Sempre caro mi fu quest’ermo colle
Giacomo Leopardi
1 Le repas terminé, Caterina posa les galettes saupoudrées de sucre de canne et la cafetière encore fumante sur la table de la cuisine. L’arôme de café cuit se mêlait voluptueusement aux effluves de levain, à l’odeur de chocolat vanillé. Elle servit tout d’abord Alberigo, qui occupait la place d’honneur, puis ce fut le tour de Lino et, enfin, celui d’Antonino. Elle remplit en souriant les trois tasses à café, retourna terminer sa vaisselle en fredonnant des airs de sa jeunesse. Les hommes – car on pouvait désormais les appeler tous trois ainsi – s’emparèrent des galettes avec avidité, discutant avec emphase de perruches, de mandarins, d’inséparables, parlant avec gravité de pagodes, d’abreuvoirs et de perchoirs.
2 Lorsqu’elle eut terminé de ranger les couverts, Caterina suspendit son tablier au chambranle de la porte de la cuisine, embrassa timidement son époux (ses joues s’empourprèrent en croisant le regard de son beau-père) et caressa fièrement le front d’Antonino en remerciant Alberigo d’un regard amène. Elle sut qu’ils avaient aimé ses galettes, il n’en restait plus une seule dans la grande assiette qu’elle avait disposée au centre de la table. Demain, elle téléphonerait à sa mère et à ses sours pour leur annoncer la grande nouvelle. Elle leur raconterait le regard rempli d’orgueil de Lino quand elle lui révéla secrètement la confidence que lui avait faite Antonino lors du petit-déjeuner, leur décrirait le sourire tendre et satisfait d’Alberigo. Elle avait d’emblée remarqué l’humeur maussade d’Antonino, avait compris au premier regard que quelque chose le tourmentait. Elle avait comme chaque matin garni la table de la cuisine de tranches de pain frais, d’oranges pressées, d’oufs pochés, de confitures, de lait et de beurre fermiers. Contrairement à ses habitudes, Antonino était entré dans la pièce en silence, le pas lent, l’oil chagrin, sans lancer une de ses plaisanteries coutumières sur le chignon grisâtre de sa mère (qu’il lui avait toujours connu noué dans la nuque) ou sur le nombre de pas qu’elle avait parcouru depuis qu’il était éveillé (il les comptait en relevant de son lit le tintement saccadé de ses sabots de bois heurtant le carrelage). « Que se passe-t-il, Antonino ? lui avait demandé Caterina. Tu as fait un cauchemar ?
3 - Non maman, je n’ai pas fait de cauchemar, avait-il répondu.
4 - Tu as eu des problèmes en classe, avec un de tes amis, ou avec un de tes professeurs ?
5 - Non maman, pas du tout, il n’y a rien de tout ça. Je n’ai de problème avec personne, je t’assure. C’est juste que je me sens un peu bizarre depuis ce matin. »
6 Mais il n’avait guère pu lui tenir son cour fermé bien longtemps, et avait fini par lui confier l’origine des tourments et des doutes qui l’assaillaient depuis plusieurs jours. Elle l’avait encouragé à aller rejoindre ses amis pour jouer au ballon, comme tous les samedis, sur le terre-plein du vieux château d’eau qui surplombait le village. « Il faut que tu y ailles, Antonino, ça te fera du bien. Nous rediscuterons de tout ça à ton retour. » Elle n’avait pu s’empêcher de lui demander s’il souhaitait qu’elle en parle à son père – « Non, maman, avait-il répondu, je préférerais y réfléchir encore un peu. » Mais elle pressentait qu’elle devait s’en ouvrir à Lino sans attendre le retour d’Antonino, qu’il saurait agir au mieux pour le rassurer, le délivrer de son désarroi et chasser son vague à l’âme.
7 Elle avait attendu que Lino eût terminé sa sieste, que la chambre fût attiédie par le léger souffle venteux qui à cette heure de la journée exhalait un délicat arôme de café cuit. Elle était entrée dans la pièce sur la pointe des pieds, avait ouvert les persiennes sur le reflet métallique des sommets arrondis qui ceignaient majestueusement la vallée. Elle était demeurée quelques instants immobile au pied du lit à observer religieusement le crâne parfaitement lisse de Lino, ses tempes cotonneuses, le contour ténu de ses courtes jambes sous le drap de lin blanc qu’elle avait elle-même confectionné. Elle n’avait pu s’empêcher de repenser à leur première rencontre dans l’atelier d’Alberigo, le jour de son seizième anniversaire ; Lino était venu lui-même livrer la cage à mainates chez Caterina, quelques semaines plus tard, et avait demandé à son père l’autorisation de pouvoir l’emmener au cinéma le dimanche suivant ; que de chemin parcouru, pensait-elle à présent en regardant la poitrine de son époux se soulever bruyamment à chacune de ses respirations, que de chemin parcouru depuis ce premier dimanche printanier où ils avaient à peine osé se regarder – « Tu en es certaine, c’est bien ce qu’il t’a dit ? demanda Lino, les yeux encore embués, lorsqu’elle lui eût rapporté la confidence d’Antonino. – J’en suis tout à fait certaine, avait-elle répondu, c’est exactement ce qu’il m’a dit. »
8 Lino ramassa une large boîte en carton grenat qui reposait sous le lit (en ployant simultanément les genoux à la manière d’un lutteur japonais) ; il défit précautionneusement le noud de la ficelle de papier qui la tenait scellée, essuya d’un revers de la main la sueur qui perlait dangereusement sur son front ; il disposa ensuite, pièce par pièce, le contenu de la caisse sur le drap de telle sorte que le large panama beige posé sur l’oreiller surplombait le vieux costume de lin aux reflets olivâtres ; il épongea la paume humide de ses mains, son dos imbibé de sueur, se souvint qu’il fallait demander à Caterina d’envoyer un gamin apposer l’écriteau Fermé pour raisons exceptionnelles sur la porte de l’atelier.
9 La dernière fois qu’il avait agi de la sorte, ce fut pour la naissance d’Antonino, il y avait aujourd’hui un peu plus de quatorze ans ; depuis lors, à l’exception des dimanches, des jours de Noël, de Pâques et de la Toussaint, plus un seul matin ne s’était déroulé sans qu’il ne se rendît à l’atelier – il avait d’ailleurs prévenu Caterina dès avant leur mariage : il ne pouvait être question de négliger l’atelier, sous quelque prétexte que ce fût ; il avait hérité cette rigueur inébranlable de son père, qui la tenait lui-même du sien, et n’avait jamais dérogé à ces principes.
10 Le pantalon serré du bassin et la veste trop juste d’épaules qu’il avait retiré de la caisse en carton l’étriquaient outrageusement ; il eut du mal à ployer le buste pour lacer ses chaussures. Il entendit un bruit sourd retentir à l’étage supérieur (il est en train de se préparer, pensa-t-il) – l’impact étouffé d’un objet qui se serait écrasé sur le plancher de la chambre de son père : Alberigo était monté sur l’escabeau à trois pieds que sa courte taille obligeait à tenir à proximité de la garde-robe et avait étendu le bras avec difficulté pour saisir le coffret en carton qui reposait sur l’étagère supérieure de la penderie ; l’effort l’avait aussitôt affaibli, il avait respiré avec gêne et senti son cour battre la chamade ; la main sur le couvercle de la boîte, il avait alors cessé de bouger afin de retrouver une respiration régulière, il avait presque perdu l’habitude de se mouvoir et ne quittait la chambre que Lino lui avait aménagée qu’en de très rares occasions ; non pas qu’il souhaitait éviter les membres de sa famille – il les aimait tous profondément, et en particulier Caterina, qu’il considérait comme une belle-fille remarquable, toujours aux petits soins et attentive à satisfaire le moindre de ses désirs –, mais il ne voulait d’aucune manière leur imposer les dernières convulsions d’une âme tourmentée, les errements de ce qu’il considérait être ses derniers tours de piste (il pouvait légitimement se dire qu’il ne manquait de rien : Lino lui avait installé un petit téléviseur en couleurs qu’il allumait pour regarder le journal télévisé et les retransmissions de la messe vaticane, un lecteur de cassettes pour écouter ses airs d’opéra favoris, derniers souvenirs tangibles, avec quelques photos jaunies, de sa jeunesse perdue ; il aimait en particulier le grand balcon fleuri qui prolongeait la pièce avec goût sur l’extérieur et duquel il pouvait observer l’inépuisable fourmillement de la rue) ; perché sur l’escabeau, il s’était répété qu’il lui faudrait recommencer à sortir, dépoussiérer les vieilles habitudes trop longtemps enfouies, celles d’avant le départ d’Assunta ; par exemple retourner prendre l’apéritif au bar du village avec les rares amis qui lui restaient encore ; voire emprunter comme autrefois le chemin de l’église au lieu de se contenter des retransmissions télévisées de l’office du dimanche matin ; et pourquoi pas se rendre de temps à autre à l’atelier, quand l’envie lui en prendrait, s’imprégner comme au bon vieux temps de l’odeur enivrante de la résine, s’endormir sur une chaise à bascule en se laissant bercer par la caresse régulière du rabot sur le rotin – Oui, se dit Alberigo, il faudrait vraiment que je reprenne mes vieilles habitudes ; il avait fait aveuglément glisser la boîte en carton sur la largeur de l’étagère, jusqu’à en apercevoir l’extrémité inférieure, et avait à plusieurs reprises tenté de s’en emparer, sans toutefois jamais y parvenir ; irrité, il l’avait alors expédiée sur le sol d’un brusque mouvement de la main, détournant ainsi, à l’étage inférieur, l’attention de son fils au moment où celui-ci s’apprêtait à lacer ses chaussures.
11 Lino tira sur les bords inférieurs de son gilet en pensant avec fierté à ce jour où, à peine sorti de l’adolescence, il avait décidé de mettre fin à des études qu’il jugeait inutiles pour rejoindre son père à l’atelier, prendre ainsi sa vie en mains et l’enchaîner à jamais à sa seule et unique volonté. Il noua soigneusement sa cravate, lissa sa moustache à l’aide d’un petit peigne d’ébonite, entendit le pêne de la porte de la chambre d’Alberigo glisser dans la gâche ; il coiffa, en l’inclinant légèrement sur le coté gauche, le panama beige dont Caterina s’amuserait bientôt à distinguer les contours, accoudée à la fenêtre de sa cuisine, parmi les autres coiffes de la terrasse grouillante de monde de Chez Sinella.
12 Il savait qu’elle se laisserait bercer par le brouhaha des conversations et des rires qui s’étirerait langoureusement jusqu’à elle, qu’elle s’amuserait à imaginer le contour fripé des olives noires et des tomates séchées parfumées à l’origan qu’il se ferait servir. Elle ressentirait la douceur de la lumière vacillante qui caresserait le visage d’Antonino, devinerait le regard comblé de Lino, la voix chevrotante d’Alberigo – Quand ton père est entré à l’atelier, commencerait le vieil homme, cela faisait belle lurette que je me consacrais exclusivement aux cages nobles. J’avais commencé ce travail bien avant la guerre, en construisant comme je le pouvais des poulaillers et des cages à lapins pour la famille et les copains. A l’époque, il fallait survivre ; c’était la misère, il n’y avait pas de travail, tout était en ruine, et je devais trouver une solution pour nourrir ton père et ta grand-mère. Et puisqu’au village tout le monde élevait des poules et des lapins et toutes sortes d’animaux, je m’étais dit qu’en leur construisant des cages, je ne tomberais jamais à court de clients. Je travaillais d’instinct, sans trop réfléchir à ce que je faisais ; on me payait avec de l’huile d’olive, de la sauce tomate, des bouteilles de vin, une poule ou un lapin, et j’étais content comme ça. Puis, petit à petit, j’ai commencé à y prendre goût, à m’intéresser aux différentes manières de construire les cages, au choix du bois ; pas trop chaud pour l’été ni trop froid pour l’hiver ; j’ai appris à les traiter correctement pour ne pas que les lapins l’attaquent, à étudier les dimensions qui convenaient aux adultes, celles pour les femelles avec portées et ainsi de suite. C’est devenu une véritable passion, à tel point que je ne pensais plus qu’à ça du matin au soir ; si ta grand-mère était encore en vie, elle pourrait te le dire. D’ailleurs, il reste encore des cages de cette époque à l’atelier, dans la remise. Tu les as déjà vues ?
13 Oui, grand-père, je les ai vues, répondrait Antonino.
14 Tu sais, lorsque ton père m’a annoncé qu’il ne voulait plus aller à l’école et qu’il voulait travailler avec moi à l’atelier, ça a été un des plus beaux jours de ma vie, poursuivrait Alberigo. Je n’ai pas eu peur un seul instant pour son avenir. Et j’ai tout de suite compris, dès les premiers jours, qu’il était vraiment doué et qu’avec lui, l’atelier serait en de bonnes mains. Je ne m’étais pas trompé, aujourd’hui on vient de toute la région pour se faire construire des cages par ton père. Mais pour arriver à un pareil résultat, il n’y a pas de secret, il faut de la rigueur et du travail, beaucoup de travail. La première chose que je lui ai enseignée, c’est l’amour du travail bien fait, et ensuite la précision, naturellement. Ce sont d’ailleurs les deux atouts les plus importants : l’amour du travail bien fait et la rigueur ; le reste ça viendra avec le temps. Tu apprendras à reconnaître les différents types de bois, le rotin, le bambou, à savoir quel type de cage correspond à quel type d’oiseau. Par exemple, une cage pour perroquet doit être robuste pour ne pas qu’il la détruise avec son bec. Il y a les cages pour les mainates ; et pour les amazones, c’est encore autre chose. Tu sais, certaines cages sont de véritables petites maisons, avec une toiture, des lucarnes, un vestibule d’entrée et un tas d’autres choses. Ce sont des ouvres d’art, très recherchées, les clients y accordent autant d’intérêt qu’à une vraie maison. Tu es un garçon intelligent et courageux, Antonino, tout ira pour le mieux, je n’ai vraiment aucune crainte. Mais tu verras tout ça au moment voulu. Chaque chose en son temps.
15 Oui papa, on verra tout ça en temps voulu, interviendrait Lino pour mettre fin à la conversation. Il faut que l’on rentre maintenant, le repas sera bientôt prêt et je ne voudrais pas que Caterina s’impatiente. Et puis, ça ne m’étonnerait pas que pour l’occasion, elle nous ait préparé ses fameuses galettes au chocolat.
16 Je crois bien que tu as raison, se réjouirait alors Antonino, elle nous a probablement préparé ses galettes au chocolat. » ?