Notes
-
[1]
Dante, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléïade, traduction et commentaires par André Pézard.
-
[2]
Le Monde Magazine, 19 mars 2011.
-
[3]
Pier Paolo Pasolini, La nouvelle jeunesse, Poèmes frioulans 1941-1974, Gallimard, traduction et postface de Philippe di Meo.
-
[4]
Umberto Saba, Ombre des jours, aphorismes et nouvelles, traduction par René de Ceccaty, Rivages.
-
[5]
Cité dans le n° 53 (mars 2011) de Radici, la revue d’actualité, culture et langue italiennes.
-
[6]
Pier Paolo Pasolini, La longue route de sable, traduit par Anne Bourguignon, Arléa.
-
[7]
On relira avec intérêt le n° 89 de la revue Hérodote (2e trimestre 1998), Italie, la question nationale et aussi le n° 68 de la revue Confluences Méditerranée (hiver 2008-2009), Italie, le grand bon en arrière ?
-
[8]
Les origines de la « désunité », Aurelio Lepre, dans A quoi sert l’Italie, sous la direction de Michel Korinman et Lucio Caracciolo, La Découverte/Limes (1995).
-
[9]
Les deux articles, La Ligue du Nord s’en prend à l’unité nationale, Gianluca Luzi, La Repubblica, 5 mai 2010, et Une démocratie irresponsable, Ilvo Diamanti, La Repubblica, 16 décembre 2010 ont été traduits dans Courrier international.
-
[10]
Ecrire, écrire, pourquoi ? Cycle de rencontres organisé par la Bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou. Entretien de Claudio Magris avec Oriane Jeancourt, le 17 mai 2010.
1 Ce 12 novembre 2011. Tard dans la soirée. Silvio Berlusconi vient de démissionner. Au Quirinal, il est arrivé sous les huées et les insultes. Cela l’a « peiné ». Après 17 ans de vie politique, trois fois Président du Conseil, l’homme d’affaire aux affaires nées et menées dans le trouble, quitte donc le pouvoir. En Italie, où il fut pourtant adulé, célébré jadis comme un sauveur, qui voudra aujourd’hui partager avec lui le temps de la chute ? D’ailleurs chutera-t-il ? Peut-être, pour peu que la justice puisse enfin accomplir sa mission. Peut-être pas, si Berlusconi s’envole ici ou là, pour Antigua par exemple où il possède un complexe de villas luxueuses et où il est assuré de ne pas pouvoir être extradé. Peut-être finira-t-il alors sa vie comme Bettino Craxi qui mourut en 2000 en Tunisie, en exil, quelque part. Qui sait vraiment ? Peut-être ne lâchera-t-il rien et certainement pas le manche de la politique, trop soucieux de ce pouvoir dont il n’a rien fait pour le pays pendant près de deux décennies sinon protéger ses intérêts et ses arrières. A l’heure où j’écris ces lignes, il est trop tôt pour savoir ce que fera le chat de son talent d’équilibriste. Pour l’instant, il est dans les airs, tournant dans le vide, cherchant un appui, songeant à l’instant où de toute façon il retombera sur ses pattes, recevant l’hommage de Poutine qui connaît parfaitement l’art de ces figures de voltige aérienne. En août, à un proche mis sur écoute téléphonique, Berlusconi disait son envie de quitter l’Italie « ce pays de merde » qui lui donnait « envie de vomir ». Le 8 novembre, perdant la majorité absolue au Parlement, prenant alors une forte gifle, il annonçait sa future démission, après l’adoption par le Parlement des mesures budgétaires et réformes économiques promises à l’Union européenne. Il faisait cette annonce « pour le bien du pays ». En octobre, crise internationale oblige, le Cavaliere s’épuisait. Ses partisans et ses soutiens l’avaient déjà lâché. Les marchés n’avaient plus confiance. La presse l’accablait. Y compris « sa » presse. Il n’était déjà plus que « l’ombre de lui-même », lisait-on dans Il Foglio. En conférence de presse, Angela Merkel et Nicolas Sarkozy avaient souri quand une journaliste demanda si Berlusconi était encore l’homme de la situation en Italie.
2 Celui que l’on nomme « l’insubmersible » commençait de sombrer. La fin de partie s’annonçait.
3 Le hasard des dates associe la dégringolade de celui qui a causé beaucoup de tort au pays, au 150e anniversaire de l’Unité que célébrait cette année l’Italie.
4 Avatar latin d’une déviance d’un thatchérisme sans frein (il prônait « la révolution libérale »), associant une forme d’ultralibéralisme poussé à l’extrême (« un pays se gère comme une entreprise ») à des méthodes crapuleuses dans un décorum d’opérette parfois, de lupanar souvent, Berlusconi, vendeur d’aspirateur à ses débuts (a-t-il jamais cessé de l’être ?), a souillé ce pays comme on se glisserait dans un lit sans retirer ses chaussures pleines de boue.
5 Comme l’écrivait il y a trente ans Maurice Blanchot : « Le désastre prend soin de tout ». Et après dix-sept années pareilles, nul ne peut plus feindre d’ignorer qu’en Italie, le désastre se nommait bien Silvio Berlusconi.
6 A l’époque, au pays, combien d’amis, de parents, de connaissances, tous des braves gens, ai-je entendu s’indigner quand je m’étonnais de la capacité des Italiens à voter pour un tel individu qui riait déjà, comme la Castafiore des aventures de Tintin, de se voir si beau en son miroir ?
7 Février 2011. San Remo. Festival de la chanson. Roberto Benigni apparaît sur scène, sur un cheval blanc, brandissant un drapeau tricolore. Ce jour-là, le comédien s’enflamme pour l’Italie, l’hymne national, les trois couleurs unies du drapeau. Dans son style, l’artiste met son emphase au service d’une idée : respectons tous ensemble l’idée selon laquelle « des hommes inoubliables ont donné leur vie, non pas au sens poétique, mais bien au sens physique » pour cette entreprise, « d’une envergure considérable », que fut le Risorgimento et dans son sillage, l’unification du royaume prononcée le 17 mars 1861.
8 A San Remo, lieu du divertissement et des paillettes, Benigni parle beaucoup. Dit une essence. Ainsi : « L’Italie était un corps mutilé, possédé, agressé, violé, pillé. Le plus beau corps du monde. L’unité de l’Italie est la reconstruction amoureuse d’un corps découpé en morceaux. Seuls les grands esprits pouvaient dire “nous faisons l’Italie” ».
9 Je me souviens de Roberto Benigni à Florence, alors inconnu. La scène se passait pendant l’été 1986, dans un théâtre de verdure de Florence. Avec intensité, il clamait les vers de Dante. Autour de moi, tous semblaient hypnotisés par cette poésie passée de bouche en bouche depuis le XIIIe siècle jusqu’aux lèvres de Benigni.
10 Ce soir-là, j’étais stupéfait de vivre soudain cet oracle, cette langue qui fut nouvelle un jour, capable du plus beau syncrétisme possible, créatrice d’un lien, déjà d’une koinè, pas encore d’un pays constitué mais déjà d’un territoire partagé par la sémantique commune. « L’illustre langue vulgaire », écrivait Dante qui inventait alors le véritable creuset alors même que le pouvoir politique était fragmenté d’une cour, d’une province, d’une ville à l’autre.
11 Ce soir-là, à Florence, je me souviens aussi d’une transfiguration, d’un héritage soudain révélé. Parce qu’à la veillée, dans la Toscane de son enfance, d’autres, et souvent des humbles, les plus humbles, lui avaient transmis ce fleuve de mots, Benigni, sept siècles plus tard, portait à des inconnus le lointain message du poète.
12 A San Remo, aussi, Benigni a glorifié Giuseppe Mazzini, l’apôtre de l’unité. Il a rappelé que c’est lui, l’autre père de la patrie avec Cavour, Garibaldi, qui avait choisi les couleurs du drapeau inspiré par les vers du Purgatoire quand Béatrice apparaît. Chant XXX, 31.
… sovra candido vel, cinta d’uliva
donna m’apparve sotto verde manto
vestita di color di fiamma viva.
… de blanc voilée et le front ceint d’olive
m’apparut une dame en vert mantel
dont la robe eut couleur de flamme vive [1].
Vert, blanc, rouge
14 Je me souviens de cette déclaration d’Umberto Bossi, président de la Ligue du Nord, rapportée par Umberto Eco : « Le drapeau national, je me torche avec ».
15 Il faudra reparler de Bossi, bien sûr. Et de « désunité ».
16 Je retiens de Pétrarque cette clameur : « Sumus non graeci, non barbari, sed itali et latini ». Ni Grecs, ni Barbares donc. Ni en-deçà, ni au-delà de cette frontière étrangère au génie italien qui définirait, ici, l’empire d’une raison et là, celui d’une sauvagerie. Mais Itali et latini, donc, héritiers de Rome, du Latium, d’un point de départ, appelé à s’étendre, d’une terre même où encore avant, les Etrusques imaginèrent eux aussi un destin, une glaise ajoutée à la glaise, construisant geste après geste, une lente civilisation.
17 Au fond, Pétrarque manifeste déjà une conscience panitalienne bien avant l’heure de 1861. Quel contour pour l’Italie dit-il ? Le contour géographique. L’Italie, ce pays entouré par les mers, Adriatique, Ligure, Tyrrhénienne, et fermé au nord par les Alpes. Voilà tout.
18 Au Vatican, j’ai en mémoire la Galerie des cartes géographiques, près de la Chapelle Sixtine et de la Bibliothèque. Le cycle des quarante cartes est l’œuvre de Carlo Pelligrini Danti, né à Pérouse en 1536 et mort dans l’habit d’évêque d’Alatri en 1586.
19 Dans la Galerie, l’intérêt de la représentation cartographique, si l’on oublie la volonté de l’Eglise de désigner une terre connue, territorialement cohérente dans le partage et la conviction d’une même confession, est aussi d’affirmer une réalité politique, certes encore peu homogène, mais déjà une entité géographique unitaire. Un atlas prémonitoire en somme, évoquant un monde avec des limites identifiées, reconnues, et une chair, affirmant à l’extérieur une vie intérieure, dans un pays révélé à lui-même, riche d’un continuum, d’une densité.
20 J’ai conservé cette interview d’Umberto Eco dans laquelle il assure que « l’Italie, c’est avant tout une langue ». Il rappelle cette belle aventure d’une culture italienne, des siècles avant la fondation de l’Italie moderne. Bien sûr, il évoque Dante, mais aussi Pétrarque et encore Machiavel, Leopardi, Manzoni. Il en tire la conclusion de l’existence de « constantes dans la culture italienne, en particulier une littérature pluriséculaire, qui (ont permis) de faire émerger l’Italie unifiée et moderne [2] ».
21 Je me souviens de Bossi, en 1991, dans un meeting en Lombardie, dans un pré, à Pontida. Hurlant, vociférant, brandissant le poing, Bossi rugissait : « Ce l’ha dura la Lega ».
22 « La Ligue bande dur ».
23 Il faudra reparler de ce pré, du chapiteau sous lequel grondait Bossi.
24 En 1847, Goffredo Mameli compose l’hymne national. Il a vingt ans, s’enrôle dans l’armée de Garibaldi et meurt en 1849. Il pose sur le papier ces mots et d’autres dans leur sillage : Fratelli d’Italia, L’Italia s’e desta. Frères d’Italie, L’Italie s’est levée.
25 Michele Novaro écrit la musique de l’hymne. Il a alors vingt-neuf ans. Il meurt jeune, lui aussi.
26 Avant 1861, et même depuis 150 ans, la civilisation communale, hyper régionale a toutefois laissé une empreinte forte dans le paysage et les âmes ; dans le corpus italique ; à Sienne, ainsi, le Palio vaut mieux que la fête nationale ; mais le temps politique est parvenu à se construire dans un royaume enfin uni, en cette fin de XIXe siècle, depuis les Alpes que traversa jadis Hannibal avec ses éléphants jusqu’aux confins de la Sicile ; ensuite, avec le fascisme, pendant vingt ans, l’Italie a mis les mains au feu. Le Duce a nié les pointillés entre ce qui distinguera toujours, quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse, même si la télévision, le football et la vie moderne ont peigné les cheveux rebelles, un Romagnol d’un Frioulan, un Napolitain d’un Vénitien et un Ligure d’un Calabrais. Pour le Duce, menton en avant, il n’y avait que des Italiens et l’Italie.
27 J’entends encore ma grand-mère Elisabetta, fille de Marcellino Del Ponte et de Maria Mian, m’expliquer qu’elle était autrichienne et certainement pas italienne. J’avais beau lui expliquer, qu’elle le veuille ou non, qu’elle était née Italienne en Italie en 1920, rien n’y faisait. Elle se moquait complètement de savoir qu’avec la fin de la Première Guerre Mondiale, son village proche de Grado appartenant alors au Comté de Gorizia et de Gradisca et rattaché jusqu’à sa chute à l’empire austro-hongrois, avait rejoint l’Italie en 1918.
28 Elle était autrichienne. Un point c’est tout.
29 Un été, me promenant sur la plage de Grado et demandant une glace à une jeune fille qui en vendait, je l’entendis me répondre en allemand, me prenant forcément pour un allemand, intégrant je ne sais quelle idée du tourisme nouveau, je ne sais quelle nécessité de parler allemand à une personne manifestement étrangère. Elle aurait pu parler italien, avec simplicité, frioulan à la rigueur, ce qui aurait été curieux dans la mesure où elle ne m’identifiait pas comme étant Frioulan. Mais non, elle me parlait en allemand.
30 Bien sûr, je n’ai jamais raconté cette histoire à ma grand-mère.
31 Je l’entends encore parler avec mon grand-père, bergamasque lui, dans un frioulan de compromis auquel il avait accès. Jamais je ne les ai vraiment entendus dialoguer en italien.
32 Avec elle, et sans qu’elle cherche à transmettre une langue, plus tard avec mon père, j’ai toutefois su comment dire en frioulan, maison, arbre, couteau – chasa, arbul, curtis – j’ai appris quelques maigres rudiments ; j’ai su, ainsi, un jour où je me trouvais dans un bar du port de Grado, commander un verre de vin blanc ; c’était une victoire. Nous étions en 1990. Le poète Biagio Marin, de Grado, devait fréquenter ce lieu autrefois, c’est ce que je me disais alors. Le grand poète était mort depuis cinq ans déjà.
33 Dans un de mes livres, j’ai déjà repris ce vers de Biagio Marin que cite Claudio Magris à la fin de son Danube : Fa che la morte mia, Signor, la sia como l’scôre de un fiume in t’el mar grando.
34 Fais, ô Seigneur, que j’entre dans la mort comme le fleuve se jette à la mer immense.
35 Marin écrivait dans le dialecte de Grado.
36 Songeant à ce fleuve, deux noms me viennent comme le témoignage de la frontière disputée : le Tagliamento et l’Isonzo. Des guerres aussi : le passage du Tagliamento, ce fameux combat de Valvasone le 16 mars 1797 entre l’armée française conduite par Bonaparte et celle des Habsbourg ; les douze batailles de l’Isonzo entre le 23 juin 1915 et le 10 novembre 1917.
37 Songeant au fleuve de Biagio Marin, je regarde à présent celui au bord duquel je vis en France, l’Adour, singulièrement détourné de son cours naturel en 1578 pour se jeter, depuis, dans l’Océan atlantique à Bayonne plutôt qu’au nord, dans les Landes, à Vieux-Boucau.
38 Dès lors, je me questionne : peut-on entrer avec la même sérénité dans l’océan de la mort depuis un fleuve étranger à sa naissance dont on a contrarié artificiellement le cours des eaux ?
39 En 1915, comme toutes les nations européennes, l’Italie a payé le prix du sang versé. La première guerre mondiale a jeté les Italiens dans la bataille. Des Italiens réunis par bataillons régionaux, parlant la langue de Novare, de Naples, de Trieste et de Bergame, mais des Italiens quand même.
40 Les premiers coups de feux de ce conflit mondial ont été tirés par l’armée italienne sur un de ces monts, non loin d’Asiago, où naquit Mario Rigoni Stern en 1921 et où il s’est éteint en 2008. Il est l’auteur, en 1953, du Sergent dans la neige, le récit de son retour à pied chez lui, depuis les neiges de la Russie où périrent des milliers de ses camarades engagés dans cette guerre absurde par Mussolini.
41 Ce jour-là de février 2000, lorsque je lui rendis visite, nous n’avons pas parlé de l’unité italienne mais nous avons évoqué ce gâchis humain en Russie. Pour rien. Des milliers et des milliers d’hommes abattus par la guerre et le grand froid. Cassés par le gel. Mario parlait des corps qui se brisaient comme du verre quand les chenilles des chars allemands roulaient dessus. Pas pour la grandeur d’un Etat non plus. Mais pour la folie des fascistes qui envoyèrent là-bas, dans cette boucle du Don, des jeunes hommes de 20 ans : Mario le sergent-chef, matricule 15454 du peloton mitrailleur de la 55è compagnie du bataillon Vestone, et ses hommes, près de soixante-dix valeureux, dont Giuanin.
42 Sans cesse, Giuanin demandait à Mario, en cimbre, la langue antique du plateau d’Asiago : Sergent magiu, ghe rivarem a baita ? Sergent-chef, on la reverra la maison, hein ?
43 Giuanin n’a jamais revu la maison. Il est mort le 26 janvier 1943, lors de la bataille de Nikolajewska, fauché par une rafale alors qu’il apportait des munitions à Mario. Il est mort comme des milliers d’hommes, membres de l’ARMIR, l’Armée italienne en Russie.
44 Giuanin, Italien ? Giuanin mort en parlant cimbre, en questionnant dans la langue natale, celle du lieu même, celle du lieu pour un retour, a baita ; la patrie ? Oui la patrie est aussi le territoire premier, familier, celui des entrailles, des amours, des courses désordonnées de l’enfance, des désirs, des bornes invisibles du champ des voisins, celles que l’on sait parce que les ancêtres ont toujours converti ces stèles en us et coutume.
45 Tout un lieu familier perdu quelque part dans l’espace de la patrie.
46 Je me souviens de ce vers de Pier Paolo Pasolini, écrit en frioulan, sa langue maternelle : « il me pais al è colour smarit ». Mon pays est de couleur égarée [3].
47 Dans le même recueil, j’aime Casarsa, ce poème en forme de dédicace au village natal :
« Fontana di aga dal me pais
A no è aga pi frescia che tal me pais
Fontana di rustic amour »
Fontaine d’eau de mon pays.
Il n’est d’eau plus fraîche qu’en mon pays.
Fontaine de rustique amour.
49 Que pensait le pauvre Giuanin de Mussolini qui le définissait comme Italien sans même le connaître, le fourrant dans un sac tricolore avec les autres, tous les autres, sans distinction ? Bon à faire la guerre, bon à mourir à la bataille de Nikolajewska ? Que pensait Giuanin de l’espace italien ? Quel goût avait l’eau de sa fontaine de rustique amour ?
50 En janvier dernier, voyageant à Rome, j’ai acheté à l’aéroport un carnet portant le numéro 107, intégré dans une collection de 150 carnets destinés à célébrer l’anniversaire de l’unité. Mario est donc l’un de ces 150 Italiens choisis par un vote de ses compatriotes pour dire l’un des leurs « qui donna le bon exemple » et qui « mérite que l’on se souvienne de lui ».
51 Quel bon exemple Mario donna-t-il ? Celui de l’honneur, de la loyauté, de la tempérance et de la distance face aux événements. Celui d’une immense lucidité aussi qu’il partagea en dialoguant avec son ami Primo Levi. Un de ses livres, En guerre, débute par ces mots : « Pour la plupart d’entre nous commença la fin de tout ».
52 Dans la liste des 150 « bons exemples », j’ai regretté de ne pas voir figurer de grands écrivains et de grands poètes comme Beppe Fenoglio, Emilio Lussu, Camillo Sbarbaro, Umberto Saba. Un Piémontais, un Sarde, un Ligure, un Triestin. Tous oubliés par les Italiens d’aujourd’hui pour la sélection des 150 carnets, comme d’ailleurs Aldo Moro. Pour les hommes politiques, une note précise toutefois qu’ils sont naturellement exclus de l’hommage. « L’idée étant d’unir et non de diviser ».
53 De Saba, l’auteur du Canzionere, je retiens cette phrase de l’après-guerre immédiat, extraite d’Ombre des jours [4] : « Le fascisme a fait de l’Italie une charogne et sur les charognes les corbeaux se posent ». En 1945, à la même époque, Aldo Moro est un jeune homme de 28 ans originaire des Pouilles. Celui qui devint un jour Premier ministre et principal artisan du compromesso storico, le compromis historique entre son parti, la Démocratie Chrétienne, et le Parti Communiste dirigé par Enrico Berlinguer, écrivait alors : « Pouvons-nous regarder l’avenir avec confiance ? Et pouvons-nous accomplir sereinement notre travail, chacun sa tâche, avec la certitude qu’elle est utile, que la vie n’est pas vaine mais, au contraire, digne et bonne ? » [5] Aldo Moro, a été assassiné par les Brigades Rouges en 1978. Le gouvernement italien, le gouvernement de toute l’Italie dans sa meilleure unité donc, on la suppose telle, a refusé de négocier avec les terroristes. Aldo Moro est mort. Il a payé de sa vie une ardeur au dialogue ; à l’unité désirée, à la place des corbeaux et des charognes ; de ceux qui préféraient la fragmentation au rassemblement.
54 Je relis La longue route de sable de Pasolini [6]. C’est le voyage qu’il entreprend à la fin de l’été 1959, de Vintimille jusqu’à Trieste en suivant la ligne de la côte, seul au volant de sa Millecento. Quelle Italie cherche-t-il en suivant le contour ? Un contour géographique est-il suffisamment explicite pour définir le génie de tout le territoire qu’il contient ? Le fragile limes qui sépare l’eau de la terre raconte-t-il vraiment le pays lui-même ?
55 L’Italie telle qu’elle est dite par les cartes est une évidence finistérienne en forme de botte à talon. Mais cela ne suffit pas. « Je suis happé par un tel bonheur à voir les choses que j’en deviens presque aveugle », écrit Pasolini. Dans la lagune de Grado, il aimait accompagner Maria Callas sur l’eau pour lui faire découvrir un casone émergeant de l’onde huileuse. Dans la lagune de Grado, je me souviens que ma grand-mère Matilda, fille de Michele Brandolin et de Rosalia Bais, prenait elle aussi un bateau fleuri au moment du pèlerinage sur l’île de Barbana. Elisabetta, mon autre grand-mère, enfant, vivait non loin de là. Mes grands-mères étaient frioulanes, de la côte. Elles se sont retrouvées en France en 1965 à l’occasion du mariage de mes parents. Mes arrière grands parents se connaissaient mais l’exil les avaient séparés. Eux aussi, les deux frioulans survivants, se retrouvèrent le jour des noces. En France. Parlant toute une journée de la vie d’avant. Dans le Frioul natal. Reconstruisant ruelles, cours, champs, ciel et ruisseaux.
56 Un jour, à l’occasion d’un mariage dans un village voisin de Spilimbergo, vers les montagnes, à une quarantaine de kilomètres de la mer, trois vieilles femmes m’écoutant parler et n’identifiant pas mon accent, me demandèrent d’où j’étais. Je dis que j’étais Français mais que mes grands-mères étaient Frioulanes, comme elles. Elles firent la moue et me dirent que ceux de la côte étaient des « bâtards ».
57 Des bâtards.
58 Pour moitié de mon sang, soudain, je devenais donc le vilain descendant de bâtards. Plus bâtard du fait d’un éloignement de quarante kilomètres entre le rivage et les premières collines des Alpes, qu’étranger du fait d’un exil des miens deux générations plus tôt.
59 Qu’est-ce qui nourrit l’unité d’un pays et des hommes et des femmes qui le peuplent ? Le contrat social ? L’affirmation d’un territoire et de son régime politique admis comme étant un et indivisible ? L’histoire partagée, peut-être par-delà les générations [7] ?
60 Ce qui nourrit l’unité c’est aussi l’histoire comprise et mémorisée par-delà les frontières et les océans. Par les exilés, les fils des exilés, leurs petits-enfants, toutes les branches de l’arbre mondial.
61 Je connais ainsi deux lointaines cousines qui ne sont jamais vues mais qui ont gardé le contact comme leur mère l’avaient fait avant elles quand leurs propres parents avaient choisi deux destinations très différentes pour la nouvelle vie. L’une vit aujourd’hui en France. L’autre n’a jamais connu que l’Argentine. Régulièrement elles s’écrivent. Elles parlent de la famille, du pays perdu dans les brumes des souvenirs. Pour elles, cela semble pourtant un pays réel.
62 Quand je regarde une partie de l’arbre généalogique de ma famille, je vois des hommes et des femmes qui ont vécu et qui vivent en Italie, bien sûr, en France, j’en fais partie, et aussi aux Etats-Unis, en Argentine, en Australie. Et je ne sais pas tout.
63 Je voudrais savoir comment l’un de mes arrières arrières grands pères, Giacomo Ferreri né en 1805, père de Luigi né en 1876 à Valgrana dans la province piémontaise de Cuneo, grand-père de Bartolomeo né en 1912 à Busca – Bartolomeo était mon grand-père – vécut le Risorgimento et l’effervescence politique dans sa région à l’avant poste du changement politique.
64 En 1936, Bartolomeo, disparu en 1985, était militaire ; un conscrit. Les fascistes l’ont expédié en Ethiopie, pour aller faire la guerre au Négus et à ses hommes armés de lances. Je conserve une photographie de ce temps, à Addis Abeba. J’essaie d’imaginer à quoi pense le soldat Bartolomeo Ferreri dans ce foutoir africain où Mussolini a jeté une partie de sa génération comme il l’a fait en Albanie pour déloger le roi Zog, en vain bien sûr.
65 Je veux aussi me souvenir de deux exodes qui se croisent, vécu par des Italiens après la Seconde Guerre Mondiale. D’abord, trois cent mille Italiens quittent l’Istrie et la ville de Fiume (aujourd’hui Rijeka, en Croatie) devenues yougoslaves. Ils retournent en Italie et perdent tout. Dans le même temps, deux mille ouvriers italiens de Monfalcone, une ville portuaire proche de Trieste, quittent volontairement l’Italie, leur pays, pour s’installer en Yougoslavie et contribuer à la construction du communisme. En 1948, quand Tito rompt avec Staline, ces révolutionnaires deviennent de possibles activistes staliniens, donc dangereux pour le régime de Belgrade et donc déportés sur les îles de Goli Otok et Sveti Grgur où ils sont soumis à de cruels sévices, eux qui avaient déjà connules prisons fascistes, la guerre d’Espagne et les camps de concentration nazis du fait de leur engagement communiste.
66 Claudio Magris a raconté cette tragédie dans Microcosmes. A Monfalcone, avant que je ne lise les livres de Magris, Paolina, une cousine de ma grand-mère Elisabetta, m’avait déjà raconté cette histoire. J’étais jeune alors et cherchant absolument dans le premier cercle des miens des indices nourriciers pour dire mon territoire en vie, ignorant encore le pouvoir de l’engagement et de l’égarement politiques, j’étais intrigué par cette capacité à oublier son propre pays, cette façon de briser l’harmonie d’un biscuit dont on casserait un angle, d’un geste sec et définitif, en abandonnant aux autres tout le reste et en ne gardant que de pauvres miettes.
67 Bien des années plus tard, quand la guerre a éclaté en Yougoslavie, j’ai rencontré à Trieste, les fils de ces Italiens d’Istrie contraints à l’exode en 1947 et en 1954. Et aussi, j’ai parlé avec les Italiens demeurés en Istrie. En 1991, un tiers d’entre eux ont demandé à Rome la possibilité de retrouver un passeport italien. De Rijeka à Savudrija, sillonnant cette région mixte, j’ai écouté Ezio, Albino, Elvia. Ils m’ont parlé de leur attachement à l’Italie, de leur dialecte, un mélange de slovène, croate et italien, du fort cousinage istro-vénète, de nationalité, de dénominateur commun.
68 1861-2011. Cent cinquante ans plus tard, l’Italie vit peu ou prou ce que vivent les états du vieux continent, eux-mêmes construits dans une unité qui essaie de se mouvoir dans un espace européen. A une différence près, toutefois, qui se nommait Silvio Berlusconi jusqu’à ce fameux 12 novembre.
69 Tout a été dit sur Berlusconi. Ses soirées bunga bunga, Ruby et tout le harem siliconé, les prostituées mineures, ses procès à répétition, ses lois scélérates, ses propos scandaleux et outranciers sur les juges, les journalistes, les intellectuels, sur la négritude de Barack Obama « le bronzé », sa main de plomb posée sur les médias, sa richesse d’origine douteuse, insondable et vulgaire, sa coiffure de Playmobil, son rire carnassier, ses alliances répugnantes avec la Ligue du Nord et les fascistes, recyclés de MSI en Alliance Nationale, dont la chemise noire est sortie grise de la machine à laver l’Histoire, ses accointances avec la Loge P2 ; tout, absolument tout et ce tout absolu semblait être la meilleure écaille contre les exigences de l’éthique. Jusqu’au 12 novembre.
70 J’ai sous les yeux la couverture du très sérieux The Economist du mois de juin dernier. Titre de une, avec une photo de Berlusconi, hilare : « The man who screwed an entire country ».
71 L’homme qui a niqué tout un pays.
72 Parlons aussi d’Umberto Bossi et de sa cohorte. En 1989, la Ligue a envoyé deux députés au Parlement européen : Francesco Enrico Speroni et Luigi Moretti. L’année suivante, la Ligue est devenue la deuxième force politique en Lombardie lors des élections régionales. Le souvenir de la Ligue avait été restauré en 1953, mais sans lendemain. Cet étrange souvenir datait de 1167, quand les villes lombardes se soulevèrent pour former une Ligue contre l’armée germanique impériale de Frédéric 1er Barberousse. En mai 1176, celle-ci est défaite par les Lombards à Legagno. A leur tête, Alberto da Giussano. Une statue du chef de guerre, glaive au poing, se dresse aujourd’hui dans la commune lombarde. La Ligue de Bossi en a fait son emblème qu’elle placarde partout.
73 A San Remo, Benigni, bien sûr, a évoqué Alberto da Giussano. Mais pour évoquer un germe, une première idée d’unité, comme les Français parleraient de la bataille de Bouvines. La Ligue, elle, détourne l’Histoire pour inventer un axe de vertu contre l’invasion, contre l’extérieur, contre tout ce qui n’est pas du nord, tout ce qui n’est pas elle. La Ligue se plaît à évoquer la Padanie et a d’ailleurs proclamé à Venise en 1996 la république fédérale de Padanie. Mais la Padanie n’est qu’une chimère. Un grumeau de la pensée.
74 Depuis tout ce temps, le discours est devenu raciste, xénophobe. En 2008, j’ai vu à Venise des affiches électorales de la Ligue représentant un chef indien avec ce slogan : « Eux aussi ont connu l’invasion, aujourd’hui ils vivent dans des réserves ».
75 En ce mois de juillet 2011, je tombe sur des images de Bossi publié sur le site internet du Corriere della Sera. Bossi se trouve à Besozzo, près du lac de Garde dans la province de Varese. Le 10 juillet se donnait là la fête de la Ligue. Bossi s’y trouvait en compagnie de Roberto Calderoli en bermuda. Lorsque l’animateur évoqua l’anniversaire de l’Unité, Bossi et Calderoli firent un doigt d’honneur. Tous les deux étaient alors des ministres de Berlusconi.
76 En février 1992, je me trouvais à Pontida, sous un chapiteau qui portait le nom de Cirque de Rome. Bossi tenait meeting. Il hurlait : « Nous sommes des héros purs », « la nouvelle croisade est commencée ». Quelques jours plus tard, dans un autre meeting à Busto Arsizio près de Milan, un journaliste engagé aux côtés de Bossi, clamait : « La République du Nord n’est pas une fantaisie mais fait partie de notre patrimoine génétique ». A Pontida, sanctuaire de la Ligue, le 20 mai 1990, les « guerriers » du mouvement ont « juré fidélité à la cause de l’autonomie et de la liberté des peuples du Nord qui, aujourd’hui, comme il y a mille ans, s’incarne dans la Ligue et dans ses dirigeants ». Un film de propagande a été tourné à l’occasion de ce que la cosmogonie de la Ligue retient comme Il Giuramento di Pontida. Il montre des militants survoltés, flottant dans une mer de bannières lombardes qu’ils agitent avec frénésie, certains engoncés dans des armures à la façon d’Alberto da Giussano, avec en fond musical Carmina Burana, la musique de Carl Orff. C’est à la fois grotesque et terrifiant.
77 A Pontida, le jour du meeting de 1991, il y avait une bonne partie du personnel politique que la Ligue allait envoyer aux postes clés du gouvernement une fois l’alliance avec Berlusconi aboutie en 1994. Irene Pivetti par exemple. Catholique intégriste, elle fut à 31 ans, la plus jeune présidente de la Chambre des députés. « Journaliste » en 2006, elle a embrassé ensuite une carrière de danseuse de cabaret sous le nom d’Irena avant d’être nommée présidente de l’IPTV, le groupe des chaînes câblées italienne en 2010. On l’a vu aussi à la télévision, animer avec une drag-queen, un programme de télé réalité baptisé Bistouri qui s’intéressait à la chirurgie esthétique. Comme écrivait Melville : « Truth is stranger than fiction ».
78 A Pontida, aussi, j’ai rencontré Gianfranco Miglio, le gourou des grand-messes de la Ligue. Alors doyen de la faculté catholique de Milan, ancien de la démocratie chrétienne, il avait trouvé dans la Ligue, l’occasion de développer son cheval de bataille : le fédéralisme. A cette époque, beaucoup d’intellectuels répondaient avec des sarcasmes à ses provocations doctrinaires ainsi qu’à la doxa lombarde très rudimentaire de Bossi. C’était oublier un peu trop vite que ce matériau idéologique n’était pas neuf en Italie. Il puisait à la source du XIXe siècle où se trouvent, en même temps que l’origine de l’unité, les ferments permanents et périlleux de « la grave question de la désunion de l’Italie ».
79 La « désunité » écrit Aurelio Lepre [8].
80 Aurelio Lepre cite, ainsi, Alfredo Niceforo qui, à la fin du XIXe siècle, analysait l’absence d’unité en termes raciaux. « Aujourd’hui, écrit-il en 1898, l’Italie est (…) divisée en (…) deux zones habitées par (…) deux races différentes, les Aryens au Nord et jusqu’en Toscane (Celtes et Slaves). Les Méditerranéens au sud ».
81 Dans un livre officiel de la Ligue, Les Lombards vers la nouvelle croisade (Daniele Vimercati), un siècle plus tard, je lis ceci : « L’ennemi (…) est la société ouverte et multiraciale (…) où les ethnies se mélangent et l’identité nationale se dissout. En revanche, la Ligue lombarde croit aux petites communautés d’individus qui ont les mêmes racines et qui se reconnaissent dans une tradition socio-culturelle identique ».
82 Sous la plume d’Aurelio Lepre, je lis aussi ce constat : « L’Italie ne pourra devenir pleinement une nation que lorsqu’elle aura pris conscience qu’elle ne l’est pas encore devenue ».
Alors que dire ?
83 La question du drapeau n’est pas une métonymie suffisante de l’espoir conquis pour toujours. Le drapeau n’est pas le suaire. Il ne doit pas être le bandeau qui aveugle ou bien il n’est qu’un mauvais tissu. Mais il est une retrouvaille possible. Le lieu du rassemblement pour tous, pour une durée et pour une paix.
84 De ce fait, imagine-t-on ailleurs qu’à la fête de Besozzo, deux ministres d’une République qui dressent leur majeur à l’évocation du drapeau national ?
85 Je relis cet éditorial de Ilvo Diamanti publié dans La Repubblica le 16 décembre 2010. Il fustige la démocratie italienne, « assurément irresponsable, et si peu démocratique (qui) reproduit et promeut une éthique d’irresponsabilité ».
86 Je relis aussi, dans le même journal cet article du 5 mai 2010 dans lequel il est fait état des propos de l’industriel Luca di Montezemolo, président de FIAT, qui encourage le débat civique et politique en Italie via la fondation Italia Futura. « Il est grand temps de ne plus avoir une certaine bienveillance à l’égard de la propagande léguiste. Les saillies de Calderoni s’inscrivent dans une stratégie qu’une grande partie de la classe politique et des médias italiens continue à lire à travers le prisme de la provocation pittoresque. La Ligue du Nord gouverne deux régions importantes (à savoir le Piémont et la Vénétie) et malgré cela, le parti ne semble pas vouloir abandonner sa campagne contre les institutions et la nation. Elle doit donc être traitée pour ce qu’elle est : une organisation idéologique qui vise à un gouvernement de l’Italie du Nord contre le reste du pays et donc à une rupture explicite de l’unité nationale [9] ».
87 L’Italie a parlé cette année de son unité alors que la « désunité » générale se construit sous nos yeux ; en Italie comme partout dans le monde vacillant.
88 L’été dernier, je lisais dans les journaux ce qui s’annonçait en Italie d’un point de vue économique. Et c’était très inquiétant. Comme en Europe et dans le monde.
89 J’éprouvais un vertige.
90 Je m’inquiétais beaucoup du ravin vers lequel Berlusconi précipitait le pays.
91 L’unité, en Italie, comme partout ailleurs, est un château de sable et nous sommes à l’heure des grandes marées. Des grands vents menacent la surface du monde, des vents capables de lacérer les drapeaux et de délaver leurs couleurs.
92 Que faut-il penser de cette situation nouvelle où ce sont les marchés, le FMI, les agences de notation et tout l’arsenal financier mondial qui ont eu finalement raison de Berlusconi alors que dans son pays, des manifestations gigantesques, une contestation générale, des critiques sévères, l’expression normale des citoyens mécontents dans une démocratie, n’ont jamais fait que l’encourager à davantage de cynisme et certainement pas à mettre un brin d’élégance et de dignité dans son comportement indécent, insupportable et pathétique ?
93 Je me dis : nous sommes tous des Italiens confrontés à la question de l’unité et de la désunité.
94 Alors, j’essaie de revenir à l’anniversaire. A l’Unité. Oubliant les rodomontades et les provocations de Bossi et de ses sbires. Oubliant les vulgarités et les bas-fonds de Berlusconi. Et je lis avec joie ce qu’écrit avec une belle nuance Claudio Magris à propos de l’identité.
95 A l’occasion d’un cycle de rencontres à la Bibliothèque du Centre Pompidou en 2010, Claudio Magris répondait à la question d’une personne dans le public : « Qu’est-ce que écrire pour un Triestin ? Vous sentez-vous davantage écrivain italien ? ». « Je dois ma sensibilité à mon lieu de naissance, à Trieste où j’ai grandi, expliqua Magris. (…) Nous sommes triestins, italiens, européens ; nous avons chacun notre identité, et il ne faut pas en avoir trop conscience. (…) Si j’écrivais en ayant trop conscience de mon identité, cela sonnerait faux. (…) L’identité, c’est une chose naturelle qu’il faut vivre, mais pour bien faire il faut pouvoir l’oublier. Je crois que la seule façon authentique de vivre les identités (nationale, culturelle, sexuelle, politique, religieuse…) serait de les vivre (jusqu’au moment où elles sont menacées) en les oubliant au fur et à mesure, comme on respire, comme on marche sans penser à tous les muscles qui se mettent en mouvement. (…) Dante avait dit que boire l’eau du fleuve Arno lui avait permis d’aimer Florence, mais que la patrie c’est le monde, comme la mer pour les poissons [10] ».
Notes
-
[1]
Dante, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléïade, traduction et commentaires par André Pézard.
-
[2]
Le Monde Magazine, 19 mars 2011.
-
[3]
Pier Paolo Pasolini, La nouvelle jeunesse, Poèmes frioulans 1941-1974, Gallimard, traduction et postface de Philippe di Meo.
-
[4]
Umberto Saba, Ombre des jours, aphorismes et nouvelles, traduction par René de Ceccaty, Rivages.
-
[5]
Cité dans le n° 53 (mars 2011) de Radici, la revue d’actualité, culture et langue italiennes.
-
[6]
Pier Paolo Pasolini, La longue route de sable, traduit par Anne Bourguignon, Arléa.
-
[7]
On relira avec intérêt le n° 89 de la revue Hérodote (2e trimestre 1998), Italie, la question nationale et aussi le n° 68 de la revue Confluences Méditerranée (hiver 2008-2009), Italie, le grand bon en arrière ?
-
[8]
Les origines de la « désunité », Aurelio Lepre, dans A quoi sert l’Italie, sous la direction de Michel Korinman et Lucio Caracciolo, La Découverte/Limes (1995).
-
[9]
Les deux articles, La Ligue du Nord s’en prend à l’unité nationale, Gianluca Luzi, La Repubblica, 5 mai 2010, et Une démocratie irresponsable, Ilvo Diamanti, La Repubblica, 16 décembre 2010 ont été traduits dans Courrier international.
-
[10]
Ecrire, écrire, pourquoi ? Cycle de rencontres organisé par la Bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou. Entretien de Claudio Magris avec Oriane Jeancourt, le 17 mai 2010.