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Article de revue

La réalité augmentée : une expérience design de l’entre-deux. Dispositif d’écriture de l’espace, dispositif de croyance

Pages 300 à 317

Notes

  • [1]
    Azuma Ronald T., « A Survey of Augmented Reality », Presence: Teleoperators and Virtual Environments, août 1997, p. 355-385. C’est nous qui traduisons.
  • [2]
    « Nous nommons architextes (de archè, origine et commandement) les outils qui permettent l’existence de l’écrit à l’écran et qui, non contents de représenter la structure du texte, en commandent l’exécution et la réalisation. Autrement dit, le texte naît de l’architexte qui en balise l’écriture. ». Souchier Emmanuël et Jeanneret Yves, « Écriture numérique ou médias informatisés », Pour la science, Hors-série, octobre/janvier 2002, p. 100-105.
  • [3]
    Gentès Annie, « Design et médiation créative dans les technologies de l’information », Hermès no 50, Communiquer, Innover, Réseaux, Dispositifs, Territoires, Paris, CNRS-Éditions, 2008, p. 83-89.
  • [4]
    André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, T1, Technique et Langage, Paris, Albin Michel, 1970, p. 134.
  • [5]
    Emmanuël Souchier parle de « machine ordinateur » qui permet d’envisager des pratiques de lecture et d’écriture. Pour en savoir plus : http://1libertaire.free.fr/IvanIllich51.html
  • [6]
    Vial Stéphane, « Le geste de design et son effet : vers une philosophie du design », Figures de l’art – Revue d’études esthétiques, Pau, Presses de l’université de Pau et des Pays de l’Adour, 2013.
  • [7]
    Vial Stéphane, « Qu’appelle-t‑on « design numérique » ? », Interfaces Numériques, 1, 1, 2012.
  • [8]
    Christin Anne-Marie, L’image écrite ou la déraison graphique, Paris, Flammarion, 2009, p. 27.
  • [9]
    Ibid., p. 27.
  • [10]
    Marin Louis, « Le cadre de la représentation et quelques-unes de ses figures », Les cahiers du musée national d’art moderne, no 24, été 1988, p. 63.
  • [11]
    Théon Aélius, Progymnasmata, texte établi et traduit par Bolognesi Giancarlo et Patillon Michel, Paris, Les Belles Lettres, 1997, p. 66.
  • [12]
    Hewlett Koelb Janice, The Poetics of Description. Imagined Places in European Literature, New York & Basingstoke, Palgrave MacMillan, 2006, p. 71.
  • [13]
    Vial Stéphane, « Le geste de design et son effet : vers une philosophie du design », Figures de l’art – Revue d’études esthétiques, Pau, Presses de l’université de Pau et des Pays de l’Adour, 2013, p. 93-105.
  • [14]
    Beguin-Verbrugge Annette, Images en texte, Images du texte. Dispositifs graphiques et communication écrite, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2006, p. 30.
  • [15]
    Eco Umberto, Lector in Fabula, Paris, Éditions Grasset & Fasquelle, 1985.
  • [16]
    Beguin-Verbrugge Annette, op. cit., p. 30.
  • [17]
    Jeanneret, Yves, Critique de la trivialité. Les médiations de la communication, enjeux de pouvoir, Paris, Éditions Non Standard, 2014, p. 14.
  • [18]
    Bonaccorsi Julia et Jarrigeon Anne, « Visualisations urbaines et partage des représentations », Communication & langages, no 180, juin 2014, p. 25-30.
  • [19]
    Dondero Maria Julia, « Photographier le travail, représenter le futur », Communication & langages, no 180, juin 2014, p. 79-94.
  • [20]
    Ibid.
  • [21]
    Ibid.
  • [22]
    Le Guern Odile, « Carrière d’une image scientifique : de l’invisible à la diversité du visible », Visible, Images & Dispositifs de visualisation scientifique : L’image dans le discours scientifique : statuts et dispositifs de visualisation, no 5, Pulim, 2010, p. 263-271.
  • [23]
    Ibid.
  • [24]
    Ibid.
  • [25]
    Fontanille Jacques, « Le réalisme paradoxal de l’imagerie scientifique », in L’image dans le discours scientifique : statuts et dispositifs de visualisation, Visible, Images & Dispositifs de visualisation scientifique, no 5, Limoges, Pulim, 2010, p. 192-209.
  • [26]
    Vial Stéphane, art. cit., p. 93-105.
  • [27]
    Didi-Huberman Georges, Devant l’image, Paris, Minuit, 1990, p. 21-64.
  • [28]
    Parret Herman, Épiphanie de la présence : essais sémio-esthétiques, Limoges, Pulim, p. 214.
  • [29]
    Ibid., p. 214.
  • [30]
    Parret Herman, op. cit., p. 214-215.
  • [31]
    Marin Louis, « Le blanc ou l’espacement du présent », disponible sur http://www.lacalmontie.com/le-blanc-ou-lespacement-du-present-louis-marin/
  • [32]
    Hatchuel Armand, « Quelle analytique de la conception ? », Colloque « Le design en question(s) », Centre Georges Pompidou – Musée National d’Art Moderne, novembre 2005, https://cutt.ly/LhY0KiY
  • [33]
    Sublon Roland, « Des conditions de la croyance », Revue des Sciences Religieuses, 71, 4, 1997, p. 491-517.
  • [34]
    Ibid.
  • [35]
    Lambert Frédéric, Je sais bien mais quand même. Essai pour une sémiotique des images et de la croyance, Paris, Éditions Non Standard, 2013, p. 52.
  • [36]
    Agamben Giorgio, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Rivages Poche, 2007, p. 31.
  • [37]
    Barthes Roland, La chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Seuil, 1980, p. 48-49.
  • [38]
    Arasse Daniel, Le Détail, pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, « Champs Arts », 1996, p. 133.
  • [39]
    Arasse Daniel, op. cit., p. 133.
  • [40]
    Certeau Michel de, L’invention du quotidien, Arts de faire, t. 1, Paris, « Folio », 1990, p. 290.
  • [41]
    Lambert Frédéric, op. cit., p. 52.

Éléments de définition

1Comment définir la réalité augmentée ? La chose n’est pas aisée tant le terme en lui-même pose question et tant la réalité augmentée, par les nombreuses technologies qui la génèrent et qu’elle emprunte, font d’elle une technologie transverse. Le terme de réalité augmentée apparu en référence à celui de « réalité virtuelle » est de plus en plus remis en question. Cognitivement et dans les faits, ce n’est pas la « réalité » qui est augmentée mais notre propre perception. Son objet est phénoménologique et concerne nos qualités proprioceptives, la conscientisation de l’emploi du corps afin d’utiliser le dispositif. Dès lors elle peut augmenter n’importe lequel de nos sens. Retenons l’acception des technologies de l’ingénieur, proposée par Ronald Azuma :

2

La réalité augmentée (RA) est une variante des environnements virtuels (EV), ou réalité virtuelle (RV) comme elle est communément appelée. [Elle] permet à l’utilisateur de voir le monde réel, avec des objets virtuels superposés sur ou qui composent avec le monde réel. Par conséquent, la réalité augmentée se superpose à la réalité, mais ne la remplace pas [1].

3Elle se place ainsi sur un continuum entre environnement réel et virtuel. Forts de cette définition, les spécialistes en réalité augmentée estiment qu’elle peut être considérée comme une interface, contact entre des données « virtuelles » et le « monde réel », tout en rassemblant trois caractéristiques essentielles comme la combinaison du monde réel et des données simulées en temps réel. Cette première caractéristique situerait la réalité augmentée dans une temporalité immédiate. La seconde caractéristique tient en la possibilité de l’ajustement entre le réel et les données simulées. La réalité augmentée se veut interactive en temps réel, chaque modification dans le réel implique des modifications dans le même temps sur/dans les objets simulés. Enfin, pour être complète une réalité augmentée utilise un environnement en 3D.

Réalité augmentée et architecture

4Voir en temps réel l’état futur d’un bâtiment, découvrir ou redécouvrir un plan masse pour rendre compte de détails difficilement visibles à l’œil, reconstituer le passé ou observer la rénovation d’un bâtiment patrimonial sur tablette ou smartphone, tels sont les usages parmi d’autres que promettent les concepteurs de réalité augmentée. À l’origine d’un objet architectural en réalité augmentée, il y a toujours la maquette numérique. Si elle produit grâce à la Conception Assistée par Ordinateur un avatar de l’objet, elle compile aussi un certain nombre de données du bâtiment ou de l’aménagement urbain. Ces données profitent au concepteur de dispositif qui, les traduisant, applique textures, photos de façades, objets en 3D et reproduit et/ou simule au plus près « un réel ». Une fois achevée, cette modélisation sera rendue disponible via une application installée sur un dispositif écran. Il ne reste plus à l’utilisateur final qu’à superposer cette représentation au réel, aidé en cela de la caméra implantée au dos de chaque dispositif écran. Cette démarche processuelle montre deux choses. Il y a d’un côté plans et maquettes, fruits de la pensée et de la création d’architectes et d’urbanistes, mais produits par des logiciels, des architextes [2] qui incorporent, génèrent et conditionnent données et représentations finales (plans, maquettes), et il y a de l’autre côté un dispositif de réalité augmentée, lui-même architexte, producteur d’images. Ces deux dimensions tendent à penser cette innovation technique comme processus de « médiation créative » dans lequel la collaboration de l’architecte à l’ingénieur porte « l’invention technique dans une pratique sociale [3] ». C’est à cette dimension de médiation créative que nous allons nous intéresser. En prenant l’exemple d’UrbaSee (Figure 1), une application de réalité augmentée destinée à l’architecture et à l’urbanisme, je souhaite partager et discuter avec vous, que s’agissant de ce dispositif nous avons faire à une expérience design. En considérant le dispositif de réalité augmentée comme (i) un dispositif d’écriture de et dans l’espace (l’espace y est designé), (ii) ce dispositif active-t‑il un régime de croyance (la croyance y est désignée) ? Cette expérience design ne finirait-elle pas par assujettir à un régime de l’entre-deux ?

Figure 1. Dispositif UrbaSee
Figure 1. Dispositif UrbaSee

La réalité augmentée, un dispositif d’écriture ?

Un outil comme forme d’expression

5Avant d’interroger le dispositif en tant que tel, j’aimerais revenir sur le statut de la réalité augmentée afin de comprendre ses dimensions techniques, « textuelles » et médiatiques. C’est à partir d’une pensée de la matérialité techno-sémiotique des objets et du rapport sémio-pragmatique que nous entretenons avec eux que nous pouvons réfléchir à la question du statut de la réalité augmentée. Elle peut se concevoir comme outil et appartient, dans l’histoire des techniques, et particulièrement celle des techniques informatiques, à ce que l’on pourrait appeler une mnémotechnologie. Comme le rappelle André Leroi-Gourhan évoquant le maniement de la pelle, lorsque je manie un outil, « je participe de la couche mnémotechnique qui fait des choses, les choses d’un monde [4] ». Ainsi, depuis le travail de Leroi-Gourhan en anthropologie des techniques et la fondation de la paléoethnologie, il est établi que le développement de l’esprit humain a, entre autres comme fonction, l’externalisation de la mémoire, son transfert vers les outils ou les objets techniques qui gardent en eux-mêmes les gestes dont ils résultent. Extension de nos organes humains ou de certaines de nos fonctions, ils nous équipent, constituant des prothèses de nos sens ou de notre mémoire. Emmanuël Souchier souligne à ce titre, qu’il y a des « machines [5] », comme nos ordinateurs, qui cristallisent la mémoire des outils. Et si les outils, les objets techniques externalisent la mémoire, encore faut-il que celle-ci soit rendue visible collectivement. Les mnemotechnologies sont donc des objets engendrés par l’hypomnésis, c’est-à-dire par l’artificialisation et l’extériorisation technique de la mémoire. Il s’agit la plupart du temps de supports artificiels de la mémoire. L’os incisé de l’âge préhistorique en est un. Les techniques d’enregistrements d’aujourd’hui, comme la plupart des dispositifs numériques sont des hypomnemata comme l’imprimerie depuis le xve siècle. Outre l’externalisation de la mémoire, s’agissant de la réalité augmentée, j’affirme qu’elle participe d’un « faire ». Destinée aux représentations de l’espace, la réalité augmentée permet d’observer, critiquer, questionner une œuvre de l’esprit en train d’être façonnée : la création et la production urbaine ou architecturale par un « geste de design [6] ». De ce point de vue, elle est un processus poïétique tel que Valéry et Passeron l’ont pensé. D’où cette question : en quoi les dispositifs de réalité augmentée seraient-ils des dispositifs d’écriture ?

Un dispositif d’écriture

6L’architexte est à la base de l’écriture dans le dispositif. Prenons les cas les plus courants d’une réalité augmentée développée avec un SDK, c’est-à-dire une application développée en propre, un outil d’aide à la programmation pour concevoir des logiciels pour un terminal ou un système d’exploitation spécifique. Il contient du code, permettant de concevoir une partie d’une interface numérique (web, mobile, jeux, widget météo…), code conçu avec le langage de programmation correspondant au terminal (ordinateur, téléphone, tablette…) et au système de navigation ciblés. Unity est un logiciel qui permet de développer une application avec au choix deux langages courants (C# ou JavaScript) et de publier sur de nombreuses plateformes (iOS, Android, Windows, Linux, etc.). Ce logiciel a permis la création d’une application de réalité augmentée comme UrbaSee, développée pour l’urbanisme et l’architecture. Partie visible pour l’usager, elle est ce que les informaticiens nomment une API, Application Programming Interface. C’est l’interface graphique que l’on voit et que l’on manipule dans tout programme. Décrit par ses concepteurs comme « le service de visualisation de modèles de réalité augmentée », UrbaSee permet trois modes de visualisation donnant accès à trois applications articulées entre elles : une visite virtuelle avec manipulation libre du modèle 3D, une réalité augmentée libre sur marqueur à partir de laquelle l’usager voit surgir sur un plan un volume en 3D, et une réalité augmentée géolocalisée, à taille réelle sur le terrain (Figure 2). Considérons donc l’articulation de ces applications comme un « multi-média ». La réalité augmentée rend visible la « langue » architecturale, en « sculptant » la matière informatisée, comme l’écriture rend visible la langue de l’homme en « grattant » le papier. Par là même, la matière numérique fait advenir des usages et « des expériences-à-vivre » [7]. Elle rend visible un espace – l’architecture, un ensemble urbain, un lieu d’exposition – dans un espace : l’écran.

Figure 2. API UrbaSee
Figure 2. API UrbaSee

Écriture de l’espace

7Pour Anne-Marie Christin, l’écriture n’est pas simplement la reproduction du langage oral. Au contraire, rendue visible par la médiation de l’image, elle lui permet entre autres de se manifester aux yeux de groupes humains. Elle est ce couple langage image qui nous a permis de parvenir à un monde visible, sensible, intelligible, où la parole n’a plus cours. Pour elle, l’image est l’indiscutable médium qui préside à l’apparition de l’écriture, et plus encore que l’image, des représentations ou figures, c’est le support qui est essentiel dans l’avènement de l’écriture. Dès lors, l’écriture serait née de l’image dans la mesure où elle est elle-même le produit d’une « pensée de l’écran » originelle. La surface est le préalable aux figures qui y sont représentées, ainsi que les intervalles qui les séparent, préservant la valeur des représentations. Il a donc fallu donner forme à l’espace avant d’y fixer des représentations, car au contraire de la thèse selon laquelle la représentation serait le tout de l’iconicité, « du réel à la peinture le monde n’est plus le même parce qu’il n’a plus le même espace [8] ». Ce constat l’a conduit à écrire que :

8

La création des images est la conséquence d’une invention aussi prodigieuse sans doute que celle de l’outil ou du langage, et qui les ignore l’une et l’autre : celle de l’écran. […] C’est de l’imaginaire de l’écran que sont nées l’astronomie et la géométrie [9].

9Représenté sur une surface, le symbole graphique, spécificité tout humaine, répond à une pensée symbolisante où la vision tient la place prédominante. Par conséquent, la pensée de l’écran est une pensée visuelle. Qu’en est-il dès lors de la réalité augmentée ? S’apparente-t‑elle à cette pensée de l’écran et relève-t-elle d’une pensée visuelle ?

10La réalité augmentée procède de deux écritures. La première est celle de la représentation descriptive de l’espace par l’architecte, à entendre au sens de Louis Marin chez qui représenter signifie d’abord « substituer quelque chose de présent à quelque chose d’absent », et aussi « montrer, exhiber quelque chose de présent [10] ». Toute la représentation architecturale, et particulièrement s’agissant de réalité augmentée, tient dans cette articulation entre absence et présence, dans laquelle se loge le surgissement du « faire » architectural et le « croire » des utilisateurs du dispositif. La seconde est l’écriture informatique générée par le code, qui transforme, traduit la représentation. Cette « écriture designée », facilite l’accès à l’application et offre au texte informatique une pérennité mémorielle. La réalité augmentée est à l’articulation des médias informatisés, des écrits d’écran et des arts visuels car elle est à la fois objet et outil, objet car comme média, si elle n’est pas spécifiquement destinée à la pratique de l’écriture, elle est générée par l’écriture et permet la visualisation d’une forme d’écriture (Figure 3), et outil car les logiciels qui la font fonctionner sont comme des textes et sont aussi le témoignage du prolongement d’un geste.

Figure 3. Visualisation de l’écriture
Figure 3. Visualisation de l’écriture

Une description détaillée : l’ekphrasis

11Apparaissant pour la première fois au ier siècle avant notre ère, cette représentation faite description est une mise en phrases qui épuise son objet et désigne des descriptions minutieuses et complètes qu’on trouve sous le nom d’ekphrasis (de phrazô, faire comprendre, expliquer, et ek, jusqu’au bout). Le sophiste alexandrin Aelius Théon la définit comme « un discours qui nous fait faire le tour (periégèmatikos) de ce qu’il montre (to dèloumenon) en le portant sous les yeux avec évidence (enargôs) [11] ». L’ekphrasis est liée avant tout à une certaine vivacité (enargeia chez les Grecs, puis evidentia chez les Romains) qui est censée transformer les lecteurs ou auditeurs en témoins. L’objet du discours peut porter sur des personnes, des lieux, des temps ou des « pragmata » (des choses faites). Il ne se limite donc pas à désigner la représentation verbale d’œuvres d’art, puisque jusqu’à la période hellénistique les textes concernaient tout autant des descriptions de bestiaires, de lieux ou d’œuvres d’art. Cette description minutieuse désigne une illusion d’immédiateté. Janice Koelb dans son ouvrage Poetics of Description. Imagined Places in European Literature montre avec l’ekphrasis, que c’est dans la description précise et détaillée de lieux, entretenant un rapport figuratif avec un personnage que l’exigence de vivacité de l’ekphrasis, « the ancient topos of vividness », a perduré à travers les siècles. Ces descriptions sont fortement fonctionnalisées dans les textes : elles sont « integral to the design of the entire work [12] » et appellent une lecture allégorique.

12Le projet de la réalité augmentée, quand il a pour sujet la représentation de l’espace, est le paradigme de la description précise et minutieuse, un discours sur un espace écrit et porté en images. En tant qu’image écrite, il articule des espaces, des volumes, des blancs et des pleins. Il permet par exemple à l’urbaniste de voir et comprendre la relation entre le bâtiment et l’espace public, entre l’homme et le bâti par un jeu de déambulation que permet l’usage de l’application. Fidèle aux échelles de rendu puisque la source de la représentation est celle des plans d’exécution (hauteurs de bordures, d’arbres, de candélabres, largeur des espaces) qui donnent une représentation au plus près d’une réalité technique. En ce sens, l’image produite par la réalité augmentée est « logos », ordre d’un discours figuratif qui décrit un objet fictif, lequel n’imite pas mais précède le réel en le mettant sous nos yeux pour produire une nouvelle et originale connaissance. C’est l’ekphrasis, discours rendu visible par la représentation détaillée, qui se voit de manière évidente par l’entremise du dispositif (Figure 4). Cette représentation de l’espace, comme l’hypotypose, est une figure de présence, image qui tient lieu de la chose elle-même. Elle frappe l’imagination de l’usager car l’espace est vécu en instantané comme dans l’immédiat bergsonien, expérience autoprédicative, antérieure au jugement qui implique la prédication et l’opposition du sujet et de l’objet, une expérience qui adhère à la réalité. Dès lors, peu importe la représentation spatiale ou architecturale. Entre absence et présence, seul compte le surgissement évoqué précédemment. En frappant l’imagination par l’instantanéité qu’il permet, le dispositif numérique, donne à voir « l’œuvre » architecturale dans son régime ontophanique [13].

Figure 4. L’ekphrasis, une représentation détaillée
Figure 4. L’ekphrasis, une représentation détaillée

Écriture dans l’espace

Le cadre et ses fonctions

13Le dispositif de réalité augmentée a la particularité d’être essentiellement un dispositif écran. C’est à partir de l’écran – via une interface – que l’on accède à l’application de réalité augmentée et qu’un utilisateur se retrouve à la fois à manipuler un outil et sujet d’une expérience-à-vivre médiée par le dispositif. L’analyse sémiologique montre à quel point l’écran est en soi un espace qui conditionne par sa limite définie – le cadre – l’apparition à l’écran, et l’immersion, dans des représentations graphiques. Les cadres, du point de vue sémio-pragmatique, sont des signes qui ordonnent la représentation graphique. Ils permettent de faire converger en un pôle central l’attention de l’usager vers la surface où l’image écrite trouve son inscription. Ils sont partie prenante du dispositif puisqu’ils contraignent le regard, co-construisent le sens en suscitant l’intérêt vers les autres signes tout en se faisant oublier. On retrouve ici la même idée qui fait dire à Anne-Marie Christin que c’est l’espace qui conditionne la représentation du réel. Ainsi, une application comme UrbaSee, par les différentes possibilités qu’elle offre à l’usager de parcourir la représentation sur différents modes (vue piéton, avion, visite de l’habitat) permet non seulement une lecture particulière du plan masse de l’architecte – une représentation du réel, lui-même traduit par l’écriture et le code informatique et à nouveau représenté – mais aussi un accès à un certain nombre d’imaginaires sociaux (transparence technologique, voyage, tourisme, habitat, etc.) encapsulés dans la mise en forme de l’interface et dans la possibilité de circuler dans l’image écrite. Dès lors, comme pour les textes, l’image écrite constitue un système de substitution symbolique : « elle porte un témoignage sur le monde pour celui qui [l]’interroge mais la matérialisation de l’information dans le texte relève d’une intention communicative[14] ». Cette information est celle d’une mise en forme, ou comme le diraient les informaticiens d’un formatage – elle prédispose à reconnaître certains signaux et non d’autres – que cette forme soit linguistique, iconique ou qu’elle participe de la matérialité du support. Cette in-formation est ainsi dirigée par une intention communicative. Les formes présentes sur l’interface graphique renseignent sur cette intention. L’activité de l’usager s’exerce donc à deux niveaux. Le premier niveau est celui du monde représenté. Le deuxième niveau est celui de la communication qui l’aide à construire une représentation de ce monde. Pour Umberto Eco, le lecteur est une partie essentielle du processus de signification et le texte construit un Lecteur Modèle[15] capable d’actualiser les divers contenus de signification de façon à décoder les mondes possibles du récit à partir des vecteurs d’attention proposés que peuvent êtres les icônes, les signes linguistiques et aussi les bords du cadre qui spatialisent l’écran. Les mises en forme graphiques sont donc intentionnelles : elles font l’objet d’un design, non seulement afin que l’usager puisse les reconnaître, mais aussi pour que la communication s’installe entre l’objet et l’usager. C’est l’ostension de communication ; elle donne une direction donnée à l’attention et dans le même temps in-forme l’utilisateur par ces vecteurs, signes dont la propriété est de déterminer l’attention du lecteur. Ils participent d’une relation de pouvoir qui « saisit » l’usager, et permet « d’exercer une force argumentative sur l’Autre en orientant son attention[16] ». C’est le cas de notre dispositif quand il limite volontairement les modes de visite de l’utilisateur aux modes « avion » (vue du haut) avec une représentation graphique où la parcelle semble être visuellement et mimétiquement restreinte à un îlot, à la visite piétonnière quand elle simule l’arrivée d’un personnage face à l’usager (Figure 5). C’est aussi le cas de certaines propositions de détails comme la présence de parasols, la hauteur des trottoirs, les arbres, candélabres, etc. qui prennent part à la représentation avec une intention réaliste. Ce faisant, l’ostension de communication participe d’un processus heuristique puisqu’elle permet à l’énonciateur, qui manifeste son intention communicative, de partager sa connaissance (par exemple, la compréhension/lecture d’un plan masse) et à l’énonciataire de profiter de la valeur didactique de la réalité augmentée, facilitée par l’expérience du dispositif. Ainsi, l’écran, dans le cas de la réalité augmentée, par un design qui articule cadre/représentation, répond simultanément à plusieurs logiques sociales et communicationnelles : il soutient et oriente une attention, propose, informe et facilite l’échange de connaissances architecturales, à l’instar d’un objet polychrésique [17].

Figure 5. L’ostention de communication
Figure 5. L’ostention de communication
Figure 5. L’ostention de communication

Des images au statut incertain

Plasticité de l’image : entre science et art

14Selon Lev Manovich, on peut distinguer au moins deux opérations principales de « visualisation » : la transformation de données quantifiées qui ne sont pas visuelles en représentations visuelles et la représentation directe de données déjà visuelles (ce qui correspond à rendre visible ce qui l’est déjà) [18].

15Cet aller-retour, sel de la réalité augmentée, donne lieu à une production visuelle qui articule des stratégies sémiotiques de représentation et permet d’interroger le statut de l’image écrite. Les images produites par la réalité augmentée semblent avoir un certain nombre de visées plus ou moins explicites, que l’on pourrait quasiment mettre toutes sur le même plan, tant et si bien que l’on peut spontanément présumer de leurs hybridités : visée scientifique, esthétique, heuristique ou didactique, publicitaire & qui confèrent à l’image un statut singulier propre aux expériences auxquelles elles nous confrontent.

16À l’origine des images, il y a la production de plans (élévation, plan de coupe, plan masse) d’architectes et urbanistes qui font partie d’un savoir-faire et d’une tèknè professionnelle. Il faut ensuite prendre en compte la transformation informatique et graphique des sources fournies à l’opérateur de la réalité augmentée qui s’approche d’une transduction ; elle convertit en image ce qui au regard semble simple mais qui est un fait complexe. La réalité augmentée propose une image dont le statut, à cause d’une production technique, est phénoménologiquement variable ; image fixe, immersion et déplacement semblent ontologiquement la constituer. Enfin, entre image scientifique et esthétique, son énonciation composite permet à l’usager – au sujet – d’alterner différents rôles.

17Pour rendre compte de cette énonciation et préciser les rôles entre celui qui conçoit l’image (de l’architecte au concepteur de réalité augmentée) et l’utilisateur, nous retiendrons ici les notions de sémiotique visuelle de « l’énonciation énoncée [19] ». L’énonciateur et l’énonciataire sont inscrits dans l’image elle-même, en tant qu’effets de sens. Ils forment un couple de « simulacres discursifs [20] » : le concepteur est l’informateur/énonciateur de par son activité de production et l’utilisateur ou l’usager est l’observateur/énonciataire par sa disposition/compétence/volonté de connaissance : « il s’agit du « faire » pour l’informateur et « voir/savoir » pour l’observateur [21] ». Si on retrouve ici en creux l’idée d’une poïétique, cette méthode permet de comprendre un des principes fondamentaux de l’énoncé visuel : il est porteur d’un questionnement sur le savoir et la connaissance qui circule entre l’énonciateur et l’énonciataire au sein de l’espace iconique.

Entre image scientifique…

18Partons d’abord du principe que l’usager observateur/énonciataire se trouve face à des images scientifiques. Ces images, produites par des traits pertinents fournies par la technique architecturale, ne s’attachent pas en première instance à la perception, puisqu’elles reposent sur un régime d’intelligibilité qui les oppose au sensible mais le suscite. Odile Le Guern dit de ces images scientifiques qu’elles peuvent difficilement être envisagées comme telles parce qu’elles :

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ne partent pas d’une impression visuelle [interprétation] mais d’une idée ou d’un concept […] elles participent fortement d’une forme de catégorisation du monde et donc de la construction d’un savoir qui en font des images à forte vocation didactique ou pédagogique [22].

20En clair, (i) nos images sont éventuellement de nature iconique mais (ii) c’est l’usager ou l’interprétant qui décide de « la dimension symbolique […] pour combler le manque lié à l’invisibilité de son objet [23] ». Cependant, si nous suivons ce raisonnement, ces images seraient une interprétation de ce qui ne serait pas encore advenu. Or Le Guern précise que « l’iconicité ne se décide et ne s’évalue que par la coprésence ne serait-ce que mémorielle, du signe et de son objet [24] ». Étrange pourvoir du dispositif qui en tant qu’objet technique sert la mémoire mais dont les productions figuratives ne sont pas mémorielles : elles sont une expérience de l’image, mais pas encore une expérience sensible du bâti architectural. « Ces images peuvent même être considérées comme irréelles, sans aucun rapport avec l’expérience visuelle du monde sensible, alors que pourtant, leur rapport avec le référent mondain est parfaitement attesté », dit Jacques Fontanille de l’image scientifique :

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et de fait, si aucun référent mondain ne leur était assignable, elles perdraient toute valeur d’un point de vue scientifique. Si l’interprétation de l’imagerie scientifique ne consiste pas à s’accommoder avec une expérience de production d’image, c’est parce que cette dernière ne comporte aucune substance visuelle comparable à celle du monde sensible [25].

22C’est le cas du plan masse augmenté qui propose des systèmes semi-symboliques (les formes reconnaissables de bâtiments, maisons), mais dont la valeur iconique ne correspond à aucune expérience visuelle directe… tout en ressemblant fortement à celle-ci. L’image de cette réalité augmentée peut être à la fois indice, icône et symbole. Elle associe et dissocie dans le même temps les références au monde, elle représente un segment de réalité, tout en n’étant pas ce segment, et parce que la carte n’est pas le territoire, le plan n’est pas le bâtiment, elle ne peut pas représenter la réalité mais elle en marque et localise les contours. Les couleurs des bâtiments du plan masse, par exemple, proposent pour l’essentiel une alternance de blanc et de gris plus foncé. Elles sont un moyen mnémotechnique pour l’urbaniste de se rappeler de l’avancée de son programme. Les couleurs ne correspondent à aucune réalité architecturale, mais elles fonctionnent comme les lettres graissées par le typographe ou le graphiste afin d’accentuer visuellement l’importance d’une partie du « texte architectural » (Figure 6). Du côté de l’usager observateur/énonciataire, l’image est de l’ordre de la transduction sensorielle puisqu’elle va susciter d’autres sens comme l’envie de parcourir le lieu, c’est-à-dire de s’immerger, en activant un parcours à la fois visuel et numérique par le toucher de l’écran. C’est bien là le principe du digital et particulièrement de cette technologie : activer des propriétés proprioceptives. Ce « faire » de l’usager, qui relaye le « faire » du concepteur suspend ainsi la relation entre la reconnaissance iconique et référentielle. Ces images peuvent dans le même temps avoir une valeur indicielle, c’est-à-dire avoir une relation métonymique ou de contiguïté avec l’objet qu’elles remplacent et qui est en attente de son actualisation future (principe de virtuel), et comme symbole elles entretiennent une relation arbitraire ou du moins conventionnelle avec l’objet qu’elles remplacent puisqu’il se « limite » à respecter des données techniques précises fournies en amont par l’architecte-urbaniste, mais n’offrant encore aucune indication quant à l’architecture réelle du bâti. Dès lors ces images alternent en permanence plan du contenu et plan de l’expression, sensible et intelligible ; elles sont toujours dans un entre-deux. Elles atomisent les statuts d’indice, d’icône et de symbole, dans le sens où ces statuts se trouvent répartis autant dans le plan de l’expression que celui du contenu, autant dans le virtuel que dans le réel. Elles sont, pour paraphraser Stéphane Vial « le projet en train de se vivre [qui] n’est rien d’autre qu’un « effet » de design [26] ».

Figure 6. La typographie du texte architectural
Figure 6. La typographie du texte architectural

… et image d’art

23Néanmoins ces images ne nécessitent pas un « savoir voir » parce qu’elles utilisent d’autres formes du sensible pour rendre visible son « pouvoir voir ». Ce faisant, la réalité augmentée est véritablement une technologie du visuel. Précisément, elle articule une production d’images qui mobilise du visuel, du visible et de l’invisible. Le visuel serait de l’ordre de l’image ou du moins de l’expérience graphique ; le visible est ce qui est rendu apparent aux yeux de l’usager, il est expérience phénoménologique médiée par la technique, expérience phénoménotechnique ; l’invisible est ce qui ne nous est pas encore apparu, de l’ordre du caché, expérience en attente de son actualisation future dans le réel. Quel intérêt d’établir ces distinctions ? Georges Didi-Huberman propose de distinguer le visuel et le visible, visuel qui signale « des événements-symptômes qui atteignent le visible comme autant de traces et d’éclats, ou de marquages d’énonciation [27] », tandis que, pour Herman Parret, « est visible la matière qui frappe, blesse l’œil, aussi bien que la diégétique signifiée [28] ». Cette notion n’est pas sans rappeler le punctum de Roland Barthes. Nous y reviendrons plus loin. Pour Herman Parret, est visible « le produit concret et matériel d’un événement qui lui-même et en tant que tel n’est pas visible. Le visible est alors cet événement présentifiant, toujours en mouvance, […]se transform[ant] devant le regard en dramaturgie [29] ». La dramaturgie est du côté de l’eidolon – ce qui se voit –, une expérience du visible que nous offre notre réalité augmentée quand elle nous soumet un plan masse ou la visite d’un bien immobilier. Technologie de l’immédiat, elle ne rend compte de manière figurative que de ce qui est présent dans la surface de l’écran mais pas hors la surface. Par conséquent, voir consiste aussi à prendre le risque que cela n’advienne pas. L’expérience du visuel est graphique, esthétique ; c’est elle qui permet la médiation du visible. Seulement le visuel est directement corrélé au projet architectural ou urbain. Modifié, le visuel doit être mis-à-jour par la programmation informatique ; mise-à-jour qu’incarne le visible. L’invisible quant à lui, est aussi dans une dynamique d’éloignement entre l’ici et le maintenant du visible écranique. « L’efficacité du visuel ne peut être comprise à partir de la maîtrise du visible » précise Herman Parret, c’est-à-dire « l’intérêt devrait se déplacer de la visibilité du visible vers la visualité du visible ». C’est dans la dimension qu’il nomme « visualité » que la part artistique du projet de réalité augmentée, l’esthétique, s’incruste : « la phénoménologie du regard découvre l’intrusion de l’invisible. En effet, l’invisible est l’horizon du visuel [30] ». Visible, visuel et invisible doivent alors être compris comme apostasis (« se tenir loin de »), non pas au sens d’une renonciation, mais comme l’entend Marin, au sens d’un mouvement qui produit un écart, une distance à l’intérieur du triumvirat visible/visuel/invisible. Cet écart est directement manifesté par la gestion des blancs dans l’image. Qu’ils soient appliqués aux bâtiments ou à la figuration de l’espace publique, les blancs articulent le jeu visible/visuel/invisible, permettant par exemple aux gris de se révéler telle la typographique précédemment évoquée, « car point de visible sans le blanc qui […] est l’invisible condition de possibilité du visible [31] ». Il ne peut donc y avoir de visible sans distance. Cette condition, sémio-esthétique, transforme l’usager dans un parcours de visitation. Il peut ainsi voir se révéler à lui tout ce qui apparaît à la surface de l’écran et qui jusque-là était de l’ordre d’une réalité cachée : l’inspiration, l’idée de l’architecte ou de l’urbaniste créateur dans son régime épiphanique. Ainsi nous apparaît le fonctionnement esthétique de cet objet technique qui existe « dès lors qu’existe une pensée ou une intention esthétique », convertie « en nécessités techniques ou en logiques d’usage [32] ».

Régime de croyance de l’image de réalité augmentée

24L’impression référentielle est obtenue par la présence graphique d’éléments au cœur même de l’image : arbres, parasols, personnages. L’objectif de ces icônes qui participent de l’image architecturale en réalité augmentée est de prouver la possible actualisation future. Elles prennent part au régime rhétorique de l’image en présentifiant. Elles rendent crédibles, la future actualisation et « performatent » l’image-écrite. Leurs valeurs énonciatives échappent à la problématique vrai-faux, réaliste-spéculatif des actes de langage théorisés par Austin car elles sont entre un énoncé performatif et un énoncé constatif. En tant qu’énoncé performatif, l’image de réalité augmentée est un projet en cours de réalisation : elle est un dire en train de se faire. En tant qu’énoncé constatif, elle ne réalise pas ipso-facto la construction : elle sous-tend un temps de faisabilité du projet long et difficilement réductible à l’acte énonciatif en lui-même. Entre performativité et constativité, cet entre-deux est le prérequis au régime de croyance des images.

25En premier lieu nous devons nous poser la question du « croire ». Roland Sublon nous rappelle que toutes les recherches étymologiques, quelles que soient les langues, mettent en évidence la relation d’un sujet à un objet. En étudiant le kred indo-européen, Sublon précise qu’il a donné la version laïque du crëdô latin qui signifie « confier une chose avec certitude de la récupérer [33] ». On voit déjà poindre dans cette première occurrence originelle l’idée de confiance ; confier et confiance partagent le même préfixe et la même étymologie qui réside dans le fait d’avoir foi en quelque chose ou en quelqu’un. Sublon précise aussi que « croire renvoie fondamentalement à la relation d’homme à dieu sur lequel a lieu le transfert d’un avoir, d’un savoir ou d’un pouvoir susceptible de revenir sur celui qui est à l’origine du mouvement [34] ».

Médiation technique du croire

26Ce qui m’intéresse ici, c’est l’idée du transfert d’un avoir, d’un savoir ou d’un pouvoir. J’avais évoqué en parlant d’écriture de l’espace et du statut scientifique de l’image le fait qu’elle puisse avoir une portée heuristique puisqu’elle favorise l’échange d’un savoir architectural. C’est d’abord dans cet échange que se loge la relation de confiance. Le croire, la confiance sont doublement médiés par la technique. La première médiation est de l’ordre du savoir-faire, de la connaissance de l’architecte et de l’urbaniste. Cette confiance est encapsulée dans un imaginaire, celui d’un métier fait d’études longues, d’un savoir à la fois créatif et technique, d’une relation bien souvent contractuelle, d’une organisation professionnelle régie par un ordre, etc. Tout cet ensemble fait de l’architecte un « être culturel » dont l’idée archétypale circule et traverse les espaces sociaux. Ce savoir respecté, institutionnalisé concourt à ce que j’appelle une réquisition des savoirs. C’est-à-dire au fait qu’une entité, y compris symbolique, détient une autorité qui n’a pas pour principe d’être mise en cause. Elle repose sur la légitimité d’un savoir propriétaire que d’autres ne peuvent avoir ou auquel ils ont peu ou pas accès et sur une opérativité sociale et symbolique. Ce savoir conservé par le propriétaire peut être pour partie transmis sans être contesté. Il contribue autant à donner un statut à l’architecte dans l’espace social qu’à automatiser/naturaliser la confiance déléguée dans ce savoir. Cet imaginaire se trouve réalisé pour l’usager dans le dispositif de réalité augmentée. Voir, c’est croire. Entre image et écriture, l’image de réalité augmentée est persistance comme l’écriture, mise en forme du savoir par une opération de disposition graphique ; elle est support de croyance car à la fois art de mémoire et visualisation du savoir. Le design du savoir est un inséparable corollaire de la réquisition du savoir. Deuxième temps de la médiation technique, le dispositif de réalité augmentée par son caractère novateur engendre une relation cultuelle, voire fétichiste, à l’objet technique. L’enquête ethnographique menée pour ce travail montre à quel point l’appareillage engage la confiance de l’utilisateur envers un dispositif fétichisé. Dans les représentations rendues disponibles par le dispositif, « le signe est donné pour vrai, il a sa vie, il fait sa vie et conditionne celle de celui qui le traduit [35] ». D’une part, nous retrouvons dans cette acception l’idée de figures de la représentation qui témoignent d’une présence iconique d’objets du monde tenus pour vrais : ce que me donne à voir le dispositif est vrai puisque cela apparaît sous mes yeux. Et d’autre part on retrouve dans cette technologie, la notion de dispositif mobilisée par Giorgio Agamben, cet objet qui a « la capacité de capturer, d’orienter, […] d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants [36] ». On ne peut pas ne pas croire, ne serait-ce que par la condition de la mise en œuvre du dispositif qui vise une immersion cognitive et par conséquent un engagement important de l’usager.

Médiation iconique du croire

27Ces images d’architecture produites par la réalité augmentée ne sont-elles pas elles-mêmes des objets de croyance ? L’image est ici importante puisqu’en elle réside le principe d’immersion. À ceci, il convient d’ajouter le travail des images mentionné quand nous explicitions l’articulation entre visible et visuel. Celles-ci nous semblent proches du studium et du punctum de Roland Barthes dans La chambre claire. Le studium correspond à des images qui ne nécessitent pas ou peu d’affect, des images sans grandes implications affectives : il « ne veut pas dire du moins tout de suite, « l’étude », mais l’application à une chose, le goût pour quelqu’un, une sorte d’investissement général, empressé, certes, mais sans acuité particulière », tandis que le punctum est le second élément qui rompt la quasi-indifférence du studium :

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Cette fois, ce n’est pas moi qui vais le chercher (comme j’investis de ma conscience souveraine le champ du studium), c’est lui qui part de la scène, comme une flèche, et vient me percer. […] Ce second élément qui vient déranger le studium, je l’appellerai donc le punctum ; car punctum, c’est aussi : piqûre, petit trou, petite tache, petite coupure – et aussi coup de dés. Le punctum d’une photo, c’est ce hasard qui, en elle, me point (mais aussi me meurtrit, me poigne) [37].

29Ainsi nous retrouvons une grande proximité entre la matière visible qui frappe et blesse l’œil mobilisée par Didi-Huberman et l’instrument pointu qui lui aussi blesse l’œil de Barthes. Ces deux notions ont évidemment en commun de qualifier l’image, nécessité pour être une image d’art chez le premier et nécessité pour être une image investie chez le second. Ne s’agirait-il pas de ces détails, propres aux dispositifs artistiques et, parce qu’il y aurait détails, favoriseraient l’investissement personnel, le savoir/voir, donc la croyance du sujet ? Le point de vue que porte Daniel Arasse sur l’histoire du détail dans la peinture est à ce titre éclairant. Constatant l’augmentation des études de détails entre le xive et le xve siècle, il explique qu’un grand nombre d’entre elles pouvaient, d’une part, permettre au peintre de s’assurer de la conformité véridictoire avec l’ensemble et servaient, d’autre part, « moins la vérité de la représentation et elle-même qui retient alors l’artiste que sa vérité en peinture, en fonction de son intégration dans l’ensemble où le détail s’insère [38] ». Son intérêt pour l’image est donc de l’ordre du dispositif. En ce sens il se rapproche de l’étude des tableaux du xviiie faite par Louis Marin, qui situant l’espace de la signification entre production et lecture et non plus dans un assemblage de signes, l’autorise à aborder la représentation comme un dispositif. Avec ce déplacement du regard, il est possible de comprendre le processus de signification situé entre la relation au monde réel ou imaginaire, c’est-à-dire le monde référentiel et les positions du producteur et du récepteur, donc du côté de l’énonciation. Ce détail peut être un parasol, une voiture, la texture du sol, un jeu d’éclairage ou de lumière simulant le soleil, peu importe…, tant qu’il sert une cohérence dans l’ensemble représenté et détaillé, favorisé par l’immersion et quelques mises à l’échelle du regard du sujet. L’exploration ethnographique montre à quel point les sujets, quand ils ont été utilisateurs du dispositif, ne sont pas dupes du projet et des images qu’ils explorent, les qualifiant régulièrement de « publicité » (on retrouve là l’ostension de communication mais aussi le studium), alors qu’ils reconnaissent très vite d’eux-mêmes croire à la possible réalité des images quand ils évoquent les détails qualifiés régulièrement par un : « on s’y croirait ». L’intérêt du détail dans de telles images, comme le dit Arasse, tient « à ce qu’on y voit clairement la recherche de vérité s’orienter vers un type d’image pré-scientifique [39] ». Comment ne pas comprendre dès lors, l’écueil éprouvé face au dispositif par certains commanditaires qui, parce que la représentation respecte l’obligation légale attendue d’un plan masse (même augmentée) de fournir « des détails », se mettent à croire au caractère véridictoire de l’image, et par conséquent à l’immuabilité du projet, donc à son impossibilité de le voir évoluer ou d’être mis à jour ?

30De quelle manière peut-on conclure à un « design de la croyance » face à ces images de réalité augmentée ? La croyance ne se rapporte pas à un objet du croire (un dogme, un programme), mais pour penser comme de Certeau, la croyance se rapporte à « l’investissement des sujets dans une proposition [40] ». Ces images, idéalistes par bien des aspects font dire à Frédéric Lambert qu’elles

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nous laissent osciller entre leur valeur cultuelle et leur valeur d’exposition. Valeur cultuelle : je participe aux récits que me racontent l’image, à la communauté à laquelle elle m’invite, au beau qu’elle convoque […]. Valeur d’exposition : je sais bien que l’image est exposée, conditionnée, conventionnelle, codée, construite, qu’elle est langage. Que son langage expose l’objet qu’elle représente plutôt qu’elle ne m’impose cet objet comme un objet de culte, une vérité, un beau, une présence [41].

32Bref, elles nous laissent constamment entre-deux, dans un intermédiaire, posant indéniablement la question de la réalité augmentée, du moins de l’écran, comme lieu.

Conclusion

33« L’espace designé » est celui du dispositif de réalité augmentée UrbaSee : à la fois dispositif d’écriture formé d’architextes, écriture de et dans l’espace, dispositif producteur d’images offrant une composition globale et « ekphrasique ». La réalité augmentée, telle qu’elle s’applique ici est bien une pensée de l’écran ; d’un seul coup d’œil et dans une grande économie de gestes, l’utilisateur peut avoir accès à un nombre précis de savoirs, certes entre les mains d’une autorité symbolique, mais qui favorise la médiation entre un monde profane et un monde érudit par un « design de la croyance » favorisé par l’investissement des sujets dans le dispositif. Néanmoins, outil d’une médiation entre ces deux mondes, le dispositif paraît être surtout dédié à la représentation qui organise une visée sur le monde en articulant un sujet et un objet. Entre outil de représentation d’une écriture de l’architecte, écriture de et dans l’espace, entre image scientifique et image d’art aux frontières du visuel, du visible et du lisible, il semble toujours être « entre-deux ». Il semblerait ainsi que nous ayons à faire à un art de l’intermédiaire ; lequel intermédiaire comprend également l’idée d’une médiation. « L’entre-deux » est aussi topologique. Puisque pensée de l’écran il y a, puisqu’écriture de l’espace et dans l’espace il y a, la question de la réalité augmentée se pose comme « lieu ». L’hétérotopie foucaldienne pourrait être un élément de réponse tant le dispositif semble producteur de « lieu » autre. Outillée numériquement, l’architecture pose indéniablement la question d’un « lieu » en train d’être produit. La représentation est située, puisque l’écran est surface et lieu de visibilité de la représentation. Mais ne faut-il pas regarder au-delà du concept d’hétérotopie ? Intuitivement, l’entre-deux « dérange » l’ordre foucaldien qui répond à des canons précis. Dès lors, n’est-ce pas dans la notion d’ectopie, anomalie de situation, que se logerait une partie de la réponse à cette expérience à la fois technique et esthétique ?

Bibliographie

  • Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : pensée de l’écran, design, réalité augmentée, entre-deux, écriture numérique

Mise en ligne 04/10/2021

https://doi.org/10.3917/comla1.208.0300

Notes

  • [1]
    Azuma Ronald T., « A Survey of Augmented Reality », Presence: Teleoperators and Virtual Environments, août 1997, p. 355-385. C’est nous qui traduisons.
  • [2]
    « Nous nommons architextes (de archè, origine et commandement) les outils qui permettent l’existence de l’écrit à l’écran et qui, non contents de représenter la structure du texte, en commandent l’exécution et la réalisation. Autrement dit, le texte naît de l’architexte qui en balise l’écriture. ». Souchier Emmanuël et Jeanneret Yves, « Écriture numérique ou médias informatisés », Pour la science, Hors-série, octobre/janvier 2002, p. 100-105.
  • [3]
    Gentès Annie, « Design et médiation créative dans les technologies de l’information », Hermès no 50, Communiquer, Innover, Réseaux, Dispositifs, Territoires, Paris, CNRS-Éditions, 2008, p. 83-89.
  • [4]
    André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, T1, Technique et Langage, Paris, Albin Michel, 1970, p. 134.
  • [5]
    Emmanuël Souchier parle de « machine ordinateur » qui permet d’envisager des pratiques de lecture et d’écriture. Pour en savoir plus : http://1libertaire.free.fr/IvanIllich51.html
  • [6]
    Vial Stéphane, « Le geste de design et son effet : vers une philosophie du design », Figures de l’art – Revue d’études esthétiques, Pau, Presses de l’université de Pau et des Pays de l’Adour, 2013.
  • [7]
    Vial Stéphane, « Qu’appelle-t‑on « design numérique » ? », Interfaces Numériques, 1, 1, 2012.
  • [8]
    Christin Anne-Marie, L’image écrite ou la déraison graphique, Paris, Flammarion, 2009, p. 27.
  • [9]
    Ibid., p. 27.
  • [10]
    Marin Louis, « Le cadre de la représentation et quelques-unes de ses figures », Les cahiers du musée national d’art moderne, no 24, été 1988, p. 63.
  • [11]
    Théon Aélius, Progymnasmata, texte établi et traduit par Bolognesi Giancarlo et Patillon Michel, Paris, Les Belles Lettres, 1997, p. 66.
  • [12]
    Hewlett Koelb Janice, The Poetics of Description. Imagined Places in European Literature, New York & Basingstoke, Palgrave MacMillan, 2006, p. 71.
  • [13]
    Vial Stéphane, « Le geste de design et son effet : vers une philosophie du design », Figures de l’art – Revue d’études esthétiques, Pau, Presses de l’université de Pau et des Pays de l’Adour, 2013, p. 93-105.
  • [14]
    Beguin-Verbrugge Annette, Images en texte, Images du texte. Dispositifs graphiques et communication écrite, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2006, p. 30.
  • [15]
    Eco Umberto, Lector in Fabula, Paris, Éditions Grasset & Fasquelle, 1985.
  • [16]
    Beguin-Verbrugge Annette, op. cit., p. 30.
  • [17]
    Jeanneret, Yves, Critique de la trivialité. Les médiations de la communication, enjeux de pouvoir, Paris, Éditions Non Standard, 2014, p. 14.
  • [18]
    Bonaccorsi Julia et Jarrigeon Anne, « Visualisations urbaines et partage des représentations », Communication & langages, no 180, juin 2014, p. 25-30.
  • [19]
    Dondero Maria Julia, « Photographier le travail, représenter le futur », Communication & langages, no 180, juin 2014, p. 79-94.
  • [20]
    Ibid.
  • [21]
    Ibid.
  • [22]
    Le Guern Odile, « Carrière d’une image scientifique : de l’invisible à la diversité du visible », Visible, Images & Dispositifs de visualisation scientifique : L’image dans le discours scientifique : statuts et dispositifs de visualisation, no 5, Pulim, 2010, p. 263-271.
  • [23]
    Ibid.
  • [24]
    Ibid.
  • [25]
    Fontanille Jacques, « Le réalisme paradoxal de l’imagerie scientifique », in L’image dans le discours scientifique : statuts et dispositifs de visualisation, Visible, Images & Dispositifs de visualisation scientifique, no 5, Limoges, Pulim, 2010, p. 192-209.
  • [26]
    Vial Stéphane, art. cit., p. 93-105.
  • [27]
    Didi-Huberman Georges, Devant l’image, Paris, Minuit, 1990, p. 21-64.
  • [28]
    Parret Herman, Épiphanie de la présence : essais sémio-esthétiques, Limoges, Pulim, p. 214.
  • [29]
    Ibid., p. 214.
  • [30]
    Parret Herman, op. cit., p. 214-215.
  • [31]
    Marin Louis, « Le blanc ou l’espacement du présent », disponible sur http://www.lacalmontie.com/le-blanc-ou-lespacement-du-present-louis-marin/
  • [32]
    Hatchuel Armand, « Quelle analytique de la conception ? », Colloque « Le design en question(s) », Centre Georges Pompidou – Musée National d’Art Moderne, novembre 2005, https://cutt.ly/LhY0KiY
  • [33]
    Sublon Roland, « Des conditions de la croyance », Revue des Sciences Religieuses, 71, 4, 1997, p. 491-517.
  • [34]
    Ibid.
  • [35]
    Lambert Frédéric, Je sais bien mais quand même. Essai pour une sémiotique des images et de la croyance, Paris, Éditions Non Standard, 2013, p. 52.
  • [36]
    Agamben Giorgio, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Rivages Poche, 2007, p. 31.
  • [37]
    Barthes Roland, La chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Seuil, 1980, p. 48-49.
  • [38]
    Arasse Daniel, Le Détail, pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, « Champs Arts », 1996, p. 133.
  • [39]
    Arasse Daniel, op. cit., p. 133.
  • [40]
    Certeau Michel de, L’invention du quotidien, Arts de faire, t. 1, Paris, « Folio », 1990, p. 290.
  • [41]
    Lambert Frédéric, op. cit., p. 52.
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