Notes
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[1]
Le Monde, 9 novembre 2002.
-
[2]
Le Monde, 6 septembre 2003.
-
[3]
Philippe de Villiers, Les turqueries du grand Mamamouchi, Albin Michel, 2005, p. 70.
-
[4]
« A vous de juger », France 2, 30 novembre 2006.
-
[5]
AFP, Paris, 7 avril 2009.
-
[6]
L’Express, 17 juillet 2009.
-
[7]
Sabah, 29 janvier 2014.
-
[8]
Voir par exemple le sondage IFOP- Valeurs actuelles, publié à quelques jours de la visite d’Etat de François Hollande, qui indiquait que 83 % des sondés se prononçaient contre la perspective de l’intégration de la Turquie au sein de l’Union européenne, Valeurs actuelles, n° 4026, 23 janvier 2014.
-
[9]
Laure Marchand, Le Nouvel Obs, 29 janvier 2014.
-
[10]
Voir à ce propos Didier Billion, Retour sur une loi française liberticide, Observatoire de la Turquie et de son environnement géopolitique – IRIS, 4 janvier 2012 – http://www.iris-france.org/docs/kfm_docs/docs/observatoire-turquie/2012-04-01-db-loi-gnocide-liberticide.pdf
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[11]
Cengiz Aktar, « Pour l’Europe puissance », Lettres aux turco-sceptiques, Cengiz Aktar (sous dir.), Actes Sud, 2004, p. 34.
1 LAu cours des réceptions officielles franco-turques, il est de coutume de porter un toast à l’ancienneté des relations diplomatiques entre les deux pays, ces dernières remontant à François Ier et Soliman le Magnifique au XVIe siècle. Le raccourci est certes facile, mais nous rappelle opportunément la profondeur historique qui donne sens aux relations bilatérales entre la France et la Turquie. Il est à ce propos remarquable que les périodes de proximités politiques ont, de façon récurrente, succédé aux périodes de tensions et il n’est pas exagéré de considérer qu’une dimension non rationnelle imprègne le cours tumultueux de ces relations. A défaut de tenter d’en esquisser un bilan global, nous nous contenterons, plus modestement, de nous concentrer sur la période récente.
Une droite française vent debout contre la perspective d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne
2 Au cours de la campagne électorale présidentielle de 2007, le candidat Nicolas Sarkozy n’a cessé de marteler le thème de la rupture. Cette dernière concernait, entre autres, les axes de la politique extérieure de la France et les méthodes qui, selon lui, devraient prévaloir dans nos relations avec de nombreux Etats. Dans ce contexte, il n’est pas exagéré de considérer – même s’il faut évidemment se garder d’une sorte de « turco-centrisme » pour évaluer les évolutions de la politique extérieure de la France – que la question de la Turquie constitue un cas particulier par la véhémence et la récurrence des propos tenus à l’égard de la perspective de son adhésion à l’Union européenne (UE) et qu’elle a fondé une rupture avec la politique traditionnellement menée par la France sur ce dossier.
3 Les conséquences induites des positions défendues par celui qui allait devenir président de la République ont indéniablement agi négativement sur le cours des relations franco-turques. Au fil des décennies, voire des siècles, comme nous l’avons évoqué précédemment, ces relations ont été marquées par de multiples crises, mais l’ancienneté des échanges entre les deux pays, l’influente présence d’élites francophones et francophiles en Turquie, l’ingéniosité des diplomates, permettaient de les surmonter et de rebondir positivement. On doit malheureusement admettre que nous ne sommes plus aujourd’hui dans la même problématique. Une régression qualitative a été franchie lorsque, en janvier 2001, le Parlement français a adopté une des lois dont l’énoncé est un des plus courts de l’histoire de la République : « La France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915 ». Cette loi précipita la dégradation de la relation entre les deux Etats.
4 Il serait injuste de faire porter la responsabilité de cette situation au seul Nicolas Sarkozy, il en a néanmoins assumé, de par ses fonctions, une part singulière. On peut parfaitement comprendre qu’un responsable politique se prononce contre la perspective de l’adhésion de la Turquie à l’UE, a contrario, il n’est pas digne que le dossier turc soit sans cesse instrumentalisé pour des raisons de politique intérieure. En effet, parce que la perspective ouverte de l’adhésion renvoie l’UE à des questions essentielles de sa propre construction - entre autres, la question de la délimitation des frontières, les questions de l’identité et des valeurs européennes et celle de la pertinence du niveau européen pour agir dans un monde global - l’on est en droit d’attendre d’un président de la République un peu plus de hauteur que celle où le ramène sans cesse les seules joutes électoralistes…
5 En France, un barrage avait été rompu lorsque Valéry Giscard d’Estaing déclara que « La Turquie est un pays proche de l’Europe, un pays important, qui a une véritable élite, mais ce n’est pas un pays européen », et précisa, en évoquant l’hypothétique adhésion de la Turquie à l’UE, « Je donne mon opinion : c’est la fin de l’Union européenne » [1]. Rien de moins ! Au-delà de l’aspect outrancier et inutilement provocateur des propos, force est d’admettre que ce pavé dans la mare eut le double mérite d’exprimer tout haut ce que de nombreux responsables ouest-européens pensaient tout bas sans avoir jamais osé le dire publiquement et de permettre l’esquisse d’un véritable débat.
6 Quelques mois plus tard, dans la perspective des élections européennes de 2004, Philippe de Villiers constitua des listes souverainistes sur deux axes : « Oui à l’Europe des nations » et « Non à la Turquie » [2]. Le Front national lui emboîtait le pas. L’Union pour un mouvement populaire (UMP), parti majoritaire à l’époque, pressentant que ces thèmes démagogiques risquaient de permettre aux partis d’extrême droite de mordre sur son électorat et de réaliser un très bon score lors du scrutin européen ne tarda pas à allumer un contre-feu en annonçant, en avril 2004, par la voix de Alain Juppé, son refus de voir la Turquie entrer dans l’UE. La décision était d’importance dans le sens où elle marquait une claire rupture avec la position de la France et notamment avec celle défendue alors par Jacques Chirac.
7 Depuis lors, le débat à propos de l’adhésion de la Turquie n’a cessé d’être l’objet de polémiques dont le caractère instrumentalisant ne peut échapper à personne. Alors que Jacques Chirac maintenait un cap favorable à Ankara, la quasi totalité des responsables de la majorité, avec en arrière-fond l’échéance présidentielle qui se précisait, y alla de son couplet.
8 Jean-Pierre Raffarin s’interrogeait, le 23 septembre 2004 dans le Wall Street Journal, en se demandant « Voulons-nous que le fleuve de l’islam rejoigne le lit de la laïcité ? ». Le 23 septembre 2005, 43 députés de l’UMP, dans une lettre adressée au président de la République affirmaient « […] nous sommes nombreux en France et en Europe à éprouver une très vive réticence, voire une sincère aversion, à l’idée de l’ouverture de ces négociations [il s’agit de l’ouverture des négociations entre la Turquie et l’UE - ndlr] ». Une aversion… Si les mots ont un sens, alors, comme l’indique Le Petit Robert, édition de 1993, il s’agit bien d’une « grande répugnance, violente répulsion » qui est exprimée. Dans sa liste des synonymes, le même dictionnaire nous fournit les mots suivants : « antipathie, dégoût, exécration […], phobie ». C’est donc bien la question de l’altérité que posent, de façon malsaine, ces parlementaires bien mal inspirés. Quelles que soient nos convictions à l’égard de la construction européenne il ne semble pas acceptable que le repli identitaire, les peurs fantasmatiques et encore moins la xénophobie puissent constituer des raisons pour rejeter la candidature d’un pays et d’une société.
9 Nicolas Sarkozy, pour sa part, martelait que la Turquie n’est européenne ni par sa géographie, ni par son histoire, ni par sa culture et, s’opposant à la perspective de son intégration, lui proposait un partenariat associé ou privilégié, sans d’ailleurs que le contenu de ce concept ne soit jamais précisé. Il est notoire que revienne ad nauseam la question des valeurs, c’est-à-dire des valeurs religieuses, même si c’est rarement explicité ainsi, à l’exception notoire des dirigeants de l’extrême droite qui n’ont pas ce genre de coquetteries, arc-boutés qu’ils sont sur la défense de l’Occident chrétien. Ainsi, Philippe de Villiers, toujours dans la nuance, considère par exemple « Que l’Europe feigne de l’ignorer ou veuille l’oublier, le christianisme est dans ses gènes comme l’islam dans ceux de la Turquie […]. » [3]. Nous touchons là le cœur du problème. Aux yeux des partis de droite français, un pays culturellement musulman ne saurait faire partie de l’UE.
10 Dès lors, jusqu’en 2012, la question turque fut sans cesse instrumentalisée, notamment à chaque échéance électorale (présidentielle de 2007, européennes de 2009). Elle fut un des éléments parasites du débat référendaire sur le Traité constitutionnel européen et entraîna même une révision de la Constitution, inscrivant dans son article 88-5 l’obligation de soumettre à référendum tout nouvel élargissement de l’UE concernant les Etats dont la décision d’ouverture des pourparlers d’adhésion était antérieure au 1er juillet 2004. Chacun comprit que c’était en réalité la Turquie qui était explicitement visée.
La présidence Sarkozy : le quinquennat de toutes les tensions
11 La véhémence des propos utilisés lors de la campagne présidentielle inquiéta même un moment la Commission européenne sur les véritables intentions de Nicolas Sarkozy, ce dernier ayant en effet déclaré, qu’une fois élu, il s’opposerait à l’ouverture de tout nouveau chapitre des trente-cinq à négocier dans le cadre des pourparlers d’adhésion, voire qu’il demanderait leur suspension pure et simple [4]. Toutefois, devenu président de la République, il annonça qu’il ne s’opposerait pas à la poursuite desdits pourparlers, à la condition néanmoins que les chapitres ouverts soient compatibles avec les deux visions possibles de l’avenir des relations euro-turques : soit l’adhésion, soit une association aussi étroite que possible. Ce fut, durant la durée de son mandat présidentiel, la ligne officielle de la France qui refusa obstinément l’ouverture de cinq chapitres – agriculture, politique régionale, citoyenneté européenne, institutions et union monétaire – qui préjugerait, selon les sarkozystes, du résultat final des pourparlers. Au-delà du pas de deux destiné à fournir quelques gages aux instances européennes, le président Sarkozy confirmait ainsi son opposition de principe à la possibilité pour la Turquie de devenir un jour membre de l’UE, en dépit des engagements antérieurs pris à l’unanimité par les dirigeants européens.
12 Toutefois, il était éventuellement paradoxal que les deux ministres en charge des politiques étrangère et européenne, deux transfuges de la mouvance socialiste, Bernard Kouchner et Jean-Pierre Jouyet, se montraient, pour leur part, plutôt favorables à la perspective de l’adhésion de la Turquie. En outre, la mission dédiée aux relations franco-turques confiée par le président de la République à Pierre Lellouche, en mars 2008, ne manquait pas de surprendre quand on sait que ce dernier était un des très rares dirigeants de l’UMP à se déclarer favorable à la perspective de l’adhésion de la Turquie. Ainsi, par le jeu de nominations successives, Nicolas Sarkozy semblait vouloir faire acte de bonne volonté auprès d’Ankara, mais ce rideau de fumée se dissipa rapidement. Dès la présidence française de l’UE terminée, Jean-Pierre Jouyet décida de partir vers d’autres responsabilités ; Bernard Kouchner alla à Canossa quand, juste après le sommet de l’OTAN de Stasbourg-Kehl en avril 2009, il expliqua que, profondément choqué par la pression exercée par la Turquie contre le choix de Anders Fogh Rasmussen au poste de secrétaire général de l’OTAN, il s’interrogeait désormais sur la place de la Turquie au sein de l’UE… [5] ; enfin Pierre Lellouche, pour sa part tout juste nommé secrétaire d’Etat chargé des Affaires européennes en 2009, expliquait doctement : « Ma position est celle du gouvernement. Il n’y a qu’une ligne et je l’appliquerai. A titre personnel, je dois dire que ce que j’ai vu depuis cinq ans m’a fait évoluer dans une direction qui n’est pas celle d’une intégration de la Turquie en Europe » [6]. Ainsi les gestes d’ouverture qu’avait semblé vouloir fournir le président Sarkozy ont fait long feu et plus une voix différente ne s’est fait entendre au sein de l’exécutif sur la question des relations avec la Turquie.
13 Une autre tentative visant à amadouer les Turcs s’exprima dans les appels du pied sarkozystes à propos de son projet d’Union méditerranéenne (UM). Si ce dernier ne peut être réduit à la seule question de la Turquie, il n’en demeure pas moins que dans son discours de Toulon, du 7 février 2007, l’insistance de Sarkozy à valoriser le rôle auquel pouvait prétendre la Turquie dans la mise en œuvre de l’UM était explicite. Pour autant, elle ne leurra pas grand nombre, en tout cas pas ceux à qui le message était destiné, les Turcs comprenant parfaitement que l’Union méditerranéenne était proposée à Ankara comme une sorte d’ersatz à l’UE. Imaginer que la Turquie ait pu accepter l’alternative qui lui était implicitement proposé, c’était décidément ne rien comprendre à sa réelle européanité et au projet politique qu’elle porte depuis des décennies. C’est pourquoi, exprimant dans un premier temps un scepticisme tout diplomatique, les dirigeants turcs se rallièrent finalement au projet d’Union pour la Méditerranée (UPM) lorsqu’il fut établi que celui-ci avait totalement changé de nature par rapport au projet initial.
14 A la lumière de ces quelques éléments, non exhaustifs, on peut considérer que Nicolas Sarkozy a donc opéré sur ce dossier une double rupture : avec les relations que la France entretenait de longue date avec la Turquie d’abord, avec la politique de son prédécesseur ensuite. Les raisons en sont multiples mais trois paramètres méritent d’être soulignés : une vision culturaliste de l’UE, une angoisse très française de sa perte de poids au sein de l’UE et donc une instrumentalisation du dossier turc pour des raisons électoralistes, une conception utilitariste des relations d’Etat à Etat.
15 Sur le premier aspect, Nicolas Sarkozy s’inscrit dans la logique d’une partie des droites européennes s’inspirant du chancelier Kohl qui avait en son temps imprudemment qualifié l’UE de « club chrétien ». Les références de Nicolas Sarkozy à la France des croisades et des cathédrales allaient en ce sens. A quelle croisade pense Nicolas Sarkozy ? La quatrième ? Celle qui s’est arrêtée à Constantinople dans un grand massacre de chrétiens d’Orient et dans le pillage méthodiquement organisé de la première ville d’Europe de l’époque ? Certes il se défend que des raisons religieuses président à ses choix, mais alors pourquoi ces références constantes aux valeurs, dont chacun comprend que ce sont bien des valeurs religieuses dont il s’agit. Ce dérapage essentialiste de la construction européenne est lourd de sens et pourrait nous entraîner dans une logique d’affrontement avec ce que l’on appelle, par commodité, le monde arabo-musulman et alimenter la thèse du choc des civilisations.
16 Le deuxième paramètre réside dans le fait qu’une certaine France éprouve une peur diffuse à l’égard de l’UE, et que, désormais, une partie de ses concitoyens ne se reconnaît plus dans une Union au sein de laquelle Paris et Berlin ne peuvent plus à elles seules piloter les dossiers communautaires. La France, fille aînée de l’Europe, n’est plus qu’une des sœurs parmi vingt-sept autres… Crainte aussi que l’UE soit le cheval de Troie de la mondialisation libérale plutôt qu’un cadre de sa régulation. Ces réflexions sont légitimes et font malheureusement le lit des nationaux-populismes qui fleurissent en Europe. Mais plutôt que d’en rendre la Turquie responsable il serait plus efficient de remettre la construction de l’UE sur ses pieds. Ce n’est pas le choix qui a été fait et toute la stratégie de l’UMP emmenée par Nicolas Sarkozy fut de surfer sur ce malaise en instrumentalisant la question turque pour assécher l’électorat de l’extrême droite. Si ce fut électoralement payant, cela n’a guère été digne d’un responsable qui visait à acquérir le statut d’homme d’Etat.
17 La troisième raison réside probablement dans une conception totalement pragmatique, voire utilitariste, des relations extérieures. Or la politique extérieure d’un Etat ne peut se mener comme une négociation où il s’agirait de répartir des circonscriptions. Le marchandage ne suffit pas et le mépris exprimé par l’emploi de formules telle que celle qu’il avait utilisée en janvier 2005, « Si la Turquie était en Europe, cela se saurait ! », est partie à cette façon dédaigneuse de mener la négociation mais ne tient pas compte des effets désastreux produits chez nos interlocuteurs.
18 Nous nous sommes contentés de rappeler quelques aspects des évolutions de la relation franco-turque dans les années qui précèdent l’arrivée de N. Sarkozy à la présidence de la République puis durant son mandat, mais rappelons qu’elles ont en réalité cristallisé le dédain qu’affichait ce dernier à l’égard de nombreux Etats, notamment émergents, incarnant en cela une ligne occidentaliste incapable de saisir les nouveaux paradigmes qui structurent désormais le cours des relations internationales. En tout cas, un ressort a été cassé entre la France et la Turquie durant la présidence sarkozyenne qu’il sera difficile de réparer car un profond et durable désamour, doublé d’une grande incompréhension, s’est alors installé entre les deux pays.
Les aspirations normalisatrices de François Hollande
19 Sur l’ensemble de ces problématiques, force est d’admettre que le candidat, puis président, François Hollande se démarque nettement de son prédécesseur. Ainsi, lors de son premier déplacement présidentiel, quelques jours après son élection, au sommet de l’OTAN à Chicago en mai 2012, il exprimait auprès du président turc, Abdullah Gül, la nécessité d’établir une nouvelle feuille de route entre les deux pays. La volonté de normaliser et de fluidifier les relations bilatérales était donc affirmée, le ton respectueux et les perspectives se présentaient sous de meilleurs auspices. Force est de constater que, presque quatre ans plus tard, le bilan est toutefois en demi-teinte, probablement parce que c’est dans la méthode de François Hollande d’entretenir des zones de clair-obscur qui laissent ensuite toujours la possibilité d’infléchir dans telle ou telle direction.
20 Certes, les difficultés politiques internes et européennes ont mobilisé l’énergie du président français, certes il a dû traiter des questions internationales complexes comme celles du Mali, de la Syrie, de la Centrafrique, mais l’essentiel n’est pas là. La politique extérieure de la France manque de lisibilité. Ainsi, lors des discours que François Hollande prononce traditionnellement à l’occasion de la conférence annuelle des ambassadeurs français, il est difficile de dégager les axes structurants de sa pensée sur les enjeux internationaux. L’ensemble manque singulièrement de priorités et constitue en réalité plus une suite d’observations et de remarques générales sur l’état du monde qu’une véritable feuille de route pour les diplomates français. Ce manque de vision politique sur ce que devraient être les initiatives défendues par la France sur la scène internationale aboutit à l’impression que le gouvernement ne possède pas de cohérence d’ensemble. En réalité, c’est le tropisme de François Hollande de ne jamais être tenu par un cadre contraignant qui le pousse à agir de cette façon. Si le pragmatisme recèle des vertus, il ne peut néanmoins servir de méthode à un Etat, en outre membre du Conseil de sécurité de l’ONU, et donc assumant, en principe, une responsabilité particulière dans le cours des relations internationales, dans un environnement géopolitique complexe et infiniment mouvant.
21 C’est à la lumière de ce constat que l’on peut comprendre les limites des initiatives françaises à l’égard de la Turquie. Ni François Hollande ni son entourage immédiat ne cherchent visiblement à mettre en perspective les relations entre les deux pays et ne semblent capables de raisonner sur les façons dont pourraient être déclinées les dix ou quinze prochaines années. L’exercice est certes difficile, mais indispensable. Pour ne pas être sans cesse à la remorque des événements internationaux, ni être perturbés par les péripéties des dynamiques des politiques intérieures ou être dépendants de la pression de lobbies communautaristes – ils sont multiples sur ce dossier –, il s’avère nécessaire que les responsables politiques tracent une ligne ferme et fournissent des réponses claires à quelques questions essentielles sur les relations entre les deux pays. Oui ou non la Turquie restera-t-elle, à terme, une puissance politique centrale dans la région ? Oui ou non son expansion économique va-t-elle se poursuivre ? Oui ou non la France et la Turquie ont-elles plus d’intérêts que de désavantages à créer de multiples synergies politiques, diplomatiques, économiques et culturelles ? Il faut répondre positivement à ces questions et ensuite examiner méthodiquement ce qu’il est possible de réaliser ensemble sans se laisser distraire par les paramètres secondaires.
22 En dépit de ces restrictions, François Hollande eut l’intelligence politique d’accomplir un voyage d’Etat, de 48 heures, en Turquie à la fin du mois de janvier 2014. Le premier depuis vingt-deux ans et le troisième d’un président de la République française… ce qui est évidemment, non seulement symboliquement positif mais également politiquement significatif. C’était la preuve que les autorités politiques françaises considéraient à nouveau que la Turquie est un pays émergent incontournable qui occupe d’ores et déjà une place centrale dans le jeu compliqué des relations régionales. Il était donc nécessaire, non seulement de réactiver et d’améliorer les relations bilatérales mais aussi de tenter de replacer celles-ci dans un ensemble régional au sein duquel chacun comprend que nous avons un intérêt commun à faire baisser les tensions d’un cran et à tendre à résoudre les complexes dossiers qui s’y posent.
23 François Hollande, prenant l’exact contrepied de son prédécesseur, n’hésita par exemple pas à déclarer lors de sa conférence de presse tenue à Ankara avec son homologue Abdullah Gül, « Vous n’êtes pas membre de l’Union européenne mais vous êtes en réalité en Europe » [7]. La remarque, on s’en doute, fut abondamment commenté par les médias turcs dont certains soulignèrent toutefois, à juste titre, que François Hollande ne s’était pas engagé à lever le veto sarkozy en sur les cinq chapitres des pourparlers d’adhésion précédemment évoqué. Un seul fut de facto concerné, et il est légitime de considérer que la demi-mesure n’a guère de sens politique. Pourquoi s’être arrêté au milieu du gué et n’avoir pas eu le courage d’affirmer que le cours des pourparlers devaient pouvoir être repris sans limitations arbitraires ? Le message aurait été singulièrement opportun, surtout lorsque l’on sait que les démocrates turcs toujours favorables à l’adhésion de leur pays à l’UE font systématiquement le reproche, légitime, à cette dernière de modifier les règles du jeu au fur et à mesure que les pourparlers se déroulent.
24 En outre, le président Hollande prit le soin de rappeler que si le processus de négociations devait aller à son terme, le peuple français serait, en dernière instance, consulté, par voie référendaire, sur l’adhésion de la Turquie le moment venu. Par cette précision il réaffirmait l’existence d’un des articles de la Constitution, ce qui est certes le moins pour un président de la République. On peut toutefois se poser la question de savoir s’il était opportun de mettre cet article en exergue au cours du voyage présidentiel. Chacun comprend qu’au-delà de l’aspect purement constitutionnel, c’est en réalité un problème politique qui se pose. Le message passé, de façon à peine subliminale, était le suivant : « Amis turcs, faites tous les efforts que vous devez pour vous hisser au niveau des standards européens permettant éventuellement d’envisager l’intégration, mais, de toute façon, c’est le peuple français souverain qui tranchera ».
25 On sait qu’à l’heure actuelle, au vu de sondages d’opinion récurrents [8], une large majorité de Français sont hostiles à la perspective de l’adhésion de la Turquie. Le constat est à mettre en relation avec la frilosité existentielle d’une partie d’entre eux à l’égard de la construction européenne déjà évoquée précédemment. Si on ne peut lui reprocher de rappeler la Constitution, le faire de cette façon, alors qu’il n’y était pas obligé, rappelle à la Turquie les limites des efforts qu’elle peut réaliser dans la perspective de son intégration européenne. Ce voyage d’Etat, qui devait symboliquement constituer une véritable relance de la dynamique turco-européenne, prenait le risque par cette déclaration d’avoir un effet très dissuasif à l’égard des Turcs. En effet, si la volonté d’avancer dans la négociation qu’ils peuvent développer dans les années à venir, court le risque potentiel d’être remis en cause par un vote des Français à l’issue du processus, alors à quoi bon ? Ce rappel de François Hollande ne semble donc ni habile ni positif, à moins, au contraire, qu’il soit convaincu de l’impossibilité pour la Turquie d’intégrer un jour l’UE, ou, pire, qu’il ne veuille pas prendre le risque de s’opposer à l’opinion publique française sur un sujet qui lui apparaît comme secondaire.
26 Toutefois, nous savons que l’opinion publique – si tant est qu’elle existe – est réversible, il est donc loisible d’imaginer qu’elle puisse se modifier dans une perspective de moyen terme, lorsque se posera concrètement la question de l’adhésion. On peut souhaiter que les dossiers aient alors positivement évolué, non seulement en Turquie mais aussi au sein de l’Union européenne, et, qu’alors, les problématiques d’intégration se poseront différemment. C’est tout le sens du combat de celles et ceux qui restent favorables à la perspective de l’intégration de la Turquie. La véritable question réside donc aujourd’hui dans les progrès et les réformes que chacune pour leur part, Turquie et Union européenne, doivent réaliser pour envisager sereinement la poursuite des pourparlers et celle de l’adhésion. Cette dernière ne se posera pas avant plusieurs années, il est néanmoins impératif d’en maintenir l’objectif. Ainsi, si le changement de ton entre les deux quinquennats et l’évolution des relations politiques sont incontestables, des ambiguïtés n’en persistent pas moins.
27 L’autre dossier sur lequel François Hollande était aussi attendu concernait la « question du génocide arménien », dont nous savons qu’il constitue le point sensible des relations franco-turques depuis maintenant une quinzaine d’années et sur lequel ses positions étaient quasi similaires à celles développées par son prédécesseur. Sujet d’autant plus délicat que les relations de François Hollande avec les dirigeants de la Fédération Française du Parti Dachnak, parti nationaliste arménien radical, membre de l’Internationale socialiste, étaient notoirement étroites à l’époque où il était premier secrétaire du Parti socialiste. C’est néanmoins avec tact qu’il expliqua devant son homologue turc que « Le travail de mémoire est toujours douloureux, mais doit être fait », sans néanmoins jamais prononcer le terme de « génocide » [9].
28 Le contentieux étant réel, il eût été d’une grande hypocrisie de ne pas l’évoquer. Quand le président français évoque le travail de mémoire et demande à ses interlocuteurs turcs de l’affronter, ce n’est guère critiquable. Ce qui l’est en revanche, c’est la prétention de certains Français à écrire l’histoire des Turcs et surtout de tenter de pénaliser ceux qui contesteraient le terme de génocide, ce qui renverrait alors à la mise en place une histoire officielle [10]. Ledit travail de mémoire, on le sait, est quelque chose de toujours très complexe. Les Français sont pour leur part bien placés pour le savoir, puisqu’à propos de la période de colonisation, de la Guerre d’Algérie ou de la question de l’esclavage, ils ont quelques difficultés à le réaliser. C’est pourquoi, il faut apprendre à balayer devant sa propre porte et ne pas prétendre donner des leçons condescendantes à ses interlocuteurs. Mais, si de façon respectueuse, nous pouvons aider les Turcs à faire ce travail de mémoire, alors pourquoi pas.
29 Il faut d’ailleurs reconnaître que ceux qui craignaient un regain accru de tensions entre les deux pays en 2015, année-centenaire du génocide pour les Arméniens, se sont trompés. Le moment a été habilement géré par les autorités politiques françaises et n’a finalement généré aucune turbulence politique.
En guise de conclusion
30 On le voit, l’approche politique et la gestion du délicat dossier des relations franco-turques, ont été radicalement différentes au cours des deux dernières présidences françaises. A l’engagement idéologique occidentaliste de Nicolas Sarkozy a succédé la pratique très pragmatique de François Hollande. Cette dernière a permis de fluidifier et de normaliser le partenariat mais n’est pas encore au niveau souhaité.
31 Cela ne sera possible que si les dirigeants politiques français se hissent au niveau de leurs responsabilités. De ce point de vue, nous faisons nôtre la belle expression de Cengiz Aktar lorsqu’il nous explique qu’« Aujourd’hui, si l’élargissement vers l’Est consiste à intégrer l’autre Europe, l’élargissement vers la Turquie consistera à intégrer l’Autre de l’Europe. » [11] Les débats à propos de la candidature turque posent en effet la question de l’identité et de la définition du projet européen du XXIe siècle. Deux branches de l’alternative se profilent : soit les Européens choisissent la voie du repli sur soi identitaire et communautariste où culture et religion cohabiteront sans échanger, avec tous les risques de choc des civilisations que cela induit ; soit les Européens ont la volonté et le courage de construire et de soumettre un projet politique susceptible d’incarner des formes de partenariat respectueux de l’ensemble de leurs interlocuteurs. Des réponses formulées à ces défis cardinaux dépendront non seulement le futur de l’Union européenne mais aussi probablement l’avenir des relations qui régissent les rapports entre les Etats. En d’autres termes, parviendrons-nous à contrecarrer les glissements perceptibles du Politique à l’Identitaire, dans les formes actuelles de la recomposition internationale des rapports de force et des puissances ?
32 En définitive la Turquie, par son importance intrinsèque et par les réflexions auxquelles elle contraint les membres de l’UE, et donc la France, sur leur propre avenir, constitue une opportunité qu’il convient de saisir sans hésitation. Décidément un peu plus de vision prospective dans la gestion d’un dossier particulièrement complexe serait nécessaire. ■
Notes
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[1]
Le Monde, 9 novembre 2002.
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[2]
Le Monde, 6 septembre 2003.
-
[3]
Philippe de Villiers, Les turqueries du grand Mamamouchi, Albin Michel, 2005, p. 70.
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[4]
« A vous de juger », France 2, 30 novembre 2006.
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[5]
AFP, Paris, 7 avril 2009.
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[6]
L’Express, 17 juillet 2009.
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[7]
Sabah, 29 janvier 2014.
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[8]
Voir par exemple le sondage IFOP- Valeurs actuelles, publié à quelques jours de la visite d’Etat de François Hollande, qui indiquait que 83 % des sondés se prononçaient contre la perspective de l’intégration de la Turquie au sein de l’Union européenne, Valeurs actuelles, n° 4026, 23 janvier 2014.
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[9]
Laure Marchand, Le Nouvel Obs, 29 janvier 2014.
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[10]
Voir à ce propos Didier Billion, Retour sur une loi française liberticide, Observatoire de la Turquie et de son environnement géopolitique – IRIS, 4 janvier 2012 – http://www.iris-france.org/docs/kfm_docs/docs/observatoire-turquie/2012-04-01-db-loi-gnocide-liberticide.pdf
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[11]
Cengiz Aktar, « Pour l’Europe puissance », Lettres aux turco-sceptiques, Cengiz Aktar (sous dir.), Actes Sud, 2004, p. 34.