Il est désormais acquis que, contrairement à la promesse américaine faite au début de l’année, il n’y aura pas d’Etat palestinien en 2008. Ainsi, à l’occasion du soixantième anniversaire de la Nakba (la « catastrophe »), après vingt ans de négociations infructueuses pour un Etat palestinien sur la base de la reconnaissance historique par l’OLP en 1988 de l’existence de l’Etat d’Israël, les Palestiniens sont amenés à réfléchir sur ce bilan et à s’interroger sur leurs choix stratégiques pour réaliser leurs objectifs nationaux. La société civile palestinienne, plutôt marginalisée par les milices armées du Fatah et du Hamas en lutte pour le contrôle du pouvoir, commence à élaborer et à mettre en œuvre des formes de résistance non-violente contre le mur de séparation, en collaboration étroite avec des militants israéliens et internationaux. C’est dans le village de Bil’in devenu le symbole de cette résistance que se mène cette discussion collective.
2 Après un mutisme censé mettre les négociations issues de la conférence d’Annapolis à l’abri de pressions négatives externes, celles des colons en particulier, et permettre ainsi une avancée significative, les trois parties impliquées, Palestiniens, Américains et Israéliens, ont été amenées l’une après l’autre à avouer ce qui n’était qu’un secret de Polichinelle : il n’y aura pas d’Etat palestinien fin 2008. On essaiera bien – les pressions ont déjà commencé – de faire signer à la partie palestinienne une vague plate-forme d’accord pour montrer que la négociation continue. Mais personne, et en particulier les Palestiniens, ne s’y trompera. Il n’y a plus le moindre espoir d’un accord final.
3 Et pendant ce temps en Palestine, la vie quotidienne continue avec une occupation militaire israélienne qui ne réduit en aucune façon son emprise. Plus encore, l’armée israélienne entend montrer que, négociation ou pas, il faut annihiler toute forme de résistance, face à une colonisation qui s’étend et à un mur qui se construit toujours malgré la condamnation internationale quasi unanime et malgré l’avis de la Cour internationale de Justice.
4 Pour la société civile palestinienne, le constat, même s’il n’est pas nouveau, est clair : une négociation sans pressions internes et externes sur le pouvoir israélien ne donne rien. Le problème n’est pas de savoir s’il faut négocier ou non – il faut inévitablement parler, négocier, avec son adversaire – il est de prendre acte que la voie diplomatique non accompagnée d’une résistance populaire forte n’aboutit à aucun résultat. Pour la société palestinienne, la conscience de cette double nécessité conjointe – résister-négocier-résister – est le produit de la longue histoire de sa lutte nationale. Aujourd’hui plus que jamais.
Résister au mur qui avance
5 C’est pour ces raisons que les Palestiniens, confrontés directement au mur et à ses conséquences très concrètes sur leur vie (confiscation de terres, interdiction de circuler et de cultiver, accès à l’eau de plus en plus restreint), ont organisé une résistance. Il est difficile de leur donner tort : quand les 723 kilomètres de la « barrière », construite sur la Ligne Verte pour seulement 13 %, seront terminés, 9,8 % de la Cisjordanie, y compris la zone de Jérusalem-Est, seront de fait annexés à Israël. En outre, au moins 35000 Palestiniens se retrouveront prisonniers sur le versant occidental du mur puisque d’un côté, ils ne pourront pas entrer en Israël, et de l’autre, ils devront obtenir une autorisation de l’armée israélienne pour passer sur le versant oriental.
6 Deux faubourgs de Jérusalem-Est – le camp de réfugiés de Shuafat et le village de Kufr Aqab – où les habitants possèdent des documents israéliens, seront coupés de Jérusalem par le mur et deviendront, par décision unilatérale, résidents de Cisjordanie. Au moins 125 000 Palestiniens (28 villages) seront entourés par le mur sur trois côtés dans la zone de Biddya, Biddu et Qalqilyia et 26000 autres (8 villages) le seront complètement dans les zones de Zawiya et Bir Nabala.
7 Dès 2004, des luttes locales contre le mur dans plusieurs villages directement touchés par lui ont éclaté, réunissant déjà des militants israéliens et internationaux. De 2005 à l’automne 2008, chaque vendredi après la prière, des dizaines de militants israéliens, américains et européens, arrivent à Bil’in et rejoignent la manifestation hebdomadaire contre le mur qui a privé le village de la moitié de ses terres. La force de Bil’in est qu’il a construit son expérience sur l’acquis des luttes des autres villages en s’appuyant, en particulier, sur le capital militant étranger, y compris israélien. Mais l’impact particulier de sa lutte est lié à deux facteurs : l’invention de méthodes originales spectaculaires de lutte non-violente, et la capacité à leur donner un impact médiatique international.
8 Depuis 2006, chaque année, le comité populaire de Bil’in réunit une « conférence internationale » où sont présents, à côté des comités populaires des différents villages en lutte, les mouvements de solidarité internationale et des personnalités du monde politique, juridique et culturel (députés européens, anciens diplomates, Prix Nobel, juristes, journalistes, etc...). Ces conférences partent d’un triple postulat concernant la stratégie contre le mur : elle doit être nationale, utiliser des méthodes non-violentes et être « triangulaire », c’est-à-dire associer Palestiniens, Israéliens et internationaux. Elles donnent une nouvelle dynamique à la lutte à laquelle s’adjoignent de nouveaux villages.
Le tournant de l’été
9 Au printemps, le 26 mars 2008, Mustapha Barghouti, ancien président du PNGO (coordination des ONG palestiniennes) et un temps ministre de l’Information de l’éphémère gouvernement d’union nationale en 2006, dans une interview accordée au Monde diplomatique, développe avec force cette « nécessité » d’une résistance de masse « non violente » contre le mur. A la question : Pensez-vous vraiment que la résistance non violente est une option réaliste ?, il répond : Bien entendu. En partant d’une stratégie à quatre composantes : 1. Développer une résistance non violente de masse. 2. Aider les gens à résister en stimulant leur résilience et en les aidant dans leur vie de tous les jours. 3. S’appuyer sur un fort mouvement de solidarité internationale, comme celui contre l’Afrique du Sud.
10 En juin 2008, dans un contexte qui annonçait l’échec d’Annapolis, la troisième conférence annuelle a inévitablement pris une tournure particulière. L’Autorité palestinienne était représentée par le Premier ministre, Salam Fayyad, et tous les partis, y compris le Hamas, furent invités à côté de nombreux représentants des comités de villages. L’enjeu était simple : étant acquis que la négociation allait échouer, la résistance populaire allait devenir une priorité stratégique urgente pour le mouvement national. Cette situation mettait d’abord l’Autorité » palestinienne devant un choix clair : va-t-elle apporter, oui ou non, son soutien politique et matériel à cette stratégie ? Parallèlement, les partis politiques présents – tous sauf le Hamas qui n’a pas donné suite à l’invitation – ont été fortement interpellés pour qu’ils appuient vigoureusement l’action. Les internationaux, quant à eux, ont été expressément invités non seulement à apporter leur soutien, mais encore à donner leurs points de vue, leurs critiques et surtout leurs idées et leurs propositions. C’est dans ce contexte qu’un débat « national » a eu lieu où purent s’exprimer tout à la fois des divergences, par exemple sur le rôle et la politique de l’Autorité palestinienne, et un consensus en faveur de la stratégie proposée. La dynamique de construction du mouvement à travers le rôle accru du Comité national de résistance populaire (CNRP), constitué l’année précédente, ne fut jamais freinée et encore moins contestée. Ce CNRP, composé des coordinateurs des comités populaires locaux et de militants venus de tout le pays, se veut le parapluie unitaire de tous les militants sans distinction d’appartenance. En fait il se présente comme l’embryon d’une direction unifiée de la mobilisation nationale contre le mur.
11 En juillet-août, une puissante mobilisation totalement non violente s’est développée dans plusieurs villages, Nilin, Bil’in, Boudros, Jayyous, Azun, et autres localités proches du mur. La répression est féroce, en particulier à Nilin où ont été arrachés des centaines d’oliviers : aux gaz lacrymogènes et asphyxiants, aux grenades assourdissantes et aux balles couvertes de caoutchouc s’ajoutent des balles réelles qui tuent un jeune Palestiniens et en blessent gravement de nombreux autres. Tout se passe comme si Israël voulait étouffer dans l’œuf un mouvement dont il craint la popularité internationale.
12 Au cours de l’été, un certain nombre de responsables politiques palestiniens se sont retrouvés dans un groupe de travail à Londres. Il était composé de personnalités issues du Fatah comme Mohammed Shtayyeh, membre du Conseil révolutionnaire du Fatah, ou du Hamas comme Samir Abu Eisheh, ancien ministre du gouvernement d’Ismaïl Haniyeh, ainsi que d’autres venant du monde universitaire comme Ali Jarbawi, professeur de sciences politiques à l’université de Bir Zeit. Ce groupe d’études stratégiques a abouti à un texte très élaboré qui réclame une intifada pacifique, la dissolution de l’Autorité palestinienne et un Etat pour deux peuples. De son côté, un ancien conseiller de Yasser Arafat, Bassam Abu Sharif, vient lui aussi d’en appeler à une mobilisation fondée sur des moyens pacifiques pour exiger l’indépendance de la Palestine.
13 Ainsi, en l’été 2008, quand tout le monde prévoit l’échec du processus d’Annapolis, au terme de la présidence Bush, l’exigence d’une « intifada pacifique » se fait toujours plus forte. Accompagnant cette poussée populaire, dans un contexte de division politique et de risque d’affrontements armés fratricides, le débat politique post-Annapolis sera inévitablement tendu mais conditionné par l’affirmation autonome et unitaire de la société civile. Tout cela peut induire une nouvelle dynamique politique qui remettra en cause l’ensemble du système politique palestinien actuel, ouvrant ainsi une nouvelle page dans l’histoire tragique du mouvement national de libération qui entend continuer à se battre pour son droit imprescriptible à un Etat indépendant. ?