Notes
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Septembre 2020
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Hirak : Mouvement. Appellation commode pour désigner le mouvement populaire et la révolution qu’il mène actuellement en Algérie.
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CNRA : Conseil National de la Révolution Algérienne.
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GPRA : Gouvernement Provisoire de la République Algérienne
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Sonatrach est la compagnie pétrolière nationale
1Aujourd’hui [1] autour de la planète, la lumière des peuples souligne rageusement le contour d’épaisses ténèbres. De par le monde, les peuples et les gens s’éveillent par à-coups de l’étouffante opacité de la longue aliénation qui, au cours des dernières décennies, les a enfermés dans la vaste catégorie des quantités négligeables, et ils s’ouvrent au désordre de nouvelles perceptions, de nouvelles idées, comme soudain irradiés par la conscience de la fragilité de leur existence et par l’irruption dans leur vie quotidienne des traits, des peurs et des attraits d’un monde inconnu et de ses possibilités.
2En Algérie, comme ailleurs, l’avenir est plus qu’incertain. Il est lourd de risques avérés et de graves dangers, et l’angoisse abondamment nourrie dans la société depuis au moins trois décennies est à grande peine endiguée par des espoirs aussi fulgurants que ténus. Alors que l’humanité, aux prises avec la pandémie de la Covid-19, est face à la révélation de ses dérives et de ses contradictions fondamentales, le peuple algérien lui, est probablement confronté à rien de moins que la question de son existence et de son rôle en tant que responsable de l’État-nation né de la guerre d’indépendance menée contre le colonialisme français de 1954 à 1962.
3Depuis qu’il a décidé en mars 2020 la suspension de ses marches hebdomadaires, le mouvement populaire du 22 février 2019 subit la répression multiforme d’un régime mis à mal par le Hirak [2] durant plus d’une année de grandioses manifestations populaires dans toutes les villes du pays. Toutefois, depuis le début de la pandémie, profitant de la trêve décidée unilatéralement par le mouvement populaire, le pouvoir trouve une nouvelle vigueur pour l’attaquer de différentes façons, notamment en muselant les médias et toute forme d’exercice de la liberté d’expression ainsi qu’en incarcérant à travers l’ensemble du territoire national des dizaines de personnes, militants politiques ou associatifs, artistes, journalistes, ou simples citoyens coupables d’avoir exprimé sur les réseaux sociaux ou dans la rue des opinions critiques ou jugées offensantes par le régime.
4Sous des prétextes plus ou moins ridicules, ces citoyens sont jetés en prison, privés de leur liberté et de leurs droits élémentaires, droits universels et, incidemment, reconnus et consacrés par la constitution et les lois du pays. Les règles et les procédures judiciaires sont ostensiblement bafouées, les procès sont de tristes parodies, les chefs d’inculpation n’ont rien à voir avec les faits reprochés, et peuvent être modifiés alors que le détenu est déjà en prison, les dossiers sont vides, les avocats n’ont souvent accès aux dossiers et à l’information nécessaire qu’à la dernière minute, la détention provisoire devient la règle au lieu d’être l’exception comme stipulé par la loi en Algérie et dans le monde, les sentences sont fantaisistes et pour les mêmes chefs d’inculpation, elles peuvent varier selon les tribunaux où elles sont rendues. Les détenus sont privés du droit de communiquer avec leurs familles, et certains détenus ont été à nouveau arrêtés quelques jours après avoir été libérés de prison.
5Ce mauvais traitement de la justice révolte les Algériens, et parmi eux bon nombre de magistrats qui, de même que leurs concitoyens, sont humiliés par des pratiques d’un autre âge, et que le régime, pour en être familier, n’a jamais utilisées à l’échelle d’aujourd’hui. Les circonstances actuelles ajoutent à la gravité des faits et à leur caractère intolérable. En effet, plus d’une année de la magistrale expression de la colère de millions d’Algériennes et d’Algériens contre le régime, colère admirablement maîtrisée, puissante mais rigoureusement et totalement pacifique, a apporté aux yeux du monde entier la démonstration que le peuple algérien rejette radicalement le régime qui le gouverne depuis 1962, et exige son départ, mais qu’il entend le faire sans violence, par l’exercice de la force morale et politique dont il fait preuve, sans faiblir, depuis le 22 février 2019.
6Et alors que la trêve décidée par le mouvement populaire apportait un répit inespéré à un régime battant en retraite, loin de saisir cette opportunité pour jeter des passerelles en direction de la société et de tenter d’élaborer les éléments d’un compromis politique réaliste qui aurait tenu compte du rapport des forces entre un peuple en révolte et un régime parvenu à un degré avancé de décomposition, celui-ci a tourné le dos à cette option et s’est enfoncé encore plus dans l’impasse de la répression et de la démagogie, toutes deux sans effet sur la conscience des gens et leur détermination à lutter pour la fin du régime actuel.
7En effet, la répression ne fait qu’encourager la détermination des Algériens à rejeter un régime identifié par le mouvement populaire comme étant la cause de l’échec renouvelé d’un système de gouvernance, autoritaire et rentier, incapable de répondre aux besoins de base de la population, incapable de développer le pays, incapable de sortir l’État et la société de la « crise » structurelle dans laquelle a jeté l’Algérie plus d’un demi-siècle du règne chaotique de l’inefficacité, de la corruption et de l’illégitimité.
8Si l’incompétence et la corruption du régime sont depuis assez longtemps perçues et analysées par les Algériens comme causes déterminantes des échecs du pays, l’identification de l’illégitimité du régime comme cause fondamentale de l’impasse où il se trouve est d’émergence plus récente dans la conscience populaire. À une échelle et dans des termes sans précédent, la question de l’illégitimité du régime se trouve au cœur de la révolte des Algériens. Parmi les slogans les plus forts brandis lors des manifestations hebdomadaires du mouvement populaire, ceux qui dénoncent l’illégitimité du régime figurent en bonne place, de même que cette question articule un nombre croissant d’analyses et de prises de position publiques des citoyens.
9La cristallisation de cette prise de conscience a été favorisée par l’événement déclencheur du 22 février. En effet, c’est la tentative du pouvoir de donner un cinquième mandat présidentiel à un homme impotent au bilan désastreux, qui a dévoilé au grand jour la nature d’un régime qui a cru possible de pousser le cynisme à un degré que le peuple algérien n’a pu tolérer. Ignoré et méprisé durant des décennies, il a été tenu en échec par un ensemble de politiques qui ont consisté principalement en sa dépolitisation active, en la mise en place progressive d’institutions fictives, la répression des libertés, la distribution de la rente et la corruption.
La ruine d’un pacte
10Le régime, dans la première quinzaine d’années qui ont suivi l’indépendance, a fonctionné sur la base d’un contrat consistant à compenser son illégitimité par une politique de développement économique et social au bénéfice de la population. Ce contrat a permis de refermer, au moins en partie, les plaies d’une société polytraumatisée par centre trente-deux ans de colonisation et plus de sept années d’une guerre de libération dont le coût humain a été terrible autant par le nombre des victimes que par la destruction d’une grande partie des élites politiques et intellectuelles du peuple algérien.
11Cet état de fait explique la prise du pouvoir, au moment de l’indépendance, de « l’armée des frontières », sous la houlette du tandem Ben Bella-Boumediene, par sa victoire sur les instances légitimes de la révolution, le CNRA [3] et le GPRA [4], et donc la coïncidence tragique de la prouesse historique de la conquête de son indépendance par un peuple menacé d’annihilation politique et culturelle quelques décennies plus tôt, et au moment de sa victoire, qu’il soit aussitôt privé de son droit légitime à exercer sa souveraineté politique dans le cadre de la souveraineté nationale acquise à l’issue de la guerre d’indépendance.
12Le régime qui se met en place, autoritaire, fondé sur la force armée dont il dispose, doit néanmoins tenir compte de « la force propulsive de la révolution ». Celle-ci a pour essence l’aspiration naturelle des Algériens à la dignité nationale et citoyenne, à la justice sociale, à l’emploi, à la santé, à l’éducation, au travail et au repos. Le régime, parallèlement à la mise en place des moyens de l’administration du pays et du contrôle des citoyens, initie dans cette situation des politiques générales ou sectorielles qui concourent au développement économique et social.
13Avec la récupération des richesses naturelles du pays et la promotion de l’emploi, la politique de développement se fonde principalement sur l’industrialisation et l’éducation. Cette politique, après avoir permis de combler nombre des « déficits historiques » de l’économie et de la société algérienne, entre en crise à la fin des années 1970, à un moment qui coïncide avec la fin de la présidence Boumediene et le début de celle de Chadli Bendjedid. Dès le début des années 1980, par choix politique réactionnaire, les investissements productifs sont arrêtés, les grandes entreprises industrielles sont démantelées, les importations de biens de consommation explosent et les importateurs s’érigent rapidement comme force économique dominante.
14Dans sa nouvelle incarnation, le régime renonce à l’objectif de production industrielle au profit de l’importation tous azimuts. Il casse le secteur public sans pour autant créer les conditions du développement du secteur privé de l’économie. Il affaiblit, jusqu’à les réduire à leur simple formalité, les instruments de contrôle de l’État et favorise la complicité active des importateurs agréés par le pouvoir avec la bureaucratie. Il accélère l’expansion de l’économie informelle aussi bien à l’intérieur de l’espace national qu’en relation avec les pays étrangers.
15Cette nouvelle orientation du régime produit une nouvelle culture qui, peu à peu, s’empare de l’ensemble de la société. En effet, le renoncement à l’ambition industrielle des années 1970, la croissance de l’économie informelle, le développement de la corruption, s’accompagnent de la dégradation générale du niveau éducatif, de l’ouverture du pays à la propagande wahhabite et de la répression de la pensée critique et de son expression dans les médias ou l’université.
16Dès le début des années 1980, la rente pétrolière qui servait aux investissements productifs et d’infrastructure économique et sociale, est brutalement détournée au profit de la consommation sans contrepartie productive, elle irrigue l’économie informelle et informe la culture du régime autoritaire et rentier qui perdure jusqu’à nos jours.
17Toutefois la distribution de la rente ne permet pas d’assurer la paix sociale. La croissance du chômage des jeunes et les multiples frustrations qui assaillent cette catégorie majoritaire de la population (70 % des Algériens ont alors moins de 30 ans) conduisent à l’explosion d’octobre 1988. Les émeutes qui culminent à cette date (les années 1980 ont été ponctuées de mouvements de protestation dans diverses régions du pays) sont violemment réprimées par le régime. L’armée tire dans la foule des jeunes émeutiers. On estime le bilan de la répression à 500 morts environ et à quelques milliers de blessés. En outre, des émeutiers ainsi que des présumés instigateurs de la révolte sont torturés, et cette résurgence de la pratique de la torture à grande échelle 26 ans à peine après l’indépendance, produit un terrible traumatisme sur l’ensemble de la société.
18À l’époque, le régime, secoué par les évènements d’octobre, réagit en soumettant au peuple une nouvelle constitution qui marque la fin du système de parti unique et ouvre le champ politique en permettant la création de divers partis et associations. Il ouvre également le champ médiatique en autorisant la création de journaux privés. Ces mesures donnent du souffle au régime et permettent à de larges pans de la société, notamment dans la jeunesse, de naître à la politique. De 1989 à 1991, les Algériens débattent librement de sujets considérés jusqu’alors comme tabous. Ils confrontent leurs visions et leurs partis s’affrontent en 1990 lors des premières élections locales pluralistes depuis l’indépendance.
19Les islamistes du FIS (Front Islamique du Salut) s’avèrent, de façon prévisible, être les principaux bénéficiaires de l’ouverture politique. Sur le point de remporter les élections législatives de décembre 1991, ils sont privés de la victoire par l’armée qui interrompt le processus électoral en cours depuis deux ans. Le pays sombre alors dans la violence qui dévaste humainement, matériellement, symboliquement et institutionnellement un pays déjà affaibli par les politiques démagogiques et réactionnaires des années 1980.
20La décennie noire environ 200000 morts et plus de 20000 disparus s’achève dans la confusion. Sans disparaître, la violence baisse à travers le pays, mais demeure un facteur essentiel de l’équation politique qui se forme sous le règne de Bouteflika (1999-2019). Épée de Damoclès brandie sur la tête d’un peuple profondément traumatisé par une décennie d’horrible violence, celle-ci sert de moyen de chantage du pouvoir qui s’efforce de renforcer son crédit auprès de la population en tant que promoteur de « réconciliation nationale » et autre « concorde civile ».
21Grâce notamment à l’afflux sans précédent des ressources financières en provenance de la vente des hydrocarbures dans les caisses de l’État, le régime atteint, dès la moitié des années 2000, son apogée en tant que régime autoritaire et rentier.
22Les importations atteignent des sommets vertigineux. L’affairisme se substitue partout à l’activité économique. Autour du président de la République se forme une oligarchie de personnes venues de nulle part, mais qui, par la grâce de leur proximité du premier cercle du pouvoir, ont un accès illimité aux crédits bancaires, crédits octroyés en dehors de toute étude des dossiers de demande des prêts, prêts qui par ailleurs ne sont jamais remboursés. Des projets d’infrastructure (dont le triste emblème est « l’autoroute est-ouest » qui reviendra au double de son coût réel, une immense opération de vol du bien public). La Sonatrach [5] est « naturellement » un lieu privilégié de cette corruption qui se diffuse systématiquement dans l’économie ainsi que dans les autres secteurs d’activité du pays, au point de devenir rapidement le cœur, le principe d’organisation, la modalité principale, la culture dominante du régime.
23Sous l’effet de ces pratiques multiformes de la corruption, l’État se délite. Les structures et institutions du pays, de l’administration aux assemblées « élues », de l’université aux médias, se transforment en simples appareils de l’exercice du pouvoir de la corruption et perdent ainsi toute substance politique et capacité d’expression des besoins de la société. Un immense fossé se creuse chaque jour un peu plus entre « gouvernants » et « gouvernés ». Les guillemets sont ici absolument nécessaires car la logique de fonctionnement du régime, amplifiée et systématisée dans les années 2000, réduit les responsables politiques à un rôle de figuration et de façade du pouvoir réel qu’exercent ceux qui contrôlent l’armée en conjonction avec les puissances financières internes ou externes.
24Privée des instruments d’expression et de représentation que constituent en principe les partis, les associations, les médias et l’université, coquilles vides de toute substance, fictions indécentes, disgracieuses simagrées, ombres dans un théâtre d’ombres, la société est réduite à l’impuissance.
25Durant le long règne de Bouteflika, les Algériens qui ne bénéficient pas de la rente ou de ses miettes, protestent régulièrement (à la cadence d’environ 10 000 manifestions de nature et de degrés divers) pour obtenir un logement, un raccordement à l’eau ou à l’électricité, un emploi. Cela donne lieu à des manifestations locales, à des coupures de route ou même à des émeutes rapidement réprimées et circonscrites. Mais parfois émerge une protestation plus politique comme autour de la question de l’exploitation du gaz de schiste ou de la marginalisation de la population saharienne.
26Ces protestations politiques créent des formes de représentation spécifiques (coordinations, comités ad hoc, syndicats autonomes) mais ne parviennent pas au stade de la formation d’organisations assez puissantes pour s’imposer face au pouvoir et à ses divers instruments de contrôle, de répression et de corruption.
27Incapable de réagir aux évènements majeurs que constituent la maladie handicapante du président de la République en 2013, puis sa réélection en 2014 pour un quatrième mandat, la société algérienne semble tétanisée, ou pire encore, atomisée, pulvérisée et profondément corrompue. La passivité politique de la société encourage le régime à plus de prédation et d’indécence, accélérant ainsi la dérive fatale dans laquelle il entraîne l’État et la société depuis des décennies.
28Au fur et à mesure du déroulement du règne de Bouteflika, le pouvoir fait de moins en moins d’efforts pour préserver les apparences de la relation « contractuelle » entre lui et la société, à la base du statu quo vendu par le régime à l’intérieur et à l’extérieur comme stabilité du pays. La corruption, imprégnant tous les domaines de la vie du pays, s’étale au grand jour. Grande corruption, petite corruption, structurent et valident les transactions économiques ou politiques. Surfacturations, accès illimité aux ressources de l’État, marchés publics de gré à gré, achat de sièges au Parlement, mépris de l’opinion, impunité flagrante, soumission de l’administration et de la justice, le système de la corruption est totalitaire. La place prise par la corruption dans la vie quotidienne des Algériens est vite devenue oppressante. Outre qu’elle empêchait le fonctionnement normal de l’économie et des institutions, la corruption généralisée heurtait le sens de la dignité qui est profondément ancré dans la culture des Algériens et auxquels ils doivent, pour une part essentielle, la solidité de leur résistance à la domination coloniale et le succès de la remontée historique effectuée par le peuple algérien au cours du XXème siècle.
L’horizon de la dignité et de la liberté
29C’est précisément le sentiment que leur dignité avait été atteinte d’une façon intolérable par la candidature de Bouteflika pour un cinquième mandat qui a déclenché leur colère du 22 février. Colère immense, mais colère parfaitement maîtrisée. Durant 13 mois les Algériennes et les Algériens ont manifesté par millions pour dire de plus en plus clairement leur rejet du régime et leur volonté de le remplacer par un régime démocratique engagé dans la construction d’un État de droit.
30Une grande question se pose, qui demeure irrésolue. Par quelle alchimie, un peuple privé des instruments de son expression est-il parvenu à forger dans la discrétion la plus totale une révolution populaire, massive, de très grande ampleur, unissant toutes les régions du pays, toutes les catégories sociales, toutes les générations, toutes les tendances idéologiques et politiques, une révolution démocratique, par la nature de ses objectifs, une révolution rigoureusement et totalement pacifique ?
31Il s’agit là d’un phénomène historique inédit. Son analyse aujourd’hui ne peut être que partielle et partiale. Une analyse sérieuse de la révolution du peuple algérien devra s’interroger sur la façon dont s’accumule et se transmet la mémoire politique dans le contexte d’une société privée des institutions pertinentes.
32Elle devra s’interroger sur la capacité de rupture présente dans une société, traumatisée par la violence, mais qui rompt de façon radicale le cycle « naturel » de la violence et de la violence opposée.
33Elle devra s’interroger sur la capacité d’un vaste mouvement populaire à formuler un consensus, sans cadre traditionnel pour ce faire.
34Elle devra s’interroger sur la capacité à la pensée stratégique, la priorisation des objectifs et des actions d’une société activement dépolitisée durant des décennies.
35Elle devra s’interroger sur la capacité de ce mouvement populaire à inventer idées, langages, slogans pertinents, en temps réel.
36Elle devra s’interroger sur la capacité du mouvement populaire à l’autodiscipline, à l’auto-organisation, à la prise de décision de portée collective, massive, en toute discrétion.
37Elle devra s’interroger sur sa capacité à utiliser les espaces et les moyens disponibles, les réseaux sociaux notamment, en minimisant la prise du régime sur l’activité révolutionnaire et donc les moyens et l’impact de la répression.
38Elle devra aussi s’interroger sur les conditions géopolitiques autour de cette révolution, sur les échos croisés entre l’Algérie, le Liban, la Tunisie, le Chili, le Soudan ou la Biélorussie.
39Aujourd’hui, l’Algérie vit une situation des plus paradoxales. La contradiction entre révolution et contre-révolution n’a jamais connu une telle intensité. L’écart entre le peuple en mouvement et le régime n’a jamais été aussi grand.
40À une extrémité du spectre, en refusant de prendre en considération la volonté populaire, le régime continue de s’enfoncer dans l’impasse. Il a tenté de tirer profit de l’intervention de la Covid-19 dans le champ politique en réprimant le mouvement populaire et en s’obstinant à forcer son agenda irréaliste sur le pays. Le principal effet de sa démarche a été de renforcer la détermination du mouvement populaire contre un régime incapable de gérer les effets sanitaires, économiques et sociaux de la pandémie, incapable de cacher l’état désastreux des infrastructures et de l’encadrement du pays, incapable d’assurer l’eau dans les robinets, les liquidités dans les banques ou de prévenir les inondations par le nettoyage des égouts avant les pluies d’automne.
41Un régime qui a cru pouvoir profiter du sursis accordé par la décision du mouvement populaire de suspendre les marches hebdomadaires pour faire passer des lois antinationales en catimini par un parlement corrompu de l’aveu même d’un ancien vice-président de l’assemblée nationale aujourd’hui en prison pour corruption qui a déclaré au tribunal lors de son jugement qu’il avait lui-même acheté son siège parlementaire pour sept milliards de centimes.
42Un régime qui n’a pas hésité à faire approuver par le même parlement, lors d’un vote à main levée, un projet de constitution qui a été élaboré par un « groupe d’experts » désignés par le pouvoir, et qui n’a été discuté par personne.
43Un régime qui n’a aucune réponse face à la dégradation de la situation économique et sociale du pays, marquée par la baisse drastique des revenus issus de la vente des hydrocarbures, par la fermeture de milliers d’entreprises et l’accroissement du chômage ainsi induit, par la fonte des réserves de change du pays, et, dans un tel contexte, l’incapacité de maîtriser les importations, d’inciter aux exportations ou encore de juguler la dévaluation du dinar.
44Un régime incapable de cacher la médiocrité des cadres et des responsables actuels, à tous les échelons. En fait, nous assistons aujourd’hui à une accélération du dépeuplement des entreprises, de l’administration, des « institutions », de leur encadrement. Ce processus de marginalisation ou de fuite des compétences, spectaculaire durant la décennie rouge, ne s’est jamais affaibli depuis.
45Un régime, enfin, incapable sinon d’intelligence, du moins de bon sens et de réalisme politique. Car les responsables ne peuvent ignorer que dans un tel contexte rien ne pourra se faire sans la collaboration de la société. Or celle-ci est ignorée, ostensiblement.
46De l’autre côté du fossé entre « gouvernants » et « gouvernés », le mouvement populaire, privé de son expression dans la rue, occupe l’espace politique, dans les réseaux sociaux certes, mais surtout du fait que les 13 mois qui ont suivi le 22 février ont posé un fait historique majeur, incontournable, durable. Ses revendications sont claires et elles dessinent une alternative pour l’avenir.
47Que les marches reprennent ou non, le mouvement populaire, fort de son action précédente et de son projet consensuel de construction de l’État de droit, est, dans cette guerre d’usure, en bien meilleure position que le régime. Un régime qui devra, tôt ou tard, pour éviter le chaos, répondre au peuple et accepter de participer à un compromis historique et à la mise en œuvre d’une transition politique, pacifique et ordonnée, vers un régime démocratique que les Algériennes et les Algériens revendiquent et dont ils démontrent depuis février 2019 qu’ils possèdent les capacités nécessaires pour le faire advenir.
Notes
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[1]
Septembre 2020
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[2]
Hirak : Mouvement. Appellation commode pour désigner le mouvement populaire et la révolution qu’il mène actuellement en Algérie.
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[3]
CNRA : Conseil National de la Révolution Algérienne.
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[4]
GPRA : Gouvernement Provisoire de la République Algérienne
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[5]
Sonatrach est la compagnie pétrolière nationale