Couverture de COME_082

Article de revue

La Haute Instance et les élections en Tunisie : du consensus au « pacte politique » ?

Pages 133 à 144

Notes

  • [1]
    Terme forgé par les auteurs « transitologues » eux-mêmes.
  • [2]
    O’Donnell et al. (1986), p. 37–38.
  • [3]
    Entretien avec Chafik Sarsar, le 22.02.2012.
  • [4]
    Entretien avec Yadh Ben Achour, le 17.02.2012.
  • [5]
    Tiré de l’entretien avec Yadh Ben Achour, le 17.02.2012.
  • [6]
    Entretien avec Chafik Sarsar, le 22.02.2012.
  • [7]
    Entretien avec Chafik Sarsar, le 22.02.2012.
  • [8]
    Tiré des entretiens avec Mohammed Goumani le 08.02.2012 et avec Chafik Sarsar le 22.02.2012.
  • [9]
    Tiré de l’entretien avec Chafik Sarsar, le 22.02.2012.
  • [10]
    Entretien avec Ghazi Gheraïri, le 01.02.2012.
  • [11]
    Tiré de l’entretien avec Abderraouf Abidi, le 16.02.2012.
  • [12]
    Cf. FOCUS Online (14.07.2011). Ces éloges ont suscité une grande fierté parmi un grand nombre des ex-membres de la Haute Instance interviewés qui ont souvent évoqué la parité en parlant des moments forts de cette année précédente. Ghazi Ghérairi, à titre d’exemple, va même jusqu’à citer la une du journal espagnol « El País » qui à l’époque s’exclame : « La révolution tunisienne n’arrête pas de nous surprendre » ; tiré de l’entretien avec Ghazi Gheraïri, le 01.02.2012.
  • [13]
    Tiré de l’entretien avec Ghazi Gheraïri, le 01.02.2012.
  • [14]
    Tiré de l’entretien avec Abdelmajid Charfi, le 26.01.2012.
  • [15]
    Cf. Décret-loi n° 2011-35, § 15.
  • [16]
    Tiré de l’entretien avec Mustapha Tlili, le 25.01.2012.
  • [17]
    Tiré de l’entretien avec Mustapha Tlili, le 25.01.2012.
  • [18]
    Tiré des entretiens avec Mustapha Tlili, le 25.01.2012 et avec Yadh Ben Achour, le 17.02.2012.
  • [19]
    Entretien avec Samir Taieb, le 14.02.2012.
  • [20]
    Entretien avec Samir Taieb, le 14.02.2012.
  • [21]
    Entretien avec Samir Taieb, le 14.02.2012.
  • [22]
    Tiré des entretiens avec Mustapha Tlili, le 25.01.2012 et avec Noumi Abdedayem, le 10.02.2012.
  • [23]
    Ni dirigé, ni structuré par un courant ou une idéologie politique, le mouvement populaire ne montre pas d’aspiration à occuper les sièges du pouvoir et à combler le vide laissé par le départ du dictateur, ce qui explique l’émergence de cette crainte. Entretiens avec Samir Taieb, le 14.02.2012 et avec Abderraouf Abidi, le 16.02.2012 ; International Crisis Group (2011), p. 12.
  • [24]
    Tiré de l’entretien avec Abderraouf Abidi, le 16.02.2012.
  • [25]
    Tiré de l’entretien avec Abderraouf Abidi, le 16.02.2012.
  • [26]
    Bien qu’il y ait des plaintes éparses venant avant tout des petits partis indépendants, la majorité écrasante des acteurs accepte les résultats sans discussion.

1La « Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, la réforme politique et la transition démocratique », chargée entre mars et octobre 2011 d’organiser le « passage de la révolution aux élections » de l’Assemblée Nationale Constituante, est une institution hors du commun qui s’inspire et se nourrit d’abord de deux logiques opposées, portées par des institutions créées dans la fièvre révolutionnaire, dont elle émerge en quelque sorte par fusion : d’un côté, la « Commission pour la réforme politique », un comité de juristes créé par le Premier ministre de transition Mohamed Ghannouchi au lendemain du 14 janvier afin de réformer la Constitution. De l’autre, le « Conseil national pour la protection de la révolution (CNPR) » constitué de différents acteurs – représentants de partis, associations et syndicats – unis par leur opposition et leur méfiance envers le gouvernement et les dispositifs transitoires.

2 L’unification des deux organismes est le fruit d’un difficile compromis trouvé en réaction aux sit-in de la Kasbah et qui explique la double structure de la Haute Instance (un comité d’experts consultatif face à un conseil délibératif). Le 17 Mars 2011, les 71 membres initiaux de la Haute Instance se réunissent pour une première fois dans l’immeuble de l’ancien conseil économique et social. Suite à des contestations, leur nombre est élargi à 155 et ils siègent désormais dans le bâtiment de l’ancienne chambre des conseillers au Bardo. Entre cette première réunion en mars et sa dissolution le 13 octobre 2011, l’institution présidée par Yadh Ben Achour occupe un rôle central dans la gestion de l’incertitude postrévolutionnaire et l’organisation d’un nouveau départ.

3 L’évaluation des changements de régime dans d’autres pays s’est souvent faite à travers la lecture de la « transitologie » [1]. Ses auteurs principaux, comme Guillermo O’Donnell ou Philippe C. Schmitter en arrivent à la conclusion que la capacité des élites à s’entendre sur des nouvelles règles du jeu est centrale pour la réussite de la transformation démocratique. Ils évoquent la notion de « pacte politique » pour décrire cette entente :

4

« A pact can be defined as an explicit, but not always publicly explicated or justified, agreement among a select set of actors which seeks to define (or, better, to redefine) rules governing the exercise of power on the basis of mutual guarantees for the ‘vital interests’ of those entering into it. »[2]

5 La négociation et l’entente étant les éléments-clés d’une « transition pactée », il est légitime d’envisager une analyse de l’expérience de la Haute Instance – vu sa caractéristique de lieu de débat – par l’approche transitologique. Nous allons tout d’abord nous intéresser aux deux acquis majeurs de cette institution éphémère, à savoir la loi électorale et la création de l’« Instance Supérieure Indépendante pour les Elections (ISIE) », pour décrire un consensus qui fait figure de « miracle » pour la plupart des ex-membres interviewés. Finalement, nous tenterons une première évaluation des circonstances et logiques qui forment le cadre de la coopération des différents acteurs dans la Haute Instance en nous inspirant des dits écrits transitologiques.

6 Nos analyses se basent essentiellement sur une série d’interviews réalisés auprès des ex-membres de la Haute Instance en janvier/ février 2012.

La loi électorale : un « consensus extraordinaire »

7 Le décret-loi n° 2011-35 relatif à l’élection d’une Assemblée Constituante est la première grande décision marquante dans l’histoire de la Haute Instance. Dès le début de son existence, elle se retrouve face à un défi énorme : les élections sont prévues pour le 24 juillet 2011, alors qu’elle ne commence son travail qu’à la fin du mois de mars. Or, comme le souligne Chafik Sarsar, membre de la sous-commission chargée d’élaborer ce projet de loi, c’est un « délai fou » [3] : les experts juridiques de la Haute Instance estiment qu’il faudrait environ cinq mois pour bien préparer des élections.

8 Néanmoins, les travaux et débats sur la loi électorale ne commencent pas seulement dans la Haute Instance, comme le souligne son président Yadh Ben Achour : « Cette loi électorale a été en vérité préparée en février/mars 2011 entre les collègues juristes, c’est-à-dire au sein de la commission politique. Je l’ai déposée entre les mains des membres de la Haute Instance le 17 mars. » [4] En effet, bien qu’elle travaille encore dans l’optique des élections présidentielles, la Commission pour la réforme politique se consacre déjà à la production d’un texte de loi permettant des élections démocratiques et libres. Cette proposition de loi est donc par la suite mise en discussion dans la Haute Instance, une fois que son processus d’élargissement est terminé.

9 La loi électorale est finalement votée le 11 avril 2011 dans une séance plénière de la Haute Instance. Il y a quatre votes différents, faisant écho aux grands sujets qui ont animé les débats autour de cette loi : un sur le mode de scrutin, un sur la parité, un sur l’inéligibilité des fidèles au régime et un dernier sur l’ensemble de la loi. Toutes les décisions sont prises avec une grande majorité au-delà des 90 %, donc avec quasi-unanimité. [5] Chafik Sarsar se souvient d’un « consensus extraordinaire » [6], qui connaît au final quatre abstentions et une démission définitive.

Le mode de scrutin

10 Dans le texte initial de la commission, le choix du mode de scrutin n’est pas encore fait et il est donc laissé au conseil. Le comité propose deux modes différents : d’un côté, le vote uninominal à deux tours, de l’autre le scrutin proportionnel avec les plus forts restes.

11 Dans la Haute Instance, cette première prise de décision se fait dans une situation difficile : tout au début de son travail, elle est freinée dans son élan par un conflit pour équilibrer les rôles et délimiter les compétences entre experts et conseil. Ce dernier se méfie de l’influence des experts juridiques qu’il soupçonne de manipuler les représentants à travers leurs explications et interventions dans les séances de discussion. « Parfois on nous a demandé de ne plus intervenir pour expliquer et dire quoi que ce soit » [7], s’exprime Chafik Sarsar. Néanmoins, vu la pression du temps et en se rendant compte de l’objectivité respectée soigneusement par les experts, les membres de la Haute Instance finissent par faire confiance au comité. [8] Le tournant est atteint avec une intervention du comité pour expliquer les modes de scrutin sans influencer directement la prise de décision en présentant uniquement les différents modes ainsi que leurs avantages et inconvénients. [9]

12 Au final, une grande majorité des membres de la Haute Instance optent pour le mode proportionnel. Quelles sont les raisons qui les amènent à ce choix ? Beaucoup de témoignages et analyses se réfèrent avant tout au caractère particulier de cette Assemblée Nationale Constituante : sa principale mission étant la rédaction d’une constitution, sa composition doit nécessairement être adaptée à cette tâche. En effet, il ne s’agit pas a priori d’élire un pouvoir législatif et par extension un gouvernement, or le scrutin uninominal favorisant des fortes majorités stables est inapproprié. En revanche, le choix du scrutin de listes à la proportionnelle nourrit l’espoir « qu’il n’y [aura] pas une seule force politique qui domine » [10] et que l‘ANC connaîtra une représentativité importante. Certains voient dans ce choix également une tentative de limiter l’influence de la Nahda, qui à l’époque se retrouve déjà en tête des sondages. [11]

La parité

13 La parité, telle qu’elle est décrite dans l’article 16 du décret-loi, exige que chaque liste classe ses candidats de façon alternée entre femme et homme. Cette décision vaut beaucoup d’éloges à la Tunisie venant de la presse occidentale, [12] car elle continue ainsi à renforcer les droits des femmes dans le monde arabe ; elle est d’ailleurs, à l’heure actuelle, le seul pays musulman à avoir adopté le principe de listes paritaires hommes-femmes. Au-delà, la Tunisie prend même de l’avance sur beaucoup de pays occidentaux qui n’ont pas introduit des quotas aussi importants. [13]

14 Paradoxalement, cette règle fait plus débat parmi les femmes démocrates qui craignent qu’elle serve davantage aux islamistes de Nahda qui la soutiennent sans discussion avec une stratégie électorale en arrière-plan : Nahda veut attirer plus de votes féminins et cultiver une image moderne à l’exemple de l’AKP turc afin de rassurer à la fois les observateurs occidentaux et les électeurs modérés. Surtout, la formation islamiste est la seule à posséder des effectifs assez importants pour respecter cette règle. À l’inverse, les autres partis (dont avant tout ceux qui ont été créés seulement après le 14 janvier) ont du mal à rassembler le nombre suffisant de femmes, en particulier dans les régions rurales pour y présenter des listes. Ainsi la contrainte de la parité qui élimine d’avance certains concurrents de Nahda permet à cette formation de voir ses positions se renforcer dans ces zones. [14]

L’inéligibilité des fidèles de l’ancien régime

15 L’inéligibilité des anciens responsables du RCD est une demande soutenue par un large nombre des représentants à la Haute Instance et marque un point de rupture avec le système politique d’avant le 14 janvier. Il n’est guère étonnant que la rédaction détaillée de cette exclusion soit sujette à des débats houleux. Cette exclusion de candidatures, telle qu’elle est décrite dans l’article 15 de la loi électorale, connaît deux dimensions. D’un côté, elle s’applique aux cadres et responsables du RCD, de l’autre à ceux ayant exprimé à partir de 2009 leur soutien à une candidature de Ben Ali aux présidentielles de 2014 (appelés péjorativement les « mounachidines »). [15]

16 La question-clé qui se pose quant à la première notion est de savoir qui est considéré comme responsable ou cadre et à partir de quel moment. Dans une première version sont déclarés inéligibles tous les membres du RCD ayant occupé des responsabilités au sein du parti ou du gouvernement pendant les 23 ans de pouvoir de Ben Ali. Cette proposition a été critiquée par différents acteurs : durant ces deux décennies, certains cadres et responsables se montrent moins affiliés au régime despotique en protestant ou en quittant le parti (particulièrement après un changement de la Constitution en 2002). Or, ils ne devraient pas être punis de la même façon que les autres. Par conséquent, une limite de 10 ans est introduite dans l’article 15, mais elle ne figure finalement pas dans la version définitive : en fin de compte, le gouvernement la remplace avec une formulation plus floue, tout en laissant les règlements concrets de l’application à la Haute Instance. Bien que cette limite ne soit donc pas mentionnée dans le texte de la loi, elle est appliquée dans la pratique. Au total, environ 8 000 personnes sont exclues des élections. [16]

17 Le cas des « mounachidines » s’avère encore plus délicat à traiter. En général, ils exprimaient leur soutien dans les journaux, mais en ajoutant des listes de pétition à leurs commentaires afin d’y servir d’appui. Dans beaucoup de cas, des Tunisiens figurent sur ces listes sans le savoir et contre leur volonté. Il s’agit d’une manière facile pour les « grands » du parti de prouver leur fidélité envers le dictateur. L’exactitude de ces pétitions est donc au moins discutable et il est difficile d’en construire des bases pour l’inéligibilité. Afin de ne pas condamner un grand nombre de gens à tort, un compromis est alors voté : sont prises en compte uniquement les listes qui étaient entièrement publiées dans les journaux. Les gens concernés étaient ainsi prévenus à l’époque et certains d’entre eux ont saisi cette occasion pour dénier leur soutien dès le lendemain. En tout, une liste de « mounachidines » composée d’environ 3000 noms est retenue, mais dans beaucoup de cas l’exclusion n’est pas appliquée dans la pratique. [17]

L’Instance Supérieure Indépendante pour les 2lections (ISIE) : un projet commun de l’opposition

18 Le décret-loi 2011-27 du 18 avril relatif à la création de l’ISIE constitue le deuxième grand acquis de la Haute Instance en matière électorale. Le concept de cette institution n’est jamais contesté et il existe un large consensus sur ses fonctions et missions [18]. En effet, l’idée d’une autorité indépendante chargée d’organiser et de superviser les élections naît déjà avant le changement de régime en 2011. Samir Taieb, ex-membre de la Haute Instance et maintenant élu à l’ANC pour l’Ettajdid, explique cette unanimité et se déclare, avec un petit clin d’œil, « père de l’ISIE » [19] :

19

« On a organisé, avec toute l’opposition politique, en octobre 2007 un grand meeting où on parlait des élections de 2009 pour les préparer. [...] Je présentais une communication sur justement l’autorité qui devrait être chargée de superviser et de gérer ces élections. Il faut savoir que sous Ben Ali, c’était toujours le Ministère de l’Intérieur [...] et que tout cela donnait lieu à des manœuvres frauduleuses de grande ampleur. En octobre 2007, j’ai donc proposé la création de ce qui est maintenant appelé l’ISIE. [...] Bien sûr, sous Ben Ali ça ne pouvait pas marcher. Mais depuis, c’est devenu une demande de toute l’opposition : mettre les élections à l’abri de l’intervention du Ministère de l’Intérieur. »[20]

20 Or, la nécessité et l’importance d’une gestion indépendante des élections étant reconnues depuis 2007 par les forces politiques oppositionnelles, la création d’une telle autorité n’était qu’une question de temps une fois l’opportunité venue. Même Nahda, ne faisant pas partie du consensus initial, s’est aligné sur cette demande. A travers cette unanimité antérieure aux débats concrets, l’ISIE peut être considérée comme étant « l’enfant naturel de la Haute Instance » [21].

21 En revanche, ce sont avant tout les affinités politiques des membres qui s’avèrent problématiques : bien que les différents candidats proposés n’aient pas de lien direct avec un parti, ils appartiennent néanmoins à certains milieux ou tendances politiques. Or, vu la majorité gauche-laïque de la Haute Instance, les candidats favorisés par la Nahda ne passent pas. Mécontent et encouragé par les premiers sondages lui attribuant une marge importante sur ses concurrents, ce parti critique le vote pour sa présumée injustice et la composition de l’ISIE pour son décalage avec la réalité des rapports de force. L’élection de l’ISIE engendre ainsi un premier point de rupture entre Nahda et les autres représentants de la Haute Instance. [22]

Analyse des circonstances politiques

22 L’entente majeure observée dans la prise de décision autour des deux acquis présentés ci-dessus, fait penser à un « pacte politique » regroupant des acteurs d’univers politiques qui diffèrent en tout. Afin de vérifier cette impression, il peut être utile de s’interroger sur ces acteurs et leur poids dans les prises de décision de la Haute Instance. Concrètement, nous nous intéresserons à deux grands groupes d’acteurs et en retiendrons deux questions principales :

23

  • Quelle est l’implication de l’ancienne élite dans les travaux de la Haute Instance ?
  • Quid de l’influence révolutionnaire dans la Haute Instance ?

24 Le cas tunisien diffère des exemples dits « classiques » de la « transitologie » du fait que son changement de régime est initié par des soulèvements populaires qui renversent le gouvernement autoritaire. Sa transition débute donc lors d’une phase d’extrême faiblesse de l’ancien régime. Au lendemain du 14 janvier 2011, le régime s’ouvre à l’opposition et en constituant un nouveau gouvernement mixte, la Tunisie suit d’abord la logique des « pactes transitionnels » essentiellement par peur du « vide politique » [23], de l’extrémisme ou d’une vague de violence. Néanmoins, ce gouvernement – en particulier ses éléments RCDistes – est complètement dépourvu de toute légitimité laux yeux des manifestants de la rue. La fin des gouvernements de Ghannouchi marque une césure dans le processus du changement de régime : à partir de ce moment, l’implication de l’ancienne élite du régime dans les prises de décisions est réduite à pratiquement zéro.

25 Alors que l’élite de l’ancien régime est contrainte à quitter le jeu du pouvoir, peut-on s’attendre à un gain d’influence des révolutionnaires dans les prises de décision ? Parmi les 155 membres de la Haute Instance qui décident du sort de la transition tunisienne, seulement quatre représentent les jeunes manifestants de la Kasbah 1 et 2. Abderraouf Abidi, l’un d’entre eux, nous raconte que les protestations du début de l’année 2011 se font en l’absence de toute idéologie partisane et politique. Les partis politiques d’opposition n’arrivent pas à rassembler un nombre suffisamment large de gens, raison pour laquelle eux-mêmes et leurs programmes et idées politiques restent marginaux dans les mouvements protestataires. En revanche, il n’y a pas de concurrence entre les différents acteurs qui sont unis par leur opposition d’abord à Ben Ali, puis à Ghannouchi. [24]

26 Ce n’est qu’à partir de la Haute Instance que les partis (et d’autres associations et milieux qui ne prenaient pas part aux mouvements protestataires) entrent davantage dans le jeu. Cette entrée se fait au détriment des jeunes manifestants qui, vu leur hétérogénéité socio-politique, se sont alignés aux différentes formations politiques déjà existantes au lieu de former un nouveau parti des jeunes afin d’avoir plus de poids dans les négociations à venir. Ainsi, les points de vue des révolutionnaires sont marginalisés dans les institutions transitionnelles, une déception dont témoigne Abderraouf Abidi : « On en a dégagé quelques-uns et maintenant il y en a d’autres, mais personne ne voit les problèmes comme les jeunes. » [25]

27 Bien que la révolution ait donc rendu possible la transition, la majorité de ces acteurs principaux ne jouent pas de rôle dans l’organisation de l’avenir du pays : à travers les différentes commissions et avant tout la Haute Instance, ce sont les partis de l’ancienne opposition, les universitaires, les avocats, les magistrats, les syndicats et les « personnalités nationales » qui prennent le volant.

28 En ce sens, la logique des « pactes politiques » ne semble pas s’appliquer à la prise de décision dans la Haute Instance. Les groupes d’acteurs susceptibles de former le noyau d’un pacte, l’ancienne élite et les dirigeants de l’opposition révolutionnaire restent marginaux dans le processus de décision : la production de la Haute Instance semble être le résultat d’un consensus entre les sous-acteurs de l’opposition légale et modérée. Ce « consensus extraordinaire » peut être vu comme une simple convergence des buts et objectifs des différents acteurs et courants. Les buts principaux, bien évidemment, sont les élections et la rupture avec l’ancien régime, deux objectifs réalisés avec la loi électorale et la création de l’ISIE. Les relations entre les différents acteurs se qualifient au final plutôt d’alliances stratégiques volantes et non d’un « pacte politique » d’ordre supérieur, alliances qui de plus éclatent en confrontations dans les jours et semaines précédant les élections.

29 Néanmoins, il faut aussi voir que, malgré les confrontations qui vont jusqu’au retrait de certains partis politiques de la Haute Instance, les résultats et nouvelles règles du jeu ne sont jamais contestés par les acteurs principaux. De plus, un pacte n’est-il pas non plus une alliance stratégique ? Par conséquent, cela met le doute sur un rejet précipité du concept des « pactes politiques ».

30 Premièrement, bien que les anciens cadres et responsables ne jouent pas de rôle dans les décisions de la Haute Instance, la transition tunisienne inclut toutefois des personnalités de l’ancien système. En appliquant l’article 57 de la Constitution, Fouad Mebazaâ (l’ancien président de la Chambre des députés) est nommé Président par intérim après le départ de Ben Ali. Béji Caïd Essebsi, ancien ministre de Bourguiba, succède à Mohammed Ghannouchi au poste de Premier Ministre. A travers les consultations et la coopération entre gouvernement et Haute Instance, certains reliquats de la dictature conservent leur influence sur le processus.

31 Deuxièmement, la notion d’« opposition » est floue et ambiguë : il est possible d’y identifier à la fois des partis de l’ancienne opposition légale qui étaient contraints de coopérer et de s’adapter au système pour survivre (et de ce fait dont les frontières avec l’ancien régime sont floues) et des partis de l’opposition illégale qui avaient fui le pays. L’UGTT, ayant d’un côté servi au régime pour véhiculer ses politiques et constitué de l’autre la seule véritable force civile organisée, joue également un rôle très particulier.

32 Après le 14 janvier, les frontières entre ceux qui relèvent de l’ancien système, de ceux qui se sont opposés à lui et de ceux qui émergent nouvellement s’estompent. Bien qu’il soit moins visible que pendant la phase du gouvernement de Ghannouchi, l’ancien système est toujours présent et prend part, d’une manière ou d’une autre, au processus.

33 Ainsi, cela nous ouvre la possibilité de lire les événements de l’année 2011 suivant véritablement l’approche par les « pactes politiques » que nous avons trop rapidement rejetée. En nous référant tout simplement à la définition de pacte fournie par le courant transitologue exposé dans l’introduction de cet article, nous nous apercevons que l’expérience de la Haute Instance est parfaitement décrite par ce schéma : il s’agit d’une institution composée d’acteurs sociopolitiques présélectionnés qui se donne la tâche principale de définir ou redéfinir les règles du jeu politique de la future Tunisie par la voie de la négociation. A ce titre, la Haute Instance représente l’arène dans laquelle se produisent des « pactes politiques » en Tunisie. Le « consensus national » naissant ici peut ainsi être considéré comme tel. Plusieurs éléments soulignent ce caractère de pacte : les différents acteurs sont prêts à faire des concessions, la coopération entre les acteurs dépasse la Haute Instance et n’est pas terminée lorsque des acteurs décident de se retirer de cette institution et, au final, les résultats des élections – étant les fruits de ce pacte/consensus – ne sont jamais contestés par les perdants [26]. ?

Bibliographie

Listes des entretiens et bibliographie

  • <BR /> Entretiens

    • – ABDEDAYEM, Noumi entretien effectué le 10.02.2012 à Tunis.
    • – ABIDI, Abderraouf entretien effectué le 16.02.2012 à Tunis.
    • – BEN ACHOUR, Yadh entretien effectué le 17.02.2012 à Tunis.
    • – CHARFI, Abdelmajid entretien effectué le 26.01.2012 à Tunis.
    • – GHERAIRI, Ghazi entretien effectué le 01.02.2012 à Tunis.
    • – GOUMANI, Mohamed entretien effectué le 08.02.2012 à Tunis.
    • – LAKHDAR, Latifa entretien effectué le 27.01.2012 à Tunis.
    • – SARSAR, Chafik entretien effectué le 22.02.2012 à Tunis.
    • – TAIEB, Samir entretien effectué le 14.02.2012 à Tunis.
    • – TLILI, Mustapha entretien effectué le 25.01.2012 à Tunis.
  • Bibliographie supplémentaire

    • – FOCUS Online (14.07.2011) : Menschenrechte. Lob für Tunesien. Voir http:// www.focus.de/politik/weitere-meldungen/menschenrechte-lob-fuer-tunesien_aid_645847.html, dernière consultation : 07.04.2012.
    • – INTERNATIONAL CRISIS GROUP (2011) : Soulèvements populaires en Afrique du Nord et au Moyen Orient. La voie tunisienne. Rapport Moyen Orient/Afrique du Nord, n° 106.
    • – O’DONNELL, Guillermo ; SCHMITTER, Philippe & WHITEHEAD, Laurence (1986) : Transitions from authoritarian rule. Tentative conclusions about uncertain democracies. The Johns Hopkins University Press, Baltimore.
    • – Décret-loi n° 2011-27 signé par le Président de la République par intérim (2011) : « Décret-loi n° 2011-27 du 18 avril 2011, portant création d’une Instance Supérieure Indépendante pour les 2lections. Décret-loi n° 2011-27 », dans Journal Officiel de la République Tunisienne, n° 27, p. 484–486.
    • – Décret-loi n°2011-35 signé par le Président de la République par intérim (2011) : « Décret-loi n° 2011-35 du 10 mai 2011, relatif à l’élection d’une Assemblée Nationale Constituante. Décret-loi n° 2011-35 », dans Journal Officiel de la République Tunisienne, n° 33, p. 651–661.

Notes

  • [1]
    Terme forgé par les auteurs « transitologues » eux-mêmes.
  • [2]
    O’Donnell et al. (1986), p. 37–38.
  • [3]
    Entretien avec Chafik Sarsar, le 22.02.2012.
  • [4]
    Entretien avec Yadh Ben Achour, le 17.02.2012.
  • [5]
    Tiré de l’entretien avec Yadh Ben Achour, le 17.02.2012.
  • [6]
    Entretien avec Chafik Sarsar, le 22.02.2012.
  • [7]
    Entretien avec Chafik Sarsar, le 22.02.2012.
  • [8]
    Tiré des entretiens avec Mohammed Goumani le 08.02.2012 et avec Chafik Sarsar le 22.02.2012.
  • [9]
    Tiré de l’entretien avec Chafik Sarsar, le 22.02.2012.
  • [10]
    Entretien avec Ghazi Gheraïri, le 01.02.2012.
  • [11]
    Tiré de l’entretien avec Abderraouf Abidi, le 16.02.2012.
  • [12]
    Cf. FOCUS Online (14.07.2011). Ces éloges ont suscité une grande fierté parmi un grand nombre des ex-membres de la Haute Instance interviewés qui ont souvent évoqué la parité en parlant des moments forts de cette année précédente. Ghazi Ghérairi, à titre d’exemple, va même jusqu’à citer la une du journal espagnol « El País » qui à l’époque s’exclame : « La révolution tunisienne n’arrête pas de nous surprendre » ; tiré de l’entretien avec Ghazi Gheraïri, le 01.02.2012.
  • [13]
    Tiré de l’entretien avec Ghazi Gheraïri, le 01.02.2012.
  • [14]
    Tiré de l’entretien avec Abdelmajid Charfi, le 26.01.2012.
  • [15]
    Cf. Décret-loi n° 2011-35, § 15.
  • [16]
    Tiré de l’entretien avec Mustapha Tlili, le 25.01.2012.
  • [17]
    Tiré de l’entretien avec Mustapha Tlili, le 25.01.2012.
  • [18]
    Tiré des entretiens avec Mustapha Tlili, le 25.01.2012 et avec Yadh Ben Achour, le 17.02.2012.
  • [19]
    Entretien avec Samir Taieb, le 14.02.2012.
  • [20]
    Entretien avec Samir Taieb, le 14.02.2012.
  • [21]
    Entretien avec Samir Taieb, le 14.02.2012.
  • [22]
    Tiré des entretiens avec Mustapha Tlili, le 25.01.2012 et avec Noumi Abdedayem, le 10.02.2012.
  • [23]
    Ni dirigé, ni structuré par un courant ou une idéologie politique, le mouvement populaire ne montre pas d’aspiration à occuper les sièges du pouvoir et à combler le vide laissé par le départ du dictateur, ce qui explique l’émergence de cette crainte. Entretiens avec Samir Taieb, le 14.02.2012 et avec Abderraouf Abidi, le 16.02.2012 ; International Crisis Group (2011), p. 12.
  • [24]
    Tiré de l’entretien avec Abderraouf Abidi, le 16.02.2012.
  • [25]
    Tiré de l’entretien avec Abderraouf Abidi, le 16.02.2012.
  • [26]
    Bien qu’il y ait des plaintes éparses venant avant tout des petits partis indépendants, la majorité écrasante des acteurs accepte les résultats sans discussion.
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