Couverture de COMLA1_201

Article de revue

L’Apothéose de Satan (ou le vampire pantocrator)

Pages 3 à 30

Notes

  • [1]
    La lecture de certaines images (notamment dans le domaine de l’humour graphique des dessins de presse) relève de ce que Michel Tardy nomme la « sémiogenèse », à savoir des glissements de significations obtenus grâce à des « bricolages » opérés dans la structure interne des dites images. Sur ce point voir sa thèse de doctorat-ès-lettres : Iconologie et Sémiogenèse (essai sur les fondements de l’iconographie discursive), université de Strasbourg, 1976.
  • [2]
    Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » (première version de 1935), in Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 75.
  • [3]
    L’expression « L’Infâme », dans la bouche de Voltaire, désignait l’esprit d’intolérance tel qu’il se manifestait, à ses yeux, dans le pouvoir religieux en général.
  • [4]
    On se reporte ici au catalogue Grandville du Musée des Beaux-Arts de Nancy, 1975.
  • [5]
    Ce chapeau fut porté par les prêtres aux xviiie et xixe. On le retrouve dans nombre de documents d’avant la Première Guerre mondiale. Cf. la revue anticléricale Le Grelot du 5/10/1879. Nous n’avons pu trouver de documentation précise concernant ce couvre-chef prisé, semble-t-il, par les congrégations dédiées à l’enseignement.
  • [6]
    La Méthode de Bernadette est un livre de propagande religieuse dont la pédagogie table essentiellement sur l’image. Éditions Matière, 2008.
  • [7]
    Voir Anne-Claude Lelieur et Raymond Bachollet, Eugène Ogé affichiste, mairie de Paris et bibliothèque Forney, 1998.
  • [8]
    Les colporteurs jusqu’à la seconde partie du xixe étaient souvent d’origine savoyarde.
  • [9]
    La notion de série culturelle est due au chercheur québécois André Gaudreault.
  • [10]
    Les contre-plongées qu’accentuent des sources lumineuses situées au bas de la scène deviennent un tic de composition chez l’affichiste Chéret, grand amateur de visages expressionnistes bleu-vert.
  • [11]
    Sur les genres, où interfèrent les séries culturelles, évidemment dépendantes de la technologie des médias utilisés, voir Machines à voir, anthologie établie par Delphine Gleizes et Denis Renaud, Presses universitaires de Lyon, 2017. On consultera aussi avec profit Impressionnisme et histoire du cinéma, sous la direction de Sylvie Raymond, Fages Éditions, Musée des Beaux-Arts de Lyon, 2005.
  • [12]
    Méliès, magie et cinéma, Sous la direction de Jacques Malthête et Laurent Mannoni, Espace EDF Electra, Paris, 2002.
  • [13]
    Anne-Claude Lelieur, Eugène Ogé affichiste, op. cit.
  • [14]
    Anne-Claude Lelieur, ibid.
  • [15]
    Le théâtre du Grand Guignol fut spécialisé dans les pièces mettant en scène des histoires particulièrement macabres et sanglantes.
  • [16]
    Annie Lebrun, Les Châteaux de la subversion, Gallimard, coll. « Tel », 2010, p. 55.
  • [17]
    Sur les fantasmagories, on lira, entre autres, Machines à voir, op. cit.
  • [18]
    Ceci étant couplé à cela, on pense qu’Ogé ne put dessiner son abominable prêtre sans quelque secret amusement. Aussi, veut-on voir dans le portrait charge de La lanterne, les prodromes de toute une littérature graphique populaire qui, notamment aux USA, va trouver dans les Horror Comics (!) un terrain depuis longtemps préparé. L’allant sarcastique des auteurs de cette veine culminera avec Bernie Wrightson vers le milieu du xxe siècle avec des titres comme Weird Mystery Tales, Creepy, Eerie, etc. En Europe, le français Jacques Tardi, héritier du Grand Guignol, exploitera de façon sporadique (mais bien plus troublante) cette esthétique « noire » dans Ici-même, Polonius ou Bascule à Charlot, La Véritable Histoire du Soldat inconnu, etc. où l’onirique, érotique et/ou mortifère, le dispute à l’atroce.
  • [19]
    Chansons de Béranger, 1864, Perrotin et Le Chevalier, libraires, p. 373-74.
  • [20]
    On se reportera avec profit au texte de Tom Gunning « Fantasmagorie et fabrique de l’illusion », Cinémas (revue en ligne), 2003. Voir également : Jean-Pierre Sirois-Trahan, « Le cinéma et les automates. Inquiétante étrangeté, distraction et arts machiniques », Cinémas (revue en ligne), 2008.
  • [21]
    S’il avait pu exister, on gage que Charlie Hebdo n’aurait pas renié l’esprit du dessin d’Ogé (l’anticléricalisme, comme on sait, y est toujours bien vivant).
  • [22]
    Apotropaïque : se dit d’un objet ou d’une formule servant à détourner vers quelqu’un d’autre les influences maléfiques qui menacent le sujet en mal de protection. « Apotropaïque » peut se dire aussi de quelque chose dont la « charge » est retournée magiquement vers la puissance « émettrice ».
  • [23]
    Autres ouvrages consultés pour la rédaction de cet article : Daniel Arasse, Le Portrait du Diable, Paris, Les Éditions Arkhê, 2009 ; Dominique Païni et Guy Cogeval (dir.) Hitchcock et l’Art, coïncidences fatales, Centre Pompidou, Mazotta, Éd. 2000 ; Hypnos, catalogue d’exposition, Lille, 2009.

Lire une image

1Qu’est-ce que lire une image ? C’est convoquer, autant que faire se peut, ses avatars et ses préfigurations. Puis, dans l’ensemble paradigmatique ainsi constitué, c’est, alors, de dégager les invariants qui, comme symboles, peuvent dépasser les significations déterminées par les contextes d’émission et de réception. Lire une image revient donc à l’approcher dans le va-et-vient incessant des reprises iconographiques, là où, par appréciation des différences, de nouvelles « sémiogenèses [1] » peuvent être identifiées. Lire une image, c’est, en somme, tenter d’ordonner ce qui entre en connexion avec ce qu’elle montre ou suggère, sans perdre de vue la sphère des connotations secondes qui en constitue le halo sémantique.

2Les images réunies pour cette étude nous ont permis, de fait, d’approcher le dessin d’Eugène Ogé – VOILÀ l’ENNEMI ! –, dont, par jeu, nous avons mis au jour certaines des couches intertextuelles qui en constituent la profondeur autant que l’aura.

Image 1. Eugène Ogé, « Voilà l’ennemi », La Lanterne, 1902.

Image 1. Eugène Ogé, « Voilà l’ennemi », La Lanterne, 1902.

Image 1. Eugène Ogé, « Voilà l’ennemi », La Lanterne, 1902.

3Dans une formule, aussi célèbre que déconcertante, Walter Benjamin dit de l’aura qu’elle est « l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il [2] ». En l’occurrence, l’« ennemi » en question, comme s’il avait été trop longtemps tenu forclos, semble surgir, tout à trac, pour déflagrer au premier plan. En bref, VOILÀ l’ENNEMI ! d’Eugène Ogé fonctionne comme une représentation secrètement familière qu’aujourd’hui encore, malgré ses ridicules, nous regardons avec une pointe d’appréhension.

La hideur et la malfaisance

4Afficher sa détestation d’X ou d’Y, tout en cherchant à inquiéter son prochain en regard d’une situation dramatique créée par cet X ou cet Y, est l’un des plus puissants ressorts que la propagande ait jamais inventés. Ce qui – faut-il le rappeler ? – est un « tour » rhétorique classique puisqu’il s’agit d’avancer une idée en l’associant à une autre qui lui serait complémentaire. Par exemple (et selon le stéréotype), la hideur peut qualifier la malfaisance. C’est à partir de ce constat sémiologique que, naviguant de « pré-visions » en réminiscences et de métaphores en métamorphoses, l’on voudrait analyser le dessin de la « une » du journal anticlérical, La Lanterne, qu’Eugène Ogé dessina en 1902 (image 1).

5Particulièrement sinistre, le personnage qu’a dessiné l’artiste, et qui signifie, au premier chef, le retour de « l’Infâme [3] », est resté dans les mémoires. Partout citée dès lors qu’on évoque le combat contre l’Église (avant que la loi de 1905 ne soit promulguée), VOILÀ L’ENNEMI ! est, si l’on ose dire, un sommet en la matière. Le slogan réfère au mot, célèbre, de Léon Gambetta qui, à la Chambre des députés, le 4 mai 1877, a cette formule expéditive : « Le cléricalisme, voilà l’ennemi ! ». Or, c’est en réparation des « crimes de la Commune de Paris » que, quelques années plus tard (1891), est inaugurée la basilique du Sacré-Cœur, sise au plus haut de la butte Montmartre (plantée, à l’époque, de moulins à vent). Les Libres Penseurs, de leur côté, ne désarment pas, qui produisent force pamphlets, libelles, caricatures (voyez Jossot, Roubille, Alfred Le Petit, etc.). Ainsi, l’image du prêtre horrifique, hors de proportion, d’une part, et la silhouette du Sacré-Cœur, ravalée au rang de perchoir pour le « ratichon » ailé venu s’y poser, d’autre part, furent-ils associés par le polémiste pour être opposés à la Droite, rangée, à l’époque, sous la houlette du cardinal Richard, archevêque de Paris.

Du versus comme instance d’appréciation

6Le processus d’analyse qui va suivre tiendra compte du fait que le rapprochement de certains contraires peut aider – paradoxalement – à saisir l’économie de messages que tout oppose. Aussi, avant d’aborder notre couverture dont la composition, décidément, mérite qu’on aille y voir de près, se propose-t-on de nous arrêter sur deux figures fonctionnant en opposition avec le dessin d’Ogé, figures dues respectivement à Grandville (1834, nous sommes sous Louis-Philippe ; image 2) et à Daumier (1869, un an avant la chute du Second Empire ; image 3).

Image 2. Dessin de Grandville La Caricature, 1834.

Image 2. Dessin de Grandville La Caricature, 1834.

Image 2. Dessin de Grandville La Caricature, 1834.

Image 3. Dessin de Daumier, Le Charivari, 1869.

Image 3. Dessin de Daumier, Le Charivari, 1869.

Image 3. Dessin de Daumier, Le Charivari, 1869.

7Si ces deux images traitent, d’un côté, du difficile combat des Lumières ; la scène d’Ogé, d’un autre côté, dramatise à outrance la défaite de ces dernières (ou plutôt la conséquence hallucinante de leur possible extinction), le dessin anticlérical, VOILÀ L’ENNEMI, pour être pleinement compris, sera donc rapproché du scénario catastrophe que Grandville et Daumier ont tenté d’exorciser.

8Reprenons ces images. Grandville. La République, une lampe à la main, tient tête à un groupe d’hommes aussi laids que mal intentionnés (celui du haut est même doté d’ailes de chauve-souris). Ces personnages, qui soufflent, tentent d’éteindre le fanal. La légende de la lithographie est la suivante : « Soufflez, soufflez, vous ne l’éteindrez jamais [4]. »

9Daumier. À la veille de la guerre de 1870, la situation est telle qu’il convient de « reprendre le flambeau ». Deux personnages aux impayables trognes (dont un prêtre coiffé de son chapeau si caractéristique) [5] sont décontenancés par la présence d’une torche dans la clarté de laquelle se détache l’expression « libre-pensée ». Découvrant, certes, les maîtres mots salvateurs que l’esprit laïc (quelque Marianne, hors champ) leur envoie, les deux hommes n’ont pas encore perdu les symptômes de l’abrutissement qui les affecte. Et Daumier d’insister sur le fait que, depuis la Restauration jusqu’au Second Empire, la situation des Lumières s’est beaucoup dégradée : le « sommeil de la raison » continue largement d’engourdir les âmes.

10Partant, l’on gage que le manifeste drolatique de Daumier dut prédisposer Ogé à y aller de toute sa hargne ; le combat anticlérical exigeant, à ses yeux, d’être hissé au rang de cause nationale ! D’où il semble que l’éclairement du « ratichon » de La Lanterne ait viré à l’éclairage le plus sinistre, autrement dit la gloire des théophanies classiques au plus sombre des triomphes.

11Cette subversion sémiotique, proprement luciférienne, procède, en la contrant, de l’architecture religieuse et de l’iconographie dévote. Longtemps, ces dernières voudront que les sanctuaires soient considérés comme autant de « socles de transcendance » à partir desquels l’être divin se voyait exhaussé. Le ciel environnant prenait, alors, valeur de cieux. De Saint Martin de Tours à la Vierge du Puy en Velay, on ne compte plus les figures de l’Église (image 4) [6] dominant les temples consacrés à leur « grandissement ».

Image 4. Extrait d’une image de La Méthode Bernadette.

Image 4. Extrait d’une image de La Méthode Bernadette.

Image 4. Extrait d’une image de La Méthode Bernadette.

12Ainsi, faut-il voir, bien évidemment, dans le perchement du prêtre d’Eugène Ogé une icône blasphématoire. Tout en participant du processus de la magnification (magnus = grand), l’atroce curé du dessinateur n’atteint-il pas au degré extrême de l’enlaidissement ? Exhaussement d’autant plus contre-productif que le Sacré-Cœur de Montmartre ne constitue pas, esthétiquement, le plus flatteur des exerga.

Allégories

13Dans son désir de produire une image haute en couleurs, Ogé s’est fait le tributaire d’une foule d’humoristes, lus et fréquentés lorsqu’il était en apprentissage chez le lithographe Charles Veneau [7]. On songe aux « railleries graphiques » héritières de la physiognomonie qui, longtemps, voulut voir chez certains hommes les animaux avec lesquels ils semblaient partager tel ou tel trait de caractère. Dans sa Ménagerie impériale (1870), Paul Hadol (image 5) dessine-t-il ainsi un Napoléon III rapace qui, posé sur sa branche, n’est pas sans annoncer l’abominable créature du caricaturiste.

Image 5. Paul Hadol, « Le Vautour », La Ménagerie impériale, 1870.

Image 5. Paul Hadol, « Le Vautour », La Ménagerie impériale, 1870.

Image 5. Paul Hadol, « Le Vautour », La Ménagerie impériale, 1870.

14D’une manière générale, les représentations « gigantiformes » ne constituent-elles pas, précisément, une autre façon de moquer les « grands » ! De fait, monarques, militaires, penseurs, artistes, etc., sont souvent « croqués » qui laissent voir leurs portraits défigurés sur le mode hyperbolique de l’« enflure ».

Image 6. Félicien Rops, Satan semant l’ivraie, 1882.

Image 6. Félicien Rops, Satan semant l’ivraie, 1882. Image 7, frontispice de Grandville pour Le Diable à Paris, 1845.

Image 6. Félicien Rops, Satan semant l’ivraie, 1882.

Image 7, frontispice de Grandville pour Le Diable à Paris, 1845.

Image 6. Félicien Rops, Satan semant l’ivraie, 1882. Image 7, frontispice de Grandville pour Le Diable à Paris, 1845.

Image 7, frontispice de Grandville pour Le Diable à Paris, 1845.

15L’histoire littéraire et celle des arts nous montrent, par ailleurs, que la « magnification » du Mal (comment la dire hors l’oxymore ?), fut souventes fois donnée sous les traits d’un Satan romantique ou symboliste hors de proportion. Exemple : parcourant la terre des hommes, « gullivérisés » pour les besoins de la cause, le Démon d’Ogé est venu apporter – qui en douterait ? – la désolation. Le Satan semant l’ivraie de Félicien Rops (image 6, 1882), tout comme le frontispice du Diable à Paris de Grandville (image 7, 1845) sont également de frappantes versions de ce topos allégorique.

16Un mot sur ce frontispice. Grandville nous montre un chiffonnier colossal « faisant son marché » sur une carte géographique de la Seine, confondue, ici, avec le territoire. D’évidence, le suppôt de Satan s’est donné les moyens de suivre scrupuleusement le programme établi de ses ravages. À l’instar des « Savoyards [8] » d’antan qui parcouraient les provinces, le sinistre bonhomme porte à la main la lanterne dont il escompte tirer quelques effets rémunérateurs. Le projecteur, qui sert évidemment d’emblème au journal anticlérical est celui grâce auquel le bonimenteur apporte nouvelles et révélations jusque dans les campagnes les plus reculées. Lorsque paraît ladite Lanterne, la lampe (qui en accompagne le titre) renvoie à plus d’un siècle de monstrations spectaculaires liées à la diffusion d’images projetées, toujours impressionnantes, parfois amusantes (érotiques pour certains petits comités). Or, tout change ici : l’appareil optique qui figure sous le titre (à gauche) de l’organe de presse signifie désormais l’idée qu’il s’agit d’« éclairer la lanterne » des lecteurs, à savoir de leur faciliter la compréhension des choses, devrait-on passer par la fiction d’une allégorie !

Image 8. Honoré Daumier, « Lanterne magique », Le Charivari, 1869.

Image 8. Honoré Daumier, « Lanterne magique », Le Charivari, 1869.

Image 8. Honoré Daumier, « Lanterne magique », Le Charivari, 1869.

17C’est ce que, trente ans auparavant (et sur un mode positif), Daumier fait déjà dans le Charivari (image 8). L’illustrateur, que sa foi en les Lumières continuait de motiver, publie, en effet, une gravure où Marianne, réduite à la clandestinité, s’est faite maîtresse d’éducation populaire. À l’aide de sa lanterne, elle envoie sur quelque écran de fortune le mot « liberté » dont l’image ne peut qu’aimanter les regards. Dramatisée de la sorte, l’instruction civique et républicaine, confondue ici avec l’idée d’émancipation arrachée à la nuit, se voit joliment exaltée.

Séries culturelles [9]

18Pour abonder dans le spectaculaire, l’artiste a su tirer parti des effets visuels utilisés, au tournant du siècle, par les « attractions » à la mode : éclairages en contre-plongée [10] des affiches de cabaret ou de café-concert (repérables chez un Manet, un Lautrec, un Mucha, etc.), gestuelle « liturgique » des séances de prestidigitation (théâtre Robert-Houdin), visions d’effroi des mélodrames, dioramas historicisants [11], sans parler des fééries dramatiques, bientôt prolongées par les premiers bricolages filmés de Méliès [12]. Toutes « séries culturelles » auxquelles peuvent être pareillement rattachées les réclames de cirque, voire certains placards publicitaires où, comme on sait, la vie se voyait transposée dans un tout autre monde que le nôtre.

19Mais, revenons à l’artiste. L’étude de la production lithographique d’Eugène Ogé nous apprend qu’en 1894, pour répondre à une commande de son imprimeur, l’artiste élabore une estampe murale intitulée La Chauve-souris du Moulin Rouge (image 9) [13].

Image 9. Eugène Ogé, La Chauve-souris du Moulin rouge, 1894.

Image 9. Eugène Ogé, La Chauve-souris du Moulin rouge, 1894.

Image 9. Eugène Ogé, La Chauve-souris du Moulin rouge, 1894.

20Il est aisé de voir qu’Ogé n’a pas craint de sacrifier à la fascination de l’époque pour laquelle l’alliance d’Eros et Thanatos avait décidément le parfum capiteux des « fleurs du mal ». L’hétaïre est souriante, entièrement nue, mais ses ongles crochus sont des plus inquiétants. Bien qu’assise les genoux serrés, la fille se présente à nous telle que « crucifiée » sur le mur des plaisirs parisiens (on peut déchiffrer les noms de Folies Bergère, Casino, Olympia, Bal Bullier, etc.). Enfin et surtout, la disposition de l’opulente chevelure brune de ce christ femelle évoque les ailes d’une noctule géante. À preuve, vers 1900, reproduite dans la revue allemande Das Album, La Chauve-souris du Moulin Rouge se voit nommée Ein Vampyr ! [14]. En dessinant, en 1902, VOILÀ l’ENNEMI, le graveur se sera-t-il souvenu de la femme fatale de 1894 disposée à attirer les hommes dans ses rets, le plus « religieusement » du monde ? Il n’est pas interdit de le penser.

L’étendue du désastre

21La Lanterne, derechef. L’homme d’église, qui est parvenu à éclipser le soleil en se juchant sur la basilique, éclate, par contraste, de toute sa noirceur. Cet avatar de Lucifer, qui tire profit de ce que l’astre du jour circonscrit sa tête d’un nimbe, resplendit de la plus étrange des manières. Redisons-le autrement : capable de détraquer l’ordre du monde, ce prince des ténèbres a converti l’aurore en crépuscule. Iconographiquement, le personnage emprunte aux cauchemars gravés d’un Odilon Redon ou annonce ceux, déjà en formation, d’un Alfred Kubin.

22Avec le vampire d’Eugène Ogé, il s’est donc agi de simuler – en l’allégorisant – la restauration, jugée fatale, de « l’Infâme ». Le message est clair : il faut, toutes affaires cessantes en appeler aux « troupes républicaines », battre tambour comme en 1792 quand la Patrie fut déclarée en danger ! Pour dramatiser au maximum le message en question, le polémiste a voulu que la scène brossée simulât en quelque sorte le moment ultime de la catastrophe, à savoir la tombée de la chape de ténèbres sur Paris, symbolisées ici par l’étendue du manteau noir de l’Antéchrist.

23Fort de sa puissance accumulée – voyez le long sillage (quasi reptilien) laissé par l’effroyable curé – le fléau clérical semble imparable. À l’appui de cet effet, Ogé a voulu insister sur l’irrésistible montée de son affreuse créature dont on comprend qu’elle a tournoyé autour de la colline. Autrement dit, pour bien représenter la trajectoire du Mal – l’étendue de la catastrophe –, le caricaturiste a repris l’idée (tout en la condensant) de ce que l’on a pu appeler la « succession simultanée », à savoir ce dispositif qui, dans la peinture médiévale tardive, consistait à représenter plusieurs fois (à divers temps T) un même personnage donné au sein d’un paysage unitaire. Ce qu’exprime, tout bien considéré, la monstration du curé associé au sillage de sa progression (à l’arrière-plan) qui s’accélère – on l’a dit – en un vif tournoiement au pied de la colline. Mais, ne convient-il pas, plutôt, de voir dans notre image, une première manifestation de ces emanata qui, à partir des bandes dessinées de Wilhelm Busch (Max und Moritz, Allemagne, 1865), vont animer l’imagerie fixe des comics ? On sait que, ceux-ci mettront vite au point ce code de suppléance (sillages, traits dynamisants, petits nuages, etc.) qui, associé à la mise au point d’une gestuelle spécifique, fera des personnages de bandes dessinées de véloces, quoiqu’immobiles, agités. Super démon avant la lettre, le curé, qui vient de se poser, maintenant s’ébroue. La couverture de La Lanterne a tout de l’écran du fantasme.

Inquiéter pour plaire (autre référence au goût du temps)

24Sans atteindre vraiment au fantastique (son personnage est trop expressément démonstratif), le caricaturiste s’est-il inspiré de la toile d’Horace Vernet, La Ballade de Léonore ou Les Morts vont vite (image 10, détail) dont il aura voulu retrouver l’atmosphère d’effroi ?

Image 10, Horace Vernet, La Ballade de Léonore ou Les morts vont vite, 1839 (détail).

Image 10, Horace Vernet, La Ballade de Léonore ou Les morts vont vite, 1839 (détail).

Image 10, Horace Vernet, La Ballade de Léonore ou Les morts vont vite, 1839 (détail).

Image 11. Honoré Daumier, Mélodrame, 1857.

Image 11. Honoré Daumier, Mélodrame, 1857.

Image 11. Honoré Daumier, Mélodrame, 1857.

25Ogé se réfère-t-il, encore, au climat ultra-dramatique de ces pièces de théâtre qui faisaient trembler l’assemblée et qu’Honoré Daumier, fût-il ironique, évoque si bien en brossant Mélodrame (image 11) ? Impossible de se prononcer avec certitude. Il apparaît, en revanche, que Le Grand Guignol [15] héritier de la tradition du « Boulevard du crime » a toute sa place parmi les spectacles qui constituèrent l’environnement culturel de notre artiste.

Image 12. Adrien Barrère, affiche du Grand Guignol, Le Sorcier, vers 1900.

Image 12. Adrien Barrère, affiche du Grand Guignol, Le Sorcier, vers 1900.
Image 12. Adrien Barrère, affiche du Grand Guignol, Le Sorcier, vers 1900.

Image 12. Adrien Barrère, affiche du Grand Guignol, Le Sorcier, vers 1900.

26L’affiche d’Adrien Barrère (image 12), Le Sorcier, étrangement similaire au placard d’Ogé en fait foi, qui se montre, par ailleurs, comme un avatar de la couverture de Paul Hadol (image 5) représentant en rapace Napoléon III, perché, lui aussi.

27Ajoutons que si le tout jeune cinématographe n’en est pas encore aux films d’épouvante en tant que genre constitué, il saute aux yeux que la thématique exploitée par La Lanterne et le Grand Guignol trouve avec le Faust de Murnau (image 13, 1926) un prolongement rétrospectivement révélateur. Méphistophélès, hors de proportion et en position hyperdominatrice, couvre de ses ailes le village du héros.

Image 13. Photogramme extrait du Faust de Murnau, 1925.

Image 13. Photogramme extrait du Faust de Murnau, 1925.

Image 13. Photogramme extrait du Faust de Murnau, 1925.

28Enfin, au plan de Murnau et à l’affiche d’Ogé, comment ne pas adjoindre l’étonnante couverture du roman de Souvestre et Allain, Fantômas, (image 14, 1911), sur laquelle le graphiste, sans nul doute obsédé par la « montée des périls », augure, sans le savoir, du « long destin de sang » de la Grande Guerre.

Image 14. Affiche du roman Fantômas, 1911.

Image 14. Affiche du roman Fantômas, 1911. Image 15. Frontispice de La Marque jaune d’Edgar Pierre Jacobs (dessin publié à la fin du xxe siècle).

Image 14. Affiche du roman Fantômas, 1911.

Image 15. Frontispice de La Marque jaune d’Edgar Pierre Jacobs (dessin publié à la fin du xxe siècle).

Image 14. Affiche du roman Fantômas, 1911. Image 15. Frontispice de La Marque jaune d’Edgar Pierre Jacobs (dessin publié à la fin du xxe siècle).

Image 15. Frontispice de La Marque jaune d’Edgar Pierre Jacobs (dessin publié à la fin du xxe siècle).

29Remarquons, par parenthèse, que le stéréotype s’étant consolidé, Edgar Pierre Jacobs concevra, dans les années cinquante (c’est la Guerre froide), le formidable frontispice de la désormais mythique Marque jaune (image 15).

30Point commun à toutes ces images : personnages et paysages cessent d’être donnés comme des entités autonomes, mais se signifient, au contraire, comme les formes d’un même substrat aux déconcertantes métamorphoses. Par « substrat », on entend – en l’occurrence – une surface donnée, capable de se densifier, ici ou là, sous les espèces d’entités sui generis (un truc dont usèrent longtemps les théâtres d’ombres). Qu’on veuille bien comparer, à ce sujet, la manière dont l’enseigne du Chat noir (vers 1900, image 16), la couverture du roman Fantômas (1911) et la « une » de La Lanterne (1902) traitent les silhouettes amplifiées du matou, du prêtre et de l’assassin sur le ciel « informé » des visions.

Image 16. Enseigne du Chat noir.

Image 16. Enseigne du Chat noir.
Image 16. Enseigne du Chat noir.

Image 16. Enseigne du Chat noir.

31Le félin, le tueur Fantômas ainsi que l’homme noir d’Ogé ne sont-ils pas, chacun, l’excroissance d’un environnement « mythographiquement » propitiatoire ? Nous avons évoqué, plus haut, le topos iconographique pouvant conduire le lecteur/spectateur à glisser de la notion, cosmographique, de « ciel » à celle, cosmologique, de « cieux ». Ce topos permet, à notre sens, qu’avec VOILÀ l’ENNEMI, nous ne soyons pas tant dans le registre de l’Arrivée dramatique que dans celui, plus troublant, de la Survenue.

Objection

32Une objection pointe : ne risque-t-on pas, ici, de s’égarer dans un discours téléologique, autrement dit d’établir un lien forcé d’effet à cause, en « remontant » des « aboutissants » (les scènes d’épouvante de certains films muets, les ombromanies, certaines couvertures de bandes dessinées, etc.) pour arriver, comme nécessairement, aux « tenants », à savoir notre document de référence, qualifiable dès lors d’élément matriciel ? Il est aisé de contrer cette objection en faisant valoir que l’effroyable curé d’Eugène Ogé (qui participe aussi de la pieuvre) coïncide avec le thème de la qualification tératologique, gouverné de tout temps par les pré-requis sémiologiques de l’allégorie, de l’exagération et de ce que l’on pourrait nommer « la poétique de l’apparition ». La Statue du Commandeur (image 17) de Jean‑Évariste Fragonard, Le Colosse de Goya ou – déjà cité – la Marque jaune de Jacobs n’en sont pas les figures les moins frappantes.

Image 17. Jean‑Évariste Fragonard, La Statue du Commandeur, 1830.

Image 17. Jean‑Évariste Fragonard, La Statue du Commandeur, 1830.

Image 17. Jean‑Évariste Fragonard, La Statue du Commandeur, 1830.

Surréalisme

33Reprenons les choses dans une optique psycho-esthétique. Faisant suite au courant gothique, cette image de la démesure qu’est Voilà l’Ennemi participerait-elle de l’esprit radical de « démoralisation » tel qu’il se dégagera pleinement dans la première moitié du XXe s., chez Tristan Tzara, Toyen ou Max Ernst ? D’évidence, non : Ogé n’est, ni moralement ni conceptuellement en capacité d’atteindre à la formidable entreprise de sabotage des repères axiologiques ainsi que cela se manifeste chez l’auteur d’Une semaine de Bonté. Si VOILÀ l’ENNEMI annonce, en outre, les inapaisables sarcasmes du groupe Panique (dont Topor et Arrabal), il reste que la vengeresse alacrité du dessinateur ne se situe pas au même rang que ceux qui, comme le dessinateur Gourmelin, par exemple, ont « misé sur la nuit contre les douteuses clartés du monde occidental [16] ». On ne niera pas, en revanche, que les Surréalistes, chez qui l’imagerie populaire fut toujours une précieuse matière première, eurent de qui tenir.

Une figure médiumnique

Image 18. Ogé, détail.

Image 18. Ogé, détail.

Image 18. Ogé, détail.

34L’abondante imagerie relative au spiritisme, fort en vogue à l’époque, n’est pas non plus très loin. Sur le dessin d’Ogé (image 18, détail), un trait, particulièrement impressionnant, capte l’attention : le regard du prêtre, qui n’est pas sans rappeler les portraits que les symbolistes belges, Léon Spilliaert (image 19) et Jean Delville (image 20) peignent au tournant du siècle.

Image 19. Autoportrait, Spillaert, vers 1905.

Image 19. Autoportrait, Spillaert, vers 1905.

Image 19. Autoportrait, Spillaert, vers 1905.

Image 20. Jean Delville, Mysteriosa, 1892.

Image 20. Jean Delville, Mysteriosa, 1892. Image 18 (détail).

Image 20. Jean Delville, Mysteriosa, 1892.

Image 18 (détail).

Image 20. Jean Delville, Mysteriosa, 1892. Image 18 (détail).

Image 18 (détail).

35Férus d’occultisme, Spilliaert et Delville évoquent ces médiums chez qui perce l’énergie anormale de ceux qui visent l’au-delà de leur propre substance. Chez Ogé, au contraire, la paranormalité n’est que de façade. Sur le visage de l’ecclésiastique se manifestent « seulement » les stigmates de la Malfaisance qui sont ici le fait d’un vulgaire hypnotiseur, tout sinistre qu’il soit. Celui-ci est en passe, malgré tout, de propager son message délétère ; et l’on ne peut s’empêcher de songer aux paroles, joyeuses et malsaines, que prononcera le notaire au fond de sa prison, dans le Nosferatu de Murnau (1922) : « Le maître est de retour ! »

Autres séries culturelles

36Au-delà de ces considérations, sans doute convient-il, désormais, de faire état de l’empreinte laissée dans l’imaginaire collectif par ces séances de terreur, fort courues, qu’on appelait, au xviiie siècle, « les fantasmagories [17] ». Vers la fin de l’Ancien Régime, époque où les démonstrations de physique (notamment d’optique) se distinguent encore mal des spectacles de « magie récréative » (où sont utilisés force miroirs coulissants, images projetées, etc.), les opérateurs de ces étranges spectacles aggravent leurs diableries à destination d’un public avide de sensations fortes (image 21).

Image 21. Fantasmagorie vers 1795.

Image 21. Fantasmagorie vers 1795.

Image 21. Fantasmagorie vers 1795.

37Confrontés au dessin de La Lanterne, les lecteurs du journal ne pouvaient, certes, que rester bien en deçà des « éprouvés » de ceux qui, sous le Directoire, couraient lesdites fantasmagories (où des phénomènes d’hystérie collective pouvaient se produire). Il n’en demeure pas moins qu’à sa façon l’épouvantail d’Ogé vise également à induire le sentiment de l’échappatoire impossible. Qu’il est en effet saisissant ce va-et-vient qui s’instaure entre l’extension de la cape du religieux jetant ses filets et le regard du personnage étroitement concentré sur sa tâche ! Difficile, enfin, de passer sous silence la littérature de terreur où s’illustre, entre autres, Matthew Gregory Lewis qui écrit, en 1796, Le Moine. À partir de ce récit saturé d’abominables turpitudes mêlées d’érotisme, l’esprit du Moine diffuse chez les artistes (Edgar Poe, Johann Füssli, etc.) chez qui les passions tristes du « romantisme noir » vont laisser bien des traces. Charles Gounod, en 1854, ne met-il pas en scène, à l’Opéra, l’histoire de La Nonne sanglante qu’illustrera Émile Bayard ? Aussi, incline-t-on à penser que le thème de la religion dévoyée jusqu’à se faire satanique a dû préparer l’arrivée du vampire manœuvrier de La Lanterne, emporté par l’hubris.

Le Cabinet noir

Image 22. Caricature française du xixe siècle, Le Cabinet noir. Reproduit dans le journal Le Monde en avril 2017 (au moment de « l’Affaire Fillon ») d’après un document conservé à la Bodleian Library.

Image 22. Caricature française du xixe siècle, Le Cabinet noir. Reproduit dans le journal Le Monde en avril 2017 (au moment de « l’Affaire Fillon ») d’après un document conservé à la Bodleian Library.

Image 22. Caricature française du xixe siècle, Le Cabinet noir. Reproduit dans le journal Le Monde en avril 2017 (au moment de « l’Affaire Fillon ») d’après un document conservé à la Bodleian Library.

38Franchissons les dernières étapes de notre périple. Quelques mots sur les spectacles de marionnettes dont l’iconographie est en lien avec l’idée de la manipulation des hommes par leurs semblables. Une brillante transposition de ce jeu de dupes, intitulée Le Cabinet noir (illustration 22) circule au début du xixe siècle dans les milieux républicains. Il est question de montrer les individus d’une société prisonnière de ses rôles (issus de la commedia dell’arte) et mécaniquement gouvernés par un dirigeant autoritaire (Polichinelle est armé de fouets). « Agi », à leur tour, par le Démon dont les assistants sont musiciens, Satan mène la danse. Diabolus in musica est. Les hommes, soumis à la « verticale du pouvoir », semblent ignorer qu’au dernier étage le Diable est aux commandes. Il est, à ce propos, curieux de noter qu’au milieu du xxe siècle, la revue populaire américaine, Weird Tales[18] publie un numéro que sa couverture apparente au Cabinet noir.

Image 23, Weird Tales, 1950.

Image 23, Weird Tales, 1950.
Image 23, Weird Tales, 1950.

Image 23, Weird Tales, 1950.

39Il n’est plus question, cette fois, de caricature politique, mais d’un entertainment aux relents vaguement fantastiques. Quoi qu’il en soit, un démon ailé, sadique et grimaçant, agite les fils par l’intermédiaire desquels deux protagonistes sont voués à leur mécanique destin. Mais, on remarquera que, si le frère en bassesse du Cabinet noir – le Diable de Weird Tales (image 23) – est, lui aussi, doté d’ailes de chauve-souris, ce dernier perd énormément en puissance suggestive. L’usure esthétique et sémantique du motif de la marionnette recyclé par ce pulp magazine nous vaut, d’évidence, une mise en scène qui, bien qu’issue de la dark fantasy, n’a en rien la force du Cabinet noir où prend place le branle généralisé, inquiétant et drolatique, qui a gagné la société des hommes. Constatons, pour achever sur ce point, que, si le redoutable imposteur d’Eugène Ogé ne correspond pas trait pour trait au démon-noctule de la caricature politique, l’horrible prêtre surplombant la basilique présente pour sa part un complexe mimico-gestuel où la fourberie et la menace l’emportent de loin sur la grimace convenue du diable de la revue Weird Tales.

Commercer avec le diable ; de l’altérité à l’identité

40Francisco de Goya brossa, comme on sait, avec la plus extrême expressivité les accointances de l’Église avec le Malin (image 24).

Image 24, Goya, L’Ensorcelé malgré lui, 1798.

Image 24, Goya, L’Ensorcelé malgré lui, 1798.

Image 24, Goya, L’Ensorcelé malgré lui, 1798.

41Son tableau, El Hechizado de fuerza (L’Ensorcelé malgré lui), tiré d’une pièce d’Antonio de Zamora, nous montre un prêtre, une nuit de sabbat, fournissant en huile la lampe d’un bouc, tandis que derrière eux transparaissent des ânes, réputés pour leur lubricité. La lampe, alimentée de la sorte, montre le vicaire du Christ – censé combattre la superstition – en train de se livrer à de coupables manigances (le noir lui va comme un gant). Dans une atmosphère phosphorescente, Satan et son complice effaré ont d’évidence pactisé : ils foulent le même sol. De sorte que, de part et d’autre du curieux lumignon (« una lámpara descomunal »), leur scandaleuse proximité nous glace.

42Sans nécessairement avoir eu recours au tableau de Goya, c’est bien l’idée visuelle d’interférence, voire de commune nature avec Satan, que réinvente Eugène Ogé. Tout bien considéré, le curé du dessinateur c’est maintenant le Diable lui-même. Extrapolons. Se fait jour, alors, une idée voisine : celle qui consiste à voir dans le ratichon du polémiste, non pas un avatar de Lucifer en tant qu’ange déchu, mais, à l’inverse, un léviathan (image 25) qui, issu de la tourbe humaine qu’il transcende (Hobbes imagine ce schéma au xviie siècle), va donner au corps social, implacablement mis sous contrôle, la forme dictatoriale de l’Un (image 26).

Image 25. Frontispice du Léviathan de Thomas Hobbes, 1651.

Image 25. Frontispice du Léviathan de Thomas Hobbes, 1651. Image 26. Xanti Schawinski, SI, Photomontage (portrait de Mussolini), 1934.

Image 25. Frontispice du Léviathan de Thomas Hobbes, 1651.

Image 26. Xanti Schawinski, SI, Photomontage (portrait de Mussolini), 1934.

Image 25. Frontispice du Léviathan de Thomas Hobbes, 1651. Image 26. Xanti Schawinski, SI, Photomontage (portrait de Mussolini), 1934.

Image 26. Xanti Schawinski, SI, Photomontage (portrait de Mussolini), 1934.

La mort du Diable ?

43L’étape ultime de ces avatars reste à décliner : celle que le poète chansonnier Béranger (autre anticlérical notoire) nous dévoile en écrivant, en 1866, La Mort du Diable[19]. Soit ce passage (illustré par Henri-Alfred Darjou, image 27) se terminant par ces vers :

Image 27. Le Diable est mort, illustration de Darjou, 1866.

Image 27. Le Diable est mort, illustration de Darjou, 1866.

Image 27. Le Diable est mort, illustration de Darjou, 1866.

44

Un chœur d’anges, l’âme contrite,
Dit : Des humains plaignons le sort ;
De l’enfer Saint Ignace hérite (souligné par nous)
Le diable est mort, le diable est mort.

45Un jésuite lève son verre devant le cadavre recroquevillé du Démon qu’il vient d’empoisonner. L’ordre ignacien triomphe, qui dame le pion aux confréries traditionnelles, au point que, dans les nuées, toute une hiérarchie céleste s’émeut du sort des hommes soumis désormais à ce fléau qu’est la renaissante Société de Jésus ! Y aurait-il un mauvais génie des hommes condamnés à renouveler sans cesse les moyens de leur malheur ?

Conclusion

46Lorsque, trois ans avant la promulgation de la loi de 1905 (la séparation de l’Église et de l’État), Eugène Ogé publie VOILÀ L’ENNEMI, l’heure n’est pas encore à l’apaisement des tensions ! Quelque chose, cependant, s’est passé dans l’esprit des détracteurs de l’Église. Leur discours a changé qui fait clairement de l’attachement à l’appareil clérical – et non la croyance en Dieu – la source de toute aliénation. Le Diable n’est plus tant le Diable que l’armée des « directeurs de conscience » qui se répand de nouveau, partout. Mais – redisons-le – Ogé, pour talentueux polémiste qu’il soit, n’a pas la puissance expressive d’un Goya, voire d’un Félicien Rops. On ne peut plus grotesque, ce nouveau Tartuffe, à la une de La Lanterne, participe plus de l’esprit des gargouilles revisité par les modernes pamphlétaires que des allégories – ô combien terrifiantes – qu’Alfred Kubin, en Allemagne, s’apprête à dégager de ses cauchemars (image 28). Sa formidable Chauve-souris, qui survole le mur d’un cimetière, est, dans l’instant où nous la visualisons, à deux doigts de nous atteindre.

Image 28. La Chauve-souris ou Le mur du cimetière, par Alfred Kubin, 1902.

Image 28. La Chauve-souris ou Le mur du cimetière, par Alfred Kubin, 1902.

Image 28. La Chauve-souris ou Le mur du cimetière, par Alfred Kubin, 1902.

47Quelques mots dérivés à partir de cette gravure, sortie du même cerveau tourmenté qui conçut quelques années plus tard (1909) le saisissant roman L’Autre côté. L’effet de proximité du monstre volant avec le lecteur n’est pas sans évoquer ces procédés théâtraux dont les fantasmagores, avec Robertson, usèrent avec succès, plus d’un siècle auparavant : à savoir, dans la « nuit » de salles « préparées », la survenue et le grossissement rapide d’objets (en général repoussants) capables de fondre littéralement sur le public. Or il se trouve que dans un texte brillant consacré à la peur des spectateurs lors des premières séances cinématographique (L’Arrivée du train en gare de la Ciotat, 1895), l’historien du cinéma Tom Gunning [20] est à même de faire une comparaison avec l’effroi follement désiré par les amateurs de fantasmagories sous la Révolution française, notamment sous la Terreur ! Fort de cette comparaison, on subodore, mutatis mutandis, qu’avec ses moyens propres (format, cadrage, couleurs, inertie du support), Ogé chercha lui aussi à activer chez les lecteurs de La Lanterne un peu de cette peur qui, bien avant les mémorables projections de Louis Lumière, avait frappé les parisiens accourus en masse pour assister aux « fééries sataniques » de la fin du xviiie siècle.

La Lanterne - VOILÀ l’ENNEMI

48Ceci découlant de cela, on avancera qu’avec VOILÀ l’ENNEMI, pointe le modèle d’affiches d’un certain type de films, affiches sur lesquelles les illustrateurs retenaient volontiers les séquences les plus « éclatantes » (au sens quasi premier du terme) des spectacles projetés. Et, sans doute, n’est-ce pas un hasard si, un peu après 1900, fleurirent à l’entrée des salles obscures ces placards où l’on pouvait voir force explosions, agressions sordides, etc., en regard desquelles l’on pouvait s’éprouver (si peu que ce soit) comme atteint par le Mal, soudain jailli du hors-champ.

49Retour ultime à notre document. Ironie des choses, l’imagerie complotiste qui, depuis les années trente, caractérisera une certaine rhétorique d’extrême droite s’apparente ici à la structure visuelle de VOILÀ l’ENNEMI[21], en principe classée à gauche, tant il est vrai que la rhétorique se met au service de toutes les causes, quel que soit leur bien-fondé. Rappelons-nous ces placards qui cherchaient à désigner les auteurs de tous les maux, réels ou fantasmés, du pays : images antimaçonniques d’avant-guerre, images vichissoises de 1941 (image 29), etc.

Image 29. René Peron, Le Juif et la France, 1941.

Image 29. René Peron, Le Juif et la France, 1941.

Image 29. René Peron, Le Juif et la France, 1941.

50Revenons, en guise d’envoi, aux chauves-souris. En 2017, dans un article consacré aux caricatures de Vladimir Poutine, Le Monde publie un portrait-charge du président russe (image 30) réalisé au pochoir (street art). On dirait un putto qui aurait mal tourné !

Image 30. Anonyme, pochoir, Allemagne, 2016.

Image 30. Anonyme, pochoir, Allemagne, 2016.

Image 30. Anonyme, pochoir, Allemagne, 2016.

51L’autocrate, dont les bras sont les ailes déployées d’une chauve-souris, plane ainsi que plane le Danger (la réécriture du prénom Vladimir en Bloodymir est, à cet égard, sans ambiguïté !). Le visage de l’oligarque, inexpressif, presque falot dit, en vérité, son caractère glacial. Belle synthèse graphique, en tout cas, où le volatile évoque, tout à la fois, la furtivité dans sa façon de se déplacer et, grâce au cercle qu’esquissent ses ailes, l’ampleur de son rayon d’action. Image de la crainte, mais aussi de la prévention si tant est que, dans ce pochoir dépréciatif, restent les traces d’un geste apotropaïque [22]. Quoi qu’il en soit, ledit pochoir indique que le grand-russe montre sa véritable nature. Ainsi, pourrait-on avancer que, si les fantômes sont des « revenants », les vampires, eux, sont, en quelque manière, des « survenants » (ou des « surprenants »).

52Ces volatiles devraient avoir, encore, une belle carrière devant eux [23].

  • Arasse Daniel, Le Portrait du Diable, Paris, Les Éditions Arkhê, 2009.
  • Benjamin Walter, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » (Première version de 1935), in Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 67-113.
  • Béranger], Chansons de Béranger, Paris, Perrotin et Le Chevalier, libraires, 1864.
  • Bruel Laurent, La Méthode Bernadette, Images des sœurs Bernadette, « Préface » de Cheval François, « Postface » de Floriant Sonia, Montreuil, Matière, « Imagème », 2008.
  • Coll., Grandville : caricatures et illustrations, catalogue d’exposition, Musée des Beaux-Arts de Nancy, 1975.
  • Coll., Hypnos. Images et inconscients en Europe (1900-1949), catalogue d’exposition, Lille, 2009.
  • Gleizes Delphine et Renaud Denis, Machines à voir, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2017.
  • Gunning Tom, « Fantasmagorie et fabrique de l’illusion », Cinémas (revue en ligne), 2003.
  • Lebrun Annie, Les Châteaux de la subversion, coll. « Tel », Paris, Gallimard, 2010.
  • Lelieur Anne-Claude, Bachollet Raymond, Eugène Ogé affichiste, catalogue d’exposition, Mairie de Paris et Bibliothèque Forney, 1998.
  • Malthête Jacques, Mannoni Laurent (dir.), Méliès, Magie et cinéma, catalogue d’exposition, Paris, Espace EDF Electra, 2002.
  • Raymond Sylvie (dir.), Impressionnisme et histoire du cinéma, Lyon, Fages Éditions, Musée des Beaux-Arts de Lyon, 2005.
  • Sirois-Trahan Jean-Pierre, « Le cinéma et les automates. Inquiétante étrangeté, distraction et arts machiniques », Cinémas (revue en ligne), 2008.
  • Tardy Michel, Iconologie et sémiogenèse (essai sur les fondements de l’iconographie discursive), thèse de doctorat, université de Strasbourg, 1976.
  • Païni Dominique, Cogeval Guy (dir.), Hitchcock et l’Art, coïncidences fatales, Paris, Centre Pompidou, Mazotta Éd., 2000.

Mots-clés éditeurs : La Lanterne, sémiologie, vampire, intertexte, diable, image

Date de mise en ligne : 06/11/2019

https://doi.org/10.3917/comla1.201.0003

Notes

  • [1]
    La lecture de certaines images (notamment dans le domaine de l’humour graphique des dessins de presse) relève de ce que Michel Tardy nomme la « sémiogenèse », à savoir des glissements de significations obtenus grâce à des « bricolages » opérés dans la structure interne des dites images. Sur ce point voir sa thèse de doctorat-ès-lettres : Iconologie et Sémiogenèse (essai sur les fondements de l’iconographie discursive), université de Strasbourg, 1976.
  • [2]
    Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » (première version de 1935), in Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 75.
  • [3]
    L’expression « L’Infâme », dans la bouche de Voltaire, désignait l’esprit d’intolérance tel qu’il se manifestait, à ses yeux, dans le pouvoir religieux en général.
  • [4]
    On se reporte ici au catalogue Grandville du Musée des Beaux-Arts de Nancy, 1975.
  • [5]
    Ce chapeau fut porté par les prêtres aux xviiie et xixe. On le retrouve dans nombre de documents d’avant la Première Guerre mondiale. Cf. la revue anticléricale Le Grelot du 5/10/1879. Nous n’avons pu trouver de documentation précise concernant ce couvre-chef prisé, semble-t-il, par les congrégations dédiées à l’enseignement.
  • [6]
    La Méthode de Bernadette est un livre de propagande religieuse dont la pédagogie table essentiellement sur l’image. Éditions Matière, 2008.
  • [7]
    Voir Anne-Claude Lelieur et Raymond Bachollet, Eugène Ogé affichiste, mairie de Paris et bibliothèque Forney, 1998.
  • [8]
    Les colporteurs jusqu’à la seconde partie du xixe étaient souvent d’origine savoyarde.
  • [9]
    La notion de série culturelle est due au chercheur québécois André Gaudreault.
  • [10]
    Les contre-plongées qu’accentuent des sources lumineuses situées au bas de la scène deviennent un tic de composition chez l’affichiste Chéret, grand amateur de visages expressionnistes bleu-vert.
  • [11]
    Sur les genres, où interfèrent les séries culturelles, évidemment dépendantes de la technologie des médias utilisés, voir Machines à voir, anthologie établie par Delphine Gleizes et Denis Renaud, Presses universitaires de Lyon, 2017. On consultera aussi avec profit Impressionnisme et histoire du cinéma, sous la direction de Sylvie Raymond, Fages Éditions, Musée des Beaux-Arts de Lyon, 2005.
  • [12]
    Méliès, magie et cinéma, Sous la direction de Jacques Malthête et Laurent Mannoni, Espace EDF Electra, Paris, 2002.
  • [13]
    Anne-Claude Lelieur, Eugène Ogé affichiste, op. cit.
  • [14]
    Anne-Claude Lelieur, ibid.
  • [15]
    Le théâtre du Grand Guignol fut spécialisé dans les pièces mettant en scène des histoires particulièrement macabres et sanglantes.
  • [16]
    Annie Lebrun, Les Châteaux de la subversion, Gallimard, coll. « Tel », 2010, p. 55.
  • [17]
    Sur les fantasmagories, on lira, entre autres, Machines à voir, op. cit.
  • [18]
    Ceci étant couplé à cela, on pense qu’Ogé ne put dessiner son abominable prêtre sans quelque secret amusement. Aussi, veut-on voir dans le portrait charge de La lanterne, les prodromes de toute une littérature graphique populaire qui, notamment aux USA, va trouver dans les Horror Comics (!) un terrain depuis longtemps préparé. L’allant sarcastique des auteurs de cette veine culminera avec Bernie Wrightson vers le milieu du xxe siècle avec des titres comme Weird Mystery Tales, Creepy, Eerie, etc. En Europe, le français Jacques Tardi, héritier du Grand Guignol, exploitera de façon sporadique (mais bien plus troublante) cette esthétique « noire » dans Ici-même, Polonius ou Bascule à Charlot, La Véritable Histoire du Soldat inconnu, etc. où l’onirique, érotique et/ou mortifère, le dispute à l’atroce.
  • [19]
    Chansons de Béranger, 1864, Perrotin et Le Chevalier, libraires, p. 373-74.
  • [20]
    On se reportera avec profit au texte de Tom Gunning « Fantasmagorie et fabrique de l’illusion », Cinémas (revue en ligne), 2003. Voir également : Jean-Pierre Sirois-Trahan, « Le cinéma et les automates. Inquiétante étrangeté, distraction et arts machiniques », Cinémas (revue en ligne), 2008.
  • [21]
    S’il avait pu exister, on gage que Charlie Hebdo n’aurait pas renié l’esprit du dessin d’Ogé (l’anticléricalisme, comme on sait, y est toujours bien vivant).
  • [22]
    Apotropaïque : se dit d’un objet ou d’une formule servant à détourner vers quelqu’un d’autre les influences maléfiques qui menacent le sujet en mal de protection. « Apotropaïque » peut se dire aussi de quelque chose dont la « charge » est retournée magiquement vers la puissance « émettrice ».
  • [23]
    Autres ouvrages consultés pour la rédaction de cet article : Daniel Arasse, Le Portrait du Diable, Paris, Les Éditions Arkhê, 2009 ; Dominique Païni et Guy Cogeval (dir.) Hitchcock et l’Art, coïncidences fatales, Centre Pompidou, Mazotta, Éd. 2000 ; Hypnos, catalogue d’exposition, Lille, 2009.

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