Notes
-
[1]
Paulme Dominique, « Structures sociales traditionnelles en Afrique Noire », Cahiers d’études africaines, vol. 1, no 1, 1960, p. 16.
-
[2]
Wolton Dominique, Penser la communication, Paris, Flammarion, « Champs », 1998.
-
[3]
« WhatsApp is a mobile application which allows exchange of messages, videos, audio’s and images via Smartphone », Sahu Shubham, « An Analysis of WhatsApp Forensics in Android Smartphones », International Journal of Engineering Research, vol. 3, no 5, 2014, p. 349.
-
[4]
Kane Cheikh Hamidou, L’Aventure ambiguë, Paris, Julliard, 1961.
-
[5]
Mucchielli Alex, Études des communications, Nouvelles approches, Paris, A. Colin, coll. « U », 2006.
-
[6]
Jouët Josiane, « Pratiques de communication et figures de la médiation », Réseaux, vol. 11, no 60, 1993, p. 99-120.
-
[7]
Bateson Gregory, Goffman Erving, Hall T. Edward et Watzlawick Paul, La nouvelle communication, textes recueillis et présentés par Yves Winkin, Paris, Seuil, 1981.
-
[8]
Mucchielli Alex, Les sciences de l’information et de la communication, Paris, Hachette Education, 2006.
-
[9]
Idem.
-
[10]
Bateson Gregory et al., op. cit.
-
[11]
Hymes Dell, Vers la compétence de communication, Paris, Hatier, 1984.
-
[12]
Ollivier Bruno, Les sciences de la communication, Théories et acquis, Paris, Armand Colin, 2007, p. 75.
-
[13]
Meunier Jean-Pierre et Peraya Daniel, Introduction aux théories de la communication, Bruxelles, De Boeck, 2010.
-
[14]
Winkin Yves, Anthropologie de la communication, De la théorie au terrain, Paris, Seuil, 2001.
-
[15]
Paulme Dominique, op. cit., p. 1.
-
[16]
Winkin Yves, Anthropologie de la communication, De la théorie au terrain, Paris, Seuil, 2001, p. 14.
-
[17]
Nous transcrivons les textes tels quels, par souci de fidélité à l’esprit du SPEAKING.
-
[18]
Nom scientifique du neem : Azaradichta indica.
-
[19]
Olivier de Sardan Jean-Pierre, « Séniorité et citoyenneté en Afrique pré-coloniale », Communications no 59, 1994, p. 123.
-
[20]
Idem, p. 124.
-
[21]
Nous n’allons pas développer la place de la tante dans la famille, pour ne pas nous éloigner de notre sujet.
-
[22]
Bateson Gregory et al., op. cit., p. 225.
-
[23]
Sahu Shubham, op. cit., p. 349.
-
[24]
Quivy Raymond et Van Campenhoudt Luc, Manuel de recherche en sciences sociales, Paris, Dunod, 2006, p. 120.
-
[25]
Boisson locale à base de millet, souvent accompagnée de lait ou de jus de tamarin.
-
[26]
Selon Cabin et Dortier, « tromperie, mensonge à l’égard de soi-même ».
-
[27]
Bateson Gregory, Goffman Erving, Hall T. Edward et Watzlawick Paul, La nouvelle communication, textes recueillis et présentés par Yves Winkin, Paris, Seuil, 1981, p. 226.
-
[28]
Ces appellations sont en langue locale moore, l’une des trois langues nationales du Burkina Faso.
-
[29]
Mucchielli Alex, Études des communications : nouvelles approches, Paris, A. Colin, coll. « U », 2006.
-
[30]
Pratique qui consiste à ce qu’un frère cadet du défunt prenne la veuve. Dans ces conditions, il est propriétaire des enfants du défunt.
-
[31]
Mucchielli Alex, Études des communications, op. cit., p. 174.
-
[32]
Mucchielli Alex, La nouvelle communication, op. cit.
-
[33]
Mucchielli Alex, Études des communications, op. cit., p. 180.
-
[34]
La parenté à plaisanterie est utilisée dans la majorité des pays de l’Afrique de l’Ouest pour désamorcer les conflits entre ethnies. Elle est souvent convoquée dans les familles entre beaux-frères et belles-sœurs.
-
[35]
Ce participant a un devoir de réserve du fait de sa profession.
-
[36]
Chef, responsable des jeunes.
-
[37]
Olivier de Sardan Jean-Pierre, op. cit., p 127.
-
[38]
Cabin Phillipe et Dortier Jean François (dir.), La communication, état des savoirs, Éditions Sciences Humaines, 2008, p. 128.
1En Afrique, on n’envisage l’individu qu’en tant que membre d’une famille. Dans les années 1960, Dominique Paulme notait que « les relations personnelles et notamment les liens de la parenté demeurent au premier plan. […] Une constatation au moins s’impose : là même où les conditions économiques paraissent devoir apporter les changements les plus définitifs, le passé garde son emprise et les institutions traditionnelles demeurent la base de la plupart des relations sociales [1] ». Cette réalité est encore vivace plus d’un demi-siècle après, même si les distances géographiques se creusent, modifiant le rapport à la tradition. Dans sa définition strictement traditionnelle en effet, chaque famille habite une concession, espace qu’il lui revient de gérer et qui englobe les grands-parents, tantes, oncles, cousins, cousines…, marquée par l’unité (même des facteurs de production). La proximité géographique est renforcée par la promotion d’un idéal spécifique à chaque famille. Une des principales missions des membres de la famille est de maintenir et transmettre ces valeurs propres au groupe et qui en font la fierté.
2Par le passé, la cohabitation dans la même concession permettait aux aînés de jouer le rôle de défenseurs de ces normes et valeurs et d’assurer ainsi les fonctions de socialisation et d’intégration de l’enfant. Ils jouissaient d’une autorité certaine, renforcée par la présence, la relation de face-à-face. La communication y prend des formes précises selon la nature du lien entre les différents membres.
3Avec la mondialisation, les mouvements migratoires amènent les familles à se disperser, parfois dans plusieurs pays. Les relations tendent à se distendre. Cependant, les familles restent attachées à certaines pratiques, à la défense de certaines valeurs, même si l’éloignement limite les possibilités d’influence. L’avènement de l’internet et des réseaux sociaux semble résoudre le problème de la distance. Si ces possibilités font craindre à Dominique Wolton [2] la montée de mouvements communautaires, il n’en demeure pas moins qu’elles ont toute leur importance dans les sociétés africaines marquées par l’oralité. Dans ces sociétés en effet, la distance devient un obstacle majeur à la communication que les technologies de l’information et de la communication peuvent aider à contourner. L’application WhatsApp en particulier, en offrant la possibilité du vocal, permet des échanges réguliers entre les membres du groupe à majorité analphabète.
4À travers WhatsApp il est possible, conformément à la mission que l’application s’est assignée, d’envoyer gratuitement, via Internet, un message (textuel ou vocal) à un ou plusieurs contacts, pour peu que les destinataires soient utilisateurs de l’application [3]. Cela peut donc être une opportunité pour les membres d’une famille dispersés géographiquement, de maintenir, voire de resserrer les liens. Opportunité qu’a saisie la famille Sanna, en créant un groupe dénommé Famille SANNA. Comme le précise depuis le Niger le patriarche, initiateur du groupe, l’objectif est de rassembler les membres de cette famille autour des valeurs inculquées par l’aïeul : pour lui, la création du groupe est une occasion de confirmer l’autorité des aînés sur les cadets. Dans cette famille en effet, l’éducation autoritaire était de mise, à l’image des familles africaines rigoristes [4]. Cependant, avec la distance, l’emprise des aînés sur les plus jeunes s’effrite. Les rapports de pouvoir se transforment sur le plan économique, les déplacements améliorant les conditions matérielles. Mais l’impact est aussi social, car avec l’éloignement, certaines normes et valeurs s’estompent, ne pouvant être prescrites à distance. Dans ce cadre, l’application WhatsApp peut-elle servir de cadre de mise en pratique de nouvelles formes d’énonciation du pouvoir ?
5L’objet de notre propos est d’interroger les transformations des relations familiales dans le contexte de l’éloignement géographique et de l’usage de réseaux numériques, en prenant comme matériau le groupe Famille SANNA. Notre réflexion se focalise sur le paradoxe qui consiste à utiliser un outil aussi moderne que WhatsApp pour perpétuer la tradition dans le contexte africain.
6Comme hypothèse structurant notre raisonnement, nous appréhendons ce groupe comme un espace domestique où les acteurs débattent de leurs préoccupations, dans le respect des normes et valeurs ancrées dans la famille et qui les régissent. Nous précisons l’idée d’Alex Mucchielli quand il affirme que « les conduites comme toutes les communications, se font toujours dans un contexte de normes [5] ». Nous gardons à l’esprit que la communication, principal moyen de transmission de l’autorité, intègre néanmoins des formes nouvelles, en fonction du canal utilisé. « La relation que les usagers entretiennent avec les machines à communiquer s’opérationnalise de diverses manières selon le contenu technique de ces appareils et selon leur niveau d’interactivité [6]. »
7Méthodologiquement, nous envisageons une analyse sémio-contextuelle du groupe dont nous sommes un membre actif. Ce qui nous confère une posture d’observatrice-participante, immergée dans le terrain, et fait de nous « un membre à part entière d’un groupe fermé, partageant ainsi de l’information secrète, inaccessible de l’extérieur [7] ». Nous sommes dans une approche où la force des systèmes de communication constitués enferme les acteurs dans les jeux rituels [8]. L’approche sémio-contextuelle permet alors d’intégrer les actions et les conduites des acteurs sociaux, y compris « toutes les “non-communications”, c’est-à-dire tout ce qui aurait pu se faire, se dire, s’écrire… dans la situation en question et qui ne s’est pas fait, pas dit, pas écrit… et qui de ce fait, est porteur de sens [9] ». Ici, conduites et communication sont synonymes, comme le veut la nouvelle communication [10].
8Nous explorons le fonctionnement de ce groupe à travers le modèle SPEAKING proposé par Dell Hymes [11]. Ce modèle doit son nom au fait qu’il se compose de huit éléments dont les initiales forment (en anglais) le mot speaking. L’intérêt de ce modèle est de tenir compte des conditions sociales de la communication, en proposant « une approche pragmatique des interactions langagières, replacées dans leur contexte social [12] ». Il s’agit de questionner les rapports de rôles, de statut, de tâches qui régulent la communication de la famille Sanna sur l’application WhatsApp. Concrètement, l’objectif est de faire ressortir les contours de l’autorité telle qu’exercée par les aînés, mais aussi les mécanismes d’adaptation et/ou de contournement des cadets. Notre corpus comprend donc les échanges de tout genre sur le groupe, sur une période de deux mois, c’est-à-dire de sa création le 6 août 2019 jusqu’au 6 octobre 2019 inclus. Il regroupe les échanges entre les membres actifs. Ces échanges comprennent des messages aussi bien écrits que vocaux, des photos, des images, des stickers et des vidéos.
9Nous déroulerons notre analyse en suivant les différentes lettres constituant l’acronyme de notre modèle d’analyse. Le groupe Famille SANNA, passé au prisme du modèle SPEAKING, se révèle comme un espace familial où la prise en compte des fondements de pouvoir reste prégnante. Cependant, comme dans tout système, les interactions sont faites de jeux de pouvoir, où les acteurs rusent pour maintenir l’équilibre du système. Quels contours prend la communication du groupe, telle qu’analysée grâce au modèle SPEAKING ?
S (settings) : une représentation virtuelle de la concession Sanna à Botou
10Settings, c’est le cadre matériel de l’échange, représenté ici par le groupe sur WhatsApp. En tant qu’espace virtuel, il donne de nouvelles possibilités de communiquer. « Parce qu’elles permettent différentes modalités de communication et d’interactions interindividuelles (intra et intergroupes), parce qu’elles déterminent une nouvelle représentation du temps et de l’espace, parce qu’elles induisent de nouvelles manières d’être présent à distance, ces technologies provoquent une série de représentations nouvelles et induisent un certain nombre de schémas et d’interprétation, de conduites ou d’action [13]. » Le groupe offre un double avantage : d’une part, elle permet de réunir le maximum de membres, en définitive, à moindre coût, puisqu’il n’y a pas nécessité de se déplacer. D’autre part, l’éloignement physique exempte les acteurs de maintenir la façade [14] en faisant recours à toute la panoplie du non-verbal (postures, gestes, marques de politesse, déférence), résultant des interactions induites par le face-à-face. La liberté se manifeste aussi dans la possibilité de reformuler son message avant de le poster. Ou même de le supprimer à la dernière minute, au cas où l’on se raviserait. Ce paramètre est essentiel quand on sait toutes les précautions qu’il faut prendre pour s’exprimer dans la tradition africaine, où la parole est « une force vivante qu’il faut contrôler » et que par conséquent, il est essentiel de faire attention à ce qui sort de sa bouche (et donc à ce qu’on pense), car « la parole est comme l’eau : une fois versée, elle ne se ramasse pas » [15]. Parler dès lors, revêt une dimension culturelle, confirmant Winkin selon qui la communication est une performance de la culture [16]. Charme de l’application, WhatsApp donne des possibilités que le face-à-face n’offre pas. Elle permet justement de « ramasser » une parole, en la supprimant ! Les éventuelles frictions se voient limitées.
11Le cadre peut aussi être appréhendé dans sa dimension virtuelle, à travers ce groupe qui est censé représenter la concession familiale. C’est là tout l’enjeu de la force symbolique des normes et valeurs qui veulent que, par-delà cette absence de contact direct, les différents acteurs du groupe intègrent les paramètres qui régissent les relations entre membres de cette famille. L’un des administrateurs disait : « sur le groupe je précise en tant que Saambila de Waga que nous nous reconnaissons dedans. Je lance un appel à tous pour dire que ce cadre est authentique et unique. C’est l’aboutissement des efforts pour unir la famille et retrouver nos sources [17] ». Par le truchement des règles traditionnelles et de la technologie, le groupe représente la concession des Sanna à Botou, c’est-à-dire un enchevêtrement de cases, de hangars et de ruelles, avec une porte unique d’entrée et de sortie, où trône l’arbre à palabre, un neem [18] tutélaire. L’unicité de la porte symbolise la solidarité familiale, car occasionnant à tout moment de la journée, des rencontres fortuites entre les membres, opportunité d’échanges d’affabilités. De même, le groupe est une porte unique, qui permet cet échange public/privé entre les participants. Y « entrer » fait de vous un Sanna et vous donne le droit de participer aux débats et aux prises de décision.
P (participants) : la famille Sanna, réalité et virtualité
12C’est le clan des Sanna à Botou, qui, s’il existe dans sa réalité matérielle, n’en demeure pas moins symbolique, dans la mesure où il s’agit d’individualités réparties aux quatre coins du monde. Les descendants de l’aïeul Sanna Noaga regroupent au bas mot deux cents âmes. Ils sont de l’ethnie des Yarcé, fondue dans le groupe ethnique mossi, dominant au Burkina Faso. C’est une ethnie de colporteurs, ce qui justifie que l’aïeul se soit retrouvé à plus de quatre cents kilomètres de son village d’origine, pour fonder un clan. La conception populaire prétend que c’est cette ethnie qui a introduit l’islam au Burkina Faso. De ce fait, dans le pays, Yarcé est synonyme de musulman.
13Seulement trente-sept participants étaient inscrits dans le groupe au moment de notre échantillonnage. Relevant plutôt d’une définition contextualisée de la famille, on y trouve plusieurs types de participants, comme le veut la tradition africaine, « où les relations de filiation et d’alliance, c’est-à-dire ce qu’on appelle la “parenté”, constituaient le principe d’organisation sociale dominant. L’unité sociale de référence y était composée de descendants d’un ancêtre commun et de leurs alliés [19] ». Le groupe Famille SANNA comprend de ce fait :
14Les membres répondant au patronyme Sanna : ils sont les descendants de l’aïeul, qui s’est installé dans le village après de multiples pérégrinations. Une « communauté familiale élargie, placée sous l’autorité d’un patriarche, avec la coexistence de plusieurs générations, c’est-à-dire la présence d’enfants mariés qui continu[ai]ent à rester dans la dépendance du patriarche [20] ». Cette catégorie regroupe trois générations. Les aînés sont au nombre de trois : deux oncles et une tante. Ils sont les grands-parents de certains, les arrière-grands-parents d’autres animateurs du groupe. Puis viennent les neveux, nièces et enfants (fils et filles) des trois précités. Enfin, les petits-fils, qui sont donc les descendants de ceux, suscités. On notera que, dans cette logique africaine mue par la volonté de souder les liens, les termes neveu, nièce, cousine, cousin, oncle, sont bannis du langage : on est fils ou fille, frère ou sœur, mère ou père, époux ou épouse. En revanche, la tante garde toute sa place [21]. À ceux-ci, s’ajoutent les participants silencieux, ceux à qui le point des échanges est fait régulièrement : ce sont les deux tantes aînées, analphabètes et non actives dans le groupe, mais dont le poids est déterminant dans les prises de décision au sein de la famille.
15Les parents par alliance sont des membres qui ne répondent pas au patronyme Sanna mais qui ont des liens assez étroits avec le clan. Ils sont cousins germains à plusieurs degrés, ou même des voisins avec lesquels de bonnes relations ont été tissées par le passé. On y intègre même des étrangers de passage qui ont gardé de bons rapports avec la famille. Dans le contexte africain, ils sont considérés comme membres à part entière du clan, sauf en ce qui concerne les cérémonies rituelles (auxquelles ils ne sont jamais associés), du fait qu’ils soient souvent d’ethnies différentes. Cette interprétation de la famille est en cohérence avec la définition qu’en donne Don D. Jackson. « Le terme “famille” se rapporte ici aux “autres-qui-comptent” (significant others) dans la vie [22] » de l’acteur.
16La majorité des animateurs du groupe vit à Ouagadougou, particulièrement un des oncles (Saambila) et la tante (Kaambpougdba). Saambila et Kaambpougdba sont des demi-frères. Ils sont tous retraités de la Fonction publique, et donc, sont au-delà de la soixantaine, ce qui les classe parmi les sages en Afrique. Dans cette ville, capitale du pays, une grande partie des membres de la famille relève de l’administration publique également. Avec la présence des deux aînés, ils se voient plus ou moins obligés de s’inscrire dans le groupe. Un des membres qui s’en est retiré s’est vu rappelé à l’ordre et a été obligé de le réintégrer. À l’intérieur du pays, les participants sont répartis aux quatre coins : Banfora, Bobo-Dioulasso, Botou (naturellement), Diapaga, Fada N’Gourma, Pama… Ils sont donc à des centaines de kilomètres. Un autre groupe important habite le Niger. C’est là que réside le patriarche (Zaksooba). Il est le frère aîné de Saambila avec trois années d’écart. Deux ans séparent Saambila de Kaambpougdba, ce qui, en plus de son genre masculin, lui donne plus d’autorité que la tante. Cependant, il y a les deux tantes, ainées de tous, mais qui, du fait de leur statut de femme et de l’analphabétisme, jouent un rôle passif, même si le point des échanges leur fait quand la nécessité de prendre une décision se fait sentir. Zaksooba a avec lui ses propres enfants, ses neveux et nièces, ses belles-filles. Disséminés aux quatre coins du continent, d’autres acteurs sont au Bénin, en Côte d’Ivoire, au Togo, au Ghana… Ils sont neveux, nièces, petits-neveux ou petites-nièces. Ainsi, de la cour familiale de Botou, la Famille Sanna, en tant que concession, s’étend au bas mot sur toute l’Afrique de l’Ouest.
17En plus du lieu de résidence, le niveau d’instruction catégorise les membres du groupe. Il y a les analphabètes et ceux qui sont instruits. Cette distinction est capitale car elle influence le type de langage (écrit ou oral) auquel l’acteur a recours. Si les analphabètes sont majoritaires dans la famille, au niveau du groupe ils sont moins présents, pour des raisons de compétences, mais aussi pour des raisons économiques, le premier critère d’accès étant de posséder un smartphone. « the only requirements are a supported phone, internet connection and storage space on the phone to download the application [23] ».
18Les participants peuvent aussi être classés selon leur niveau d’interactivité. Les animateurs réels du groupe sont au nombre d’une dizaine. En tête, les initiateurs, c’est-à-dire les oncles et la tante, avec une prédominance des oncles. Puis viennent les neveux et nièces en fonction de la filiation, directe ou indirecte. La passivité sur le groupe se justifie par le degré de parenté avec les premiers animateurs. Encore une performance de la culture, qui admet le paradoxe consistant à pousser les neveux et nièces à réagir pour confirmer le lien et les fils et filles à se retenir, pour ne pas mettre en avant ce même lien. Dans la même logique, les enfants des demi-frères et demi-sœurs sont plus actifs que les enfants des frères et sœurs utérins. Parmi les acteurs passifs, certains le sont aussi du fait de leur devoir de réserve, découlant de leur métier (c’est le cas par exemple des corps habillés).
19Mais ce n’est pas seulement au niveau élargi que les silences se manifestent. Dans les familles nucléaires également, les conflits larvés déterminent la nature de la participation de certains membres, qui se limitent au rôle d’observateurs. « Il y a plusieurs manières de respecter les normes et valeurs du système auquel on coopère. Les extrêmes en sont la conformité passive d’une part et la coopération zélée d’autre part [24]. » Parmi les animateurs réguliers, on peut y classer les zélés au nombre trois : il y a l’oncle de Ouagadougou (Saambila), un de ses neveux fils d’une demi-sœur, et une cousine par alliance, adoubée par l’oncle du fait de leur affinité sur le plan religieux (ils sont les deux membres du groupe à avoir entrepris le pèlerinage à la Mecque).
E (Ends) : défendre les valeurs ancestrales d’une famille mondialisée
20L’élément « Ends » correspond aux enjeux que se fixent les acteurs dans l’échange. Ce sont les finalités et les résultats de la communication. L’enjeu majeur reste la défense d’une vision commune de la famille et constitue la finalité de la création ce groupe, avec la bénédiction de l’aïeul. « C’est l’aboutissement des efforts pour unir la famille et retrouver nos sources. C’est du reste ce que notre Père, votre grand-père ou aïeul a souhaité de toutes ses forces » (Saambila). Le groupe est un lieu de recentrage des comportements des cadets ou même des aînés qui sortent des rangs, dans le strict respect de la gérontocratie. À ces occasions, les normes et valeurs promues par l’aïeul, présenté comme un homme généreux, sont rappelées. « Il a rendu beaucoup de service aux habitants de Botou. La maison ne désemplissait pas. Il s’est même occupé des fous, les raser, les laver, les habiller, les nourrir » (Kaambpougdba). Mais en filigrane, pointe le besoin d’affirmation de soi par l’actualisation du rôle de patriarche. On met en avant son rôle de rassembleur. En cela, on perpétue les valeurs du clan, qui, aux dires des aînés, était tellement uni que la concession n’était rien d’autre qu’une seule famille. « Si un enfant mourait de faim c’est qu’il a voulu. Il suffisait de faire le tour des cases et ton ventre est plein. Aucune femme ne voulait que tu ressortes de sa case sans goûter son gnimpiéma (zoom koom) [25]. Il n’y avait pas de méfiance. C’était la belle vie » (Kambpougdba). Dans la mise en scène des interactions, le self deception [26] joue un rôle important. « La famille, telle que ses membres s’y décrivent au passé, contraste généralement avec ce qu’ils y ont été vraiment. » On peint une version acceptable pour la consommation publique [27].
21La volonté de rappeler les rôles s’exprime à travers les dénominations attribuées à certains membres du groupe : l’aîné, Zaksooba [28], est le chef de concession, symbolisée par la cour dans laquelle vit la majorité des descendants de l’aïeul, même s’il est à plus de 3000 km de celle-ci. Dans la tradition, l’autorité du Zaksooba, ne souffre d’aucune contradiction. Son frère cadet est le Saambila, c’est-à-dire le petit-père, en ce sens qu’il est actuellement le cadet des fils de l’aïeul encore en vie. Traditionnellement, le petit père, a plus de droit sur l’enfant que son père biologique. Attribuer le titre de Saambila à son interlocuteur signifie qu’on lui reconnaît une certaine autorité sur soi, un pouvoir de décision sur son avenir. Leur demi-sœur Kambpougdba, en tant que sœur de tous les frères, devient la tante de tous les fils et de toutes les filles. Elle aussi jouit d’une certaine autorité, surtout en ce qui concerne les noces. Ces différents attributs sont rappelés à l’esprit des participants à l’occasion.
22Fait important, dans le groupe, les concernés se sont eux-mêmes arrogé ces titres, ce qui constitue un enjeu de positionnement. « Un positionnement peut découler des statuts, des rôles historiques ou actuels, comme de la “place” donnée ou prise, par tel ou tel acteur. Il peut aussi découler des places qui sont attribuées ou que s’attribuent les acteurs au cours de leurs échanges [29]. » À l’oral en effet, il ne viendrait à l’esprit d’aucun neveu ou nièce d’appeler les oncles Zaksooba ou Saambila, encore moins Kaambpougdba pour la tante. Dans les relations de face à face en effet, les oncles sont des tontons et la tante est une tantie, modernité oblige. Cette ambivalence tradition/modernité est significative. D’une part, elle permet aux aînés de s’arroger des pouvoirs. En s’appuyant sur la tradition, l’aîné peut donner des ordres, menacer, fixer des limites à toute initiative éventuelle, sans offusquer qui que ce soit, même pas le destinataire. D’autre part, les appellations modernes atténuent de fait l’autorité des aînés et soustraient les puinés à certaines contraintes.
23D’ailleurs, si de nos jours il est question d’unité de la famille, il n’en demeure pas moins que, par le passé, des frictions ont jalonné le quotidien des premiers acteurs, du fait de la cohabitation dans la même concession. L’aïeul était père de quinze enfants (dont huit garçons), venant de trois épouses. Parmi ces garçons, cinq sont restés dans la concession familiale avec leurs épouses. Les rivalités entre coépouses ont insidieusement déteint sur les enfants comme on en a l’habitude dans les familles polygames. Si des efforts sont faits pour ne pas laisser transparaître la méfiance, dans les faits, chacun connaissait sa place. Les rivalités entre la mère de Kaambpougdba et les autres épouses de son père par exemple étaient tangibles. Elle était la conteuse attitrée de la famille pendant les périodes de pleine lune. « Elle était regardante envers nous tous. Je me rappelle que, petit, dès que nous finissions de manger, chacun se dépêchait de se laver les mains pour aller occuper une bonne place auprès de maman Folga pour l’écouter raconter les prouesses de lièvres et les bêtises de l’hyène » (Zaksooba). Pourtant, d’après les témoignages en off de nos mamans, on ne se hasardait pas devant sa porte à son absence. La méfiance à l’égard des autres membres du clan était telle qu’elle a dû quitter la concession au décès de l’aïeul (mort à plus de 90 ans). Fait plutôt rare dans une culture où le lévirat [30] était de mise entre autres pour conserver l’unité du clan, cette pratique permettant de garder les jeunes femmes dans la famille. Et si la méfiance ne s’affichait pas, on ne donnait cependant pas à manger à l’enfant de la coépouse sans goûter au repas, pour lever tout équivoque. Les suspicions émaillent parfois les relations dans les grandes familles africaines et les Sanna n’ont pas échappé pas à la règle. Dans cette communication processuelle, « dès qu’un sujet envisage les conséquences futures d’une de ses actions, il est obligé de penser ces conséquences en fonction des réactions que pourront avoir les autres acteurs [31] ». L’interprétation que l’acteur fait des choses configure la communication, étant entendu que le comportement est lui aussi communiquant. Ainsi, chaque acteur se comporte en fonction des significations attachées aux différentes conduites en situation. Le raisonnement d’ensemble aboutissant à la communication généralisée en œuvre est une construction élaborée à travers la mise en relation des « objets cognitifs » qui apparaissent dans le champ de vie des acteurs [32].
24Pour preuve, la volonté de gommer ce passé ne l’empêche pas de ressurgir de temps en temps, ne serait-ce que de façon insidieuse dans les échanges au sein du groupe : silence face aux interventions de l’un, promptitude à réagir par rapport au message de l’autre, pour mettre fin à la gêne découlant des relations plus ou moins tendues entre parents par le passé… Cependant, le silence vise aussi à maintenir le lien, à sauver les convenances, donc à atteindre les objectifs que le groupe se fixe.
A (acts) : des messages rassembleurs de la Famille Sanna
25Le volet Acts de SPEAKING concerne aussi bien le contenu des messages que leur forme. Si les objectifs du groupe sont définis dès l’entame à savoir défendre les valeurs, conséquences de la modernité, certaines restrictions sont consenties. Les disparités sur le plan religieux sont acceptées dans la famille, ce qui était inconcevable du temps de l’aïeul, pour qui tous ses descendants et alliés devaient être musulmans. « Je suggère pour une cohésion harmonieuse, que nous évitons de parler politique (comme nous nous en sommes tenus jusqu’à présent) car je crois qu’il doit y avoir des gens de différentes obédiences politiques et aussi de religion. Nous devons nous en tenir exclusivement à ce qui peut cimenter nos relations » (Zaksooba). Le patriarche met ainsi les balises, fixant du même coup le contexte normatif des échanges. « Le contexte normatif, à travers les éléments pertinents normatifs qu’il contient, pose des contraintes à l’acteur : il lui ordonne de faire ou de ne pas faire de telle ou telle manière » [33]. Après ce balisage, les thèmes abordés sont variés : publication de messages d’intérêt général (salutations, conseils, santé) conseils sur la sécurité des personnes et des biens, spiritualité… Conformément à la mission première, des thèmes beaucoup plus complexes et spécifiques à la famille sont abordés comme ses totems, ses origines, les différentes filiations… Les plus jeunes cherchent à mieux connaître l’arbre généalogique de la famille, à avoir des précisions sur tel grand-parent dont ils ont entendu parler. Les échanges de photos pour mieux situer les visages des intervenants fusent. Toujours dans l’optique de valorisation de la famille, deux journées (le vendredi et le dimanche) sont désignées comme jours d’animation dans la langue maternelle. Au cours de ces journées, tout ce qui est dit et quel que soit le sujet, doit l’être dans la langue maternelle, fierté de l’aïeul qui en a fait un point d’honneur, lui qui s’était retrouvé seul dans une communauté étrangère. « Il n’a pas coupé avec la source jusqu’à n’en plus pouvoir avec l’âge », foi de Saambila. Mais le thème favori reste les souvenirs des disparus. Ils sont encensés par les aînés, qui ressortent le rôle de rassembleurs qu’ils ont tous été. Surtout l’aïeul, dont les qualités déteignent sur tous, faisant de la famille un havre de paix pour les étrangers. Une des valeurs de la tradition ouest-africaine est appelée comme preuve de cette bonne ambiance. « Avec la parenté à plaisanterie [34], les étrangers se sentaient tellement bien qu’ils n’étaient pas pressés de rentrer » (Kambpougdba). Même ceux qui s’expriment à l’oral ont à l’esprit les valeurs d’unité, de solidarité. Tout est fait pour qu’on se voie comme descendant d’une famille soudée. « Je pense qu’il [l’aïeul] doit être fier de l’éducation qu’il a donnée à ses enfants car nous avons su garder le flambeau haut. Quelqu’en [sic] soit le milieu où on se trouve, nous sortons toujours tête haute » (Kambpougdba). Si cette unité est effective, c’est surtout parce que les cadets se sont soumis à l’autorité des aînés, parce que les pères ont appliqué les volontés de leurs pères et mères. Pour perpétuer cet acquis, il est essentiel que les habitudes soient pérennisées. « Nos aînés nous ont encadrés, et à nous le tour » (Saambila). Et le ton des messages, à l’oral comme à l’écrit, ne laisse pas de place à l’hésitation.
K (key, tonalité) : donner des ordres, se soumettre et s’excuser
26Le ton d’un message, c’est la manière ou l’esprit dans lequel il est émis. L’effet du message reste différent selon son ton. Dans le groupe, les tonalités des messages varient en fonction des statuts des émetteurs. Aux aînés la primauté de donner les ordres. En la matière, Saambila ravit la vedette à tous. C’est lui qui donne les directives pour la suite des échanges dans le groupe, avec l’autorisation de Zaksooba, cela s’entend. « Ensemble, reconstituons l’histoire de notre grande famille pour nos enfants. C’est un devoir » Ou encore « Je rappelle que pour la restitution de l’histoire toutes les photos significatives doivent être publiées. Nos parents ont l’histoire, c’est à nous de la faire connaître, de la publier et surtout de s’en inspirer » (Saambila). Dans ce même esprit de prescription, il définit le rôle de tout un chacun dans le groupe, sans consultation préalable bien entendu. Ainsi, le responsable des jeunes sera mis au courant de sa mission directement sur le groupe : « nous désignons X [35] comme le Koambnaaba [36] » (Saambila). Les critères sont naturellement laissés à sa discrétion, lui le petit père. On se demande dès lors sur quelle base ce responsable est désigné, vu son âge, proche de la soixantaine. Cependant, en tant que neveu, il reste « un enfant ». « En ce sens, on ne devenait véritablement “adulte” qu’au terme de sa vie, on ne devenait adulte que lorsqu’on devenait à son tour patriarche. Entretemps, chacun était toujours à la fois le cadet ou l’enfant de quelqu’un et le père ou l’aîné de quelqu’un d’autre [37]. » C’est aussi sans consultation préalable que les responsables des journées spéciales langue maternelle ont été désignés. En plus de lancer le débat le jour indiqué par des salutations dans la langue maternelle, ils devraient rappeler à l’ordre ceux qui s’aventureraient à s’exprimer en français ces jours-là.
27La spontanéité des interventions n’est pas acquise. Saambila se donne les prérogatives de rappeler à l’ordre ceux dont l’ardeur dans l’animation du groupe semble tiédir. « Je constate que les membres actifs au départ ont ralenti par la suite. De même X est sans nouvelles ; explications demandées ». Ici, comme le soulignent Cabin et Dortier, « les injonctions ne sont pas des principes arbitraires mais répondent à des besoins fondamentaux de sociabilité [38] ». C’est également à Saambila de rappeler à l’ordre ceux qui foulent aux pieds les règles de bienséance. À cette nièce qui répond avec désinvolture à une question qui lui est posée dans le groupe, il précise : « Nous sommes en famille et non en classe. Ça veut dire que la hiérarchie s’impose. Nous connaissons qui est le chef de famille et la place de chacun. Les YARCE se distinguent par le respect de la valeur humaine » (Saambila).
28Face à cette avalanche d’ordres et d’injonctions, les enfants, se doivent de faire profil bas, de s’exprimer avec courtoisie, déférence. « Je m’excuse la famille je suis heureuse de me retrouver parmi les yarsse je profite de l’occasion pour demander pardon et que dieu tout puissant nous unis d’avantage merci », répondra une nièce aux remontrances de Saambila.
I (instrumentalities) : complicité entre tradition et modernité
29Ce volet désigne les outils et supports de la communication. Grâce aux possibilités offertes par WhatsApp, les échanges se font sous forme écrite, mais aussi orale, ce qui permet d’intégrer les analphabètes. Les images (photo, diapositives, vidéo), participent de la dynamique du groupe.
30Les échanges concernent des informations mais aussi les instructions et les ordres. Ils peuvent aussi concerner des faits divers, des conseils et même des prêches (en général islamiques). Les différentes cérémonies qui ont lieu dans la famille sont filmées par les plus jeunes et partagées dans le groupe. Curieusement, cette prise des photos lors des cérémonies, qui devrait être un loisir, peut faire l’objet d’interpellation de la part de Saambila à l’endroit d’un jeune qu’il estime en devoir de filmer. Le partage est presque toujours suivi de commentaire faisant l’éloge de l’union et de la solidarité régnant dans la famille, de la part des aînés. Et de bénédictions pour que les choses restent en l’état. Quant aux cadets, leurs réactions se limitent à la reconnaissance. En Afrique en effet, il revient aux sages le privilège de faire des bénédictions.
N (norms) : l’arbre à palabre contextualisé
31Dans le modèle SPEAKING, le volet Norms, concerne les normes qui régissent l’interaction dans le groupe. Les échanges se faisant en différé, les conditions de la prise de parole à l’africaine, qui donne la primauté aux aînés, ne peuvent être de rigueur. En effet, dans la société traditionnelle, le savoir est fonction de l’âge. Les acteurs ont accès à l’information en fonction de l’âge. Les informations sont données aux aînés qui en débattent avant que la parole soit cédée aux cadets. Avec WhatsApp, des compétences techniques sont parfois requises et ne sont pas l’apanage des aînés. À cela, il faut ajouter la réactivité, les jeunes étant plus assidus en matière de connexion aux réseaux sociaux. Par conséquent, ils ont parfois accès à l’information avant les aînés. Si les règles de l’arbre à palabre, qui donnent la parole à tour de rôle, ne peuvent être convoquées ici, des normes régissent cependant l’interaction dans le groupe. Ainsi, l’introduction commence toujours par une demande d’autorisation aux aînés avant de prendre la parole, même si on n’attend pas de réponse avant de se prononcer. Et justement, le fait de ne pas attendre cette autorisation s’accompagne de l’obligation de présenter ses excuses à l’avance et de s’affirmer peu compétent – donc, en creux, de rappeler l’expertise des aînés. C’est dans cet esprit que la réponse à une question par rapport à nos origines de la part d’un neveu commence par ces circonvolutions : « D’après ce que nous avons appris… Mais je sais que les aînés en savent beaucoup plus. Je leur demande de m’excuser et surtout, de corriger les lacunes. » Pour ce qui concerne les totems de la famille, la réponse venant d’un jeune : « si je m’en tiens à ce que j’ai appris des aînés… ». Dans une situation de prise de position par rapport à une question donnée aussi, les cadets présentent des excuses anticipées non seulement aux aînés pour avoir pris la liberté de donner leur point de vue, mais aussi à ceux qui se sentiraient offensés. L’intervention est clôturée par d’autres excuses, que ce soit à l’oral ou à l’écrit.
32Quant aux aînés, étant les maîtres de la parole, ils sont dans leur élément quand ils rectifient et surtout quand ils donnent l’autorisation aux uns et aux autres de répondre à telle ou telle question, de donner une explication ou de prendre position par rapport à tel ou tel évènement. Par exemple, pour écrire cet article, il a fallu demander l’autorisation de Zaksooba, qui n’a donné son accord que quand Saambila l’a relancé trois jours après. Il ne saurait être question de notre part de nous impatienter, au risque d’être traitée d’irrévérencieuse.
33Donner son point de vue par rapport à un fait ou un évènement ne relève pas de l’indiscrétion. Les interpellations ne sont pas rares de la part des oncles : « Nous attendons le point de vue de X » ou « Y est chargé de nous donner de plus amples explications ». La gymnastique argumentaire propre à la palabre africaine s’est donc déportée dans le groupe, au bonheur de Saambila, plutôt à cheval sur les normes. Sa position de petit père, comme nous l’avons précisé plus haut, favorise (ou exacerbe) sa propension à l’autoritarisme.
34Si les photos sont partagées sur le groupe, elles font également l’objet de codification. De façon tacite, les selfies ne sont pas utilisés. On peut situer cette réserve dans un esprit de conformité avec la tradition, se prendre soi-même en photo pouvant être interprété comme une forme de narcissisme et donc un manque d’humilité. Les photos sont plutôt prises dans des cadres répondant à des critères de réserve. La tenue à tendance islamique est privilégiée par la majorité. Même si Zaksoba a tenté de tempérer les velléités de prêches dans le groupe, ceux qui sont d’obédience autre qu’islamique se retiennent d’afficher leur différence sur le plan vestimentaire. Pour les professionnels bénéficiant de tenue de service, celle-ci est mise en avant, peut-être pour échapper à l’orientation religieuse ? Dès lors, ceux parmi les jeunes qui s’écartent du rang sont vite rappelés à l’ordre. Ainsi en a-t-il été de ce frère cadet avec ses dreadlocks et son képi renversé, son V de la victoire. Ce genre d’accoutrement ne peut être toléré dans Famille SANNA, qui appelle au respect de normes strictes pour en être membre. Les aînés ne manquèrent pas de lui faire l’observation et de rappeler la droiture de son père.
35Un autre élément important à noter dans les normes, le rôle des femmes. Plutôt discrète et en arrière-plan, Kambpougdba, bien que faisant partie des sages, recadre très rarement les enfants. L’acquisition de libertés grâce à l’instruction et à l’application WhatsApp reste mitigée.
G (genre) : quel langage pour une famille intègre ?
36Dans le modèle SPEAKING, Genre désigne le type de discours. Cette catégorie fait référence au type d’activité dans lequel s’inscrit le message. Nous sommes sous un arbre à palabre virtuel. Les échanges sont donc ritualisés en ce sens que les normes définissent sensiblement la communication dans le groupe. Régulièrement, les intervenants se sentent dans l’obligation de préciser le lien de parenté, non parce que les autres ne le savent pas, mais plutôt pour réaffirmer l’unicité de la famille et sa volonté de promouvoir cette unité. On a donc au début de toutes les interactions les termes récurrents tels que « mon fils untel », « ma fille unetelle », « mon petit-fils X », « mamie », « papy », « ma grande-sœur » « mon petit-frère », quand il ne s’agit ni plus ni moins que d’un oncle, d’une tante, d’un cousin ou d’une cousine, dont le nom est enregistré et bien visible dans le groupe. Pour les liens directs, on parlera plutôt de « notre frère » ou « notre sœur », pour ne pas mettre en avant le lien direct, ce qui serait une velléité d’individuation, susceptible de conduire à une volée de bois vert sur le fautif.
37À l’oral, les règles de la tradition font l’objet de plus de suivi de la part de Saambila. Le rituel inclut les salutations introductives qui prennent une dimension religieuse, malgré le cadrage de départ du patriarche. Les communications orales sont empreintes de foi islamique : assalamou aleïkoum introduit toutes les interventions. Si bien que même ceux qui ne professent pas cette religion se soumettent à ces formes de politesse. Pour les plus réservés, l’une des stratégies consiste tout simplement à éviter l’expression orale. Il en ressort que différents types de stratégies donnant les types de participants évoqués dans le « P » du modèle.
Conclusion
38Le modèle SPEAKING est un cadre intéressant pour une analyse approfondie de la communication dans un contexte socio-culturel donné, en particulier lorsqu’il est médiatisé comme c’est le cas dans notre enquête sur WhatsApp. Il permet de prendre en compte la pluralité des paramètres d’un processus de communication complexe. Cependant la définition de certaines composantes reste floue. Ainsi, quelle délimitation entre contenu et forme qui composent le volet Acts ? Quelle différence entre ce volet et la tonalité du message matérialisant la composante Key ? De même, la distinction entre P et G (participants et type de discours) n’est pas évidente. De ce fait, il reste une grille d’analyse à solliciter de manière souple.
39Il nous a permis de montrer que la communication dans le groupe Famille SANNA reste essentiellement régie par les spécificités locales, même s’il est animé en grande partie par des acteurs influencés par les valeurs exogènes. Malgré la virtualité, nous restons dans un espace communicationnel faisant recours aux règles de l’arbre à palabre africain. Globalement, les normes et valeurs pré-numériques restent prégnantes et influencent la communication. Cela tient notamment au fait que l’usage de l’application est très orienté par l’objectif que fixe l’initiateur du groupe, qui utilise un outil moderne pour défendre des valeurs ancestrales. Les particularités culturelles de l’usage des réseaux socio numériques se matérialisent par le rappel incessant des valeurs propres à la famille SANNA, à savoir l’unité, la générosité et la soumission aux aînés – des valeurs qui, en définitive, sont loin d’être universelles : le recours globalisé à un même outillage numérique n’est certainement pas synonyme d’homogénéisation des usages en matière de communication.
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Mots-clés éditeurs : autorité, groupe, WhatsApp, virtuel, sémio-contextuel, SPEAKING, communication
Mise en ligne 01/12/2020
https://doi.org/10.3917/comla1.205.0113Notes
-
[1]
Paulme Dominique, « Structures sociales traditionnelles en Afrique Noire », Cahiers d’études africaines, vol. 1, no 1, 1960, p. 16.
-
[2]
Wolton Dominique, Penser la communication, Paris, Flammarion, « Champs », 1998.
-
[3]
« WhatsApp is a mobile application which allows exchange of messages, videos, audio’s and images via Smartphone », Sahu Shubham, « An Analysis of WhatsApp Forensics in Android Smartphones », International Journal of Engineering Research, vol. 3, no 5, 2014, p. 349.
-
[4]
Kane Cheikh Hamidou, L’Aventure ambiguë, Paris, Julliard, 1961.
-
[5]
Mucchielli Alex, Études des communications, Nouvelles approches, Paris, A. Colin, coll. « U », 2006.
-
[6]
Jouët Josiane, « Pratiques de communication et figures de la médiation », Réseaux, vol. 11, no 60, 1993, p. 99-120.
-
[7]
Bateson Gregory, Goffman Erving, Hall T. Edward et Watzlawick Paul, La nouvelle communication, textes recueillis et présentés par Yves Winkin, Paris, Seuil, 1981.
-
[8]
Mucchielli Alex, Les sciences de l’information et de la communication, Paris, Hachette Education, 2006.
-
[9]
Idem.
-
[10]
Bateson Gregory et al., op. cit.
-
[11]
Hymes Dell, Vers la compétence de communication, Paris, Hatier, 1984.
-
[12]
Ollivier Bruno, Les sciences de la communication, Théories et acquis, Paris, Armand Colin, 2007, p. 75.
-
[13]
Meunier Jean-Pierre et Peraya Daniel, Introduction aux théories de la communication, Bruxelles, De Boeck, 2010.
-
[14]
Winkin Yves, Anthropologie de la communication, De la théorie au terrain, Paris, Seuil, 2001.
-
[15]
Paulme Dominique, op. cit., p. 1.
-
[16]
Winkin Yves, Anthropologie de la communication, De la théorie au terrain, Paris, Seuil, 2001, p. 14.
-
[17]
Nous transcrivons les textes tels quels, par souci de fidélité à l’esprit du SPEAKING.
-
[18]
Nom scientifique du neem : Azaradichta indica.
-
[19]
Olivier de Sardan Jean-Pierre, « Séniorité et citoyenneté en Afrique pré-coloniale », Communications no 59, 1994, p. 123.
-
[20]
Idem, p. 124.
-
[21]
Nous n’allons pas développer la place de la tante dans la famille, pour ne pas nous éloigner de notre sujet.
-
[22]
Bateson Gregory et al., op. cit., p. 225.
-
[23]
Sahu Shubham, op. cit., p. 349.
-
[24]
Quivy Raymond et Van Campenhoudt Luc, Manuel de recherche en sciences sociales, Paris, Dunod, 2006, p. 120.
-
[25]
Boisson locale à base de millet, souvent accompagnée de lait ou de jus de tamarin.
-
[26]
Selon Cabin et Dortier, « tromperie, mensonge à l’égard de soi-même ».
-
[27]
Bateson Gregory, Goffman Erving, Hall T. Edward et Watzlawick Paul, La nouvelle communication, textes recueillis et présentés par Yves Winkin, Paris, Seuil, 1981, p. 226.
-
[28]
Ces appellations sont en langue locale moore, l’une des trois langues nationales du Burkina Faso.
-
[29]
Mucchielli Alex, Études des communications : nouvelles approches, Paris, A. Colin, coll. « U », 2006.
-
[30]
Pratique qui consiste à ce qu’un frère cadet du défunt prenne la veuve. Dans ces conditions, il est propriétaire des enfants du défunt.
-
[31]
Mucchielli Alex, Études des communications, op. cit., p. 174.
-
[32]
Mucchielli Alex, La nouvelle communication, op. cit.
-
[33]
Mucchielli Alex, Études des communications, op. cit., p. 180.
-
[34]
La parenté à plaisanterie est utilisée dans la majorité des pays de l’Afrique de l’Ouest pour désamorcer les conflits entre ethnies. Elle est souvent convoquée dans les familles entre beaux-frères et belles-sœurs.
-
[35]
Ce participant a un devoir de réserve du fait de sa profession.
-
[36]
Chef, responsable des jeunes.
-
[37]
Olivier de Sardan Jean-Pierre, op. cit., p 127.
-
[38]
Cabin Phillipe et Dortier Jean François (dir.), La communication, état des savoirs, Éditions Sciences Humaines, 2008, p. 128.