1 Depuis 2014, l’ennemi terroriste à l’échelle régionale et internationale est incarné par l’organisation de l’État islamique (EI), également connue sous l’acronyme de « Daech ». Cette organisation s’est d’abord érigée en proto-État en étendant son contrôle sur des villes et des territoires en Syrie et en Irak, avant de connaître un reflux sous les coups de boutoir de la coalition internationale formée pour la combattre. Mais son essor et sa résilience au cours des dernières années posent la question de l’évolution à venir du terrorisme. En effet, malgré la « guerre globale contre la terreur », menée avec moult soldats et armements sophistiqués depuis une quinzaine d’année, le phénomène est loin d’être résorbé et ne cesse de connaître des rebondissements inattendus à la faveur d’un contexte international plus que jamais complexe et incertain. C’est ainsi que l’actualité du terrorisme donne lieu régulièrement à des querelles médiatiques, dont les échos résonnent dans toutes les élections des démocraties occidentales : sur la gestion du terrorisme, son véritable danger, sur la compatibilité de l’islam avec la modernité et la démocratie, sur la condition féminine en islam, sur son iconoclasme et son dogme de non-représentation, sur la violence dans le Coran puis, par extension, sur l’immigration et l’intégration des musulmans en Occident, sur l’antisémitisme et le racisme ou encore sur l’islamophobie et la discrimination à l’égard des musulmans.
2 Ces controverses, au-delà de leur expression médiatique, permettent de reconstituer en creux une histoire du terrorisme, déjà riche de nombreux épisodes marquants. Car depuis les années 1980, l’islamisme sous toutes ses formes a occupé progressivement le devant de la scène internationale et focalisé l’attention de l’opinion publique, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur du monde occidental. La quasi-totalité des crises et des conflits de l’après Guerre froide ont engagé des combattants islamistes de l’Algérie jusqu’en Afghanistan, en passant par la Somalie, le Soudan, le Yémen, la Tchétchénie, les Balkans ou encore la Syrie et le Sahel. Les interventions militaires occidentales visant à juguler le phénomène n’ont fait, jusqu’ici, que déplacer les problèmes des sociétés visées. Celles-ci souffrent de problèmes structurels qui relèvent avant tout du sous-développement et offrent un terreau favorable à l’implantation de toutes sortes d’idéologies radicales et de groupes extrémistes violents.
3 Mais l’interconnexion des intérêts et la mondialisation de l’information font que les problèmes des uns renvoient aux questionnements des autres et donnent une impression de proximité psychologique qui rend les frontières nationales caduques dans l’esprit de beaucoup de jeunes désœuvrés ou désorientés. La surmédiatisation des événements locaux offre également une caisse de résonance internationale aux actions et aux organisations terroristes qui acquièrent ainsi davantage de notoriété et attirent de plus en plus de membres jusqu’au cœur des démocraties occidentales. Ainsi, qu’il s’agisse d’une menace réelle ou perceptive, le terrorisme islamiste a été – et demeure – un enjeu central des politiques nationales et des relations internationales. Même si son dernier avatar (Daech) est vaincu, il ne fait aucun doute que ce phénomène continuera à occuper le devant de la scène politique et médiatique au cours des années à venir.
Le terrorisme islamiste avant Daech
4 Pendant que l’Europe subissait, tout au long des « années de plomb » (1970-80), les affres du terrorisme révolutionnaire des groupuscules d’extrême-gauche (Brigades Rouges en Italie, Faction Armée Rouge en Allemagne, Action Directe en France), l’islam politique se développait au Proche et au Moyen-Orient. Chez les musulmans chiites, c’est l’ayatollah Khomeiny qui établit les bases d’un islamisme révolutionnaire qui conduit au renversement du Shah d’Iran et à l’instauration d’une « République islamique » (1979), avec l’assentiment de l’Occident. Dans son sillage, sont créés divers partis et groupes chiites prônant la lutte armée, dont le plus célèbre est le Hezbollah libanais, littéralement « Parti de Dieu », créé en 1982 sous l’impulsion de Khomeiny justement, en pleine guerre civile libanaise.
5 Chez les musulmans sunnites, l’islamisme révolutionnaire se développe à partir de la pensée radicale de l’Égyptien Sayyid Qutb (exécuté en 1966), qui promeut une théologie du « jihad » (guerre sainte) et du « takfîr » (excommunication). Ses partisans trouvent un champ d’application pour ses thèses dans la guerre en Afghanistan contre l’Union soviétique. Cette guerre conduit notamment à la naissance d’Al-Qaïda, sous l’effet d’un autre idéologue islamiste d’origine palestinienne, Abdallah Azzam (tué en 1989), maître à penser d’Oussama Ben Laden à ses débuts.
6 Jusqu’en 1990, l’islamisme d’inspiration sunnite est occupé à combattre « l’ennemi communiste », aussi bien à l’intérieur du monde arabe où une lutte intestine oppose militants islamistes et étudiants communistes, qu’à l’extérieur des pays d’origine où les combattants islamistes résistent à l’armée rouge en Afghanistan.
7 Au même moment (avant 1990), l’islamisme chiite est occupé à combattre « l’ennemi nationaliste » sur deux fronts. D’un côté, la République islamique d’Iran mène une guerre de « défense sacrée » contre l’Irak de Saddam Hussein qui se positionne, depuis la mort de Nasser (1970), en champion du nationalisme arabe. D’un autre côté, le Hezbollah chiite mène une « guerre de résistance » contre l’occupation israélienne du Sud-Liban, et s’attaque à la présence occidentale au Liban. Les premières actions du mouvement chiite contre les intérêts occidentaux remontent à 1983, année au cours de laquelle le Hezbollah organise l’attentat-suicide contre l’ambassade américaine de Beyrouth (avril 1983 : 63 morts) et deux attentats-suicides contre la force multinationale d’interposition (octobre 1983 : 248 morts américains et 58 morts français dans l’attentat du Drakkar).
8 Une véritable théologie de la « libération islamique » (des tyrans, des puissances étrangères, de l’occupation israélienne) s’affirme tout au long des années 1980, mais sa véritable source d’inspiration se trouve, en réalité, dans le projet de libération nationale porté par les nationalistes arabes, qui a fortement influencé la pensée islamique à partir des années 1950, créant un courant idéologique mixte, l’islamo-nationalisme, qui connaîtra un destin exceptionnel par la suite sous les traits du Hezbollah libanais ou encore du Hamas palestinien. Il est d’ailleurs possible de dater ce glissement de l’idéologie de « libération nationale » vers une théologie de la « libération islamique » à partir de la défaite arabe face à Israël en 1967 (Guerre des Six Jours). La déroute du nassérisme a transformé la perception arabe qui s’est progressivement détournée du nationalisme vers l’islamisme. Les forces progressistes ont eu leur heure de gloire dans les années 1970, avec l’essor du mouvement national palestinien. C’est au milieu des années 1980 que l’islamisation de la libération nationale s’opère réellement, jusqu’à la chute de l’Union soviétique, qui marque la fin du modèle politique « alternatif » dans le monde arabe. La guerre du Golfe (1990-1991) signe la mort du projet nationaliste arabe porté, à l’époque, par un Saddam Hussein tyrannique mais jusque-là perçu comme un « barrage » contre l’extension de la révolution islamique iranienne. La guerre Iran-Irak qui avait duré huit ans (1980-1988) et qui s’était officiellement terminée sans vainqueur ni vaincu, a en réalité préparé le terrain à l’essor de l’islamisme populaire.
9 En se neutralisant mutuellement, le nationalisme arabe porté par l’Irak de Saddam Hussein et l’islamisme révolutionnaire porté par l’Iran de l’ayatollah Khomeiny, ont ouvert la voie à l’islamisme de masse porté par les Frères musulmans et au jihadisme violent représenté par Al-Qaïda. Mais tous étaient unis psychologiquement autour d’une même théologie de la libération : libération du sous-développement (pour les nationalistes), libération de la domination occidentale (pour les islamistes). « Résistance intérieure » et « lutte extérieure » seront les deux volets d’une même théologie qui se diffuse progressivement dans les couches populaires et qui assimile, dans un même mouvement de rejet, l’Occident et les dirigeants musulmans comme « oppresseurs de la foi ».
10 En réduisant à néant la puissance irakienne, la guerre du Golfe signe la fin du nationalisme arabe et laisse le champ libre à l’islam politique. Elle constitue également un tournant dans la perception islamiste. En effet, après avoir été les alliés de l’Occident durant la guerre d’Afghanistan contre l’Union soviétique (1979-1989), les « combattants arabes » de Ben Laden et les autres moudjahidines perçoivent désormais les Américains et leurs alliés comme des ennemis de la foi ayant profané la terre sainte de l’islam. Lorsque le roi Fahd d’Arabie annonce en 1991 l’accueil d’une coalition internationale sur le sol du royaume pour repousser Saddam Hussein, envahisseur du Koweït voisin, il provoque aussitôt l’indignation de la société saoudienne et la colère des islamistes de tous bords. La présence massive des troupes américaines sur le sol saoudien va retourner progressivement le djihad contre l’ancien allié américain, pourtant protecteur des Saoudiens (sunnites) face aux ayatollahs iraniens (chiites). Le chef d’Al-Qaida, Oussama ben Laden (1957-2011), de retour du front afghan, s’est alors violemment opposé à la présence de troupes américaines sur le sol saoudien et fondé une branche de l’organisation dans la péninsule arabique qui va perpétrer plusieurs attentats meurtriers comme celui de 1996 contre la base militaire d’al-Khobar, dans l’est de l’Arabie saoudite, tuant dix-neuf soldats américains. Depuis, la liste des attentats perpétrés contre les forces gouvernementales ou les forces américaines n’a fait que s’allonger avec des actions de plus en plus hardies.
11 Les attentats perpétrés le 11 septembre 2001 aux États-Unis constituent un autre tournant historique qui consacre le terrorisme comme un enjeu central des relations internationale et désigne, en même temps, Al-Qaïda comme le principal ennemi des démocraties occidentales. En lançant sa « guerre globale contre la terreur », l’administration américaine donne une visibilité inespérée à l’ensemble de la mouvance jihadiste et contribue à la construction de la figure du « combattant étranger ». Confrontée dans la durée à la machine de guerre occidentale, la mouvance jihadiste s’organise, apprend de ses erreurs et acquiert une dimension internationale qui ne cesse de s’affirmer. La médiatisation exponentielle de ses actions lui permet également de s’imposer face aux tendances concurrentes de l’islam politique et de recruter de plus en plus de « combattants » en Occident même [1].
12 Pis, après avoir envahi l’Irak en 2003, les Américains mettent en place un système confessionnaliste qui identifie les Irakiens, non plus en fonction de leur appartenance nationale mais en fonction de leur origine confessionnelle (sunnite vs. chiite) et ethnique (arabe vs. kurde). L’institutionnalisation de ce système, avec notamment la distribution confessionnelle des portefeuilles ministériels au gouvernement, fait basculer les anciens cadres du régime baathiste dans la « résistance ». La combinaison de cette politique confessionnaliste avec une politique de « débaathisation » a produit des effets désastreux. Elle a accéléré la disparition du nationalisme séculier en Irak, tout en donnant une place démesurée aux identités religieuses. Celles-ci ne tarderont pas à s’affirmer sur le devant de la scène politique à la faveur du « Printemps arabe ».
13 En effet, loin de permettre une entrée du monde arabe dans l’ère de la démocratie, les soulèvements arabes de 2011 ont accéléré le délitement de l’ancien système et révélé la fragilité des États existants sur tous les plans. La chute de plusieurs régimes jusque-là considérés comme solides (Tunisie, Libye, Égypte) et l’anarchie qui s’ensuivit, ont montré la faillite de l’État-nation dans ces pays. Du jour au lendemain, les anciens réflexes du tribalisme et du régionalisme ont repris le dessus, contribuant à la dégradation d’une situation très difficile économiquement.
14 La victoire des islamistes aux premières élections libres leur a ouvert les portes du pouvoir, mais leurs errements politiques et idéologiques n’ont fait qu’aggraver la situation en libérant les forces obscures de l’islamisme. Dans plusieurs pays, les aspirations initiales à la liberté et à la dignité ont tourné à l’affrontement armé ou dégénéré en guerre civile à caractère confessionnel. C’est dans ce contexte que s’affirme l’organisation de l’Etat islamique dans plusieurs pays (Irak, Syrie, Libye, etc.) et qu’elle transforme la nature du terrorisme en faisant la jonction avec le confessionnalisme.
Le terrorisme islamiste depuis Daech
15 L’Etat islamique a généralisé la guerre confessionnelle qui opposait jusque-là des groupes musulmans chiites et des groupes musulmans sunnites. Il a étendu la guerre à l’intérieur même de l’islam sunnite majoritaire dans le monde (1,3 milliard) : d’une part, en s’attaquant de front à son concurrent direct, l’organisation d’Al-Qaïda, et d’autre part, en nourrissant la guerre entre les sunnites de la tendance frériste et les sunnites de la tendance salafiste.
16 Si le grand schisme de l’islam (entre sunnites et chiites) remonte au VIIe siècle sur cette querelle de succession (de Mahomet), les particularités doctrinales et les différences théologiques entre ces deux courants se sont construits par la suite sur un socle idéologique et politique. Écarté de la politique musulmane pendant des siècles, l’islam chiite devient religion d’État dans l’Iran contemporain, en 1979, à la faveur de la « Révolution islamique », puis connaît une montée en puissance exceptionnelle après la chute de Saddam Hussein en 2003. Les chiites prennent alors le pouvoir à Bagdad et renforcent « l’axe chiite » (Iran-Irak-Syrie-Liban). Depuis, s’accumulent les tueries, les massacres, les destructions et les déplacements de populations. La situation n’a fait que s’aggraver depuis le déclenchement de la guerre en Syrie avec l’implantation durable des groupes jihadistes du côté sunnite et la prolifération des milices armées du côté chiite.
17 À l’intérieur du camp sunnite, les rivalités internes trouvent leur traduction dans la compétition idéologique et doctrinale existant entre deux courants très actifs sur l’ensemble du monde arabe et musulman : celui des Frères musulmans et celui des Salafistes [2].
18 Sur le plan militaire, cette compétition trouve son pendant dans la lutte armée menée d’un côté par l’organisation d’Al-Qaïda et de l’autre par l’organisation de l’Etat islamique, qui ne cessent de s’invectiver et de s’affronter dans plusieurs régions du monde, faisant des centaines de morts des deux côtés.
19 Pourtant, les deux organisations sont de nature « panislamiste », c’est-à-dire voulant l’union de tous les musulmans, mais l’une est de tendance « confédéraliste » (Al-Qaïda) tandis que l’autre est de tendance « fédéraliste » (Etat islamique). Autrement dit, l’une (AQ) veut créer une « Union islamique » (à l’image de l’Union européenne) ; l’autre (EI) promeut une suppression des frontières existantes et la création des « Etats-Unis islamiques » (à l’instar des États-Unis d’Amérique).
20 Cette divergence de point de vue et de stratégie a conduit à des affrontements fratricides et à l’extension de la guerre interne à l’islam sunnite. Elle s’est traduite par un essor sans précédent du takfirisme.
21 Ce courant politico-religieux se distingue par le lancement d’accusation de « takfir » (excommunication) de musulmans contre d’autres musulmans. Le mot arabe signifie littéralement le fait de traiter quelqu’un de « mécréant » (kâfir) et, par conséquent, de lui ôter toutes les garanties et les protections associées à son statut de musulman. En le désignant comme « kâfir » (mécréant, hérétique), les organisations terroristes rendent licites son assassinat, l’expropriation de ses biens, ou encore le divorce forcé de son épouse.
22 Les Takfiristes s’inspirent de la pensée de Sayyid Qutb, l’un des idéologues égyptiens les plus connus de la mouvance islamiste, condamné à mort en 1966 par les autorités égyptiennes. Il est à l’origine de cette forme d’islamisme radical qui procède par « anathémisation » ou « excommunication » (takfir). Il a été également l’un des premiers idéologues de l’islamisme contemporain à légitimer la violence politique d’un point de vue théologique et à appeler à la « guerre sainte » (jihad) non pas seulement contre des non-musulmans mais aussi contre les autres musulmans s’ils ne suivent pas strictement les enseignements de l’islam ou s’ils n’appliquent pas la charia. Cette idéologie a été à l’origine de plusieurs groupuscules armés en Égypte et inspire encore de nombreux combattants jihadistes dans le monde, à commencer par ceux d’Al-Qaïda et de l’État islamique.
23 Au cours des guerres civiles qui se sont déroulées dans les pays arabes (Algérie, Irak, Syrie, Yémen), les Takfiristes ont systématiquement déclaré la « guerre sainte » aux autres musulmans en les considérant comme des « mécréants » et en légitimant de la sorte leur assassinat. Ainsi, les Takfiristes sont à la fois les initiateurs des massacres et les premiers bénéficiaires des guerres civiles. Leur objectif ultime est la création d’un « État islamique » (théocratie) dans lequel la charia (loi divine) serait strictement appliquée.
24 Les Takfiristes n’ont cessé de proliférer et ont connu un essor fulgurant avec « l’État islamique en Irak et au Levant » (Daech). En effet, à partir de 2014, les idéologues de l’organisation ont émis plusieurs fatwas de condamnation et d’excommunication visant des régions entières ou des communautés spécifiques. C’est le cas des régions à majorité chiite (en Irak) ou alaouite (en Syrie) qui ont été considérées comme « mécréantes » et visées par de nombreux attentats meurtriers. C’est le cas également de la communauté yézidie d’Irak qui a été « excommuniée », puis ciblée par les actions armées de l’organisation (au mont Sinjar notamment), avant que ses membres captifs ne soient réduits en esclavage, en particulier les femmes yézidies.
25 Mais le takfirisme de l’Etat islamique connaît une extension fulgurante à la faveur des réseaux sociaux. En effet, dans une société de l’information mondialisée et hyper connectée, le « takfirisme local » de l’EI acquiert droit de cité dans les informations quotidiennes et dans les foyers du monde entier, par la magie de l’internet et des médias transfrontaliers. On assiste ainsi, à partir de 2014, au développement d’un « takfirisme en ligne » qui prend forme dans des discours, des vidéos, des magazines multilingues et des contenus diffusés sur les réseaux sociaux.
26 Dans cette nouvelle forme de développement, le takfirisme de l’EI s’accélère et se complexifie. Aujourd’hui, les fatwas de condamnation takfiristes sont très nombreuses sur l’internet et les réseaux sociaux. Du point de vue juridique, il s’agit purement et simplement de provocation à la haine et d’appels au meurtre. Mais les auteurs de ces messages sont rarement poursuivis en justice parce qu’ils se cachent derrière des pseudonymes et se fondent dans la masse des utilisateurs anonymes de la Toile mondiale.
27 Bénéficiant des ressources exceptionnelles de l’internet, le takfirisme est entré dans l’ère du numérique et a envahi le cyberespace. On ne compte plus les messages d’excommunication, de harcèlement et de menace de mort ou de représailles sur les réseaux sociaux. C’est parmi ces « Takfiristes virtuels » que l’on trouve le plus grand nombre d’individus radicalisés, adaptes des assassinats ciblés : leurs cibles privilégiées sont les imams modérés, les intellectuels progressistes et les femmes libérées.
28 Dans le monde parallèle de l’internet, le terrorisme takfiriste se présente sous une forme aussi bien intellectuelle qu’actionnelle. Les condamnations portent sur des idées considérées comme « anti-islamiques » telles que la laïcité ou la démocratie. Beaucoup de musulmans sont qualifiés de « mécréants » pour des comportements jugés « hérétiques » comme le fait d’assister à des concerts de musique occidentale ou à des spectacles de danse. Les femmes de confession musulmane sont particulièrement visées par les « fatwas d’excommunication » en raison de leur habillement ou de leurs fréquentations. Elles subissent souvent des actions de harcèlement, des agressions verbales ou physiques, notamment dans certaines zones péri-urbaines où l’idéologie takfiriste a gagné du terrain au cours des dernières années.
Conclusion
29 Le premier acte symbolique du chef de l’EI lors de la prise de Mossoul en juin 2014 a été de proclamer le rétablissement du « califat islamique » et de s’autoproclamer « calife Ibrahim ». Ce faisant, il renouait avec une longue tradition de l’histoire musulmane et donnait une dimension religieuse à son combat politique. En effet, il n’est pas exagéré d’affirmer que les musulmans n’ont jamais vécu sans « calife » jusqu’au début du XXe siècle. Même si l’institution califale a connu des hauts et des bas, des figures emblématiques et des représentants peu glorieux, il a toujours existé une autorité temporelle et spirituelle pour diriger les musulmans, à la suite de Mahomet, d’où d’ailleurs le mot « calife » qui signifie en arabe le « successeur » (du Prophète) [3].
30 En proclamant « l’Etat du Califat » (dawlat al-khilâfa), l’EI promeut une vision théologique du territoire, distinguant différents locus : « territoire de l’islam » (dâr al-islam), « territoire de la mécréance » (dâr al-kufr), « territoire de la guerre » (dâr al-harb), territoire de la trêve (dâr al-sulh). Ces distinctions, héritées du Moyen-âge, renaissent à l’époque contemporaine à la faveur de la montée en puissance des groupes islamistes de la tendance salafiste et jihadiste mais ils ne connaissent réellement une mise en œuvre politique et militaire qu’avec l’EI.
31 L’idée de « territoire national » est remise en question comme une construction colonialiste et artificielle visant à diviser les musulmans. Dans son sillage, la « souveraineté nationale » est mise à mal par les revendications identitaires et religieuses. La compétition entre les groupes armés, qui appellent à l’unification des musulmans sous la bannière du « califat », accélère le délitement des États-nations et augmente la fragmentation territoriale qui se traduit par la création de « provinces de l’EI » (wilâya) sur des pans de leur territoire (en Irak, en Syrie, en Égypte et en Libye notamment).
32 Ailleurs dans le monde, les « Soldats du califat » perpètrent des dizaines d’attentats meurtriers, qui provoquent la mort de centaines de personnes. Les exemples emblématiques sont les attentats de Paris en novembre 2015, de Bruxelles en mars 2016, de Nice en juillet 2016, de Berlin en décembre 2016 et de Londres en mars 2017. Toutes ces actions terroristes ont été revendiquées au nom de « l’Etat du Califat » et indiquent une fuite en avant d’une organisation aux abois. Mais il est clair aujourd’hui que, même si l’EI venait à être totalement vaincu et réduit, l’idée du califat qu’il a fait renaître ne manquera pas de germer et de prospérer sur les décombres des États en déliquescence.