Couverture de COME_097

Article de revue

Les élections présidentielles au Liban : entre espoir et retour douloureux de l’Histoire

Pages 157 à 173

Notes

  • [1]
    Entretien accordé par l’ambassadeur de France Emmanuel Bonne, L’Orient le Jour (23/04/2016).
  • [2]
    François Hollande avait déjà effectué un séjour au Liban le 4 novembre 2012, sous la présidence de Michel Sleimane. Son prédécesseur Nicolas Sarkozy s’est rendu à deux reprises au Liban, lors d’une visite-éclair le 7 juin 2008 et le 2 novembre 2011. Auparavant, Jacques Chirac s’est rendu quatre fois au Liban durant sa présidence.
  • [3]
    A Beyrouth, le 16 avril 2016, François Hollande affirme : « Il ne faut pas confier son destin à des puissances extérieures ». Voir l’Orient-le Jour (18 avril 2016).
  • [4]
    Voir notamment Pierre Méguerdidjian, « Attributions et rôle du président de la République au Liban », mai 1958, in archives du MAE (La Courneuve) (carton 623).
  • [5]
    Voir Louis-Joseph Lebret, Chronique de la construction d’un Etat. Journal au Liban et au Moyen-Orient (1959-1964), Geuthner, Paris, 2014.
  • [6]
    Sur les circonstances de l’élection de Bachir Gemayel le 23 août 1982, voir Paul-Marc Henry, Les jardiniers de l’enfer, Oliver Orban, 1984, p. 136- 137.
  • [7]
    Voir sur ce sujet Stéphane Malsagne, « Les obsèques des élites politiques libanaises assassinées pendant la guerre civile », in Autour des morts de guerre (Maghreb-Moyen-Orient), (R Branche, N. Picaudou et P. Vermeren dir.), Publications de la Sorbonne, 2013, p.147-169.
  • [8]
    Georges Corm, Le Liban contemporain. Histoire et société, La Découverte, 2012.
  • [9]
    Voir l’ouvrage récent de Ward Vloeberghs, Architecture, Power and Religion in Lebanon : Rafiq Hariri and the Politics of SacredSpace in Beirut, Leiden and Boston : Brill, 2015.
  • [10]
    Emma Soubrier, Re-construire une armée nationale : l’exemple du Liban depuis 1958, Cahiers du Retex, 2013. Voir aussi Nayla Moussa, « Loyalties and Group Formation in the LebaneseOfficer Corps », Carnegie Middle East Center, January, 27, 2016 in http://carnegieendowment.org/2016/02/03/loyalties-and-group-formation-in-lebanese-officer-corps/itg6
  • [11]
  • [12]
    L’Orient-le Jour (19 avril 2016).
  • [13]
    L’Orient-le Jour (9 décembre 2016).
  • [14]
    Voir Stéphane Malsagne, « Présidentielle libanaise. L’éternel retour », L’Orient-le Jour (08 février 2016).
  • [15]
    Voir notamment Louis-Joseph Lebret, Chronique de la construction d’un Etat. Journal au Liban et au Moyen-Orient (1959-1964), Geuthner, 2014.
  • [16]
    Stéphane Malsagne, Fouad Chéhab, une figure oubliée de l’histoire libanaise, Karthala-Ifpo, 2011.
  • [17]
    Louis Roché, Rapport de fin de mission, Archive du MAE (la Courneuve) (carton 940).
  • [18]
    Paul-Marc Henry, Les jardiniers de l’enfer, Olivier Orban, p. 128.
  • [19]
    Manifeste de Beyrouth de 2004 in http://www.voltairenet.org/article14304.html
  • [20]
    Dans un discours du 16 avril 2016 à Beyrouth, François Hollande affirme que « La France n’a pas de candidat à l’élection d’un Président de la République. La France n’a qu’un seul candidat, c’est le Liban ».
  • [21]
    Mounir Corm, Pour une III è République libanaise. Etude critique pour une sortie de Taëf, L’Harmattan, 2012.
  • [22]
    ChibliMallat, « Blocage », L’Orient-le Jour (14 février 2016).
  • [23]
    Pierre Rosanvallon, Le bon gouvernement, Seuil, 2015.
English version

1 Après la fin du mandat de l’ancien président Michel Sleimane (25 mai 2014), le Liban a connu la plus longue vacance présidentielle de son histoire. Le pays des Cèdres s’est cherché désespérément un président de la République. La désillusion a fini par l’emporter après les échecs répétés des séances parlementaires, faute de quorum nécessaire des deux-tiers (86 députés sur 128). A chaque nouvelle séance électorale, la résignation est devenue telle que la presse libanaise elle-même a cessé de placer l’évènement en Une des journaux. Après presque deux années d’impasse, le président français François Hollande, en visite à Beyrouth les 16 et 17 avril 2016, a cherché à plaider pour la solution du compromis entre les partis libanais, plutôt que celle du consensus devenu impossible. La visite a illustré l’intérêt particulier porté par Paris à une résolution de la crise libanaise. En réunissant à la Résidence des Pins (celle de l’ambassadeur de France) les principaux acteurs politiques nationaux (hormis le chef du Hezbollah) [1], dont les deux principaux candidats rivaux pour la présidence, l’ancienne puissance mandataire a tenté d’user encore de son prestige aujourd’hui bien affaibli au pays des Cèdres, afin d’inciter à la mise en place d’une solution politique interne dans les plus brefs délais. Il s’agit bien, depuis l’indépendance du Liban en 1943, du premier séjour officiel d’un chef d’Etat occidental dans un pays sans président [2]. Cela n’a pas empêché le 18 avril un nouvel échec de la séance électorale, le lendemain du départ de François Hollande, le Hezbollah jouant une nouvelle fois le rôle d’arbitre. L’élection d’un successeur à Michel Sleimane a mobilisé beaucoup d’énergie au Liban, mais aussi dans les chancelleries occidentales, comme si elle permettait de répondre aux défis politiques, économiques et sociaux colossaux auxquels est confronté le pays. Ces défis sont aggravés par les conséquences dramatiques du conflit syrien : présence massive de réfugiés représentant près d’un tiers de la population totale, montée en puissance du salafisme sunnite et attaques régulières de Daech et d’Al Nosra aux frontières. Pour forcer l’élection d’un nouveau titulaire à Baabda (siège du palais présidentiel), le ministre des Télécommunications Boutros Harb s’est déclaré prêt à préparer un projet d’amendement constitutionnel afin de contraindre les députés à se rendre à la Chambre. Le projet prévoit en outre que le futur président poursuive son mandat jusqu’à l’élection de son successeur. L’ancien président de la Chambre Hussein Husseini est même allé jusqu’à proposer une réduction du mandat présidentiel de six à deux ans, ce qu’interdit la Constitution. Une solution purement libanaise, comme l’a réclamée la France [3] pour l’élection d’un nouveau président au Liban, correspond-t-elle à la réalité de l’histoire longue du pays ? En quoi l’impossible élection d’un président est-elle révélatrice d’un Etat libanais qui n’a pas su, depuis des décennies, se renouveler dans ses pratiques et dans son personnel politique ?

L’élection présidentielle : entre facteurs régionaux et jeux politiques internes

2 Depuis les premières années de l’indépendance (1943), la vie politique libanaise dépend très étroitement des facteurs régionaux. De nos jours, même si l’Iran refuse officiellement de s’immiscer dans les affaires libanaises en laissant carte blanche au Hezbollah, beaucoup d’analystes estiment qu’aucune solution de compromis ne peut aboutir sans le parrainage de Téhéran, allié au parti chiite libanais dirigé par Hassan Nasrallah et au régime syrien de Bachar al Assad. Le second acteur régional majeur sans qui aucun déblocage ne serait envisageable est l’Arabie saoudite, pays auquel est lié le chef du Courant du futur et leader du 14 mars, Saad Hariri, le fils de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri, assassiné le 14 février 2005. Saad ne bénéficie cependant plus du même prestige et de la même influence que son père sur la communauté sunnite libanaise et sa position est fragilisée par la faillite de sa société de BTP saoudienne (Saudi Oger). Sans qu’il soit nécessaire de surdéterminer le poids des facteurs régionaux comme explication à la vacance présidentielle, il est certain en revanche que la rupture des relations diplomatiques entre Ryad et Téhéran le 3 janvier 2016, en raison de l’exécution du leader chiite al-Nimr par les autorités saoudiennes, a constitué une difficulté supplémentaire. En outre, la situation est devenue encore plus tendue quand, le 2 mars 2016, les six monarchies du Conseil de coopération des Etats arabes du Golfe (Arabie saoudite, Bahreïn, Qatar, Emirats arabes unis, Oman et Koweït) ont déclaré le Hezbollah organisation « terroriste ».

3 La question de la vacance présidentielle au Liban après 2014, laquelle n’est pas en soi un phénomène inédit dans l’histoire du pays, a fait rejaillir un ensemble d’enjeux croisés qu’il est important d’historiciser. Il est nécessaire de prendre en compte en effet à la fois des données consécutives aux pressions régionales mais aussi des facteurs institutionnels internes liés aux modalités de l’élection du chef de l’Etat et à l’évolution de la fonction présidentielle depuis son premier titulaire en 1926. Au-delà, comme dans de nombreuses démocraties occidentales, est posée la question plus globale de l’incapacité du Liban post-colonial à renouveler le profil sociologique de ses élites politiques.

4 Au Liban, la présidence de la République est une institution née à l’époque du Mandat français. La Première République (1926-1989) donnait en principe au chef de l’Etat des pouvoirs assez considérables. Il est alors la clef de voûte du système politique [4]. Ses prérogatives sont à la fois politiques (pouvoir d’ajourner et de convoquer la Chambre, droit de dissolution) et législatives (il a l’initiative des lois, aussi bien que la Chambre des députés). Il dispose aussi d’importantes attributions en matière constituante, exécutive (il assure l’exécution des lois et dispose du pouvoir réglementaire), financière, internationale (il négocie et ratifie les traités, même si les accords les plus importants doivent être soumis à l’approbation de l’Assemblée) et administrative (il nomme et révoque les ministres, désigne le président du Conseil, nomme aux emplois de la haute administration). Pendant la période du Mandat français (jusqu’en 1943), l’action des présidents élus ou désignés se confondait souvent avec celle du Haut-Commissaire français au Levant. Jusqu’à l’élection de Béchara el Khoury, le premier président du Liban indépendant (1943- 1952), six chefs d’Etat s’étaient succédé depuis 1926 et tous n’étaient pas alors systématiquement maronites. Charles Debbas (1926-1934), le tout premier président de l’histoire du Liban, était grec-orthodoxe. Son successeur, Habib pacha el Saad (1934-1936), était maronite, tout comme Emile Eddé (1936-1941), Alfred Naccache (9 avril 1941-18 mars 1943). Les derniers chefs d’Etat avant l’indépendance étaient quant à eux successivement protestant, Ayoub Tabet (18 mars-21 juillet 1943), et grec-orthodoxe, Petro Trad (21 juillet-21 septembre 1943).

5 Depuis l’indépendance et le Pacte national non écrit de 1943, la présidence de la République au Liban, entendue comme institution de facto réservée désormais à un maronite, a souvent été perçue comme une instance fondamentale de stabilité et de régulation de la vie politique du pays, particulièrement dans des contextes nationaux et régionaux troublés. Depuis 1952, les différentes vacances présidentielles ont souvent correspondu en effet à un regain des tensions internes, comme l’illustrent par exemple la dyarchie du pouvoir consécutive à l’expiration du mandat d’Amine Gemayel en 1988, ou encore les violents heurts communautaires dans les mois qui ont suivi la fin de la présidence d’Emile Lahoud (1997).

6 Dans les premières décennies postérieures à l’indépendance, les élections des chefs d’Etat au Liban ont lieu généralement dans des conditions légales, après réunion et vote des députés au Parlement à Beyrouth. Jusqu’à la veille de la guerre civile, les présidents libanais (à l’exception de Fouad Chéhab et de Charles Hélou), sont souvent eux-mêmes chefs de parti politique (le Destour de Béchara el Khoury, le Parti national libéral de Camille Chamoun), issus de grandes familles de notables (comme Soleiman Frangié) et étroitement impliqués dans les jeux politiques du pays. A partir de la fin des années cinquante, la montée en puissance du nassérisme, notamment dans les milieux sunnites libanais, fait de l’Egypte – grande puissance régionale de l’époque – un acteur incontournable pour l’élection du président libanais. Le général Chéhab est ainsi élu le 31 juillet 1958 après un accord américano-égyptien. Durant son mandat (1958-1964), la présidence de la République s’étoffe même considérablement en personnel et en moyens et tend à reléguer au second plan les cabinets ministériels, au point de devenir le lieu central où sont prises les grandes décisions de développement [5]. Au-delà de la présidence comme institution et pilier de la première République, la fonction présidentielle et son usage après l’indépendance furent toutefois aussi un facteur important d’instabilité. La première vacance présidentielle (quatre jours) remonte à l’année 1952, après la démission du président Béchara el Khoury consécutivement à la « révolution blanche ». Sous le régime de Camille Chamoun (1952-1958), le président de la République est accusé de rompre avec le Pacte national en se tournant résolument vers l’Occident (adhésion du Liban à la doctrine Eisenhower en 1957) et de tenter de renouveler son mandat, ce qu’interdit la Constitution. La fin de la présidence de Charles Hélou (1964-1970) est entachée elle-même par les accusations portant sur la passivité de l’armée libanaise au moment de la destruction par les avions israéliens de la flotte de la Middle East Airlines sur l’aéroport de Beyrouth, le 28 décembre 1968. S’y ajoutent les conditions dans lesquelles fut signé l’accord du Caire (3 novembre 1969) prévoyant l’installation de bases permanentes de l’OLP dans le Fathland.

7 Pendant la guerre « civile » (1975-1990), la présidence de la République au Liban perd une grande partie de son prestige. Le dernier Parlement issu des élections de 1972 ne se réunit plus dans les formes légales et les chefs d’Etat sont « élus » sous le son des canons syriens (Elias Sarkis en 1976, René Moawad en 1989) ou israéliens (Bachir Gemayel en 1982 [6]). Elias Sarkis et René Moawad, deux anciens chéhabistes, ne sont ni chefs de parti, ni des notables (za‘ims), mais leurs marges de manœuvre sont au départ très limitées par la présence syrienne. En outre, pendant la guerre, le règne des milices se substitue à celui de l’Etat. Certains chefs d’Etat eux-mêmes sont chefs de milices (Soliman Frangié à la tête des Marada, Bachir Gemayel à la tête des Forces libanaises). C’est aussi pendant les quinze années de conflit que le Liban connaît sa première très grande vacance présidentielle (408 jours) entre la fin du mandat d’Amine Gemayel le 23 septembre 1988 et l’élection de René Moawad le 5 novembre 1989. Le prestige de la fonction présidentielle est d’autant plus effrité pendant la guerre que deux présidents sont assassinés au tout début de leur mandat. Béchir Gemayel, élu le 23 août 1982, est victime dans son quartier général d’une bombe téléguidée le 14 septembre de la même année, soit neuf jours avant sa prise de fonction officielle. René Moawad, élu le 5 novembre 1989, tombe après 17 jours de présidence dans un attentat à la voiture piégée à Beyrouth-ouest, le jour de l’indépendance (22 novembre) de l’année 1989 [7].

8 Durant les premières années de la Seconde République, la Syrie et l’Arabie saoudite où fut signé l’accord de Taëf (22 octobre 1989) s’imposent comme les acteurs régionaux principaux qui façonnent la vie politique libanaise. L’institution présidentielle est encore fragilisée par des chefs d’Etat qui certes, sont étrangers à la classe politique traditionnelle, mais sont par ailleurs adoubés par Damas dont les troupes occupent une partie du Liban jusqu’en 2005. Les présidents Elias Hraoui (1989-1998) et Emile Lahoud (1998-2007) sont en outre régulièrement accusés d’entorses successives à la Constitution ayant permis une prolongation de leurs mandats successifs. Le second pourtant peut se targuer d’avoir à l’actif de sa présidence deux succès éclatants dont il n’est pourtant pas directement responsable : le retrait des troupes israéliennes du sud-Liban (mai 2000) après plus de vingt ans d’occupation et dont le Hezbollah revendique la paternité, mais aussi le retrait des troupes syriennes en avril 2005. Il se montre impuissant toutefois à mettre fin aux attaques israéliennes au Liban pendant la guerre des 33 jours de l’été 2006 qui détruit une grande partie des infrastructures du pays. Après l’expiration de la prolongation de trois ans du mandat d’Emile Lahoud (23 novembre 2007), le Liban connaît une troisième vacance présidentielle de 184 jours à l’origine d’une crise politique interne qui devait aboutir à l’élection de Michel Sleimanele 25 mai 2008 suite aux accords de Doha [8]. Ce dernier tenta de rehausser l’image de la fonction présidentielle en refusant toute perspective de prolongation de son mandat, en plaidant pour une neutralité du Liban à l’égard des axes régionaux (déclaration de Baabda de juin 2012). Après avoir cherché à normaliser les relations libano-syriennes, le président Sleiman s’est cependant rapidement trouvé débordé par les conséquences sur le sol libanais du conflit syrien qui a éclaté en 2011. De plus en plus aligné sur les positions du 14 mars, ses chances de réélection devenaient en outre assez improbables.

9 Après la guerre civile, l’image du chef de l’Etat au Liban n’a pas seulement souffert des conditions dans lesquelles les responsables de l’Exécutif ont été portés à la tête du pouvoir. L’accord de Taëf de 1989 avait contribué auparavant à diminuer le prestige de la fonction présidentielle et la visibilité de son titulaire en renforçant la place de la présidence du Conseil assumée constamment depuis l’indépendance (hormis deux entorses en 1952 et en 1988) par la communauté sunnite. La décennie qui s’étend des années 1990 jusqu’au tournant des années 2000 a été marquée par des phases de reconstruction du Liban bien plus souvent associées à la personnalité flamboyante du Premier ministre Rafic Hariri, qu’aux différents chefs d’Etat qui se sont succédé [9]. Emile Lahoud, précédemment commandant en chef de l’armée libanaise, a pourtant joué un rôle central dans la reconstruction de l’institution militaire aujourd’hui perçue comme un rempart essentiel face aux incursions jihadistes [10]. L’accord de Taëf prévoyait également le désarmement des milices, mais le refus permanent du Hezbollah lié à l’Iran de désarmer a placé tous les présidents libanais depuis le début des années 1990 dans une position de faiblesse intrinsèque face à une milice chiite qui se pose en rempart de la souveraineté libanaise en concurrence avec l’armée. Le parti d’Hassan Nasrallah célèbre régulièrement depuis 2006 sa « victoire divine » face à Israël. Il a fait le choix en 2013 du soutien militaire actif à Bachar al-Assad dont le régime est soutenu par Téhéran et s’implique activement dans la défense et la reconquête des territoires syriens contrôlés par l’opposition au régime de Damas et par les jihadistes de Daech et d’Al Nosra.

Le profil des prétendants à la présidence : le retour de l’histoire et d’une mémoire douloureuse

10 Pour succéder à Michel Sleimane et face aux défis majeurs que doit affronter le Liban, trois candidats à l’élection présidentielle se sont déclarés : Michel Aoun, Sleiman Frangié et Henri Hélou, soutenu par Walid Joumblatt. Les deux candidats libanais longtemps les plus en vue, le général octogénaire Michel Aoun et Sleiman Frangié, tous deux membres de la coalition du 8 mars proche de la Syrie, ont décidé d’opter pour un combat sans concession afin de remporter l’élection présidentielle. Leur profil est cependant révélateur d’un système politique libanais à bien des égards sclérosé depuis des décennies. Michel Aoun a d’abord été commandant en chef de l’armée avant d’occuper, en concurrence avec Sélim Hoss, le poste de Premier ministre lors de la période de vacance présidentielle qui a suivi la fin de la présidence d’Amine Gemayel en 1988. Il est aussi l’homme de la « guerre de libération » contre l’occupant syrien en 1989 dont la conséquence indirecte et paradoxale fut de consacrer la suprématie syrienne au Liban. Après 15 années d’exil en France et un retour au Liban en 2005 dans le sillage du départ des troupes syriennes, le général Aoun, à la tête du Courant patriotique libre, a opéré un revirement politique spectaculaire par son alliance (Document d’entente) en 2006 avec le Hezbollah allié de la Syrie. Il n’a pas caché depuis à plusieurs reprises ses ambitions présidentielles. Candidat soutenu par le parti d’Hassan Nasrallah, il a reçu le 18 janvier 2016 le soutien officiel et assez inattendu du chef des Forces libanaises, Samir Geagea. Après la guerre du Liban, Michel Aoun et Samir Geagea avaient chacun fait leur retour sur la scène politique nationale en 2005, le second ayant préalablement purgé une peine de prison. Le soutien affiché du chef des Forces libanaises au désormais ex-chef du Courant patriotique libre a fait voler en éclats la bipolarisation politique traditionnelle au Liban née après l’assassinat de Rafic Hariri (14 février 2005) entre forces du 14 mars (anti-syriennes) auxquelles appartient Samir Geagea et celles du 8 mars (pro-syriennes) auxquelles est affilié Michel Aoun. Ce dernier continue à cristalliser autour de sa personne de nombreuses oppositions parmi lesquelles Saad Hariri, le leader druze Walid Joumblatt ou le président du Parlement Nabih Berri.

11 Le deuxième candidat en lice, Sleiman Frangié, a été à plusieurs reprises ministre et député de Zghorta. Il est issu d’une ancienne famille de notables (za‘ims) maronites implantés au Liban-nord, liée depuis des années à la famille Assad en Syrie et dont l’illustre aïeul n’est autre que le grand-père éponyme qui a présidé aux destinées du Liban entre 1970 et 1976. Le grand oncle, Hamid Frangié (1907-1981), fut également l’une des grandes figures politiques du Liban post-colonial. L’actuel Sleiman Frangié est lui-même le fils de l’ancien chef de la milice Marada, Tony Frangié, tragiquement assassiné pendant la guerre civile en juin 1978. Il entretient depuis longtemps des relations étroites avec le chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, personnage sans qui aucune élection présidentielle n’est possible au Liban aujourd’hui. Il a noué aussi des contacts personnels avec le général Aoun avec qui les relations se sont pourtant nettement dégradées au plus fort des prétentions présidentielles de chacun. Sleiman Frangié reproche en outre à son concurrent d’avoir conclu une alliance avec celui qu’il désigne comme le responsable de l’assassinat de son père. Contre toute attente, la candidature Frangié est le fruit d’une initiative du chef du Courant du futur et leader de la coalition du 14 mars, Saad Hariri, à la fin du mois de novembre 2015. Cette initiative a bénéficié du soutien des pays occidentaux et de l’Arabie saoudite. En fait, le petit-fils de l’ancien président libanais a été perçu comme un candidat possible de compromis entre les forces du 8 mars et du 14 mars. Pourtant le leader du Hezbollah, Hassan Nasrallah, a refusé de trancher entre ses deux alliés. Il considère Michel Aoun comme son « candidat naturel », même si Sleiman Frangié semblait avoir sa préférence. L’inconvénient pour le leader chiite était cependant dans ce cas de devoir accepter l’éventualité de Saad Hariri comme futur Premier ministre [11].

12 Cette lutte des égos et des ambitions personnelles entre Aoun et Frangié a marqué le retour en force dans le paysage politique libanais des chefs ou anciens chefs de partis assimilés à la classe politique traditionnelle et ce, au détriment des hommes nouveaux. Par ailleurs, les programmes politiques pour reposer de nouvelles fondations au Liban ont été encore une fois les grands absents du débat en vue des échéances présidentielles. Ceci n’est pas une nouveauté en soi car depuis l’indépendance du pays, le système politique libanais a souvent permis à des candidatures déclarées très tardivement d’être finalement victorieuses, laissant ainsi toujours de côté les débats de fond. En 1952, seulement quatre jours ont séparé la démission de Béchara el-Khoury (19 septembre) et l’élection de Camille Chamoun par le Parlement (23 septembre). En 1958, au plus fort de la mini-guerre civile, le général Chéhab ne s’est déclaré candidat à la présidence que trois jours avant son élection (31 juillet). En 1964, la candidature officielle de Charles Hélou n’est annoncée que deux jours avant sa désignation comme chef d’Etat (le 18 août). En 1970, le nom de Soliman Frangié (le grand père de l’actuel candidat) n’est apparu que quelques jours seulement avant son élection in extremis au second tour le 17 août. En dehors de l’intermède de la guerre civile, ces situations se sont répétées sous la Seconde République. En 1998, la candidature d’Emile Lahoud avait été annoncée par la Syrie (sommet Assad-Hraoui) le 5 octobre avant de déboucher sur son élection dix jours plus tard. Dans le cas de Michel Sleimane, l’intermède a été toutefois plus long, car ce dernier avait annoncé sa candidature dès la fin de l’année 2007 avant d’être finalement élu le 25 mai 2008.

13 Une des raisons expliquant la faiblesse des programmes réside aussi dans la Constitution libanaise elle-même selon laquelle, nul n’a en principe besoin de présenter à l’avance sa candidature à la présidence de la République. Les candidats doivent seulement remplir des conditions pour être éligibles, notamment appartenir à la communauté maronite, et peuvent accepter d’être élus si un consensus se forme autour d’eux. D’autre part, l’absence de suffrage direct pour l’élection du chef de l’Etat (élu par les parlementaires) rend, sur le principe, moins opératoires les programmes électoraux ou les éventuels duels télévisés entre les candidats. Qui plus est, le système parlementaire libanais privilégie bien plus les aptitudes et la crédibilité des hommes que leurs éventuelles promesses électorales. Depuis l’indépendance, un grand nombre de candidats se sont appuyés en réalité sur les plateformes programmatiques des partis politiques ou des blocs parlementaires qui leur ont permis d’émerger comme prétendants à la fonction présidentielle.

14 Avec la longue vacance présidentielle au Liban depuis la fin du mandat Sleimane, les candidatures ont été déclarées depuis plusieurs mois, sans pour autant déboucher sur des débats réels. Le nouvel accord entre le général Aoun et Samir Geagea (dit accord de Meerab) scellé le 18 janvier 2016, ne prévoyait tout au plus qu’un soutien au Pacte national et une application des accords de Taëf. Ces derniers envisageaient pourtant l’abolition du confessionnalisme politique, mais aucun candidat ne s’est risqué à promettre l’application d’un projet aussi sensible. L’alignement indéfectible de Michel Aoun sur les positions du Hezbollah et son intransigeance à l’égard du 14 mars, hormis son rapprochement tactique avec Samir Geagea, ont rendu de plus en plus improbable une solution rapide de compromis pour l’élection d’un nouveau président. Toutes les séances électorales à la Chambre ont effet échoué en raison d’un boycott des députés du 8 mars. D’aucuns, à l’image du leader druze Walid Joumblatt, ont accusé le Hezbollah et son allié iranien d’empêcher l’élection d’un président, afin de créer un vide politique chronique de nature à remettre en place les conditions d’une nouvelle tutelle syrienne et de surcroît iranienne au Liban. C’est précisément contre l’éventualité d’une telle tutelle que s’est prononcé Saad Hariri dans son discours de Beyrouth du 14 février 2016, à l’occasion de la commémoration de l’assassinat de son père. C’est enfin autour de ce thème fédérateur des forces du 14 mars que le chef du Courant du futur et Samir Geagea ont pu se retrouver lors d’une réunion non programmée du 15 février destinée en vain à débloquer la situation.

15 Le blocage autour de l’élection présidentielle a entraîné l’exaspération de la population libanaise et celle d’un Patriarcat maronite (à travers la figure de Mgr Béchara Raï) aujourd’hui bien impuissant à imposer une solution de compromis. En 1958, les prises de position de Mgr Méouchy en faveur du général Chéhab avaient pourtant joué un rôle non négligeable dans le ralliement d’une grande partie des milieux maronites à l’élection du premier commandant en chef de l’armée libanaise. De leur côté, les chancelleries occidentales à Beyrouth ont fait pression depuis la fin du mandat Sleimane pour l’élection rapide d’un président. Quant à l’ambassadeur des Etats-Unis David Hale, il n’a pas caché sa sympathie à l’égard de la candidature Frangié plus en conformité, selon lui, avec la préservation des intérêts nationaux libanais. Mais après l’échec de la 38ième session du Parlement le 18 avril 2016, le même Sleiman Frangié a fini par reconnaître que les deux candidats du 8 mars n’avaient plus qu’une chance très réduite d’être élus [12]. Comment une élection à la présidence pouvait-elle être dans ces conditions considérée comme un évènement politique tant attendu ? Le profil des candidats annonçait plutôt pour les Libanais un retour de l’histoire où resurgissaient des hommes incarnant des mémoires douloureuses du passé, peinant à trouver une large adhésion au-delà des clivages politiques et incarnant souvent des pratiques notabiliaires partisanes à la tête de l’Etat. De fait, le vrai sujet de l’élection présidentielle n’a jamais été posé. Il est celui du renouvellement des élites politiques et la refondation d’un Liban nouveau.

Une absence d’élection révélatrice d’un Etat déliquescent

16 Sur la question du successeur de Michel Sleimane, les querelles et les jeux politiciens ont semblé bien éloignés des enjeux dramatiques auquel le Liban est confronté. Le temps presse pourtant. Malgré les 100 millions d’euros promis par François Hollande le 16 avril 2016 à Beyrouth, le Liban n’a pas les moyens de gérer le nombre considérable de réfugiés syriens sur son territoire. Les institutions de la Seconde République sont à bout de souffle, le clientélisme et le confessionnalisme politique gangrènent le système politique depuis l’indépendance, alors que l’ONG Transparency International vient de désigner le pays comme l’un des plus corrompus de la planète [13].La démission du ministre de la Justice Achraf Rifi le 21 février 2016, lequel dénonce l’« hégémonie » du Hezbollah, a illustré encore une étape supplémentaire du délitement du gouvernement dirigé par Tammam Salam depuis 2014.

17 Aucun débat de fond sur le vivre-ensemble et la réforme des institutions n’a jamais été sérieusement abordé par les différents candidats à la présidentielle. Pendant des mois, le profil des prétendants lui-même est resté symptomatique d’un Etat oligarchique et déficient dans lequel la classe politique s’est montrée incapable de se renouveler dans sa composition et dans ses pratiques [14]. La première alternative proposée a été celle du choix d’un général ambitieux fortement impliqué dans une guerre civile passée, soutenu par un ancien chef de milice condamné à 11 ans en prison entre 1994 à 2005 et compromis lui-même pendant la guerre par des crimes de sang. La seconde alternative a privilégié un candidat (Sleiman Frangié) qui perpétue le nom d’une ancienne famille libanaise qui n’a cessé d’exercer depuis plus d’un demi-siècle des responsabilités politiques au plus haut niveau. Son élection constituerait en ce sens un précédent dans l’histoire du Liban contemporain. L’ancien leader chrétien Raymond Eddé, fils d’Emile Eddé, ancien président du Liban sous le Mandat français (1936-1941), avait bien tenté d’accéder à la plus haute magistrature, mais il échoua à deux reprises (en 1958 et en 1976). Par sa formation d’ingénieur et son premier poste de député de Baabda-Aley en 2003, Henri Hélou, soutenu par le leader druze Walid Joumblatt proche du 14 mars, n’a pas de lien de parenté directe avec l’ancien président libanais Charles Hélou (1964-1970). Il est la seule personnalité qui aurait pu apparaître comme un homme nouveau, mais sa candidature a peiné à trouver l’élan nécessaire pour aboutir.

18 Lors de sa déclaration du 4 août 1970, le président Fouad Chéhab, sollicité par ses partisans, avait annoncé qu’il refuserait de briguer un nouveau mandat tant que le problème institutionnel ne serait pas clairement posé. Chéhab avait compris dès les années soixante que le confessionnalisme politique était une formule dépassée. A l’époque, il fustigeait la classe politique, les « fromagistes », incapables selon lui de penser en commun l’avenir du Liban autour d’un projet commun et fédérateur de développement. Il avait pourtant mis en place de véritables conditions pour un renouvellement des élites politico-administratives en misant sur les compétences avant tout, en mettant au premier plan des structures de développement trans-confessionnelles (Offices autonomes). On connaît les résistances et les conservatismes de tous bords, particulièrement dans les milieux maronites, qui finirent par venir à bout de ce qui fut probablement, entre 1959 et 1964, la seule tentative sérieuse de construire un Etat moderne au Liban [15]. Le général Chéhab lui-même n’a jamais postulé à la présidence en 1958. Il s’y est résigné sous la pression américano-égyptienne et a même présenté sa démission le 20 juillet 1960 estimant la tâche accomplie, avant finalement de se rétracter sous la pression des députés et de la rue libanaise [16]. Ce sont les mêmes pratiques politiciennes dénoncées à l’époque que l’on retrouve encore aujourd’hui, avec autant voire davantage d’acuité, donnant l’image d’un spectacle souvent pathétique. Les mêmes problématiques évoquées il y a près d’un demi-siècle font leur éternel retour. En 1960, alors que le Liban avait retrouvé une réelle stabilité politique après la mini-guerre civile de 1958 et au moment de la mise en place de l’Etat moderne chéhabiste, l’ambassadeur de France à Beyrouth, Louis Roché, écrivait déjà dans son rapport de fin de mission : « L’Etat libanais fait songer aux peintures en trompe-l’œil des églises baroques : la profondeur n’est qu’illusion. Pour user du langage familier de nos méridionaux, on a fréquemment l’impression d’avoir devant soi un semble-gouvernement, un semble-parlement, une semble-justice, une semble-gendarmerie » [17].

19 Quelques années plus tard, un des successeurs de Roché, Paul-Marc Henry (novembre 1981 – août 1983), se livrait encore à cette considération générale indépendante du contexte particulier de la guerre civile libanaise : « Vue de l’extérieur, la vie politique libanaise apparaît en effet à l’observateur superficiel occidental, comme une comédie sans réelle signification, aux acteurs nombreux et divers dont beaucoup vont et viennent au gré d’intrigues compliquées, dominées par des allégeances traditionnelles, des parentés complexes, des affiliations politiques fluctuantes, dont toute logique paraît absente, si ce n’est celle, précisément, d’un jeu divorcé des réalités politiques, économiques et sociales » [18].

20 La longue crise des déchets apparue à l’été 2015 semble bien avoir illustré l’incurie notoire d’un gouvernement libanais capable de signer l’accord sur le climat à New-York, mais incapable d’apporter des solutions responsables et rapides au service de l’intérêt général. L’absence d’un président en place n’en est pas la cause première. La question des déchets a surtout révélé l’état de décomposition avancé d’un système politique qui n’a pas su démontrer sa capacité à rassembler et à répondre aux aspirations de ses citoyens. Elle a mis en lumière la montée en puissance au Liban d’un mouvement civil dont le mot d’ordre adressé à la classe politique, « Vous puez », a révélé une profonde aspiration au changement des pratiques et du personnel politique en place. Les réformateurs libanais authentiques existent bel et bien au Liban, y compris dans la famille Frangié. L’ancien député Samir Frangié, le président du Conseil national du 14 mars, a plusieurs fois et depuis longtemps [19], plaidé en faveur d’un dépassement des antagonismes communautaires, particulièrement entre forces du 8 et du 14 mars. L’objectif est de sauver, selon lui, l’existence même d’un Liban menacé par la crise syrienne. Ces réformateurs développent la thématique du vivre-ensemble au pays des Cèdres et ont lancé récemment « l’initiative du vivre-ensemble en Méditerranée ». Ils sont cependant marginalisés politiquement dans leur propre pays et leurs candidatures potentielles aux plus hautes fonctions sont le plus souvent bloquées par le poids des appareils partisans qui font émerger avant tout les leaders politiques professionnels charismatiques. Même si Paris s’est officiellement bien gardé de défendre un candidat pour les présidentielles libanaises [20], ce sont pourtant ces intellectuels réformateurs que le président français François Hollande a souhaité rencontrer particulièrement à Beyrouth le 17 avril 2016. Le score honorable (40 % des suffrages) mais insuffisant réalisé par la liste de la société civile Beirut Madinati lors des élections municipales dans la capitale libanaise le 8 mai 2016, est venu cependant confirmer une nouvelle fois le verrouillage de la vie politique par les partis traditionnels.

21 Comme l’illustre l’essai de Mounir Corm publié en 2012, des voix libanaises éclairées s’élèvent pour réclamer une sortie des institutions de Taëf telles qu’elles sont mises en œuvre aujourd’hui et l’émergence d’une troisième République renouvelée [21]. Pour l’analyste et politologue libanais Chibli Mallat, autre intellectuel réformateur, les blocages actuels pour l’élection présidentielle ne sont ni d’ordre politique, ni liés à une surdétermination des facteurs régionaux, mais bien d’ordre purement constitutionnel. Le principe admis depuis la première République libanaise de la majorité des deux-tiers (et non de la moitié) transformée de facto en quorum des deux-tiers des députés, nécessaire à la tenue d’une séance électorale au premier tour pour élire le chef de l’Etat, est en effet une spécificité libanaise. Il permet aujourd’hui constamment au tiers restant de bloquer toute solution afin d’éviter que son candidat ne soit battu [22]. Au-delà du problème technique du quorum des deux-tiers, l’élection d’un président questionne les fondements même du système politique libanais actuel. Ghassan Tuéni lui-même avait déjà appelé dans un texte célèbre de 2008 à un nouveau Pacte national nécessitant de repenser le Liban par une révolution culturelle autour de la notion de citoyenneté. Dans son dernier essai intitulé « Le Bon gouvernement », l’historien français Pierre Rosanvallon insiste sur l’épuisement général des systèmes démocratiques dans leur relation entre pouvoir exécutif et citoyens et sur l’écart croissant entre le moment électoral et le moment gouvernemental à l’origine de la défiance des gouvernés à l’égard des gouvernants [23]. Dans le cas libanais où la démocratie consociative a montré ses limites, le moment électoral consiste le plus souvent en joutes oratoires et autres tactiques politiciennes. Le creusement du fossé entre la classe politique et une partie croissante de la société civile a atteint aujourd’hui un point de non-retour. Si l’armée au Liban et son commandant en chef ont longtemps été considérés comme des recours possibles pour faire apparaître un président de consensus (ce fut le cas de Fouad Chéhab en 1958, d’Emile Lahoud en 1998 et de Michel Sleimane en 2008), cette solution n’a pas été sérieusement discutée par les protagonistes libanais actuels, même si le nom de l’actuel commandant en chef Jean Kahwaji a refait surface au printemps 2016, après le nouvel échec de la session parlementaire du 18 avril. La perspective de voir arriver à la tête de l’Etat le chef de l’armée fait régulièrement resurgir dans une partie de l’opinion libanaise la crainte d’une militarisation du régime, thème classique des anti-chéhabistes dès les années soixante. Cette option n’avait pourtant pas été écartée par la France dans un rapport remis à François Hollande dès 2013 par Emmanuel Bonne, l’ancien conseiller pour l’Afrique du nord et le Moyen-Orient à la cellule diplomatique de l’Elysée et ambassadeur de France à Beyrouth depuis 2015. Face à la vacance présidentielle et, afin d’éviter une vacance parallèle au sein de l’institution militaire, le mandat de Jean Kahwaji (le successeur de Michel Sleimane à ce poste) qui devait expirer le 24 septembre 2013, a été prolongé par le ministre de la Défense, suscitant l’ire du Courant patriotique libre de Michel Aoun. Kahwaji n’a en outre pas présenté sa candidature à la présidence. Accusée par Ryad d’être sous l’influence du Hezbollah, l’armée libanaise est également fragilisée en raison de la décision prise par l’Arabie saoudite, le 20 février 2016, de cesser son financement (sous la forme d’un don de 2,3 milliards d’euros permettant au Liban d’acquérir de l’armement fourni par la France), en représailles à l’attitude de l’Etat libanais jugé incapable de freiner l’emprise du parti chiite sur la vie politique du pays. Avec la chute des cours du pétrole, le royaume saoudien est de plus en proie à des difficultés budgétaires croissantes. Pour compenser la défection saoudienne, la France, par l’intermédiaire de son président en visite au Liban les 16 et 17 avril 2016, s’est cependant engagée à fournir une aide immédiate à l’armée libanaise.

22 Alors que le 3 janvier 2016, disparaissait Fouad Boutros, l’une des dernières grandes personnalités réformatrices du Liban, le pays des Cèdres s’est retrouvé, sur la question présidentielle, de nouveau l’otage des rivalités entre puissances régionales et la proie des jeux politiques internes. Au moment de son élection en 1958, le général Chéhab avait opté pour une formule de compromis : « ni vainqueur, ni vaincu », afin de permettre un retour à la concorde nationale après une mini-guerre civile. Beaucoup de temps a été perdu depuis la fin du mandat Sleiman. La vacance présidentielle a considérablement affaibli les institutions libanaises. Dans un pays où la question de la présidence a finalement fait deux vaincus, le Liban et le peuple libanais lui-même, nul doute que la tâche du prochain chef de l’Etat sera considérable. ■


Date de mise en ligne : 29/06/2016

https://doi.org/10.3917/come.097.0157

Notes

  • [1]
    Entretien accordé par l’ambassadeur de France Emmanuel Bonne, L’Orient le Jour (23/04/2016).
  • [2]
    François Hollande avait déjà effectué un séjour au Liban le 4 novembre 2012, sous la présidence de Michel Sleimane. Son prédécesseur Nicolas Sarkozy s’est rendu à deux reprises au Liban, lors d’une visite-éclair le 7 juin 2008 et le 2 novembre 2011. Auparavant, Jacques Chirac s’est rendu quatre fois au Liban durant sa présidence.
  • [3]
    A Beyrouth, le 16 avril 2016, François Hollande affirme : « Il ne faut pas confier son destin à des puissances extérieures ». Voir l’Orient-le Jour (18 avril 2016).
  • [4]
    Voir notamment Pierre Méguerdidjian, « Attributions et rôle du président de la République au Liban », mai 1958, in archives du MAE (La Courneuve) (carton 623).
  • [5]
    Voir Louis-Joseph Lebret, Chronique de la construction d’un Etat. Journal au Liban et au Moyen-Orient (1959-1964), Geuthner, Paris, 2014.
  • [6]
    Sur les circonstances de l’élection de Bachir Gemayel le 23 août 1982, voir Paul-Marc Henry, Les jardiniers de l’enfer, Oliver Orban, 1984, p. 136- 137.
  • [7]
    Voir sur ce sujet Stéphane Malsagne, « Les obsèques des élites politiques libanaises assassinées pendant la guerre civile », in Autour des morts de guerre (Maghreb-Moyen-Orient), (R Branche, N. Picaudou et P. Vermeren dir.), Publications de la Sorbonne, 2013, p.147-169.
  • [8]
    Georges Corm, Le Liban contemporain. Histoire et société, La Découverte, 2012.
  • [9]
    Voir l’ouvrage récent de Ward Vloeberghs, Architecture, Power and Religion in Lebanon : Rafiq Hariri and the Politics of SacredSpace in Beirut, Leiden and Boston : Brill, 2015.
  • [10]
    Emma Soubrier, Re-construire une armée nationale : l’exemple du Liban depuis 1958, Cahiers du Retex, 2013. Voir aussi Nayla Moussa, « Loyalties and Group Formation in the LebaneseOfficer Corps », Carnegie Middle East Center, January, 27, 2016 in http://carnegieendowment.org/2016/02/03/loyalties-and-group-formation-in-lebanese-officer-corps/itg6
  • [11]
  • [12]
    L’Orient-le Jour (19 avril 2016).
  • [13]
    L’Orient-le Jour (9 décembre 2016).
  • [14]
    Voir Stéphane Malsagne, « Présidentielle libanaise. L’éternel retour », L’Orient-le Jour (08 février 2016).
  • [15]
    Voir notamment Louis-Joseph Lebret, Chronique de la construction d’un Etat. Journal au Liban et au Moyen-Orient (1959-1964), Geuthner, 2014.
  • [16]
    Stéphane Malsagne, Fouad Chéhab, une figure oubliée de l’histoire libanaise, Karthala-Ifpo, 2011.
  • [17]
    Louis Roché, Rapport de fin de mission, Archive du MAE (la Courneuve) (carton 940).
  • [18]
    Paul-Marc Henry, Les jardiniers de l’enfer, Olivier Orban, p. 128.
  • [19]
    Manifeste de Beyrouth de 2004 in http://www.voltairenet.org/article14304.html
  • [20]
    Dans un discours du 16 avril 2016 à Beyrouth, François Hollande affirme que « La France n’a pas de candidat à l’élection d’un Président de la République. La France n’a qu’un seul candidat, c’est le Liban ».
  • [21]
    Mounir Corm, Pour une III è République libanaise. Etude critique pour une sortie de Taëf, L’Harmattan, 2012.
  • [22]
    ChibliMallat, « Blocage », L’Orient-le Jour (14 février 2016).
  • [23]
    Pierre Rosanvallon, Le bon gouvernement, Seuil, 2015.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.85

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions