Notes
-
[1]
Partiya Yekîtiya Demokrat, le Parti de l’Union Démocratique, le plus important des partis kurdes syriens, qui dispose d’une branche militaire, les YPG (Unités de Protection du Peuple).
-
[2]
Par exemple, les employés des barrages et centrales électriques de Raqqa et Tabqa dans le nord-est de la Syrie continuent d’être payés par l’administration centrale du régime al-Assad après le passage de ces régions sous le contrôle de Daesh. Cette électricité est ensuite vendue par Daesh non seulement aux populations locales mais également au régime (Adam Baczko, Gilles Doronsorro, and Arthur Quesnay, Syrie : Anatomie d’une guerre civile (Paris : CNRS Editions, 2016).
-
[3]
Le point de passage de Simalka était utilisé de façon informelle depuis les années 1990, le fleuve étant franchi au moyen de petits bateaux opérant un service de ferry.
-
[4]
L’Armée Syrienne Libre, c’est-à-dire les groupes armés de l’opposition non islamiste, en principe liés à l’opposition politique syrienne en exil.
-
[5]
Ville située au sud-est de Homs, et frontalière avec le Liban.
-
[6]
Voir par exemple les graphiques récapitulant les attaques terroristes qui ont eu lieu en Turquie en juin 2015 et décembre 2016, parmi lesquelles on compte six attaques perpétrées par Daesh http://www.nytimes.com/interactive/2016/06/28/world/middleeast/turkey-terror-attacks-bombings.html(accès le 11 Janvier 2017).
1 En 2017, six ans après le début du soulèvement (2011), et après cinq années d’un conflit armé intérieur qui s’est accompagné de l’engagement progressif d’acteurs militaires non syriens, les frontières de la Syrie n’ont pas été bouleversées du point de vue de l’ordre international. Elles continuent en effet de définir une juridiction nationale à la tête de laquelle se trouve le régime dirigé par Bachar al-Assad, ce dont atteste par exemple le fait que ce soit toujours un représentant de Damas qui occupe le siège de la Syrie aux Nations-Unies. D’un point de vue politique également, les acteurs du conflit ne remettent pas en cause dans l’ensemble les frontières héritées des découpages des lendemains de la Première Guerre Mondiale. Plus encore, la plupart des acteurs syriens inscrivent leur combat au sein de celles-ci avec pour objectif – du moins à l’origine – de conserver ou de conquérir le pouvoir sur une base nationale, et non pas de créer de nouveaux États ou de se satisfaire d’États croupions. La stabilité des frontières syriennes reflète par ailleurs l’inquiétude des pays voisins de la Syrie face aux risques de déstabilisation que le conflit suscite à leur frontière commune. Et aucune des puissances régionales ou des acteurs internationaux engagés à un titre ou à un autre dans ce conflit ne souhaite la remise en cause des frontières du Moyen-Orient à partir de celles de la Syrie. La conservation du tracé frontalier semble donc être l’un des rares points d’accord entre la plupart des parties au conflit.
2 Pour autant, la pérennité de la frontière syrienne se conjugue avec de profondes transformations de sa nature, de ses fonctions et de sa gestion. D’une part, la frontière ne délimite plus un territoire cohérent sous le contrôle d’un acteur unique et cohésif, l’État. En effet, la fragmentation politique et territoriale du pays, inhérente aux dynamiques du conflit, en des territoires contrôlés par les différentes parties – le régime Assad et ses alliés, les groupes et coalitions de l’opposition armée, le front Fateh Al-Sham (ex front al-Nosra), le PYD [1], le groupe État Islamique (Daesh) – a conduit à l’émergence de multiples fronts/frontières intérieures, mais aussi à la segmentation de la frontière extérieure en une succession de tronçons contrôlés par ces différentes forces. Ainsi, si la frontière syrienne comme ligne dans l’ordre international, qui distingue et infère des ordres juridiques et politiques distincts, est toujours pertinente en 2017, sa gestion et les pratiques qui s’y développent diffèrent d’un tronçon à l’autre de celle-ci. Elles diffèrent également en fonction de l’échelle à laquelle les acteurs engagés dans ce conflit inscrivent leur action : locale, nationale et internationale. C’est à l’exploration de certaines de ces transformations de la frontière syrienne comme ligne que cet article est consacré. Cette approche restreinte de la frontière n’épuise pas la richesse des autres approches analytiques de la frontière, et des zones frontalières syriennes.
Pas de remise en cause des frontières de la Syrie
3 La résistance des tracés frontaliers en Syrie tient d’abord au fait que le conflit syrien n’est pas un conflit territorial dont l’origine serait à trouver dans les accords de Sykes-Picot de 1916 : il s’agit d’un conflit avant tout politique, puis militaire.
4 En 2011, la stabilité caractérisait la frontière de la Syrie malgré des situations variées sur chacune des cinq dyades qui la forment (Syrie/ Jordanie, Syrie/Israël, Syrie/Liban, Syrie/ Turquie, Syrie/ Irak), y compris à la frontière avec Israël et avec la Turquie. Sur le plateau du Golan, occupé depuis 1967 puis annexé en 1981 par Israël, la situation était figée au moyen d’un glacis sous contrôle militaire international (bataillons de l’UNDOF-Force des Nations Unies chargée d’Observer le Désengagement). A la frontière turque, au-delà des rappels de principe, jamais aucune politique syrienne irrédentiste active n’a remis en cause la cession du sandjak d’Alexandrette à la Turquie en 1939. La politique de rapprochement avec la Turquie dans les années 2000 – conclusion d’un Accord de libre-échange entre les deux pays en 2004 et projet de construction d’un barrage sur le fleuve transfrontalier de l’Oronte – semblait avoir de facto entériné cette situation. Il est par ailleurs à noter que les cartes de l’opposition syrienne (celles utilisées par le gouvernement intérimaire syrien en exil en Turquie) placent le Hatay (nom turc de la province perdue) en territoire turc.
5 Seules deux forces engagées dans le conflit ont un projet politique dont la dimension territoriale s’inscrit en biseau sur l’espace national syrien, bien que de façon différente. Pour Daesh, l’effacement de la frontière entre la Syrie et l’Irak au sein des territoires qu’il contrôle ne s’inscrit pas dans le cadre de la création d’un nouvel État mais dans celui d’un califat revendiqué qui fait appel à l’imaginaire recréé d’une ‘Umma (la communauté des croyants) sans frontière. Le contrôle de ces régions a par ailleurs fourni à Daesh la base territoriale indispensable à sa consolidation politique et militaire, notamment en lui donnant un accès vital à de nouvelles ressources endogènes (le pétrole) et à la frontière avec la Turquie.
6 Au Nord de la Syrie, le PYD exerce depuis 2012 sa domination politique et militaire sur trois cantons à population majoritairement kurde (Afrine, Kobané, Jezireh) et sur les territoires adjacents qu’il a « conquis ». Cette domination en partie imposée reflète certes l’ambition d’autonomie (voire d’indépendance) de ce parti. Cependant, celle-ci n’a pas débouché sur l’effacement de la frontière turco-syrienne ni donné naissance au rêve – inabouti depuis les années 1920 – de voir s’établir un État national kurde à cheval sur le sud de la Turquie, le nord de l’Irak, et le nord de la Syrie. Le conflit syrien a au contraire crûment exposé les divisions politiques opposant les partis kurdes syriens entre eux mais aussi les intérêts stratégiques divergents du PYD avec certains des partis kurdes d’Irak et de Turquie. Illustrant la fin (peut-être momentanée) du rêve kurde, le PYD a officiellement renoncé en 2016 à désigner du nom de Rojava les provinces qu’il contrôle. Ce nom, donné en 2014, signifie en kurde « Kurdistan occidental » : il faisait donc référence à un « grand » Kurdistan, enjambant la frontière syro-irakienne. En 2016, le PYD a ainsi indiqué que ces provinces étaient une entité fédérale de la Syrie, et elles ont été officiellement rebaptisées « Syrie du Nord ». L’opposition politique syrienne, hostile à toute forme de fédéralisation de la Syrie, a dénoncé cette appellation. Cependant, la naissance d’un État du Kurdistan n’est pas à l’ordre du jour.
Fragmentation territoriale et frontières intérieures
7 Depuis 2012, du fait du conflit, la continuité spatiale et politique de la Syrie a muté en une mosaïque de territoires qui se définissent en fonction de la nature du contrôle politique et militaire qui s’y exerce : les zones tenues par le régime, principalement dans l’ouest du pays ; celles de Daesh, essentiellement dans l’est, le long du fleuve Euphrate (zones en régression depuis septembre 2016 et la perte de l’accès à la frontière avec la Turquie) ; les zones administrées par le PYD dans le nord du pays, à la frontière turque, et qui ne sont pas contiguës ; les zones sous le contrôle des multiples groupes et coalitions de l’opposition au régime de Damas, et celles du Front Fateh al-Sham (ex-Front al Nosra), qui sont caractérisées par leur absence de continuité territoriale. Ces multiples territoires se distinguent et s’individualisent également en fonction de la forme locale qu’y prend le conflit, des arrangements locaux de gouvernance qui y sont en place, du niveau de sécurité physique, du niveau de destructions, de la possibilité d’y avoir accès ou non à des ressources matérielles et économiques, de la présence de Syriens déplacés, ou au contraire de leur évidement démographique, etc.
8 Les limites entre ces territoires façonnés par le conflit correspondent à des fronts militaires plus ou moins actifs mais aussi à des démarcations d’ordre sécuritaire (mobilité contrôlée au moyen de checkpoints par exemple). Ces limites font en somme office de frontières intérieures. Leur franchissement est soit difficile (voire impossible dans le cas des sièges de villes ou de quartiers les plus sévères), soit entravé par une grande variété d’obstacles matériels disposés le long de ces lignes, comme par exemple la forte densité de destructions des tissus urbains ou des infrastructures de transport.
9 Cependant, les lignes claires organisant durablement un territoire sont rares dans la Syrie en guerre, tout comme le sont les zones de souveraineté pleine et entière. D’une part, le tracé de ces frontières intérieures évolue en fonction de la situation militaire, qui est volatile. D’autre part, la situation de conflit ne se limite pas à ces lignes mais perturbe la vie sur l’ensemble du territoire syrien, comme l’illustrent par exemple les bombardements des zones tenues par les groupes de l’opposition au régime bien au-delà des lignes de front, ou encore les difficultés que connaissent les Syriens pour (sur) vivre au quotidien dans un pays et une économie dévastés. Enfin, ces lignes sont brouillées par des chevauchements de pratiques qui assurent des formes de continuité de part et d’autre de celles-ci : par exemple, il existe des arrangements ad hoc aux checkpoints entre partis ennemis pour réguler les flux de biens et de personnes (et opérer des formes de prélèvement parfaitement informels sur ceux-ci), ou encore pour assurer localement la continuité de certains services publics en réseaux comme la fourniture d’électricité au travers du réseau national [2].
Mutations de la frontière en guerre : vers une multiplication des régimes de frontières ?
10 Dans ce territoire fragmenté, l’État syrien opère comme un État résiduel de deux points de vue. D’une part, il a perdu contrôle et souveraineté sur une partie importante du territoire national au profit d’autres acteurs. D’autre part, son appareil de gouvernance s’est dégradé au point que, même au sein des territoires qu’il contrôle, il n’assure plus une grande partie de ses fonctions ni la fourniture de services publics. Parallèlement, dans les zones tenues par les groupes d’opposition, par Fateh al-Sham, et aussi par Daesh, des formes de gouvernance alternative s’organisent de façon plus ou moins structurée et développée pour fournir des services publics de base (électricité, eau potable, production et distribution de nourriture, infrastructures de santé, éducation primaire, organisation de l’aide humanitaire etc.) ou même des proto-fonctions gouvernementales telles que la protection (forces de police), la justice (tribunaux), la production de règlements, la mise en place de systèmes de taxations, la validation de projets d’investissements etc.
11 Par ailleurs, l’un des effets de l’émergence de frontières intérieures est la fragmentation de la continuité du contrôle politique de la frontière extérieure de la Syrie. Là où, auparavant, une seule autorité politique, l’État, exerçait tout le long de la frontière le monopole des fonctions de contrôle et de régulation de celle-ci, le conflit a conduit à l’émergence d’une frontière divisée en de multiples segments longitudinaux contrôlés et gérés par les différentes parties au conflit (Figure 1).
Contrôles de la frontière syrienne (à l’automne 2016)
Contrôles de la frontière syrienne (à l’automne 2016)
12 Cette perte de monopole étatique constitue l’une des transformations majeures de la ligne frontière au cours du conflit. Non seulement les nouveaux acteurs non étatiques contrôlent des territoires, mais ils sont également en charge de la gestion et du contrôle de segments entiers de la frontière, sur lesquels ils établissent parfois de nouveaux postes-frontières. Ces pratiques de la frontière, quasi-régaliennes, permettent aux groupes concernés de construire localement leur autorité (et peut-être leur légitimité), ce qui constitue une facette des processus d’émergence de gouvernances alternatives analysées précédemment.
13 La transformation des dispositifs frontaliers s’illustre par exemple à la frontière séparant les zones tenues par le PYD en Syrie et le GRK en Irak. Sur cette frontière internationale, au lieu dit de Simalka sur le fleuve Tigre, les autorités de ces deux entités ont construit en 2013 un pont et ouvert des bureaux de douane [3]. Ce poste frontalier non officiel a ainsi été établi sur une frontière internationale par un acteur non étatique du côté syrien et une composante fédérale de l’État du côté irakien, sans qu’aucun de ces deux acteurs n’en ait l’autorité légale. La gestion des flux se fait sur la base d’accords informels, qui sont dès lors sensibles aux fluctuations des relations politiques entre les deux autorités. Ainsi, la dégradation des relations entre le PYD et le GRK a conduit à la fermeture totale de Simalka entre mars et juillet 2016. Le GRK a décidé unilatéralement de sa réouverture en août 2016 mais en limitant strictement la circulation aux flux commerciaux.
14 Côté syrien, l’une des conséquences de la fragmentation de la frontière est le fait que les dispositions régulatrices qui organisent le franchissement ne sont plus unifiées : d’un segment à l’autre, celles-ci varient. Le régime de frontière antérieur – c’est-à-dire l’organisation des fonctions régulatrices de la frontière, agrégées dans un dispositif national et articulées pour partie d’entre elles à des régulations et accords internationaux – a ainsi été remplacé par une multiplicité de régimes qui varient d’un point à l’autre de la frontière, en fonction de la force en présence. Plus encore, le régime de frontière antérieur agrégeait les régulations attenantes à chaque type de mobilité (des personnes, des biens, des services). Avec la fragmentation de la gestion de la frontière par des autorités diverses, les types de mobilités sont fortement désagrégés les uns des autres d’un segment à l’autre, et soumis à des décisions souvent ad hoc. Cela se traduit concrètement par des régimes différents qui sont apposés par exemple à la mobilité des personnes, à celle des biens de consommation, des flux financiers, de l’aide humanitaire, des armes, de la contrebande, etc.… Ainsi, ce qui passe à un point de la frontière ne passe pas en un autre point, et au sein même d’un même segment les régimes de mobilité auxquels sont soumis les différents flux connaissent des traitements très variables.
Contrôler la frontière, un atout stratégique dans le conflit
15 Pour les parties en conflit, contrôler la frontière représente un intérêt militaire, symbolique, politique et matériel essentiel. La poursuite du conflit est en grande partie dépendante de l’accès à la frontière derrière laquelle se trouvent les ressources dont ces parties ont besoin : armement, ressources financières, combattants, marchés d’exportation, mais aussi marchés d’importation pour acheminer vers la Syrie les biens de consommation indispensables. Au cours du conflit, les flux sortants ont ainsi été essentiellement composés de réfugiés, mais aussi de combattants blessés, d’antiquités et de pétrole vendus en contrebande, et les flux entrants ont inclus des combattants, des fournitures militaires, de l’argent, des biens de base, de l’aide humanitaire, et également du pétrole. Par ailleurs, contrôler la frontière permet aux parties concernées de réguler les flux entrants et sortants en leur faveur, ce qui constitue un levier politique et un avantage matériel précieux pour consolider leur position militaire en Syrie, et éventuellement leur légitimité politique.
16 Cependant, pour les différentes parties en présence, les dynamiques autour de la frontière sont aussi fonction de la position du pays voisin dans le conflit, ce que résume la Figure 2.
Dynamiques de la frontière
Dynamiques de la frontière
17 Lorsque l’État voisin est un allié ou à tout le moins affiche une neutralité bienveillante vis-à-vis de l’acteur qui contrôle la frontière commune, les formes de porosité ont existé, parfois de façon plus ou moins co-organisée par les deux côtés. Dans ce cas de figure, les régions frontalières de l’État voisin deviennent notamment des base-arrières pour les groupes armés, où les combattants peuvent venir se reposer, où les blessés peuvent être soignés, où les recrues peuvent s’entraîner etc. Cette importance stratégique pour la poursuite du combat éclaire l’instabilité du contrôle de certains segments de la frontière le long desquels des points de passage (officiels et non officiels) ont été âprement disputés.
18 Pour les groupes armés opposés au régime de Damas, deux frontières jouent à cet égard un rôle particulièrement vital : la frontière avec la Jordanie, pays qui tolère les camps militaires de l’ALS [4] ; celle avec la Turquie, pays qui accueille les institutions alternatives du gouvernement intérimaire syrien. Ce pays a par ailleurs longtemps été peu regardant en ce qui concerne la circulation sur son territoire de combattants rejoignant Daesh.
19 Par ailleurs, couper l’accès à la frontière de ses ennemis explique aussi certaines dynamiques militaires des régions frontalières. La bataille d’al-Qousair [5] par exemple, en mai-juin 2013, suivie durant l’hiver 2013-2014 par celle du Qalamoun (le chaînon montagneux qui sépare la Syrie du Liban), est l’une des grandes opérations de reconquête territoriale du régime. Elle a eu pour effet de couper l’opposition armée de la région de Homs et de la région de Damas de leur accès au Liban. Les forces du régime ont ainsi rétabli la continuité spatiale entre les territoires qu’elles contrôlent avec la frontière du Liban. Cette continuité facilite d’une part la circulation des forces armées du Hezbollah vers la Syrie, et d’autre part permet d’accéder à l’interface logistique et commercial que constitue le Liban, par lequel transitent vers la Syrie ou depuis la Syrie des biens qui sont soit interdits au commerce (drogues, antiquités), soit soumis au régime de sanctions internationales qui frappe Damas.
20 A l’inverse, lorsque le voisin est hostile, la conquête de la zone frontalière est un enjeu à la portée stratégique beaucoup plus limitée pour l’acteur concerné. C’est sans doute ce qui explique le fait que le régime de Damas a donné priorité au combat sur les fronts internes du pays plutôt qu’à la reprise du contrôle de ses frontières extérieures, notamment sur les dyades Syrie/Turquie et Syrie/ Jordanie. Il s’agit en effet pour lui non seulement de reconquérir le territoire national, comme l’a maintes fois déclaré Bachar al-Assad, mais aussi de ne pas épuiser sa capacité militaire limitée dans des combats pour des frontières partagées avec des États hostiles.
Asymétrie des politiques de la frontière
21 Les dynamiques de transformation de la ligne-frontière syrienne sont également à comprendre en relation avec la façon dont les pays voisins gèrent leur frontière commune avec la Syrie, sachant que le rôle traditionnel de la frontière est affaibli par le fait que celle-ci en tant qu’enveloppe extérieure délimitant une souveraineté nationale unique n’existe plus que du côté des États voisins de la Syrie.
22 La politique frontalière des États voisins ressort ainsi de trois grands ensembles de considérations. Premièrement, leur position dans le conflit influence à l’évidence cette gestion. Cette position varie entre des États qui soutiennent le régime de Bachar al-Assad (Irak) ; ceux qui soutiennent certains groupes de l’opposition (Turquie, GRK bien que ce dernier ne soit pas un État) ; ou enfin ceux qui sont officiellement neutres (Liban, Jordanie) bien que certains de ces États (Jordanie) ou certaines composantes de ces États (le Hezbollah libanais) soutiennent de loin ou directement certaines des parties au conflit syrien (l’ASL pour la Jordanie, Damas pour le Hezbollah). De fait, les voisins de la Syrie tolèrent la porosité de la frontière lorsque celle-ci est tenue par les parties au conflit qu’ils favorisent, voire instaurent des formes de co-gestion de celle-ci y compris avec les acteurs non-étatiques en charge de certains segments le cas échéant.
23 Deuxièmement, l’extension du conflit dans le temps a engendré des préoccupations sécuritaires croissantes parmi les États voisins concernant d’une part les risques de débordement de celui-ci sur leur territoire [6], et d’autre part la potentielle déstabilisation créée par la présence de nombreux réfugiés syriens au sein de leurs communautés nationales. Cette évolution a conduit l’ensemble des pays voisins à progressivement durcir leurs politiques frontalières, par exemple en limitant l’accès au pays aux réfugiés (Jordanie depuis 2014), en restreignant les conditions de leur résidence (Liban depuis 2015), mais aussi en mettant en place des dispositifs matériels de sécurisation de la frontière (mur sur la frontière turque) ou en fermant les postes-frontières officiels ou informels (Jordanie depuis 2016).
24 Enfin, les politiques frontalières des États voisins de la Syrie reflètent leur plus ou moins grande capacité à exercer un contrôle réel et effectif de leur frontière, capacité qui est fonction de leur capacité à exercer leur autorité sur le territoire national en premier lieu. L’État libanais est de ce point de vue un État structurellement faible qui ne contrôle ni son territoire ni ses frontières, ce qui permet au parti du Hezbollah et à sa milice – qui est directement impliquée dans les combats en Syrie aux côtés des forces du régime – d’exercer un contrôle direct sur une grande partie de la dyade frontalière avec la Syrie. Différemment, l’expansion transfrontalière vers la Syrie du nord de Daesh (à l’origine un groupe armé irakien) peut être analysée comme une stratégie opportuniste de la part de celui-ci qui a profité de ce que les régions du Moyen-Euphrate sont passées en 2013 sous le contrôle des groupes armés opposés au régime de Bachar al-Assad pour s’y étendre.
25 Le conflit en Syrie a donc pour effet de transformer en profondeur les politiques frontalières des États voisins, conduisant à une redéfinition de leurs fonctions régulatrices en faveur de restrictions à la mobilité et d’une sécurisation de la ligne. Ce processus est plus ou moins avancé en fonction de la capacité (globalement faible) de chacun de ces États à exercer souveraineté et autorité sur son territoire.
Diffractions de la ligne-frontière internationale/ nationale
26 Finalement, les transformations de la frontière vues dans les sections précédentes sont à analyser au crible de l’attention internationale qui est portée à celle-ci et de l’action de certains acteurs régionaux ou internationaux, qui à la fois renforcent la ligne-frontière et contribuent à l’effacer.
27 Malgré les transformations de sa morphologie politique et de sa gestion, la frontière syrienne demeure une ligne internationalement reconnue, qui définit un intérieur et un extérieur, une ligne qui infère des ordres juridiques et politiques différents de part et d’autre, et qui établit une distinction nette entre un territoire en guerre (la Syrie) et des territoires en paix (les pays voisins) quand bien même le conflit armé déborde régulièrement cette ligne et affecte les espaces frontaliers des voisins de la Syrie. Cette dimension de la frontière, inscrite dans un ordre juridique international, est vitale pour les plus de cinq millions de Syriens qui ont cherché refuge au-delà de celle-ci, et pour lesquels franchir la frontière est synonyme de protection. Ce franchissement implique dans le même temps une transformation radicale de leur statut légal personnel : de citoyens, ils deviennent « invités » (duyûf) dans les pays voisins de la Syrie, ou réfugiés et demandeurs d’asile ailleurs. La ligne frontière inscrite dans l’ordre international organise également en partie les flux transfrontaliers légaux, et en particulier l’acheminement de l’aide internationale, ou bien encore les restrictions d’importation liées aux sanctions économiques auquel est soumis le régime de Damas.
28 Cependant, les interventions extérieures dans le conflit syrien contribuent dans le même temps à brouiller cette ligne de souveraineté, que ce soient les interventions militaires directes comme celles de la Russie, de l’Iran, et de nombreuses milices chiites aux côtés du régime al-Assad ; celles de la coalition internationale menée par les États-Unis contre Daesh ; ou encore l’opération « Bouclier de l’Euphrate » engagée par la Turquie à l’été 2016, dont le but officiel était de repousser Daesh loin de sa frontière sud, mais aussi d’empêcher la formation d’un territoire continu contrôlé par les forces du PYD au nord de la Syrie. Les formes de soutien extérieur indirect aux groupes armés de l’opposition, notamment par des acteurs de certains pays du Golfe (fourniture d’armes légères, financements, soutien logistique) doivent également être prises en compte.
29 Le brouillage de la frontière comme ligne de souveraineté inscrite dans l’ordre international est par ailleurs à analyser au regard des politiques d’aide humanitaire déployées par la communauté internationale. L’évolution du débat sur la livraison « crossborder » de l’aide humanitaire l’illustre particulièrement. En effet, l’aide humanitaire internationale ne peut en théorie être acheminée dans un pays sans une autorisation accordée par l’État concerné. Or, en Syrie, l’accès libre aux régions tenues par l’opposition à partir des territoires contrôlés par le régime (dans lesquels se trouvent les ports du pays) a constamment été refusé par Damas. La question s’est donc rapidement posée de savoir si la communauté internationale pouvait s’affranchir de cette autorisation et procéder à des livraisons crossborder de l’aide destinée à ces territoires, c’est-à-dire en passant par des frontières tenues par des groupes de l’opposition armée. Après deux ans de débats, en juillet 2014, les Nations-Unies ont finalement autorisé par un vote cette livraison crossborder. La communauté internationale reconnaissait ainsi de facto les régimes de frontière alternatifs existant en Syrie, et le rôle d’acteurs non étatiques dans la gestion de la frontière internationale du pays.
Conclusion : le futur des frontières syriennes
30 Le conflit syrien conduit à un remodelage permanent de la frontière syrienne dans sa morphologie politique, dans ses pratiques, dans ses régimes. De nombreux acteurs jouent un rôle dans ce processus, que ce soit à l’échelle locale, nationale, régionale ou internationale : les parties en conflit (et les puissances extérieures intervenant dans le conflit), les États voisins de la Syrie, mais aussi les réfugiés, les commerçants et les contrebandiers, les acteurs humanitaires, etc.
31 Ce remodelage conduit à un rebordering de la frontière syrienne, c’est-à-dire à une mutation des fonctionnalités frontalières, de ses pratiques, de ses espaces. Ce processus présente bien des traits paradoxaux : affirmation de la ligne dans l’ordre international mais brouillage de facto de cette ligne par les pratiques qui s’y déploient ; porosités transfrontalières et politiques de sécurisation et de fermeture de la ligne ; enveloppe politique dans laquelle s’expriment les luttes nationales et multiplication des régimes de frontière…
32 Ces paradoxes illustrent le fait que les différentes dimensions de la frontière ne sont pas toutes inscrites dans la ligne mais qu’elles sont disposées sur des territoires, qu’elles relèvent de pratiques et se déclinent au sein d’ordres politiques et juridiques variés. Ces paradoxes indiquent aussi que la résistance de la ligne frontière peut se conjuguer avec la mutation de ses caractéristiques politiques, légales, spatiales. De ce point de vue, les évolutions de la frontière syrienne depuis 2011 montrent que les frontières extérieures d’un pays peuvent survivre (voire être réifiées par elles) à des situations extrêmes de fragmentation de l’autorité centrale, à des formes radicales de concurrence pour la légitimité nationale, et à des transformations massives de la nation tel que le déplacement de plus de la moitié de la population syrienne, en Syrie comme hors du pays.
Notes
-
[1]
Partiya Yekîtiya Demokrat, le Parti de l’Union Démocratique, le plus important des partis kurdes syriens, qui dispose d’une branche militaire, les YPG (Unités de Protection du Peuple).
-
[2]
Par exemple, les employés des barrages et centrales électriques de Raqqa et Tabqa dans le nord-est de la Syrie continuent d’être payés par l’administration centrale du régime al-Assad après le passage de ces régions sous le contrôle de Daesh. Cette électricité est ensuite vendue par Daesh non seulement aux populations locales mais également au régime (Adam Baczko, Gilles Doronsorro, and Arthur Quesnay, Syrie : Anatomie d’une guerre civile (Paris : CNRS Editions, 2016).
-
[3]
Le point de passage de Simalka était utilisé de façon informelle depuis les années 1990, le fleuve étant franchi au moyen de petits bateaux opérant un service de ferry.
-
[4]
L’Armée Syrienne Libre, c’est-à-dire les groupes armés de l’opposition non islamiste, en principe liés à l’opposition politique syrienne en exil.
-
[5]
Ville située au sud-est de Homs, et frontalière avec le Liban.
-
[6]
Voir par exemple les graphiques récapitulant les attaques terroristes qui ont eu lieu en Turquie en juin 2015 et décembre 2016, parmi lesquelles on compte six attaques perpétrées par Daesh http://www.nytimes.com/interactive/2016/06/28/world/middleeast/turkey-terror-attacks-bombings.html(accès le 11 Janvier 2017).