design interactif, design de service) en prenant en compte le contexte du consommateur. Au sein de l’AIGA, aux Etats-Unis, ce concept se substitue à celui de design interactif pour décrire les activités du design numérique.
    D’après Ralph Ardill, sur le site du design council, “A holistic, multi-disciplinary and multi-sensory way of bringing to life the essence of a brand, product or service.”
    en.wikipedia.org/wiki/Experiencedesign
    www.design-council.org.uk/en/About-Design/Design-Disciplines/Experience-design/
  • [28]
  • [29]
  • [30]
    Voir à ce propos la 2e partie de l’ouvrage Sociale Expérience du Webdesign (Pignier et Drouillat, 2008).

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.91

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions