Notes
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[1]
Cité par David Thompson, in Les revenants, Ils étaient partis faire le jihad ils sont de retour en France - Seuil-Les jours, 2016. Cf également « Les jihadistes français » Les arènes, 2014.
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[2]
Témoignage de Yilmaz, djihadiste d’origine turque ayant quitté l’armée néerlandaise pour partir combattre en Syrie.https://tinyurl.com/l535562 !
- [3]
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[4]
Olivier Roy, Le Jihad et la mort, Seuil, 2016. En quête de l’Orient perdu. Entretiens avec Jean Louis Shlegel (Seuil, Paris 2015 Gilles Kepel (avec Antoine Jardin), Terreur sur l’Hexagone. Genèse du djihad français, Gallimard, Paris, 2015. « La Fracture » Gallimard 2016. La thèse présentée ici reprend certaines formulations de la version présentée dans Comprendre l’islam politique. Une trajectoire de recherche sur l’altérité islamiste (1973- 2016), La Découverte, 2016, qu’elle met à jour.
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[5]
L’appellation « Pieds nickelés » évoque les héros d’une bande dessinée créée à Paris, en juin 1908, par Louis Forton et reconduite jusqu’à nos jours (plus confidentiellement) par une succession d’auteurs. Ces héros sans envergure veulent avant tout garder leurs pieds « nickels », c’est-à-dire ne pas les souiller en travaillant. Ils vivent donc en marge de la société et à ses dépens.
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[6]
Sur la notion très discutée de « radicalisation » voir notamment Farhad Khoskhoravar Quelques réflexions sur la notion de radicalisation, Les Carnets du CAPCS (24) Printemps 2017, p.9-29.
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[7]
G. Kepel pense ainsi avoir trouvé dans la personne du Syrien Abou Muss’ab al-Suri une sorte de « cerveau », voire de « chef d’orchestre » de la révolte qui a débouché sur la création de l’organisation Etat islamique. Dans ce cas précis, la centralité accordée à un acteur pose d’autant plus problème que ce personnage très atypique, dont la carrière a été reconstruite avec une minutie remarquable par Brynja Lia (Architect of Global Jihad : The Life of Al-Qaeda Strategist Abu Mus’ab Al-Suri, OUP, 2014), est vertement critiqué par les « penseurs » de l’EI qui lui reprochent la « modération » inhérente à sa posture frériste initiale (Cf. notamment Dabiq, n° 14).
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[8]
Bernard Lewis. What Went Wrong : Western Impact and Middle Eastern Response. New York : Oxford University Press, 2002. 172 pp.
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[9]
« Une islamisation de la révolte radicale ? », Regards, 11 mai 2015, ur1.ca/pfqbh ; voir aussi Alain Bertho, Les Enfants du chaos. Essai sur le temps des martyrs, La Découverte, Paris, 2016. Et http://www.liberation.fr/debats/2016/03/24/de-la-rage-sans-espoir-au-martyre-penser-la-complexite-du-jihadisme_1441825 .
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[10]
Les intellectuels russes, qui voulurent en 1860 « aller vers le peuple », et donc vers les paysans, furent eux aussi traités de « nihilistes ». Ils avaient pourtant un véritable projet politique : abolir le tsarisme, mobiliser les intellectuels, les étudiants et la jeunesse auprès de la classe paysanne (voir Francesco Venturi, Les Intellectuels, le peuple et la révolution. Histoire du populisme russe au XIXe siècle, tome 1, Gallimard, Paris, 1972).
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[11]
Auteur de l’ouvrage Un furieux désir de sacrifice : le surmusulman (Le Seuil, 2016), qui s’inscrit dans la droite ligne des perspectives tracées notamment, après Bernard Lewis, par Abdelwahab Meddeb dans La Maladie de l’Islam. Celle de la prise en considération quasi exclusive de causes internes, idéologiques, de la radicalisation des acteurs musulmans et de l’ignorance quasi totale des multiples effets des rapports de domination Nord/Sud.
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[12]
Seuil, Paris 2007.
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[13]
Ils iraient, écrit Olivier Roy, « se plaindre à Dounia Bouzar ». Dounia Bouzar, dont la lecture du phénomène djihadiste est limitée au seul prisme sectaire, a fondé en 2014 un « Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam », un temps très médiatisé mais dont la scientificité et l’efficacité des méthodes sont depuis très décriées, après le spectaculaire échec des expériences construites sur la base de ses analyses. Très factuellement, la condamnation supposée unanime des jihadistes par leur milieu familial souffre de nombreuses exceptions : il existe des fratries, voire des familles entières, parents et enfants, qui sont ensemble parties combattre en Syrie.
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[14]
« De ce point de vue, l’objection que fait Burgat (les radicaux sont motivés par leur « souffrance » de musulmans, des colonisés, ou de victimes du racisme, les discriminations de toutes sortes, les bombardements américains, les drônes, l’orientalisme, etc.) supposerait que la révolte soit d’abord celle des victimes. Or le lien entre les radicaux et les victimes est un lien plus imaginaire que réel. Ceux qui perpètrent des attentats en Europe ne sont pas les habitants de la bande de Gaza ni des Libyens, ni les Afghans. Ce ne sont pas forcément les plus pauvres, les plus utilisés, les moins intégrés ». (p.19-20).
-
[15]
David Thomson, Les revenants, op cit p. 283.
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[16]
Ali Rezgui a été tué par un policier - qui ne sera pas poursuivi - dans le cadre d’un vol commis le 17 septembre 2000.
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[17]
Des otages français, parmi lesquels le journaliste Didier François, dont il a été le geôlier en Syrie ont fourni un témoignage sur les motivations de Najim al-Hachraoui (l’un des auteurs de l’attentat de l’aéroport de Bruxelles) et son imaginaire politique. Comme celui de Coulibaly, ce témoignage contredit clairement l’hypothèse de la dépolitisation.http://www.europe1.fr/faits-divers/didier-francois-on-a-eu-de-longues-discussions-avec-lachraaoui-2726959.
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[18]
Cf. par exemple le témoignage de Zoubeir évoquant ce qu’il a compris de l’imaginaire de ses compagnons : « Ils voient la France comme un pays qui a colonisé, qui continue de coloniser et qui fait la guerre aux pauvres, aux Arabes et aux Africains. Ils voient la France comme un pays raciste. (David Thomson, Les revenants, Seuil-Les J ours, p. 93-94).
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[19]
« A la question de “Pourquoi l’EI ?”, deux mots reviennent comme des gimmiks dans leur bouches : “fierté” et “humiliation”. A leurs yeux, la France est une “terre d’humiliation” où les musulmans sont exclus du pouvoir politique, économique et médiatique, et où l’injonction permanente d’assimilation au nom du mythe universaliste républicain ne se conjugue pas avec de vraies perspectives d’ascension sociale pour tous. » (David Thompson, Les revenants, op. cit.) Cf également Farhad Khoskhoravar, The New European Jihadism and its Avatars, V & R Unipress, GmbH, Göttingen, 2017 ? The sanctification of hatred.
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[20]
Cf.parexemple“Nosinterventionsmilitairesnesontpaslacauseduterrorisme”http://contre-regard.com/nos-interventions-militaires-ne-sont-pas-la-cause-du-terrorisme-par-bruno-tertrais/
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[21]
À ne pas confondre avec son homonyme, co-auteur, avec Abdellali Hajjat, d’un essai éclairant : Islamophobie : comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman », La Découverte, 2016.
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[22]
Gilles Kepel, La fracture, op.cit.
« J’ai toujours eu l’impression d’être inférieure du fait que j’étais musulmane (...) Je me suis dit que, clairement, je n’avais pas ma place et que ma famille était esclave de la société française. Je refusais d’être comme eux. Moi, étant d’origine algérienne, j’ai mon grand père qui est mort pendant la guerre (d’Algérie). J’aime pas dire guerre parce que c’était pas à armes égales, moi je dis souvent “le génocide français”. Le Jihad, c’est se battre pour retrouver notre dignité qu’on a perdue. Qu’on a voulu écraser. Voilà, c’est ça qui m’a séduite on va dire. » [1]
« Si les forces néerlandaises avaient envoyé une unité ou des combattants pour aider le peuple syrien, j’aurais été le premier à signer, mais personne ne fait rien. Je suis venu en Syrie uniquement pour la Syrie. Je ne suis pas venu pour apprendre à construire des bombes ou ce genre de truc et ensuite rentrer. Ce n’est pas la mentalité qu’ont la plupart des combattants présents ici. En gros, et même si je sais que ça peut être dur à entendre, la plupart des frères qui sont ici, dont moi-même, nous sommes venus pour mourir. Donc repartir ne fait pas partie de nos perspectives. » [2]
« In France, where you can no longer totally be ‘a free man’ (the country is under open-ended state of emergency since November 2015), (...) – the contemporary transnationalization of political violence is, according to local media, summed-up in the straightforward opposition between two local intellectual schools of thought : (...) In this corner, an argument about ‘the Islamization of radicalism’, and, on the other side, an alternative view on ‘the radicalization of Islam’.“Pick your favorite (or disliked), fit the facts (or rationalize them), draft a policy (ever so quickly), and move on to relate any new development (however dissonant) to it »
2 Radicalisation de l’islam ou islamisation de la radicalité ? Confronté, comme d’autres, sur le terrain de la lecture académique des manifestations de violence dites « jihadistes », à ce dualisme français extrêmement réducteur que dénonce Mohamed Ould Mohamedou, et d’autres avec lui, j’ai éprouvé le besoin de le dépasser. La proposition méthodologique médiane que j’ai cherché à développer entend donc se distancier des limites de ces deux approches médiatiquement dominantes de la « jihadologie » française, portées ou promues l’une par Gilles Kepel et l’autre par Olivier Roy [4].
3 Le point commun de ces deux approches est non point d’insister sur les processus individuels qui déterminent l’engagement jihadiste mais, à bien des égards, de s’y borner. Et donc de limiter, voire d’occulter, la part essentielle des interactions entre ces processus individuels et les dynamiques sociales et politiques du milieu où ils prennent place. Pour Gilles Kepel, l’inscription des individus dans les réseaux transnationaux du salafisme-jihadisme constitue une matrice explicative quasi autonome : hommes et idées circuleraient en vase clos dans cet univers d’action et de pensée, sans interaction décisive avec les dynamiques sociales et politiques en cours dans les sociétés qu’ils côtoient ou dont ils sont issus. Olivier Roy se focalise pour sa part sur les déterminations psycho-sociales de l’engagement jihadiste. Il fait du contenu politique de cet engagement un pur accessoire sur un marché de la radicalité, nécessairement « nihiliste » et pathologique, où les idéologies seraient parfaitement interchangeables. Gilles Kepel et Olivier Roy s’opposent ainsi très clairement sur l’importance à accorder à la variable religieuse, Olivier Roy refusant la centralité énoncée par Gilles Kepel. Mais ils se rejoignent sur un point : ils isolent largement le phénomène jihadiste des processus socio-politiques qui lui donnent naissance. En forçant quelque peu le trait, leurs approches ont ainsi un même travers qui m’incite à les réunir, malgré leurs divergences, dans une identique critique : elles minimisent, euphémisent voire ignorent complètement l’impact de la persistance des vieux rapports de domination Nord-Sud, dans le théâtre politique « oriental » comme au sein des sociétés occidentales, sur le comportement des acteurs concernés. Toutes deux identifient les itinéraires, les adjuvants psycho-sociaux, les modes d’expression de l’hostilité qui monte du monde musulman à l’égard des Occidentaux. Mais elles évacuent l’essentiel : ses profondes racines historiques et ses motivations politiques sans cesse renouvelées. Toutes deux investissent très méticuleusement la réponse au « comment » ? Mais toutes deux délaissent en revanche l’autre interrogation, plus essentielle encore : celle du « pourquoi » ?!
4 Une problématique scientifique s’attaquant à une question aussi complexe que les trajectoires des jihadistes, européens ou « orientaux », ne saurait bien sûr être écrite en « noir et blanc », sur un mode péremptoire, et prétendre tracer des frontières étanches entre les approches concurrentes. La thèse promue par Gilles Kepel, qui attribue un rôle décisif à l’influence sur le corps social de la doctrine religieuse, en l’occurrence à son interprétation dite salafiste, ne saurait bien évidemment être délaissée dans son intégralité. La thèse de l’« islamisation de la radicalité » proposée par Olivier Roy contribue elle aussi à éclairer quelques-unes des facettes de la réalité. Refuser de reconnaître la fonctionnalité du paradigme des « Pieds nickelés » [5], pour reprendre la qualification imagée d’Olivier Roy à l’égard des jihadistes français, n’équivaut donc pas à rejeter l’intégralité de ce que cette thèse de la « désocialisation » permet d’approcher pour appréhender toutes les facettes du processus de radicalisation [6].
5 Pour autant, et c’est là l’essentiel, cette double tendance et le faux débat de – « la radicalisation de l’islam versus l’islamisation de la radicalité » – ne permettent pas de comprendre en quoi le phénomène jihadiste est avant tout le produit d’une interaction avec la situation socio historique où il prend naissance. Dans la nécessité de rétablir une telle approche je trouve donc pour ma part un enjeu d’intégrité éthique et politique bien sûr mais plus simplement, un enjeu d’intégrit scientifique.
De Bernard Lewis à Gilles Kepel, l’unilatéralisme néo-conservateur
Les vecteurs et les accessoires ou bien… les causes ?
6 Pour cerner les racines de la violence jihadiste, la plus médiatisée des deux approches, promue par Gilles Kepel, met donc l’accent sur la centralité de la variable idéologique, en l’occurence religieuse. Avec beaucoup de minutie, il établit entre conservatisme musulman et violence jihadiste des généalogies intellectuelles, qu’il pense de surcroît pouvoir territorialiser avec précision : en provenance de tel pays, la radicalisation serait passée par tel individu, idéologue ou activiste, puis par tel autre. Elle aurait transité dans tel quartier de telle ville, ou même (du fait du défaut d’isolation phonique) du quatrième étage de telle prison française au troisième ! Elle aurait été véhiculée par tel ou tel vecteur technologique (internet, les réseaux sociaux, etc.). Le rôle de cette généalogie idéologique serait central dans l’explication du phénomène tout entier [7]... De Qutb à Dhawahiri, d’Abdessalam Farag à Abou Muss’ab al-Suri, la révolte jihadiste aurait été conçue, pensée, initiée voire générée par quelques individus seulement. Humains ou technologiques, les vecteurs des circulations tendent à prendre ainsi chez Gilles Kepel une importance qui évacue l’étude des causalités, tout particulièrement politiques. L’approche aboutit à personnaliser de façon très réductrice des dynamiques qui sont en fait très largement collectives. Les vecteurs, les accessoires, les médiateurs d’une mobilisation protestataire tendent ainsi à en devenir les… causes ! Et c’est ainsi que le « comment » prend irrésistiblement le pas sur le « pourquoi ».
7 Ce surinvestissement des vecteurs d’une mobilisation protestataire au détriment de la prise en compte de ses racines causales n’est pas nouveau. L’apparition des cassettes audios comme outil militant de diffusion avait ainsi été érigée en quasi-explication de la poussée islamiste des années 1980. Face à l’émergence d’Al-Qaida, le rôle d’Internet a fait ensuite l’objet de la même focalisation. Avec les réseaux sociaux, ce travers a trouvé lors du « printemps arabe » un nouveau terrain d’expression, attribuant à Facebook la chute de Benali ou de Moubarak : simples adjuvants de la révolte, les réseaux sociaux et leurs “jeunes adeptes” seront souvent considérés comme les moteurs d’une dynamique protestataire qui procédait essentiellement, la suite allait le montrer, du rejet par la société dans son ensemble des décennies de dictature qui avaient précédé.
8 Mais autant l’explication « Facebook » aboutissait à élaborer en acteurs supposés centraux des révoltes arabes de sympathiques jeunes gens à qui l’observateur occidental se devait de s’identifier car ils ressemblaient aux jeunes de ses classes moyennes, autant l’accent mis sur les réseaux souterrains de communication jihadistes contribue à l’inverse à faire des radicalisés des créatures dont les déterminations sont obscures et coupées de la société. À défaut d’une interrogation sur le « pourquoi » de la radicalisation, le lecteur de Gilles Kepel est alors insensiblement incité à déduire l’existence d’une sorte de “gène” islamique qui fabriquerait ces adeptes d’une lecture “salafiste” de leur religion, ces « fous de Dieu » naturellement amenés à achever leur trajectoire dans le terrorisme.
9 C’est en ce sens que l’approche de Gilles Kepel, qui prend plus ou moins appui sur le sens commun, s’inscrit en réalité dans la continuité de la « simplicité » de la thèse des néo-conservateurs américains cautionnée notamment par les travaux de Bernard Lewis [8] : les responsables des violences anti-occidentales ne peuvent être autres que ceux… qui les commettent. Leurs motivations, ne pouvant être politiques, se doivent donc d’être purement religieuses. Les politiques des Etats ciblés par la violence sont donc totalement étrangères à la production de cette violence, puisque son origine, purement idéologique, est strictement unilatérale.
Réformer l’autre
10 Pour Gilles Kepel, c’est donc au sein de l’islam qu’il faut chercher le problème. Or réfléchir sur la seule culture de l’Autre pour “comprendre” sa violence c’est, encore une fois, s’interroger à bien des égards sur la forme au détriment du fond, sur le « vernis » superficiel de la colère en lieu et place de ses raisons profondes. Les dogmes religieux, appropriés en politique, peuvent en effet légitimer et produire toutes sortes d’acteurs. Le dogme chrétien peut servir de matrice à l’action des mormons, observateurs littéralistes de leur interprétation du dogme. Il peut produire des moines contemplatifs ou… des moines guerriers, des mystiques pacifistes comme Saint François d’Assise, des adeptes de la Théologie de la libération ou des juges aussi fanatiques que ceux qui ont siégé dans les tribunaux de l’Inquisition. Dans l’univers de l’islam, l’appropriation politique de la religion peut tout autant produire des mystiques soufis contemplatifs, des salafistes de type quiétistes, refusant toute implication dans le champ politique, ou, à l’opposé, des jihadistes partisans de l’action armée et justifiant leur combat par la nécessité d’imposer, y compris hors de leur communauté, les expressions sociales de leur dogme.
11 Bien moins que de recenser ces multiples possibilités d’interprétation du dogme musulman, il importe donc avant tout de comprendre les raisons qui font qu’une partie des acteurs choisissent l’interprétation binaire, clivante, potentiellement conflictuelle, de leur appartenance religieuse au détriment de toutes les autres. Or ces raisons ne sont pas de nature idéologique ou doctrinale, contrairement à ce que la thèse néo-conservatrice suppute.
12 Au-delà des erreurs méthodologiques qu’elle véhicule, l’approche centrée sur l’islam réitère le biais culturaliste qui cautionne la « guerre à la terreur » érigée en réponse occidentale aux attaques terroristes depuis une quinzaine d’années. Elle était déjà caractéristique de la réponse américaine aux attentats du 11 septembre 2001. Le seul dispositif alors mis en place par l’administration américaine qui n’ait pas relevé du « hard power » sécuritaire et répressif (“carpet bombing” de l’Afghanistan et Patriot-Act sur le territoire américain) de la « guerre contre la terreur » fut celui du « dialogue des cultures » lancé en parallèle. Ce « dialogue » s’avérera rapidement n’être qu’un monologue d’injonctions culturalistes ne visant à réformer que… l’une des cultures concernées, celle de l’interlocuteur musulman des Occidentaux ! Réformer « l’Autre » est en effet plus tentant et plus facile que de réfléchir lucidement sur sa propre part de responsabilité. On connaît les résultats de cette politique : quinze ans après le 11 Septembre, les quelques milliers de jihadistes de 2002 sont désormais implantés en bien plus grand nombre aux quatre coins de la planète. Et les Talibans, première cible de la longue « guerre contre la terreur », sont en 2017, à Kaboul, aux portes du pouvoir.
Olivier Roy : du religieux au psycho-social
13 La thèse dite de « l’islamisation de la radicalité », portée par Olivier Roy – quoique initialement formulée par l’anthropologue Alain Bertho, de façon toutefois moins abrupte [9] –, s’emploie d’abord très heureusement à mettre en doute la centralité de la variable religieuse. Elle récuse l’approche idéologique et culturaliste et lui substitue une alternative psycho-sociale : les jihadistes ne seraient pas des « fous de Dieu » mais, en quelque sorte, des fous… tout court. Désocialisés et coupés de leur milieu socio-culturel, ils ne seraient, ironise Roy, que des « Pieds nickelés », qu’il serait inconvenant de « mettre sur le même plan que la nation française ».
Dépolitiser les acteurs des mobilisations : une opération très… politique
14 C’est moins, dans la thèse d’Olivier Roy, le fait de mettre en avant la variable de la désocialisation que le fait de la caricaturer et surtout de l’extrapoler en une dépolitisation des jeunes jihadistes qui me semble devoir être réfuté. En effet, la surdétermination, dans l’interprétation d’une mobilisation protestataire, de la présence, banale, à sa périphérie ou en son sein, d’individus en situation d’échec social ou psychique, s’inscrit à mes yeux davantage dans un discours politicien de discrédit que dans un réel travail de déconstruction propre aux sciences sociales. C’est là un biais analytique qui n’a rien d’original. Il en va notamment ainsi de l’accusation, très opaque, de « nihilisme » énoncée par Olivier Roy à l’égard des jihadistes d’aujourd’hui : l’un des premiers usages, à des fins de dépolitisation, de cette accusation de « nihilisme » remonte à la réponse du Tsar Alexandre II contre ces « populistes » qui, en s’en prenant dès 1860 à son absolutisme, n’étaient en réalité rien moins que les prédécesseurs des révolutionnaires bolchéviques [10]. Plus près de nous, on a pu relever cette même tendance à la dépolitisation des opposants arabes. « En Algérie, le plus gros de ses troupes, le Front islamique de salut l’a recruté dans le monde des marginaux, de ceux qui n’ont rien à perdre à lui donner ses chances, qui sont prêts à courir tous les risques », croyait déjà pouvoir « expliquer » à ses lecteurs un envoyé spécial du quotidien Le Monde, Jacques de Barrin, le 27 décembre 1991. L’Autre, a fortiori s’il est protestataire, ne peut être qu’un marginal !
15 De l’explication « sociale » par la marginalité, on glisse ensuite facilement dans les approches psychologisantes. Celles-là entendent enfermer les conduites protestataires dans les limites d’une pathologie quasi psychiatrique. Sur ce même terrain algérien de la guerre civile qui a résulté de la violente répression armée de la poussée du Front Islamique de Salut, certains « psychanalystes d’État », fort médiatisés, tel Fethi Benslama [11], ont longtemps expliqué l’origine de la violence en livrant à un auditoire conquis d’avance l’inventaire des pathologies affectant supposément la sexualité des membres de l’opposition islamiste. Est-il besoin de souligner qu’en dépolitisant les motivations des acteurs oppositionnels, ce type d’analyse justifiait très opportunément le coup d’État militaire de 1992 face aux vainqueurs des urnes - coup d’État qui connaîtra sa réplique égyptienne en 2013.
16 Autre exemple : dans un ouvrage publié en 2007, Le Rendez-vous des civilisations [12], Youssef Courbage et Emmanuel Todd, occultant purement et simplement les effets de l’occupation militaire israélienne, avaient cru pouvoir corréler la « violence des Palestiniens » au fait que la structure patriarcale de leur société repoussait l’âge du mariage au-delà de l’adolescence, nourrissant chez les plus jeunes d’entre eux autant de tensions… sexuelles conduisant inéluctablement à la violence. Mesurons-nous l’ampleur de la contre-performance analytique ?
« Le nihilisme » en lieu et place de « la vieille antienne tiers-mondiste » ?
17 Le paradigme des « Pieds nickelés », tel qu’énoncé par Olivier Roy, repose essentiellement sur le postulat d’une coupure absolue, pas seulement générationnelle, des jihadistes à l’égard de leur milieu, c’est-à-dire de tous les autres musulmans, de France ou d’ailleurs. Ces jihadistes sont extrêmement peu nombreux, analyse-t-il d’abord, ce qui est exact. Mais, affirme-t-il ensuite, ils ont surtout coupé les ponts avec leur environnement familial, et cet environnement, de surcroît, les rejette lui-même complètement. Ils seraient donc vierges de toute croyance, de tout engagement, de toute conviction susceptible de les rattacher à leurs coreligionnaires. Cet isolement serait notamment démontré par le fait que, lorsque l’un de leurs enfants part pour la Syrie, au lieu de l’y rejoindre, les parents des jihadistes manifesteraient plus de désarroi que d’empathie [13]. Pour Olivier Roy, dès lors que l’environnement familial et communautaire des jihadistes les rejette, on ne saurait en aucune façon, pour expliquer leur comportement, évoquer les dénis en tous genres dont cet environnement a pu être victime.
18 Dans « Le Jihad et la mort », paru en novembre 2016, Olivier Roy accentue l’argument selon lequel les jihadistes ne seraient pas les victimes directes des violences faites aux musulmans [14]. Ils ne seraient ainsi pas en prise avec les politiques occidentales, aussi bien au sein des sociétés européennes où prend naissance leur rébellion que dans l’arène politique orientale, syro-irakienne, palestinienne ou afghane. Il n’y aurait donc pas lieu de corréler le phénomène jihadiste avec, selon ses propres termes, « la souffrance post-coloniale, l’identification des jeunes à la cause palestinienne, leur rejet des interventions occidentales au Moyen-Orient et leur exclusion d’une France raciste et islamophobe ». Et pas davantage avec la colonisation que ces jeunes jihadistes, avance-t-il de façon étonnamment abrupte, « n’ont pas connue » ! Ce registre explicatif relève pour Roy de cette « vieille antienne tiers-mondiste », qu’il condamne avec dédain.
19 L’insistance mise sur la présence d’un pourcentage relativement important de convertis (aux alentours de 25 %) dans les rangs des jihadistes français a longtemps servi de « preuve » au fait que - ces jeunes étant réputés étrangers à toute la problématique de la souffrance aussi bien coloniale que communautaire- celles ci ne pouvaient se voir attribuer « scientifiquement » une place significative dans l’inventaire des variables conduisant à la radicalisation.
20 Mais les données socio-économiques relatives à ces « convertis » se sont irrésistiblement précisées. Et cette thèse qui – au nom de la présence de convertis – entendait euphémiser voire nier le rôle de l’imaginaire de l’exclusion coloniale et communautaire, s’en trouve largement invalidée. En effet, les témoignages recueillis notamment par David Thompson confirment non seulement que, dans leur majorité, les convertis – viennent majoritairement des mêmes milieux sociaux défavorisés que leurs néo-coreligionnaires d’ascendance musulmane – mais qu’ils souffrent plus encore d’une ostracisation très comparable sinon identique non seulement sociale comme pour le plus grand nombre, mais également, à défaut d’être religieuse, ethnique et dans tous les cas identitaire : « Chez (les convertis) » confirme Thomson, il est « une spécificité signifiante : ils sont eux-mêmes pour la plupart de milieux prolétaires et sont sans doute, au moins dans la moitié des cas issus d’autres minorités. Le Jihadiste converti se prénomme plus souvent Kevin que Jean-Eudes. Et quand ils s’appellent Jean Édouard, Jean-Michel ou Willy, ils sont en général Antillais. La proportion de ceux élevés dans des foyers chrétiens issus de l’immigration subsaharienne, mais aussi souvent portugaise ou, dans une moindre mesure, asiatique (coréenne ou vietnamienne), est très importante ». La France d’outre-mer est aussi très fortement représentée parmi les jihadistes convertis poursuit Thomson. « Quelques individus issus de la communauté du voyage sont même représentés. Pour eux aussi, en majorité issue des couches populaires de la société, le jihadisme offre une cuirasse identitaire qui transforme égos humiliés, l’intériorisation d’une infériorité sociale, en un sentiment cathartique, en prétendant faire table rase des nationalités, des inégalités techniques, tout en se posant comme unique détenteur et garant de la Vérité islamique. » [15]
21 Contredits par l’accumulation de simples données factuelles, les raisonnements qui entendent discréditer la « vieille antienne tiers mondiste » me paraissent donc tout particulièrement fragiles. Les parents des jihadistes manifestent-ils leur désarroi face à la trajectoire de leur fils ? Certes. Mais outre le fait qu’il serait très difficile qu’il puisse en être autrement, sauf à vouloir assumer les foudres de la répression policière et judiciaire, cette condamnation, si claire soit-elle, des moyens que leurs enfants emploient pour exprimer leur révolte permet-elle d’en déduire que ces enfants ne souffrent d’aucun des dénis dont ils sont eux-mêmes victimes ? Cette posture n’aboutit elle pas in fine à dénier purement et simplement le droit de se révolter contre une maltraitance collective à ceux que cette maltraitance n’aurait pas ciblés personnellement ? Seule serait ainsi crédible et légitime, comme moteur de son action politique, la révolte d’un individu contre sa souffrance personnelle ? L’idée qu’un individu puisse se révolter face à une violence visant un groupe auquel il appartient ou s’identifie se trouve pourtant bien balayée par Roy d’un revers de plume. Etrange ségrégation analytique ! A défaut de réagir à « leur souffrance de musulman », n’est-il donc pas concevable que les auteurs du passage à la violence le fasse sur la base de la solidarité avec « la souffrance des musulmans » ?
22 Olivier Roy nous demande par exemple de considérer qu’Ahmedy Coulibaly, l’auteur de l’attaque de l’Hyper Casher, serait « totalement étranger » aux problèmes des musulmans de France, auxquels sa compréhension limitée du monde ne lui permettrait même pas d’accéder. Il ne s’intéresserait pas davantage « aux luttes concrètes du monde musulman (Palestine) ». Or il se trouve qu’Ahmedy Coulibaly a recueilli les derniers soupirs de l’un de ses amis tué lors une bavure policière [16]. Il est donc difficile d’en faire l’un des exemples de ceux qui seraient demeurés extérieurs aux violences des politiques de la France en direction de ses citoyens les plus mal aimés. De manière générale, la personnalité convergente des auteurs des attaques parisiennes (Charlie Hebdo et Hyper Cacher) de janvier 2015 ou bruxelloise (aéroport de Zaventem [17]) de mars 2016, tous très clairement politisés, suffit très largement à infirmer la thèse qui érige la désocialisation de certains des jihadistes en principe explicatif du phénomène tout entier.
23 L’approche par le nihilisme implique ainsi de passer outre la parole des acteurs eux-mêmes. Ahmedy Coulibaly a enregistré une revendication exposant de manière explicite ses motivations, toutes très politiques. Certains « revenants » rentrés en Europe ont également exposé leurs motivations, et la révolte face à la violence coloniale et au racisme y occupe une place centrale [18]. De quel point de vue se place-ton quand, comme Olivier Roy, on réfute donc purement et simplement ces revendications portées par les acteurs eux-mêmes ?
Masquer, encore et toujours, le politique
24 Une bonne partie du succès d’audience de la thèse de « l’islamisation de la radicalité » tient manifestement au fait que l’énoncé de l’extranéité des jihadistes par rapport à la communauté musulmane permet d’exonérer celle-ci de toute responsabilité. La distance et plus encore l’absolu clivage proclamés entre la révolte d’une infime minorité des musulmans de France et la totalité de leurs coreligionnaires présentent certes l’avantage louable d’invalider la thèse de la co-culpabilité de tous les musulmans que tant d’acteurs, pas seulement d’extrême droite, tendent si systématiquement à insinuer. Mais une telle approche a un corollaire dont le « coût analytique » est particulièrement élevé.
25 Le refus de tout amalgame entre les jihadistes et le reste de la communauté musulmane, tout comme le rejet de cette assignation à responsabilité collective latente dans de nombreuses demandes de « plus de condamnation de la part des musulmans », doivent bien évidemment être réaffirmés. Tout autant faut-il se garder de l’effet pervers qui consisterait à exonérer « islam » et « musulmans » de toute relation ou de toute interaction avec la révolte jihadiste : rien ne doit empêcher de prendre en compte que la dérive jihadiste occidentale se développe sur le terreau du profond malaise qui traverse aujourd’hui non point une infime frange mais bien l’ensemble des communautés musulmanes de France ou d’Europe.
26 Le fait que des parents expriment d’une façon ou d’une autre leur désarroi à l’égard des modes d’actions de leurs enfants permet-il de déduire que la révolte de ces enfants n’a rien à voir avec les grossiers dénis de représentation et de reconnaissance socio-politique et médiatique dont ils sont eux-mêmes les victimes ? Qu’ils sont fiers de chacune des interventions télévisées sur les chaînes du service public de l’inculte imam Hissen Chalghoumi, censé les représenter ? Qu’ils font leur sans réserve la phobie française généralisée à l’égard du voile islamique sous l’une ou l’autre de ses formes ? Qu’ils se félicitent de la criminalisation obsessionnelle de Tariq Ramadan par toute la classe politique ? Qu’ils sont les adeptes inconditionnels de la complaisance de François Hollande à l’égard d’Abdelfatah Sissi, de la patience infinie de Laurent Fabius et d’autres à l’égard des massacreurs de Gaza ? L’écrasante majorité des musulmans de France qui rejettent l’action des jihadistes approuvaient-ils les gesticulations militaires de Nicolas Sarkozy en Afghanistan ou le soutien aveugle de François Mitterrand à la junte algérienne éradicatrice - les prédécesseurs algérois de l’Egyptien Sissi ? Est-ce à dire, enfin et surtout, qu’ils sont indifférents au plafond de verre et aux barbelés de mépris qui, sur le terrain de l’emploi, les enferment dans le ghetto social de cette « communauté » dont on les prie néanmoins si souvent de sortir ? [19]
27 C’est l’ensemble de ces causalités bien réelles que la thèse des « Pieds nickelés » proposée par Roy, refuse non sans quelque condescendance voire un peu de mépris.
Combattre les jihadistes ou cesser de les fabriquer ?
28 Le jihadisme signale à mes yeux l’écume d’une lame de fond : celle du désaveu que nous adresse une large partie de la population du monde (moins radicale et moins sectaire, mais néanmoins bien plus importante que sa frange jihadiste) profondément excédée par « notre » comportement. La trajectoire sociale ou le contexte de l’engagement réactif de la frange radicale de cette révolte me semblent relativement secondaires. C’est pour cela qu’il me paraît essentiel d’affirmer... le contraire ou presque de ce que disent Roy et Kepel et de rappeler fermement, encore et encore, l’importance essentielle de la matrice politique du phénomène jihadiste et la part centrale de responsabilité que « nous » y avons. Ma thèse va chercher les racines du jihadisme là où elles sont : profondément implantées au coeur du mal vivre des victimes de nos politiques étrangères ou de nos mécanismes d’exclusion d’un pan entier de notre nation.
La politique extérieure de la France est-elle en apesanteur ?
29 Le premier dommage « collatéral » majeur des thèses portées par Gilles Kepel et par Olivier Roy, également à l’origine de leur très grand succès médiatique et politique, est bien de nourrir un courant d’expertise, proche des cercles du pouvoir, qui met la violence qui frappe les rues de Paris en état d’apesanteur par rapport aux politiques les plus discutables conduites par la France dans le monde musulman [20]. Elles partagent un biais particulièrement préjudiciable à une évaluation rationnelle des responsabilités : elles exonèrent les politiques occidentales d’à peu près toute responsabilité. « Bombardez tant que vous voulez, leurs bombes n’ont aucun rapport avec les nôtres », risque-t-on, si l’on n’y prend garde, de lire ainsi entre les lignes.
30 Dans l’accumulation des contentieux qui ont nourri, en France, les expressions récentes de la fracture jihadiste, pour ne mentionner que le plus évident, la partie émergée de l’iceberg politique, il faut rappeler avant tout que, depuis septembre 2014, la France déverse des tonnes de bombes sur l’Irak et la Syrie. Or, la classe politique française tout entière semble avoir oublié que l’époque, pas si lointaine, où il était possible d’user de cette « diplomatie des canonnières » sans faire courir à ses compatriotes le risque de représailles est bel et bien révolue. La France a pris l’initiative de bombarder l’organisation de l’Etat Islamique. Elle a été ciblée en retour. Ce volet banalement réactif des motivations des attaquants a été très clairement mentionné dans leurs communiqués de revendications, notamment par les auteurs de l’attaque contre le Bataclan. En réponse à ces représailles, la France a néanmoins décidé de leur lancer… davantage de bombes. Voilà bien la colonne vertébrale de l’explication de la présente condition de la France comme « cible du terrorisme ».
31 « Notre » entrée très sélective dans la guerre civile syro-irakienne a fait « déborder le vase » du ressentiment d’une partie du monde : Paris ne s’est mobilisé que contre les « conséquences » de la crise syrienne, c’est-à-dire l’émergence de Daech, produit d’un désespoir politique que les Occidentaux ont largement contribué à laisser se généraliser, et non contre les causes structurelles de cette crise, à savoir la pérennisation, par la grâce de la perfusion militaire massive de ses sponsors iranien et russe, du terrifiant appareil répressif du régime syrien déchu. Mais cette dimension de la réalité, trop banalement politique, est indicible par nos dirigeants entièrement mobilisés par leur agenda électoral. Ils préfèrent inciter leurs électeurs à croire, comme Bush en son temps, et Clinton avant lui, qu’ils sont attaqués « pour leur amour des libertés » et pour leur fâcheuse habitude de boire du bon vin à la terrasse de leurs bistrots.
32 En réalité, la violence des jihadistes s’inscrit dans une confrontation où l’arme du terrorisme réplique aux bombardements d’une large coalition internationale. C’est bien d’une logique de guerre dont il s’agit-là, comme ne cesse de répéter le discours officiel de l’Etat français. Et en ce sens, si condamnable soit-elle, l’arme des massacres de civils est utilisée… d’un côté comme de l’autre. On se souvient de la vieille formule des nationalistes algériens : donnez-nous vos avions et nous vous donnerons nos « paniers » (où étaient parfois cachés des bombes). S’il subsiste une vraie différence, elle se situe dans l’usage radicalement différencié de la médiatisation (de la violence) dont s’abstiennent les Occidentaux et dont l’Etat Islamique fait un usage “terroriste” aux antipodes de celui de ses adversaires. Olivier Roy, lorsqu’il refuse non seulement aux jihadistes européens mais tout autant aux anciens officiers de l’armée de Saddam Hussein reconvertis au sein de Daech, le statut d’acteurs politiques, n’acceptant d’y voir que « des fous » (sic), évacue totalement le fait que le terrorisme a surgi dans nos rues en réponse à cette guerre que nous avons pris l’initiative de déclarer. Il englobe ainsi, dans les raccourcis de sa vision dépolitisée, la « demande » européenne de djihad tout autant que l’« offre » irakienne, pourtant bien plus complexe qu’il ne le laisse entendre.
33 Les bombardements sur la Syrie et l’Irak ne sont en l’occurrence que le dernier épisode de la militarisation de la diplomatie française, de l’Afghanistan au Mali. A sa manière, la France participe à la longue « guerre contre la terreur » qui depuis 2001 a tué entre un et deux millions de musulmans en Afghanistan, au Pakistan et en Irak. Sans parler du soutien apporté par le gouvernement français tout au long des années 1990 à la politique d’éradication de l’opposition islamiste algérienne, légalement élue, par les généraux putschistes et leurs escadrons de la mort. Last but not least, il faut aussi mentionner le soutien inconditionnel de Paris à la politique israélienne ou à ses alliés régionaux, comme l’Égypte de Sissi, malgré ses dimensions les plus inacceptables (blocus de Gaza, colonisation en Cisjordanie et à Jérusalem-Est). Peut-on raisonnablement avancer que ces positionnements de la diplomatie française ne créent aucun ressentiment au sein des populations musulmanes de l’Hexagone et du monde ? Et qu’ils sont étrangers au processus de production de la radicalisation ?
Si l’on me refuse d’être un « Français à part entière »…?
34 Et puis, il y a la partie immergée de l’iceberg de la rupture politique, liée à la politique intérieure de la France à l’égard des musulmans. Au lendemain de la première « affaire Tariq Ramadan », il y a eu bien sûr l’emblématique loi de 2004 qui a exclu le voile – un des symboles de la religiosité musulmane – de l’espace scolaire de la République. Il y a ensuite eu la réaction provoquée par la diffusion ad nauseam, sous couvert d’une liberté d’expression dévoyée, de caricatures insultantes du symbole prophétique des musulmans, qui a été au coeur des revendications de l’assassinat des membres de la rédaction de Charlie Hebdo.
35 Ces contentieux, trop nombreux pour être tous cités ici, ont nourri une hystérie politico-médiatique focalisée autour du pseudo-débat sur la capacité de l’islam à intégrer l’ordre républicain. Ils ont alimenté en retour un sentiment de stigmatisation, d’autant plus compréhensible qu’il se développe sur un terreau historique colonial dont il ne faut pas sous-estimer la pérennité dans l’imaginaire de milliers de citoyens – de confession musulmane – issus des pays d’Afrique du Nord. La persistance de ce traumatisme colonial, jamais soigné par une classe politique qui continue majoritairement à le nier, permet de faire la passerelle entre la causalité liée aux politiques étrangères de la France et celle inscrite dans les profonds accrocs qui affectent le « vivre ensemble » hexagonal au détriment des Français de confession musulmane. Ces déchirures du tissu national sont, in fine, le résultat d’un dysfonctionnement profond des mécanismes de représentation politique et d’allocation des ressources : ces Français issus des anciennes colonies de la République demeurent discriminés dans leur accès aux droits matériels, symboliques, sociaux, économiques et politiques.
36 Alors que Gilles Kepel pense que c’est le salafisme qui brise le pacte républicain, j’ai pour ma part, sans nier la dimension clivante de cette interprétation de la foi musulmane, l’intime conviction que la causalité est inverse : c’est notre façon très égoïste et très unilatérale de mettre en oeuvre ce pacte républicain, associée au plafond de verre auquel se heurtent les musulmans dans l’ascenseur social et aux grossières manipulations de la représentation des musulmans, qui… fabriquent des « salafistes » !
37 Pour invalider l’évocation de ces enjeux à mon sens tout à fait centraux, Gilles Kepel en particulier, mais également Olivier Roy à sa manière (« la colonisation ? Ils ne l’ont pas connue »), ont bâti un dispositif rhétorique extrêmement pernicieux : la « victimisation ». Les cibles de nos violences politiques et tout autant ceux qui s’emploient à les dénoncer sont régulièrement blâmés pour avoir « une (coupable) propension à adopter une posture victimaire ». Non content d’évacuer les causalités socio-politiques de l’engagement jihadiste, Kepel va plus loin : il entend faire porter à ceux qui les dénoncent les carences du pacte républicain. C’est à ceux qui, depuis l’université ou la mouvance associative (par exemple le Collectif Contre l’Islamophobie en France qu’anime Marwan Muhammed [21]), s’emploient à dénoncer, pour les corriger, les dérives islamophobes des élites politiques qu’il entend paradoxalement faire porter la responsabilité de la fracture républicaine.
38 Un tel registre va finalement de pair avec celui de ces prophéties auto-réalisatrices – très proches des pratiques dites « des pompiers pyromanes ». La « fracture » [22] comme objet de recherches est d’autant plus naturellement exploitée d’une main que l’autre n’a de cesse de... la creuser ! Leur auteur paraît souvent cueillir, avec délice, les dividendes académiques d’une stigmatisation dont il se révèle très vite à l’observation qu’il en est en fait... l’un des rouages actifs.
39 Car oui, combattre le jihadisme dans ses racines supposerait bien d’interroger le malaise des musulmans de France dans ses déterminations sociales et politiques et non de stigmatiser (comme le fait Kepel) ceux qui le dénoncent ou de le nier (comme le fait Roy, qui refuse totalement de le prendre en compte). Si minoritaire soit-il, le jihadisme est bien l’une des formes d’expression de ce malaise aux origines on ne peut plus évidentes. En niant ou en stigmatisant… les causes du malaise, les approches dominantes dont je me démarque ici en arrivent à invalider, voire criminaliser, toute forme d’expression de celui-ci. Et en ce sens, elles alimentent le processus qu’elles entendent combattre.
40 C’est pour cela qu’il me paraît essentiel, dans le respect que je m’efforce de faire prévaloir à l’égard de mes collègues, de rappeler que les différences qui séparent les thèses qui s’affrontent sur un sujet aussi essentiel constituent un enjeu bien plus important que n’affectent de le penser ceux qui ne veulent y voir, un peu paresseusement, qu’une vulgaire querelle d’egos.
Notes
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[1]
Cité par David Thompson, in Les revenants, Ils étaient partis faire le jihad ils sont de retour en France - Seuil-Les jours, 2016. Cf également « Les jihadistes français » Les arènes, 2014.
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[2]
Témoignage de Yilmaz, djihadiste d’origine turque ayant quitté l’armée néerlandaise pour partir combattre en Syrie.https://tinyurl.com/l535562 !
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[4]
Olivier Roy, Le Jihad et la mort, Seuil, 2016. En quête de l’Orient perdu. Entretiens avec Jean Louis Shlegel (Seuil, Paris 2015 Gilles Kepel (avec Antoine Jardin), Terreur sur l’Hexagone. Genèse du djihad français, Gallimard, Paris, 2015. « La Fracture » Gallimard 2016. La thèse présentée ici reprend certaines formulations de la version présentée dans Comprendre l’islam politique. Une trajectoire de recherche sur l’altérité islamiste (1973- 2016), La Découverte, 2016, qu’elle met à jour.
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[5]
L’appellation « Pieds nickelés » évoque les héros d’une bande dessinée créée à Paris, en juin 1908, par Louis Forton et reconduite jusqu’à nos jours (plus confidentiellement) par une succession d’auteurs. Ces héros sans envergure veulent avant tout garder leurs pieds « nickels », c’est-à-dire ne pas les souiller en travaillant. Ils vivent donc en marge de la société et à ses dépens.
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[6]
Sur la notion très discutée de « radicalisation » voir notamment Farhad Khoskhoravar Quelques réflexions sur la notion de radicalisation, Les Carnets du CAPCS (24) Printemps 2017, p.9-29.
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[7]
G. Kepel pense ainsi avoir trouvé dans la personne du Syrien Abou Muss’ab al-Suri une sorte de « cerveau », voire de « chef d’orchestre » de la révolte qui a débouché sur la création de l’organisation Etat islamique. Dans ce cas précis, la centralité accordée à un acteur pose d’autant plus problème que ce personnage très atypique, dont la carrière a été reconstruite avec une minutie remarquable par Brynja Lia (Architect of Global Jihad : The Life of Al-Qaeda Strategist Abu Mus’ab Al-Suri, OUP, 2014), est vertement critiqué par les « penseurs » de l’EI qui lui reprochent la « modération » inhérente à sa posture frériste initiale (Cf. notamment Dabiq, n° 14).
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[8]
Bernard Lewis. What Went Wrong : Western Impact and Middle Eastern Response. New York : Oxford University Press, 2002. 172 pp.
-
[9]
« Une islamisation de la révolte radicale ? », Regards, 11 mai 2015, ur1.ca/pfqbh ; voir aussi Alain Bertho, Les Enfants du chaos. Essai sur le temps des martyrs, La Découverte, Paris, 2016. Et http://www.liberation.fr/debats/2016/03/24/de-la-rage-sans-espoir-au-martyre-penser-la-complexite-du-jihadisme_1441825 .
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[10]
Les intellectuels russes, qui voulurent en 1860 « aller vers le peuple », et donc vers les paysans, furent eux aussi traités de « nihilistes ». Ils avaient pourtant un véritable projet politique : abolir le tsarisme, mobiliser les intellectuels, les étudiants et la jeunesse auprès de la classe paysanne (voir Francesco Venturi, Les Intellectuels, le peuple et la révolution. Histoire du populisme russe au XIXe siècle, tome 1, Gallimard, Paris, 1972).
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[11]
Auteur de l’ouvrage Un furieux désir de sacrifice : le surmusulman (Le Seuil, 2016), qui s’inscrit dans la droite ligne des perspectives tracées notamment, après Bernard Lewis, par Abdelwahab Meddeb dans La Maladie de l’Islam. Celle de la prise en considération quasi exclusive de causes internes, idéologiques, de la radicalisation des acteurs musulmans et de l’ignorance quasi totale des multiples effets des rapports de domination Nord/Sud.
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[12]
Seuil, Paris 2007.
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[13]
Ils iraient, écrit Olivier Roy, « se plaindre à Dounia Bouzar ». Dounia Bouzar, dont la lecture du phénomène djihadiste est limitée au seul prisme sectaire, a fondé en 2014 un « Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam », un temps très médiatisé mais dont la scientificité et l’efficacité des méthodes sont depuis très décriées, après le spectaculaire échec des expériences construites sur la base de ses analyses. Très factuellement, la condamnation supposée unanime des jihadistes par leur milieu familial souffre de nombreuses exceptions : il existe des fratries, voire des familles entières, parents et enfants, qui sont ensemble parties combattre en Syrie.
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[14]
« De ce point de vue, l’objection que fait Burgat (les radicaux sont motivés par leur « souffrance » de musulmans, des colonisés, ou de victimes du racisme, les discriminations de toutes sortes, les bombardements américains, les drônes, l’orientalisme, etc.) supposerait que la révolte soit d’abord celle des victimes. Or le lien entre les radicaux et les victimes est un lien plus imaginaire que réel. Ceux qui perpètrent des attentats en Europe ne sont pas les habitants de la bande de Gaza ni des Libyens, ni les Afghans. Ce ne sont pas forcément les plus pauvres, les plus utilisés, les moins intégrés ». (p.19-20).
-
[15]
David Thomson, Les revenants, op cit p. 283.
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[16]
Ali Rezgui a été tué par un policier - qui ne sera pas poursuivi - dans le cadre d’un vol commis le 17 septembre 2000.
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[17]
Des otages français, parmi lesquels le journaliste Didier François, dont il a été le geôlier en Syrie ont fourni un témoignage sur les motivations de Najim al-Hachraoui (l’un des auteurs de l’attentat de l’aéroport de Bruxelles) et son imaginaire politique. Comme celui de Coulibaly, ce témoignage contredit clairement l’hypothèse de la dépolitisation.http://www.europe1.fr/faits-divers/didier-francois-on-a-eu-de-longues-discussions-avec-lachraaoui-2726959.
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[18]
Cf. par exemple le témoignage de Zoubeir évoquant ce qu’il a compris de l’imaginaire de ses compagnons : « Ils voient la France comme un pays qui a colonisé, qui continue de coloniser et qui fait la guerre aux pauvres, aux Arabes et aux Africains. Ils voient la France comme un pays raciste. (David Thomson, Les revenants, Seuil-Les J ours, p. 93-94).
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[19]
« A la question de “Pourquoi l’EI ?”, deux mots reviennent comme des gimmiks dans leur bouches : “fierté” et “humiliation”. A leurs yeux, la France est une “terre d’humiliation” où les musulmans sont exclus du pouvoir politique, économique et médiatique, et où l’injonction permanente d’assimilation au nom du mythe universaliste républicain ne se conjugue pas avec de vraies perspectives d’ascension sociale pour tous. » (David Thompson, Les revenants, op. cit.) Cf également Farhad Khoskhoravar, The New European Jihadism and its Avatars, V & R Unipress, GmbH, Göttingen, 2017 ? The sanctification of hatred.
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[20]
Cf.parexemple“Nosinterventionsmilitairesnesontpaslacauseduterrorisme”http://contre-regard.com/nos-interventions-militaires-ne-sont-pas-la-cause-du-terrorisme-par-bruno-tertrais/
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[21]
À ne pas confondre avec son homonyme, co-auteur, avec Abdellali Hajjat, d’un essai éclairant : Islamophobie : comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman », La Découverte, 2016.
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[22]
Gilles Kepel, La fracture, op.cit.