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Article de revue

La Chine et l’Iran : une « alliance » en formation ?

Pages 151 à 165

Notes

  • [1]
  • [2]
    SIPRI Arms Transfers Database, https://www.sipri.org/databases/armstransfers
  • [3]
    Voir Farhad Rezaei, Iran’s Nuclear Program 1979-2015. A Study in Proliferation and Rollback, Cham (Suisse), Palgrave Macmillan, 2017.
  • [4]
    International Monetary Fund, Direction of Trade Statistics Yearbook, Washington, IMF Publication, (diverses années).
  • [5]
    “Iran, China rejects hegemony”, Irna, October 4th, 2006.
  • [6]
    SIPRI Arms Transfers Database, Stockholm International Peace Research Institute, https://www.sipri.org/databases/armstransfers
  • [7]
    Justin Jalal, “China seeks stronger military ties with Iran”, Times of Israel, October 23rd, 2014.
  • [8]
    Voir IMFDatabase, https://data.imf.org/
  • [9]
    “Iran, China agrees on new oil payments”, Irna, June 1st, 2015.
  • [10]
    Sabena Siddiqui, “Why Iran Won’t Be Joining the Shanghai Cooperation Organization Anytime Soon”, The Globe Post, June 27th, 2019.
  • [11]
    “China wants to ‘deepen strategic trust’ with Iran, Foreign Minister Wang Yi says, as both sides meet for nuclear deal”, SCMP, February 19th, 2019.
  • [12]
    Sidney Leng, “Iranian foreign minister holds talks in Beijing after surprise visit to G7 summit”, SCMP, August 26th, 2019.
  • [13]
    “Zarif says Iran, China interested in expanding strategic ties Politics”, Tehran Times, December 31st, 2019.
  • [14]
    “China promises ‘relentless efforts’ to save Iran nuclear deal after US drone strike on Qassem Soleimani”, SCMP, January 6th, 2020.
  • [15]
    Existence de vols directs entre les deux pays, présence de compagnies et de mains-d’œuvre chinoises sur son territoire, ainsi que d’étudiants musulmans chinois, à Qom notamment, épicentre du Covid-19.
  • [16]
    Il existe une mouvance pro-chinoise en Iran à rechercher chez les conservateurs radicaux et chez les principalistes qui vantent le « modèle » de développement chinois pour l’Iran.
  • [17]
    Maryam Sinaiee, “Iran Guards Censure Health Official For Criticizing China’s Coronavirus Data”, Radio Farda, April 8th, 2020.
  • [18]
    Hessam Ghanatir, “Sycophantic Hardliners Rally Behind China’s Ambassador to Iran”, IranWire, April 8th, 2020.
  • [19]
    “Iran Navy Chief : US Must Leave Region”, Tasnim News Agency, December 29th, 2019.
  • [20]
    “Russia, China, Iran start joint naval drills in Indian Ocean”, Reuters, December 27th, 2019.
  • [21]
    Dalga Khatinoglu, “China Has Reduced Oil Imports From Iran, Zero Revenues For Tehran”, Radio Farda, March 27th, 2020.
  • [22]
    “China pumps billions into Iranian economy as Western firms hold off”, Reuters, December 1st, 2017.

Entre changements politiques et continuité diplomatique

1Nonobstant leur éloignement idéologique, la Chine communiste et le régime pro-occidental du Shah d’Iran se sont rapprochés sur fond de réchauffement sino-américain au début de la décennie 70. L’Iran est alors désireux de développer des liens avec l’immense Chine alors que celle-ci voit en Téhéran un contrepoids utile face à l’URSS. Pékin a aussi progressivement reconnu le poids de l’Iran comme acteur régional de premier plan dans le golfe Persique et comme partenaire privilégié pour contrer tout candidat à l’« hégémonie » dans cette zone clé du système international.

2Après la chute du Shah et la mise en place de la République islamique proclamée en février 1979, les deux régimes peuvent paraître encore à rebours l’un de l’autre, l’un prônant la théocratie quand la Chine imposait l’athéisme d’État. Mais entre ces deux entités, les intérêts géopolitiques sont trop croisés pour modifier leur doxa. Sur le fond, le changement de régime en Iran introduit de nouveaux éléments de convergence. Au plan idéologique, les deux régimes s’opposent à l’« hégémonisme » des superpuissances et, après la disparition de l’URSS, à l’« unilatéralisme » de Washington. Ils affichent une préférence pour une configuration multipolaire du système international, système qu’ils contestent d’ailleurs tous deux comme occidentalo-centré et défavorable au « Sud ». Sur le plan stratégique, des intérêts convergent également. Comme l’Iran, la Chine se méfie de la pénétration stratégique américaine en Asie centrale après 1991, en Afghanistan après 2001 et en Irak en 2003. Les deux États partagent aussi un intérêt à limiter l’influence américaine dans le golfe Persique, vu du côté iranien comme une zone d’influence naturelle tandis que Pékin considère qu’une domination américaine complète de cet espace y est contraire à ses intérêts. En contrôlant le Golfe, et partant, l’approvisionnement pétrolier mondial, les États-Unis pourraient en effet asseoir leur position hégémonique, ce que les dirigeants chinois ne souhaitent pas, d’autant qu’à partir des années 90, la RPC est devenue elle-même un importateur net de pétrole. Malgré des essais de diversifications, une part substantielle de ses importations de pétrole brut (43,73 % en 2018) [1] en reste originaire d’où son importance stratégique accrue. Dans ce contexte, Téhéran est perçu comme le seul partenaire – les autres pays de la zone étant trop proches des États-Unis – susceptible de continuer à l’approvisionner même en cas de crise. Un facteur lié à sa sécurité énergétique, qui renforcera donc son intérêt à coopérer avec lui dans la décennie 90.

3Dès le début des années 80, dans le contexte de la guerre avec l’Irak, l’isolement international et les difficultés militaires poussent Téhéran à rechercher l’appui chinois. Pour la RPC, les besoins iraniens en armement permettent de renouer avec le nouveau régime tout en favorisant les exportations de ses compagnies. Malgré les pressions américaines, elle exporte de l’armement conventionnel, forme des militaires iraniens et aide Téhéran à développer ses capacités de production d’armement. En dépit de ralentissements après 1997 et d’une interruption après 2016, sur la période 1981-2019, il a été, selon les statistiques du SIPRI, le second fournisseur d’armement conventionnel de l’Iran [2]. La conception et la technologie chinoises se retrouvent dans les missiles iraniens de tout type et de toutes portées. Elle a donc joué un rôle crucial pour la modernisation du secteur militaro-industriel iranien, en fournissant des équipements que Téhéran ne pouvait se procurer ailleurs. Tout en favorisant ses intérêts économiques et géopolitiques, la RPC s’est donc rendue très utile au régime iranien, les missiles balistiques et les capacités navales constituant le cœur de sa doctrine militaire de dissuasion et de sa stratégie de déni d’accès/ interdiction de zone face à Washington.

4Par ailleurs, dans le contexte de la guerre avec l’Irak, Pékin apparaît aux yeux du régime iranien comme un fournisseur possible des savoir-faire et des technologies nucléaires qu’il recherche [3]. Plusieurs accords seront signés. Vu de Chine, l’intérêt est économique, mais ce type de coopération accroît aussi son capital politique à Téhéran. La RPC sera le plus important fournisseur de technologies nucléaires de l’Iran de 1985 à 1996. Elle forme des spécialistes iraniens et fourni différents types de technologies et de machines, aide l’Iran dans l’exploration et l’extraction de l’uranium, et dans la maîtrise de l’utilisation des lasers pour l’enrichissement. Autant de domaines qui offrent à son partenaire la possibilité d’expérimenter et de progresser dans sa quête de capacités nucléaires. Ces coopérations sont complétées par la multiplication des rencontres politiques bilatérales, l’intensification modeste du commerce (de 313 millions USD en 1991 à 1,348 milliards en 2000) [4], la participation de compagnies chinoises à des projets iraniens d’infrastructures (métro de Téhéran), et l’octroi par Pékin de lignes de crédit et de prêts.

5Malgré ces développements, durant la décennie 90, les rapports bilatéraux se heurtent aussi à des obstacles. Il existe de fait d’importantes divergences d’intérêts. Pékin s’est inquiété des ambitions régionales iraniennes en Asie centrale et de son influence potentielle au Tadjikistan voisin de sa province du Xinjiang. Il l’a par ailleurs mis en garde contre toute ingérence dans ses affaires intérieures au regard de la communauté ouïghour vivant dans cette province. Un avertissement que Téhéran a de fait suivi depuis, en restant totalement silencieux face à la politique très répressive de Pékin à l’égard de cette population musulmane.

6La RPC et l’Iran divergent de plus sur les relations avec Israël, pays honni du régime iranien alors que Pékin noue avec lui des relations diplomatiques en 1992. Ce facteur « israélien » perdure jusqu’à aujourd’hui. Toutes ces divergences et d’autres encore pèsent sur la relation bilatérale. Pourtant, jusqu’en 1997, une intimité – que certains qualifient de « partenariat anti-hégémonique » – s’est nouée entre les deux régimes. Néanmoins, vu de Chine, une trop grande proximité avec Téhéran comporte le risque de provoquer une réaction hostile des États-Unis avec qui les rapports se sont tendus en 1995-1996 autour de la question de Taiwan. Aussi, Pékin calibre-t-il sa politique à ce moment en décidant de sacrifier certains de ses engagements avec l’Iran. Il renonce à livrer les centrales nucléaires commandées par le régime iranien en 1992 et, en 1997, il met officiellement fin à ses ventes de missiles et à sa coopération nucléaire, ce qui ce qui n’empêchera toutefois pas des « entités chinoises » de rester impliquées dans les domaines balistique et nucléaire iraniens. En réaction, Téhéran critique les pressions américaines. Manquant d’option, il ne peut s’aliéner le soutien chinois. Cet épisode montre à la fois la limite imposée par le facteur américain et le caractère asymétrique des rapports bilatéraux. Une constante jusqu’à aujourd’hui. Mais la suite démontre aussi l’intérêt tant à Pékin qu’à Téhéran de poursuivre la relation. En effet, après un court refroidissement, les deux régimes se rapprochent dans le contexte de l’intervention militaire de l’Otan au Kosovo, adoptant des positions communes en condamnant les « interventions humanitaires » et le « droit d’ingérence », les tendances « hégémoniques » de Washington et ses interférences dans la région du golfe Persique. Pour contrer Washington, ils promeuvent le rôle des Nations unies – où Pékin dispose d’un veto – dans le maintien de la paix et de la sécurité internationale. Ils affichent en outre leur préférence pour la « multipolarité » du système international. En matière économique, la visite du président Khatami à Pékin (juin 2000) ouvre un nouveau chapitre en matière d’hydrocarbures. Ce dernier secteur constitue désormais un intérêt croisé supplémentaire.

La crise du nucléaire : une opportunité pour les relations bilatérales

7La relance des relations sino-américaines après le 11 septembre 2001, la pénétration américaine en Afghanistan (2001), puis la désignation par G. W. Bush de l’Iran comme un États membre de l’« axe du mal » (2002), le déclenchement de la guerre contre l’Irak (2003), le développement de la question du nucléaire iranien (2003) et finalement les « printemps arabes » (2011), malgré leur retentissement international et régional, n’ont pas interrompu le développement des relations sino-iraniennes. La plus importante d’entre elles est le dossier du nucléaire. Pékin y est confronté à des intérêts contradictoires entre souhait de maintenir ses liens avec Téhéran et nécessité de ménager Washington. Contrairement à Washington, Pékin soutient le droit de Téhéran au nucléaire civil, insiste sur sa « bonne foi » et conteste toute idée de recours à la force sur ce dossier. Il refuse de se plier aux sanctions unilatérales américaines et trouve un compromis avec Washington pour protéger ses intérêts économiques en Iran, ce qui aussi utile à son partenaire. Pendant la décennie 2000, ses compagnies pétrolières y poursuivent des activités. Entre 2003 et 2014, à l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) et au CS des Nations Unies, Pékin apporte un soutien au régime iranien. Il vote certes à partir de 2006 les diverses résolutions le sanctionnant – 1737 (2006), 1747 (2007), 1803 (2008) et 1929 (2010) –, mais, parallèlement, retarde les prises de décision et dilue les sanctions. Il contribue à persuader Téhéran du risque réel de conflit et de ses conséquences, tout en lui montrant les avantages économiques et politiques d’un accord. Ce positionnement contribue au final à la signature par l’Iran du JCPOA du 14 juillet 2015. Mais la crise du nucléaire a aussi illustré les limites de la proximité sino-iranienne. Dès octobre 2006, l’ambassadeur iranien en Chine déclarait que les autorités chinoises n’entreraient jamais en conflit avec les États-Unis pour cette question [5]. Cette déclaration montre que Téhéran n’ignore pas cette limite qui lui laisse toutefois des marges de manœuvre utiles, et mises à profit.

8Au plan diplomatique, le positionnement chinois réduit l’isolement international du régime iranien. Les présidents Ahmadinejad et Rohani ont multiplié les contacts directs avec respectivement Hu Jintao et Xi Jinping. Signe toutefois de la prudence de Pékin, durant la crise du nucléaire, aucun président chinois n’a fait le déplacement en Iran. Outre ces rencontres de haut niveau, Téhéran s’est associé avec l’appui chinois aux dynamiques multilatérales promues par la RPC, au premier rang desquelles l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS). Cette dernière, créé à l’initiative chinoise, est une organisation régionale de sécurité en Asie qui a pour particularité d’exclure les États-Unis. Téhéran en est devenu membre observateur avec le soutien chinois en juin 2005. La Chine a toutefois temporisé sur la demande iranienne d’obtention du statut de membre à part entière. Pékin a par contre associé l’Iran à son initiative d’intégration économique régionale, les « routes de la soie » (BRI), lancée à l’automne 2013 en raison de la taille de son marché, de sa position géographique centrale, et de sa capacité à influencer le développement et la stabilité de ses voisins – 7 États sur le plan terrestre, sans compter les pays riverains du golfe Persique sur le plan maritime –. Téhéran est de son côté intéressé par les perspectives économiques et financières offertes par la BRI. En 2015, il est devenu membre fondateur de la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (BAII) créée par Pékin pour financer des projets BRI. Des projets d’infrastructures ont été annoncés mais ils ne concrétiseront qu’après la signature du JCPOA.

9D’autres domaines de coopération ont progressé à cette période. En matière de sécurité, des compagnies chinoises de télécommunications (Huawei, ZTE) ont transféré des technologies de surveillance électronique au régime iranien dans le contexte du Mouvement Vert (contestation de la réélection d’Ahmadinejad en 2009), l’aidant à renforcer sa sécurité. Pékin a par ailleurs soutenu les efforts militaires iraniens. Entre 2008 et 2012, il a été le premier fournisseur d’armement de Téhéran selon les données du SIPRI [6]. En dépit des pressions américaines, la RPC a donc contribué au renforcement des capacités militaires iraniennes. À partir de 2013/2014, dans le contexte de l’avancé des négociations sur le nucléaire et de l’arrivée au pouvoir du modéré Rohani, les liens entre forces armées se sont prudemment intensifiés : lancement d’une diplomatie navale [7] et visites d’officiers de haut niveau.

10Le commerce surtout a connu un essor inédit. Profitant de la crise du nucléaire, la RPC a remplacé les partenaires plus traditionnels de l’Iran (Japon, Corée du Sud et Européens) en devenant son premier allié économique. Le commerce bilatéral est passé de 3,743 milliards USD en 2002 à 51,803 milliards USD en 2014, ce qui représentait 44,23 % des échanges iraniens à cette date [8]. Si les hydrocarbures occupent la place principale dans les importations chinoises, la Chine est aussi le plus grand importateur de produits non pétroliers (pétrochimie, minerais…) de Téhéran. À cette période, les produits chinois ont inondé le marché iranien, ce qui n’a pas été sans conséquences pour l’industrie locale [9]. Les sociétés chinoises se sont implantées dans de nombreux secteurs (mines, construction, infrastructures, transports, télécommunications, etc.). Les investissements chinois annoncés, notamment dans le secteur des hydrocarbures, sont cependant restés très en-dessous des attentes iraniennes. Par crainte des sanctions, Pékin n’a guère tenu ses promesses entre 2010 et 2014. Téhéran, mécontent des atermoiements et de la temporisation des sociétés pétrolières chinoises, a d’ailleurs annulés certains contrats, par exemple avec la CNPC en 2013 et en 2014. Quoi qu’il en soit, en dépit de ces difficultés, entre 2002 et 2015, les échanges avec Pékin ont contribué à maintenir à flot l’économie iranienne soumise aux sanctions en en atténuant l’impact.

11Tous ces développements témoignent de la volonté et l’intérêt des deux parties à approfondir leurs liens, mais illustrent aussi l’asymétrie qui a prévalu dans leurs relations. C’est Pékin qui a donné le ton et fixé le rythme et les limites. Au final, à la veille de la signature du JCPOA, Pékin était donc devenu un partenaire majeur de l’Iran en terme diplomatique et économique mais aussi un partenaire utile en matière de sécurité et de défense. Des bases solides pour rebondir dans la nouvelle conjoncture.

Vers une « alliance » sino-iranienne ?

12La signature du JCPOA a à la fois offert à Pékin l’occasion de capitaliser sur l’appui qu’il a fourni à Téhéran durant la décennie précédente mais a aussi créé de nouveaux défis pour la relation bilatérale. Le retour d’autres acteurs économiques et politiques en Iran, notamment les Européens, a en effet élargi la marge de manœuvre du régime iranien, avant que le retrait américain du JCPOA en mai 2018 ne réduise ses possibilités et ne l’amène à devoir se tourner davantage vers la RPC. De son côté, Pékin doit tenir compte de la décision américaine, des difficultés de l’Iran avec son voisinage arabe et d’autres acteurs régionaux comme Israël, ce qui a aussi pesé sur ses rapports avec le régime iranien.

13Dès janvier 2016, Xi Jinping s’est rendu à Téhéran. C’était la première visite d’un président chinois en 14 ans en Iran mais aussi d’un dirigeant étranger après la mise en œuvre de l’accord. La RPC et l’Iran ont franchi à cette occasion une étape politique significative en annonçant l’élévation de leurs relations au niveau d’un partenariat stratégique global, le plus élevé de la hiérarchie des « partenariats » établie par la diplomatie chinoise. Cette décision montre que Pékin considère l’Iran comme un État majeur du Moyen-Orient pour sa diplomatie (notons que 4 autres pays jouissent aussi de ce niveau de relations avec lui dans cette zone, ce qui relativise ce développement). Ce partenariat englobe tous les aspects des relations bilatérales (politique, économique, culturel, judiciaire, sécurité-défense, affaires régionales et internationales, etc.). Concrètement, sur le plan diplomatique, il prévoit un mécanisme de rencontre annuelle entre ministres des Affaires étrangères, des réunions périodiques de consultation sur les affaires régionales, et la promesse d’un soutien mutuel sur les questions relevant de leurs « intérêts fondamentaux », c’est-à-dire les enjeux considérés comme prioritaires par les parties. Pékin associe aussi Téhéran plus étroitement aux dynamiques d’intégrations économiques régionales – voire désormais globale – qu’il favorise autour du pôle chinois, et au premier rang desquelles on trouve l’initiative BRI. Lors de cette visite, Téhéran a d’ailleurs signé un « protocole d’accord » l’y intégrant davantage. Xi Jinping a aussi offert son soutien à l’accession iranienne au statut de membre à part entière de l’OCS. Même si le ministre chinois des Affaires étrangères a réitéré ce soutien en juin 2017, le souhait iranien ne s’est pas matérialisé. Pékin est resté prudent. Il a temporisé pour protéger ses relations avec ses partenaires moyen-orientaux hostiles à l’Iran – notamment l’Arabie saoudite – mais aussi en raison de l’absence de consensus sur cette candidature entre les membres de l’organisation [10].

14Quoi qu’il en soit de possibles frustrations iraniennes, le retrait américain du JCPOA en mai 2018 a rendu l’appui chinois plus nécessaire encore à Téhéran. « Nous considérons le partenariat stratégique global entre l’Iran et la Chine comme l’une de nos relations les plus importantes », a déclaré Mohammad Zarif en visite en Chine en février 2019 [11]. Le très actif ministre des Affaires étrangères y a multiplié les déplacements en 2019 : en mai, pour aborder les « questions régionales et internationales » ; en août suivant, dans le sillage de son déplacement surprise au G7 pour réitérer l’intérêt iranien à approfondir son partenariat stratégique global avec Pékin et à contribuer activement à l’initiative BRI [12] et finalement en décembre, pour discuter du nucléaire. À cette dernière occasion, il répétera que son pays attache une « grande importance aux relations avec la Chine » et qu’il est « déterminé à approfondir la coopération (avec elle) […] pour atteindre de nouveaux sommets dans le cadre du partenariat stratégique global » [13]. Pékin, de son côté, considère que Donald Trump porte la responsabilité des difficultés actuelles sur le dossier du nucléaire. Il critique la décision américaine de retrait et est favorable au maintien de l’accord. S’il s’oppose aux sanctions unilatérales imposées par Washington, ses compagnies doivent cependant en tenir compte. Le contexte est d’autant plus délicat que les relations bilatérales se sont dégradées comme l’illustre la guerre commerciale qui opposent les deux pays. Il doit donc trouver le moyen de protéger ses intérêts en Iran tout en évitant de renforcer l’hostilité de Washington, ce qui n’est pas un exercice facile. La Chine a donc choisi de soutenir tous les efforts constructifs visant à apaiser la tension actuelle et à sauvegarder le JCPOA. Elle a appelé toutes les parties à l’accord à résoudre les différends existants par le dialogue et la consultation et déclaré œuvrer pour le règlement politique et diplomatique de la question nucléaire iranienne. Elle a systématiquement à la retenue et à la désescalade. C’est le message que la Chine a transmis dans le contexte de l’élimination de Qassem Soleimani par les États-Unis en janvier 2020 [14]. Sur le fond, celle-ci cherche donc à calmer le jeu pour éviter toute spirale négative pouvant mener à un conflit périlleux pour le régime iranien, et partant pour ses propres intérêts économiques et géopolitiques. Ce positionnement, favorable à Téhéran, connaît d’importantes limites, au premier rang desquelles les réactions de Washington. Il n’est pas non plus question que le régime iranien utilise la « bienveillance » chinoise pour entreprendre des actions contraires à ses intérêts. La RPC n’hésite pas communiquer son mécontentement à l’égard d’entreprises jugées inadéquates ou déstabilisatrices. Le pouvoir iranien doit donc prendre les intérêts chinois en compte dans ses calculs ce qui limite sa liberté d’action. Au final, le retrait américain du JCPOA a rendu Téhéran plus dépendant de Pékin, une asymétrie renforcée que la RPC peut aussi exploiter. Le soutien chinois est pour Téhéran irremplaçable dans le contexte actuel. Il en est bien conscient. En août 2019, A. Larijani a ainsi rappelé l’intérêt de l’Iran à « regarder vers l’Est » et évoqué la nécessité soulignée par le Guide de resserrer les liens la RPC. Même lorsque ces derniers ont eu de graves conséquences pour l’Iran – c’est le pays du Moyen-Orient le plus touché par le Covid-19 en raison de ses liens physiques directs avec la Chine [15] –, Téhéran a ménagé Pékin et la critique a été rapidement étouffée. Les soupçons émis début avril 2020 par le porte-parole du ministère iranien de la santé sur les données provenant de Chine sur le coronavirus, et immédiatement contestés par l’ambassadeur chinois à Téhéran, ont ainsi cédé la place aux louanges adressées à la RPC par les officiels iraniens pour son « assistance » à l’Iran et à une campagne de propagande destinée à mettre en scène cette aide chinoise. Le pouvoir iranien soutient cette campagne notamment en soulignant la proposition de Xi Jinping d’établissement d’une « route de la soie de la santé ». Mais la crise du Covid-19 a provoqué une polémique en Iran. D’un côté, les thuriféraires [16] des relations avec la Chine – dont les Gardiens de la Révolution [17] – défendaient Pékin. De l’autre, des parlementaires réformateurs dénonçaient l’« arrogance » de l’ambassadeur chinois et de nombreux internautes réagissaient en critiquant l’influence des « sinophiles »« Chinollahi » sur le régime iranien et la mainmise de Pékin sur leur pays, devenu selon eux une « colonie chinoise » [18]. Cette crise pourrait donc avoir des conséquences négatives pour l’image de la Chine auprès de l’opinion iranienne et des effets imprévisibles pour les relations bilatérales à l’aune de la polémique au sein de l’élite du régime sur les liens avec la RPC.

15Quoi qu’il en soit, avant cette récente crise, Pékin s’est montré utile à Téhéran dans divers secteurs. Ils ont prudemment élargi leurs liens sécuritaires. Un accord portant sur la formation du personnel, la lutte antiterroriste et contre les « menaces régionales sur la sécurité » a été conclu en novembre 2016. Les deux pays partagent en effet des convergences face à Daech et au radicalisme sunnite en général. Ils ont en outre organisé un premier exercice naval conjoint en mer d’Oman en juin 2017 et autre en décembre 2019 – avec la Russie en plus –, baptisé « Marine Security Belt ». Parmi les objectifs de ce dernier, très médiatisé par Téhéran, figuraient l’amélioration de la sécurité du commerce maritime international, la lutte contre la piraterie maritime et le terrorisme, l’échange d’informations concernant les opérations de sauvetage et l’expérience opérationnelle et tactique. Plus important encore, le message était politique et utile à sa propagande. Par cet exercice, Téhéran a voulu montrer qu’il n’est pas isolé et dispose d’« alliés » puissants. Un message subliminal adressé à Washington. Certains médias officiels iraniens ont évoqué la formation d’un « triangle de puissance maritime » dans la région et repris les propos du contre-amiral Khanzadi annonçant la fin de « l’ère de la libre action américaine » [19]. Cette narration ne correspond cependant pas l’état actuel des rapports bilatéraux. Le porte-parole chinois de la défense a minimisé la portée de l’exercice de décembre 2019, évoquant un « échange militaire normal », conforme aux pratiques internationales [20]. Le domaine maritime apparaît certes comme un espace croissant d’intérêt conjoint. Téhéran est actif dans l’océan Indien jusqu’en mer Rouge et au-delà, de même que Pékin qui a considérablement accru sa présence dans ces zones ces dernières années. La Chine semble intéressée notamment dans le cadre du déploiement, voire peut-être à l’avenir, de la protection, de ses « routes de la soie ». Avancée complémentaire, les deux pays ont accru leur coopération en matière de cybersécurité où leurs intérêts face à l’« unilatéralisme » et l’« hégémonie » des États-Unis en matière de technologies de l’information se rejoignent. Si son étendue précise reste inconnue, il s’agit toutefois d’une autre progression dans un domaine sensible, Téhéran considérant les cybercapacités comme un outil nécessaire à sa panoplie militaire asymétrique face aux États-Unis, à Israël et à ses voisins du Golfe.

16Outre ces développements, c’est sur le plan économique que Pékin s’est montré le plus utile au régime iranien. Le président Xi Jinping a déclaré dès septembre 2015 son intention de relancer la coopération bilatérale dans les domaines des chemins de fer, des routes, du fer et de l’acier, de la fabrication automobile, de l’électricité, de la haute technologie, de l’énergie et des finances. Un souhait concrétisé en janvier 2016 par la signature de dix-sept accords. Xi a annoncé que les deux pays entendaient porter leurs échanges à 600 milliards USD dans la prochaine décennie. Un objectif jugé très optimiste par de nombreux observateurs. Il n’empêche, l’utilité pour Téhéran du commerce avec la Chine s’est démontrée dans le contexte du rétablissement des sanctions par Washington.

17Pendant toute la période 2016-2019, la Chine est restée son premier partenaire commercial. Grâce à l’accord historique sur le nucléaire, d’autres États – notamment les Européens – avaient certes fait leur retour. Mais le retrait américain de l’accord sur le nucléaire et l’adoption de nouvelles sanctions en mai 2018, ont à nouveau réduit cette présence. Ces derniers ont représenté 60,82 % du total de son commerce extérieur, une véritable bouée de sauvetage économique pour le régime iranien, devenu de ce fait encore plus dépendant du bon vouloir chinois. Suite à la décision de Washington de mettre fin à ses dérogations (en mai 2019), les exportations pétrolières iraniennes se sont effondrées (de 1,5 million de b/j à moins de 500 000 b/j). Dans ce contexte, la Chine est restée son seul client mais, il faut le souligner, en quantité nettement moins importante que par le passé. Depuis, Pékin et Washington ont signé un accord pour interrompre leur guerre commerciale en janvier 2020. On constate en parallèle une réduction des quantités de brut importées d’Iran par Pékin (seulement 220 000 b/j de février à avril 2020 en moyenne). Selon Radio Farda, ces livraisons servent surtout à rembourser la dette de Téhéran envers les investisseurs chinois (CNPC, Sinopec) dans le secteur des hydrocarbures (voir infra) et l’Iran ne gagnerait donc aucun revenu de ces exportations [21]. Ce développement montre la prudence de Pékin, son souci d’apaiser quelque peu Washington pour protéger ses intérêts, tout en essayant de continuer – à ses conditions – à assister Téhéran. La RPC achète en effet des produits pétroliers (notamment du gaz de pétrole liquéfié) et est resté le premier acheteur de produits non-pétroliers de l’Iran.

18Outre le commerce, Pékin a fourni un soutien financier à Téhéran. Il a promis 35 milliards USD en financement et en prêts divers pour développer des projets dans le pays [22]. Ces facilités financières ont permis aux entreprises chinoises d’intensifier leurs activités. Cette implication répond aux intérêts économiques de Pékin et aussi en matière d’interconnexion dans le cadre de la BRI. Elle s’est maintenue après mai 2018. Des compagnies chinoises participent à la construction de plusieurs lignes ferroviaires dans le cadre du sixième plan quinquennal de développement lancé par l’administration Rohani que Pékin aide ainsi à réaliser. Elles sont aussi présentes dans d’autres secteurs (construction autoroutière, exploitation minière, aluminium, automobile, énergie solaire). Après 2015, la RPC a réanimé son implication dans le secteur des hydrocarbures. En 2016, un contrat de 550 millions USD pour la construction d’un terminal pétrolier dans la zone franche de Qeshm a été signé et en 2017, un accord de 3 milliards USD pour la modernisation de raffineries iraniennes de pétrole dont Abadan. Malgré la décision américaine de retrait du JCPOA, Sinopec y a semble-t-il poursuivi ses travaux. Ailleurs dans le secteur des hydrocarbures, de fortes turbulences ont cependant été enregistrées après mai 2018, notamment quant au développement de champs pétrolifères à Yadavaran et Azadegan dont les travaux ont été interrompus suite aux pressions américaines. En dépit des blocages dans ce secteur clé, Téhéran et Pékin ont avancé dans des domaines moins visés par l’administration Trump (santé animale, agriculture, pêche, tourisme, technologie, éducation).

19Au final, en apportant son soutien politico-diplomatique, en se rendant utile dans le domaine de la sécurité et en faisant progresser – certes prudemment – la coopération militaire, en soutenant l’économie iranienne par son commerce et le maintien de ses compagnies en Iran, et en continuant d’étendre les domaines de coopération bilatérale, Pékin a démontré son utilité pour le régime iranien. Peut-on parler dans ces conditions d’« alliance » entre la Chine et l’Iran ? C’est aller beaucoup trop loin. On constate certes des convergences politiques et géopolitiques importantes, l’existence d’intérêts croisés et des alignements parallèles sur certains dossiers, mais en même temps, il faut aussi reconnaître des développements contradictoires, et le problème de l’asymétrie des rapports que Pékin peut exploiter et qui ne laisse guère de choix à Téhéran devenu très dépendant du bon vouloir chinois. La RPC se préoccupe en priorité de ses intérêts. Comme le montre la crise du Covid-19, son influence croissante dans le pays fait l’objet de critiques en interne. Si, manquant d’alternative, Ali Khamenei favorise en priorité les liens avec Pékin dans le cadre d’une politique du regard vers l’Est, les limites à la relation bilatérale sont substantielles tant en Iran que du côté chinois. Dans cette dernière catégorie, la plus importante reste les relations complexes que Pékin entretient avec Washington. Ce facteur américain reste central mais ce n’est pas le seul qu’il prend en considération dans ses calculs pour calibrer ses rapports avec l’Iran. Il jauge aussi ses intérêts au regard d’autres partenaires importants, notamment les voisins arabes de l’Iran dans le golfe Persique ou encore Israël. La Chine est donc un partenaire utile au régime iranien, mais avec d’importantes limites et aux conditions chinoises. Au stade actuel, on peut ne peut donc parler d’« alliance » entre les deux pays au sens plein du mot mais plutôt d’un partenariat limité.


Date de mise en ligne : 20/07/2020.

https://doi.org/10.3917/come.113.0151

Notes

  • [1]
  • [2]
    SIPRI Arms Transfers Database, https://www.sipri.org/databases/armstransfers
  • [3]
    Voir Farhad Rezaei, Iran’s Nuclear Program 1979-2015. A Study in Proliferation and Rollback, Cham (Suisse), Palgrave Macmillan, 2017.
  • [4]
    International Monetary Fund, Direction of Trade Statistics Yearbook, Washington, IMF Publication, (diverses années).
  • [5]
    “Iran, China rejects hegemony”, Irna, October 4th, 2006.
  • [6]
    SIPRI Arms Transfers Database, Stockholm International Peace Research Institute, https://www.sipri.org/databases/armstransfers
  • [7]
    Justin Jalal, “China seeks stronger military ties with Iran”, Times of Israel, October 23rd, 2014.
  • [8]
    Voir IMFDatabase, https://data.imf.org/
  • [9]
    “Iran, China agrees on new oil payments”, Irna, June 1st, 2015.
  • [10]
    Sabena Siddiqui, “Why Iran Won’t Be Joining the Shanghai Cooperation Organization Anytime Soon”, The Globe Post, June 27th, 2019.
  • [11]
    “China wants to ‘deepen strategic trust’ with Iran, Foreign Minister Wang Yi says, as both sides meet for nuclear deal”, SCMP, February 19th, 2019.
  • [12]
    Sidney Leng, “Iranian foreign minister holds talks in Beijing after surprise visit to G7 summit”, SCMP, August 26th, 2019.
  • [13]
    “Zarif says Iran, China interested in expanding strategic ties Politics”, Tehran Times, December 31st, 2019.
  • [14]
    “China promises ‘relentless efforts’ to save Iran nuclear deal after US drone strike on Qassem Soleimani”, SCMP, January 6th, 2020.
  • [15]
    Existence de vols directs entre les deux pays, présence de compagnies et de mains-d’œuvre chinoises sur son territoire, ainsi que d’étudiants musulmans chinois, à Qom notamment, épicentre du Covid-19.
  • [16]
    Il existe une mouvance pro-chinoise en Iran à rechercher chez les conservateurs radicaux et chez les principalistes qui vantent le « modèle » de développement chinois pour l’Iran.
  • [17]
    Maryam Sinaiee, “Iran Guards Censure Health Official For Criticizing China’s Coronavirus Data”, Radio Farda, April 8th, 2020.
  • [18]
    Hessam Ghanatir, “Sycophantic Hardliners Rally Behind China’s Ambassador to Iran”, IranWire, April 8th, 2020.
  • [19]
    “Iran Navy Chief : US Must Leave Region”, Tasnim News Agency, December 29th, 2019.
  • [20]
    “Russia, China, Iran start joint naval drills in Indian Ocean”, Reuters, December 27th, 2019.
  • [21]
    Dalga Khatinoglu, “China Has Reduced Oil Imports From Iran, Zero Revenues For Tehran”, Radio Farda, March 27th, 2020.
  • [22]
    “China pumps billions into Iranian economy as Western firms hold off”, Reuters, December 1st, 2017.
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