Notes
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Ce texte est la troisième partie du journal de Roger Heacock. Les deux premières parties ont été publiées dans Confluences Méditerranée respectivement dans les n° 55 (automne 2005) et n° 56 (hiver 2005-2006).
Nous poursuivons ici l’histoire d’un séjour en Palestine [1], qui s’est prolongé un quart de siècle et presque sans interruption. Il s’agit, en expliquant pourquoi une famille d’Occidentaux a décidé de rester, d’année en année, jusqu’à maintenant, de fournir une contribution à l’historiographie subjective de la Palestine contemporaine et proposer une version particulière de l’enchevêtrement entre la vie des gens et celle des peuples.
2 S’ouvrait maintenant un des chapitres les plus étranges de l’histoire de la Palestine occupée : celui où les Palestiniens, et tant d’autres, furent emportés par la tourmente de la guerre du Golfe, suivant bientôt et dans leur grande majorité Saddam Hussein dans sa funeste aventure koweitienne. Il est piquant aujourd’hui de lire ou d’entendre les récits de ceux ou celles qui se seraient ardemment opposés à l’occupation du Koweit, et en auraient fait part à la direction palestinienne, mais n’auraient pas été entendus par un Arafat aventuriste. La réalité fut bien différente, et il faut tout d’abord constater que l’idéologie préférée, quoique souvent déçue, du Machrek, est le nationalisme panarabe. Celui-ci n’est du reste nullement incompatible avec un patriotisme régional ou local (syrianisme ou palestinisme) et à tous les détours il refait surface. L’exclusivité palestinienne du mouvement national avait été imposée par le colonialisme et le sionisme. Mais à chaque fois qu’un paladin panarabe (en l’occurrence quelqu’un qui voyait en lui-même la réincarnation de Saladdin) se présentait avec une mesure de conviction dans les actes et dans les paroles, les gens étaient prêts à s’y rallier avec force, parfois même à privilégier sa cause d’abord, en pariant sur l’effet d’entraînement qui pourrait par la suite contribuer à sauver la Palestine. Ce fut le cas avec Gamal Abdel-Nasser, et maintenant Saddam Hussein.
La rue arabe avec Saddam
3 Il n’a fallu que dix jours après l’occupation irakienne du Koweit le 2 août 1990 pour que la plupart des gens dans le monde arabe s’engagent aux côtés de Saddam. Alors qu’on n’avait presque jamais vu son nom sur les milliers de graffitis ornant les murs de la Palestine avant et durant l’Intifada, et que la majorité des gens (à en juger par le microcosme formé par mes étudiants et mes amis) estimaient que l’Irak avait été purement et simplement l’agresseur dans sa longue guerre contre l’Iran récemment terminée, les slogans et les affiches à son honneur fusèrent maintenant de toute part. Il avait réussi à faire la quasi-unanimité autour de lui par son discours du 12 août 1990, déclarant bien vouloir retirer ses troupes dans le cadre d’un accord global prévoyant en même temps le retrait des forces d’occupation de la Palestine et du Liban (visant ainsi Israël mais aussi la Syrie). Du jour au lendemain, il devenait un dirigeant supplémentaire et même supérieur pour les Palestiniens (car contrairement à Arafat, il « avait des divisions »). En effet, ils n’ont jamais compris ni accepté le fait qu’une seule occupation, celle de leur pays par Israël, pouvait au regard du droit international et de la politique internationale, s’éterniser. L’affaire était convenue : Saddam Hussein allait sauver le pays et en chasser l’occupant une fois pour toutes.
4 L’Intifada ne s’arrêta bien sûr pas. Mais pour des milliers de gens sous occupation et après trente mois de luttes et de répression sauvage (le souvenir du massacre de Rishon Letzion, doublé du mépris et des menaces du premier ministre Yitzhak Shamir, était encore frais dans les mémoires, ainsi que la passivité internationale qui s’en suivit) le dépit s’ajoutant aux fausses promesses les poussèrent à sauter dans la tranchée minée de Saddam Hussein, en décidant de le soutenir du moment où il promettait de leur venir en aide. Dans ce large mouvement de solidarité que nous constations autour de nous, il y avait bien sûr des nuances. Les Islamistes, et singulièrement Hamas, réclamaient officiellement le retrait inconditionnel des troupes irakiennes. Mais en l’occurrence leur base ne les suivit pas et ils durent infléchir leur ligne. Quant à mes étudiants, ceux qui s’exprimaient soutenaient maintenant quasi-unanimement Saddam.
5 On se demandait bien pourquoi, pour des raisons de principe et de politique, Yasser Arafat de son côté ne dénonçait pas sans ambages l’occupation, tout en refusant, comme il le fit avec force, l’internationalisation, c’est-à-dire l’américanisation, du conflit. Mais quiconque l’avait vu à l’oeuvre depuis des décennies savait que ce n’était pas en prenant des initiatives le mettant en avance par rapport à son opinion publique, mais en gérant les contradictions au sein du mouvement palestinien, qu’il avait gardé un pouvoir presque sans partage, après l’avoir acquis par son courage ‘aventuriste’ au moment de la bataille de Karameh de 1968. C’était donc à la fois un gestionnaire (au sein de l’OLP) et un aventuriste (à l’extérieur). Il l’est resté jusqu’à la fin. Dans le cadre de la crise et de la guerre du Golfe de 1990-1991, Arafat n’a jamais hésité : il voulait à tout pris garder l’allégeance des Palestiniens de l’intérieur. Leur loyauté n’avait pas vraiment été remise en question depuis les élections municipales de 1976 qui avaient plébiscité les candidats se réclamant de l’OLP, et jusqu’en décembre 1987. Dès lors, les dirigeants de l’extérieur n’avaient plus raisonné qu’en termes de maintien du contrôle, un contrôle dont ils avaient toute raison de douter. Ils craignaient l’action autogérée des masses palestiniennes, ils craignaient la direction nationale de l’Intifada, ils craignaient le Hamas, et ils craignaient en particulier l’influence que pouvaient exercer des hommes comme Faysal Husseini et Haidar Abdel Shafi, dont l’appartenance à l’OLP (ce dernier, quoique proche de la gauche du mouvement, en était un co-fondateur) était de notoriété publique. C’était bien la pression de l’intérieur, et non pas la diplomatie des dirigeants, qui avait amené le roi Hussein à renoncer à la Cisjordanie le 31 juillet 1988, et qui avait poussé l’OLP, par la voix de Yasser Arafat, à proclamer la « déclaration d’indépendance » en novembre 1988. Dans les réunions organisées au sein de l’ONU sur la question palestinienne, que ce soit au niveau humanitaire, politique ou économique, les cadres ONG de l’intérieur, exception faite des fidèles du Fatah, s’affrontaient aux hommes de la centrale de Tunis, et proposaient des projets, des initiatives et des campagnes plus attrayantes, parce qu’ancrées dans la réalité vécue.
6 Mais dans le domaine de la politique internationale, l’OLP parlait par la voix de son président et de ses porte-parole. Ceux-ci, sans entériner l’occupation du Koweit, s’exprimaient en faveur des thèses irakiennes, refusaient la mobilisation dans le Golfe, et l’arrivée des troupes américaines. Certes, ils se retrouvaient en bonne compagnie, avec le roi Hussein, ainsi que les dirigeants de pays allant du Yémen au Soudan, et forts du soutien de leurs opinions publiques. Les voix recommandant une approche plus diplomatique et nuancée ne manquaient pas. Mais elles étaient minoritaires et se firent de plus en plus discrètes au fil des mois. Quant à Arafat, en l’occurrence, il ne précéda pas le mouvement général, mais il ne le suivit pas non plus : il en faisait partie. Ce en quoi il n’était pas bien différent des peuples arabes du Machrek au Maghreb, et à l’exception de ceux des pays pétroliers du Golfe, se sentant menacés, et sans doute aussi du peuple irakien lui-même, craignant avec raison devoir faire les frais d’une nouvelle guerre. Et nulle part dans les médias, on ne lisait ni n’entendait autre chose que du mépris pour la famille régnante et toujours extraterritoriale du Koweit.
L’Occident contre la Nation arabe
7 Quant aux intellectuels palestiniens, ou bien ils se turent ou bien, le plus souvent, ils se rangèrent derrière Saddam. Raja Shehadeh en fait un récit transparent et sincère dans ses mémoires (The Sealed Room), et explique comment lui-même, avocat, pourrait-on dire, extrêmement modéré et largement occidentalisé, et prônant une lutte légaliste et pacifique contre l’occupation, s’était emballé pour le président irakien et lui avait fait confiance. En ceci il n’était pas différent des milliers de gens autour de lui. Bien sûr, et contrairement aux dirigeants de l’OLP, il n’était responsable que de sa propre sécurité, et non pas de celle de tout un peuple. Il est vrai que la pression à laquelle on était soumis était très forte. Et les Occidentaux furent vite mis en cause comme faisant partie du complot dirigé contre la Nation arabe. À l’époque, pourtant, si ce n’était plus la guerre froide, ce n’était pas encore la guerre des civilisations, et les slogans religieux ne jouaient dans les relations et les guerres internationales qu’un rôle fort limité. Ceux qui nous traitaient avec le plus de courtoisie et de respect en Palestine étaient les islamistes et les communistes ; les nationalistes, et notamment ceux du Fatah, mais aussi parfois du Front Populaire, pouvaient parfois adopter des positions agressives et empreintes de xénophobie. Je parle ici de ceux de l’université, car certains parmi mes meilleurs amis, à Naplouse en particulier, et dans la périphérie palestinienne en général, appartenaient au Fatah et y militaient à la base, mais d’une manière bien moins sectaire. Ils nous accordèrent toujours leur soutien total, en faisant taire les voix critiques ou chauvines de Ramallah.
8 La pression s’étendait à toutes les générations. Lorsque Ali, mon fils (10 ans) s’est demandé tout haut de quel droit l’Irak pouvait justifier son annexion du Koweit, une amie européenne et adulte n’hésita pas à l’accuser tout simplement de trahison. Mais dans notre quartier, fort soudé depuis l’époque des comités de quartier de 1987-1988, et comprenant des gens de diverses tendances politiques, musulmans et chrétiens, il y avait bien une personne, la plus influente à l’époque de cette partie de la ville, et qui ne ménageait jamais ses critiques à l’égard de Saddam Hussein. Il n’y renonça jamais, malgré la désapprobation générale, et prédit depuis le début que nous allions au désastre. C’était pourtant rare, et il lui a fallu du courage, pendant ces quelques mois.
9 On sentait donc que la mise au service d’une cause transcendante et panarabe de la résistance à l’occupation avait changé la nature même de l’Intifada, la subordonnant par là-même aux grandes manoeuvres internationales. Même le massacre par la police israélienne de 18 fidèles sur l’esplanade des mosquées (le Haram al-Sharif) de Jérusalem, suivi de celui de plusieurs manifestants qui protestaient, ne changea pas la donne pour longtemps. Il y eut bien une grève de la faim de la part d’un certain nombre de personnalités palestiniennes derrière Faysal Husseini, exigeant une protection internationale. Il est certain que le massacre « tombait mal » pour James Baker et ses alliés, au moment où les Etats-Unis s’efforçaient de créer une vaste coalition contre l’Irak, comprenant un maximum de pays arabes, dont l’Egypte et la Syrie. Mais l’affaire fut réglée comme à l’accoutumée par une résolution de l’ONU, et l’extérieur prit de nouveau le dessus, puisque c’était de là que devait provenir le salut.
10 À l’approche de l’année 1991 et l’expiration de l’ultimatum accordé à l’Irak, les étrangers quittaient les territoires occupés. Quant à nous, nous continuions de travailler. Depuis la fermeture de Birzeit en janvier 1988, j’enseignais partout sauf sur le campus. Laura travaillait toujours pour l’Union des comités de secours médical palestiniens – UCSMP – où elle avait participé à la création de l’école des travailleuses de santé, qui formait (et au vu de ce qui allait se produire, c’était une initiative qui tombait à point) par douzaines des ‘médecins aux pieds nus’ durant plusieurs mois chaque année, pour les renvoyer ensuite dans leurs villages et camps de réfugiés situés partout en Palestine occupée. Moi aussi je travaillais avec les ONG palestiniennes, surtout dans le domaine de l’agriculture et de la médecine (UCSMP et Comité palestinien de secours agricole – PARC), en les aidant à trouver des bailleurs de fonds et des volontaires spécialisés européens, et à mieux communiquer avec eux. En ce qui concerne les ONG, c’était encore l’époque où la solidarité était hégémonique. Les organisations étrangères étaient composées d’experts qui se définissaient comme des militants, ne faisant aucune distinction entre le travail physique et le travail intellectuel. La professionnalisation de l’aide non-gouvernementale aux Palestiniens n’était pas encore à l’ordre du jour, même si, avec la lente chute en cours de la statue de Lénine et de son ombre, et la dépolitisation du développement qui l’accompagna, on sentait déjà venir.
11 Rares furent les étrangers, effrayés par les menaces de guerre chimique (exception faite des quelques « couples mixtes ») à être restés au-delà de la fin de l’année 1990. C’est alors que le docteur Mustapha Barghouti, directeur de l’UCSMP, adopta le rôle qu’il a depuis lors toujours gardé, celui de mobilisateur des internationalistes en soutien aux militants locaux. Nous avons organisé des réunions où nous prévoyions différents scénarios, avec toujours celui que l’on soupçonnait de la part des occupants, de profiter d’une guerre dans laquelle serait entraînée Israël pour expulser un grand nombre de gens de différentes régions stratégiques, comme cela avait été fait en 1948, puis en 1967. On avait l’impression que le « travail » d’expulsion durant la guerre des six jours était resté « incomplet », du fait même que la guerre de juin 1967 avait été tellement courte. Certes, plusieurs centaines de milliers avaient été poussés au delà du Jourdain, mais le « problème démographique » dû à la présence palestinienne se posait toujours pour les Israéliens.
12 Nous cherchions pour différentes personnes des tâches appropriées. La grande exception à la règle du départ en masse des étrangers fut le groupe de coopérants italiens. C’est dans leur appartement/bureau de Jérusalem-est que nous avons centralisé les différentes activités dont le maintien nous paraissait essentiel dans la phase à venir, en particulier le contact éventuel avec la Croix-Rouge internationale, les médias internationaux, les ONG en Europe, et aussi l’hébergement de ceux qui ne pourraient pas rester facilement ailleurs en cas de guerre ou de couvre-feu prolongé. Comptant notamment des médecins et un journaliste, ils jouèrent tous un rôle de premier plan dans les mois difficiles qui suivirent. Ils venaient majoritairement du Mezzogiorno, ce qui explique en partie la qualité et la profondeur de leur solidarité. Venant de Naples, de Calabre ou de Sicile, ils ressentaient fortement les liens les reliant aux Palestiniens, des liens Sud-Sud justement (c’était le nom d’une de leurs revues), où par rapport au Nord ils se sentaient réellement embarqués dans une seule et même aventure.
L’abandon de la communauté internationale
13 Les Palestiniens éprouvaient péniblement leur abandon par une communauté internationale qui s’attendrissait sur leur sort mais rechignait à le partager. Des appels furent lancés pour que, du moins, des équipes médicales restent sur place, et que le CICR renforce sa présence partout dans les territoires occupés. Il faut dire que l’hystérie des masques à gaz montait en puissance. Saddam n’allait-il pas frapper avec des armes chimiques, menaçant ainsi les Palestiniens ? Israël en distribua à toute la population, exception faite des territoires occupés (mais les colons en reçurent, naturellement). Les Palestiniens étaient priés d’aller s’en procurer « chez Saddam », tandis que les étrangers devaient les demander à leurs autorités consulaires. Au Lycée français de Jérusalem où nos trois enfants étaient inscrits, il y eut une distribution de masques.
14 Pour nous en tant que famille, la question d’un éventuel départ se posait malgré tout sérieusement. Beaucoup de nos amis à l’étranger (avec bien sûr des exceptions notables, en particulier parmi les camarades genevois de toujours), et bien sûr nos familles, nous pressaient de partir, sinon pour nous les vieux, du moins pour les enfants. Fin décembre nous sommes partis en vacances à Charm al-Cheikh. Il s’agissait à l’époque d’une bourgade (néanmoins chef-lieu du sud Sinaï) à côté de la magnifique petite baie de Na’me. Lorsque nous avons commencé à la fréquenter, les Israéliens venaient d’évacuer le Sinaï, et il y avait en tout et pour tout deux hôtels (un qu’ils avaient construit) et des campings. Nous nous installions avec notre tente au camping municipal en bord de mer et nous liions d’amitié avec les enfants et les parents, peu nombreux, qui venaient du Caire ou d’Europe y passer des vacances aussi splendides qu’économiques, en contemplant quotidiennement un immense univers sous-marin à quelques mètres de la plage, abritant toute la faune et la flore imaginables, certainement à l’époque le récif le plus beau, le moins abîmé, et le plus accessible du monde. Des troupeaux de chameaux en liberté dormaient tous les soirs sur la place centrale de Charm (où ils s’abreuvaient) et partaient le lendemain à l’aube vers les montagnes de sable rose où ils se nourrissaient, avant de rentrer à la tombée de la nuit. Certains passaient sur la plage de Na’me, à côté de notre tente, au lever, puis au coucher du soleil.
15 A l’époque en question, l’État égyptien avait déjà conçu le gigantesque plan de développement qui allait voir la construction d’un grand aéroport et de tous les cinq-étoiles imaginables. Il y avait maintenant quelques petits hôtels. Le gérant de l’un d’entre eux était hors de lui. Il en voulait terriblement à Saddam Hussein d’avoir chassé ses touristes, et aux Palestiniens, qu’il accusait d’être les vrais responsables de l’invasion du Koweit. Pour lui, toutes les guerres arabes de l’époque contemporaine fatalement perdues, étaient causées directement ou indirectement par les Palestiniens. Avec Laura, nous avons encore remis à quelques jours plus tard la question de notre retour à Ramallah, et plongions en attendant avec les enfants dans ce fabuleux univers de coraux et de poissons arc-en-ciel. De Charm, nous sommes allés au Caire en autobus. Le voyage dura toute la journée. L’approche de la guerre était partout perceptible. Les gens en parlaient, et j’ai appris dans ce bus que la plupart des Egyptiens ordinaires s’opposaient à l’engagement du président Moubarak aux côtés des Etats-Unis. S’ils ne soutenaient pas tous Saddam, ils voyaient en lui le symbole d’une politique arabe indépendante, d’un refus du diktat américain. Bien entendu, sans les interventions coloniales tout au long du vingtième siècle, il y aurait eu un réalignement politique et économique entraînant la disparition de la plupart des États pétroliers du Golfe (avant même qu’ils le deviennent, et donc avec le plein accord des populations). Les Irakiens avaient toujours estimé que le Koweit faisait partie de leur pays sur les plans historique et géo-politique. Les Koweitiens, dans leur majorité et jusqu’à la découverte du pétrole, étaient sur la même longueur d’ondes, à l’exception de la famille princière des Sabbah. Le geste violent de Saddam était comparable (et aussi indéfendable) à la guerre livrée par les Etats-Unis au Mexique au milieu du dix-neuvième siècle, par laquelle tout le nord du Mexique, y compris la Californie, a été annexé. Ce qui se faisait durant la période de la consolidation des états-nations du dix-neuvième était devenu impossible à la fin du vingtième, notamment dans une partie du monde où le produit d’exportation était plus stratégique que le cacao.
16 Le voyage fut très long, et les jours passés maintenant au Caire étaient ceux d’innombrables discussions entre Laura et moi-même. Nous décidâmes finalement de rentrer à Ramallah, nous réservant le droit de repartir en cas d’urgence. Nous étions seuls sur un des derniers avions à destination de Tel-Aviv (ils étaient pleins dans l’autre sens). Arrivés dans un aéroport vide, nous sommes passés facilement ; les autorités israéliennes ne comprenaient absolument pas pourquoi nous revenions avec trois enfants.
La guerre aurait lieu
17 De retour à Birzeit, je discutais avec mes étudiants. Je pensais qu’au vu du rapport de forces, Saddam devait retirer ses troupes, et qu’il le ferait au dernier moment. Mes étudiants n’étaient absolument pas d’accord. C’était une question à la fois de refus et d’honneur. Quelques jours avant l’expiration de l’ultimatum à la mi-janvier, j’étais à Tel-Aviv pour chercher des visas égyptiens au cas où on aurait voulu repartir rapidement par la suite (les transports aériens allaient être interrompus). C’était le jour de la décision : James Baker et Tarek Aziz avaient engagé les pourparlers de la dernière chance à Genève. Les gens paraissaient terriblement déprimés. Partout on écoutait les radios qui diffusaient sans arrêt des nouvelles de Genève. Les discussions échouèrent. La guerre aurait lieu.
18 À Ramallah, nous achetions comme tout le monde des rouleaux de plastique pour sceller portes et fenêtres dans un espace réduit de la maison contre les éventuelles attaques chimiques. Les gens s’arrachaient les rouleaux, ainsi que les bouteilles d’eau minérale (en cas de contamination) et d’autres produits de première nécessité à prix d’or, malgré tous les efforts des jeunes de l’Intifada pour combattre ce marché spéculatif. Nous avons comme tout le monde équipé et scellé un couloir intérieur de la maison, avec une chambre et la salle de bains, et y avons glissé le téléphone. Le dernier soir, nous sommes descendus en voiture à Jérusalem, pour chercher deux masques à gaz (les enfants en avaient reçu de l’école) au consulat général de France. En route, une pierre est entrée de plein fouet par le pare-brise. On nous prenait (encore une fois !) pour des colons. L’Intifada continuait. Arrivés au consulat, nous avons d’abord, avec l’aide du gendarme de service ébahi, dû enlever des milliers de bris de verre de nos cheveux, de nos habits, et de notre peau. Il nous a donné les masques en nous indiquant comment il fallait s’en servir, et en précisant qu’il fallait les rendre au consulat à la fin de la crise (je n’ai jamais pu savoir si ces vieux masques dataient de la deuxième ou de la première guerre mondiale).
19 Dès la première nuit de la guerre, les missiles ont commencé à tomber sur le pays en provenance de l’Irak. Nous n’avions pas de système d’alarme, alors c’est notre ami italien Bruno qui nous téléphonait de Jérusalem : « Roger, c’è l’allarme. » Et nous entrions dans notre chambre protégée, en mettant les masques (mais seulement une ou deux fois au tout début) et en attendant qu’à la radio la défense civile israélienne nous dise que nous pouvions en sortir. Nous n’avons jamais fait comme tous les autres, en nous postant sur les toits pour voir passer les missiles Scud irakiens, que les missiles anti-missile Patriot américains n’arrivaient jamais à intercepter. Mais on entendait très bien les applaudissements de tout un peuple qui estimait que cette rétorsion violente était destinée à se venger pour eux de leur infinitude d’humiliations, de brimades, et de morts.
20 Dès le début de la guerre, les territoires occupés (à l’exception de Jérusalem-est) ont été mis sous couvre-feu. Tout comme la guerre elle-même, il a duré un mois et demi. Nous avons donc passé six semaines ensemble, inséparables en famille, mais sans arrêt en contact avec les autres : voisins, camarades. Au bout de deux semaines, de concert avec le consulat général et les professeurs du lycée français, l’établissement a rouvert. Nous nous glissions hors de la ville dans notre Citroën 2CV, avec les enfants, et les déposions au lycée, pour les ramener en fin de journée. Parce qu’il était si long, le couvre-feu était d’habitude relativement léger. Ce furent quarante jours de rêve, et incroyablement, les gens pensaient que l’armée irakienne ferait face. Lorsqu’au bout d’une campagne terrestre très courte, ce fut la déroute, les gens autour de nous (de toutes les classes sociales) ne voulaient pas y croire : « La garde républicaine n’a pas encore donné ! » ; et le désarroi devant les soulèvements kurde et chiite, suivi de leur répression sanglante, était mêlé toujours d’incrédulité et de défiance envers les Etats-Unis, et plus largement l’Occident.
21 Mais très vite les gens se sont réveillés de ce rêve tourné au cauchemar. Le premier en Palestine à rompre le silence dans les médias était Ghassan Khatib du parti communiste (aujourd’hui Parti du peuple palestinien – PPP). Il publia dans la presse locale un article que tout le monde discuta par la suite, dans lequel il exigeait l’autocritique généralisée, et qu’il y ait dorénavant plus de réalisme et de pragmatisme dans le discours politique palestinien. Ce fut dès lors la nouvelle thématique au sein d’une fraction importante de l’opinion publique et de la direction. C’était le printemps 1991, et suivant Ghassan, plusieurs dirigeants politiques palestiniens appelèrent à une révision de la stratégie, avec une ouverture envers des solutions politiques possibles et non seulement imaginables.
Ouverture à la mondialisation
22 Sur le plan social, l’effet de la guerre et de ce tournant d’après-guerre fut également sensible. La petite bourgeoisie intellectuelle locale n’hésita pas à suivre les conseils d’ouverture, et le processus d’occidentalisation s’accéléra dans tous les domaines, phénomène qui continue jusqu’à maintenant dans ces mêmes milieux, avec la création d’une nouvelle classe globalisée, d’abord dans ses valeurs et ensuite dans son comportement. Paradoxalement, ce mouvement d’ouverture à la mondialisation correspondait dans le temps à l’imposition par l’occupant, et par étapes, d’une série de fermetures, d’abord intermittentes, puis permanentes : de Gaza, de Jérusalem, de Jéricho, etc. L’isolement par l’extérieur immédiat coïncidait donc avec le bond collectif d’abord imaginaire de la bourgeoisie palestinienne au-delà des mers, ceci en quelque sorte compensant cela, et ouvrant la porte par aspiration, qui correspondait aux pressions allant dans le même sens, aux lourds financements d’ONG locales par les gouvernements et ONG internationales, permettant une forme de mobilité internationale doublée pour certains d’une augmentation sensible des revenus, que cette classe sociale et intellectuelle réclamait maintenant de ses voeux.
23 L’on peut voir à quel point les thématiques ont été embrouillées du fait de la confusion et du désarroi régnants, suite à l’épisode de la crise déclenchée en août 1990 par l’invasion du Koweït. À l’été 1990, les Israéliens n’avaient pas réussi à mater un soulèvement ayant duré près de trois ans, soulèvement exceptionnel sur l’échiquier international, du fait qu’il s’était installé dans le temps et dans les moeurs. Car, même si les manifestations de masse continuelles s’étaient peu à peu réduites dans les quelques mois qui ont suivi l’explosion de décembre 1987, l’esprit de l’Intifada était bien vivant, avant et après chaque acte de répression et de rétorsion de la part de l’appareil militaire et politique de l’occupant. Après presque trois ans d’une insurrection populaire qu’on n’avait pas réussi à mater, malgré le déploiement des grands moyens, une sorte de contre-insurrection élitaire s’était installée dans les moeurs.
24 En général, on ne critiquait pas Arafat pour l’alignement fatal avec Saddam, parce qu’on serait taxé de trahison, mais surtout parce qu’en général il avait fait ce que les gens voulaient en refusant l’intervention américaine dans le Golfe. On refusait également ainsi de participer aux tentatives israéliennes et américaines de créer une « direction alternative » pour le peuple palestinien. L’OLP qu’il incarnait, restait le symbole fondamental du mouvement national, et sa direction se trouvait en exil. Le fait était que l’identité des Palestiniens de Cisjordanie et Gaza s’était affirmée depuis vingt ans au travers de l’OLP, qui avait beaucoup contribué à sa résilience collective. La concurrence même entre factions avait accentué le sentiment d’appartenance commune à une organisation qui, on le pensait, n’était ni le Fatah, ni le FPLP, ni le Parti Communiste, mais qui était l’organisation elle-même, qu’incarnait Arafat.
25 Nous sentions sur nos propres personnes les forces centrifuges qui étaient maintenant entrées en jeu. D’une part, donc, l’occidentalisation ; d’autre part, la coupure croissante d’avec l’intérieur israélien (nous n’hésitions pas, avant l’Intifada, d’aller avec nos amis de Ramallah nager sur la côte méditerranéenne ; maintenant, il n’y avait plus que Gaza qui entrait en ligne de compte). Et finalement, il ne pouvait échapper à personne qu’une exception à cette règle de l’occidentalisation se manifestait de plus en plus clairement : elle était incarnée par les Islamistes. Plus que jamais, les partis religieux, avant tout le Hamas, affichaient leur différence mais aussi leur fidélité, politique, culturelle, et surtout sociale, aux valeurs encore profondément enracinées du peuple palestinien, surtout parmi les couches subalternes.
26 La lutte de classes commençait à suivre de plus en plus la coupure entre les partis de l’OLP et le Hamas. Ne pouvant se payer le luxe de l’occidentalisation, à laquelle de toute façon ils étaient hostiles, les gens ordinaires commençaient à se tourner vers les partis islamistes. Ceux-ci restaient certes encore minoritaires, mais ils pesaient d’un poids toujours plus important sur la scène palestinienne. La société en tant que telle n’était pas marquée par un tournant religieux. Dans l’histoire palestinienne, il n’y a jamais eu de coupure radicale à la turque entre le laïque et le religieux. Les Palestiniens avaient en généralement assumé cette mixité d’influences. Simplement le rêve à la fois social et national incarné par le Fatah se reportait graduellement sur le Hamas à cause du mouvement d’idées au sein du premier, une tendance qui se renforcerait à partir de la signature des Accords d’Oslo.
Comment porter assistance aux Palestiniens ?
27 Avant même la fin des hostilités au Koweït, nous nous sommes réunis avec les quelques autres étrangers restés, pour la plupart à Jérusalem, italiens, autrichiens, français, néerlandais, britanniques, français, pour demander comment on pouvait porter assistance au peuple palestinien après tous ces mois de paralysie virtuelle. C’est ainsi que nous avons créé le réseau des ONG européennes dans les territoires occupés (Network of European NGOs in the Occupied Territories – NENGOOT) qui se donnait comme mission d’obliger l’Europe à respecter ses engagements envers les Palestiniens, et d’oeuvrer à apporter l’aide non gouvernementale européenne aux Palestiniens dans une optique d’indépendance nationale : nous voulions systématiser le travail de solidarité internationale, qui avec les voyages du secrétaire d’Etat James Baker dans la région au printemps 1991 risquait de se voir subordonné au nouvel ordre politique que les Etats-Unis s’efforçaient d’instaurer dans la région, ordre très certainement à caractère libéral, et contraire aux projets d’émancipation qu’étaient les nôtres.
28 Nous organisâmes une première conférence à laquelle vinrent 150 ONG palestiniennes, pour essayer ensemble d’établir les nouvelles priorités dans différents domaines du développement. C’est grâce à un personnage-clé du monde palestinien des ONG, Ibrahim al-Daqqaq, que cette conférence put avoir lieu, au vu des manoeuvres compliquées qu’entraînait son organisation. Nous avons établi avec lui une relation de confiance qui a continué aussi longtemps que la coordination du travail des ONG internationales et palestiniennes avait un sens, c’est-à-dire jusqu’à l’installation de l’Autorité palestinienne. Nous avons dû nous battre pour éviter la politisation de cette conférence, en résistant aux pressions en faveur de sa mise au pas par les représentants locaux du Fatah/OLP.
29 Un an plus tard, nous organisâmes une deuxième rencontre sur le développement, cette fois à Bruxelles. Ce fut la dernière, car les clivages intérieur/extérieur étaient trop importants, et la Commission européenne avait décidé de prendre en main la coordination du travail avec les ONG locales par l’entremise de l’OLP. Leurs activités étaient dès lors intégrées dans une vision d’ensemble des Etats, et ces derniers choisissaient leurs partenaires palestiniens en fonction de critères politiques ; côté palestinien, il ne s’agissait pour l’essentiel plus de l’auto-organisation de la société dans une optique de résistance, mais de l’accès à l’argent des donateurs. Ceux-ci axaient maintenant leur assistance selon des critères devant favoriser le « processus de paix », y compris la démocratie, les droits de la personne, le rôle des femmes, et ainsi de suite.
30 Ces questions et d’autres faisaient en réalité partie intégrante des programmes des partis, secteurs et syndicats palestiniens, depuis une quinzaine d’années au moins. Mais leur qualité et leurs priorités se virent profondément modifiées par les nouveaux et généreux donateurs, selon des critères dans lesquels ces derniers se reconnaissaient parfaitement, et qu’une tranche importante parmi les élites éclairées palestiniennes se reconnaissait de plus en plus. Le résultat de ce processus fut, d’une part l’occidentalisation des projets et leur déplacement depuis les groupes de base et les partis politiques vers les ONG, les centres de recherche, les universités. Ceci n’a fait qu’agrandir le fossé s’étant ouvert entre ces élites et le peuple.
31 Ce qui reste de cette époque sur le plan subjectif, c’est le sentiment accru de notre différence par rapport aux amis et aux collègues en Occident. Depuis notre arrivée presque une décennie avant, et lorsqu’ils nous rendaient visite, ils nous disaient bien leur irritation lorsque l’appel à la prière les réveillait au creux du jour. C’était le contraire pour nous qui en avions pris l’habitude, et parce que les mosquées en question n’étaient pas trop proches de notre maison, les chants nocturnes nous berçaient et nous rassuraient plutôt dans le sommeil, et venaient à nous manquer lorsque nous nous rendions en Europe pour nos vacances. Mais lorsque nous sommes restés en Palestine sous la menace de la guerre chimique, les gens ne comprenaient plus, et nous sommaient de rentrer en Europe, ne serait-ce que pour les enfants. En réalité, c’était la question de l’Irak qui nous divisait maintenant. Le fait même d’être restés semblait signaler notre solidarité avec Saddam et son expansionnisme contre les valeurs universelles, et les relations furent marquées dès lors par une distanciation, même un incompréhension croissantes.
Liberté et vulnérabilité des oiseaux
32 Pour les personnes ayant choisi une praxis en rupture avec leur culture d’origine, se pose donc tôt ou tard la question des limites. Lorsque nous étions partis au Nicaragua trois ans après le « triunfo » de la révolution, Reagan avait déjà créé la « contra », qu’il soutint jusqu’à l’épuisement des Sandinistes. A l’époque, les opinions publiques du monde entier soutenaient ces derniers, et malgré tout nous avons été critiqués par les camarades, en France notamment (« vos enfants sont trop petits, ce n’est pas votre affaire, il faut balayer devant sa porte ») ce qui indiquait bien que pour des intellectuels petits-bourgeois comme nous et nos amis, les limites existent bel et bien, même si elles sont a priori invisibles.
33 Le déplacement en Palestine ne revêtait pas en apparence le même degré de radicalité, mais on put constater qu’à la longue, il en était bien plus porteur. L’épisode de la guerre du Golfe de 1991 marqua pour nous, après l’éclatement de la révolution des pierres, une deuxième aliénation par rapport à l’Occident, si bien pensant et progressiste soit-il. Le soupçon que nous nourrissions des sympathies terroristes s’alliait maintenant à l’idée que nous soutenions un dictateur sanguinaire, implacable ennemi de l’Occident et d’Israël, c’est-à-dire des fameuses valeurs judéo-chrétiennes. Contraints de choisir, nous l’avons fait, après mûre réflexion, et il faut dire que se sentir en porte-à-faux par rapport à sa « civilisation » d’origine n’apporte aucun plaisir, même si nous avons critiqué haut et fort ceux qui parmi les étrangers avaient décidé de fuir le pays en attendant des jours meilleurs. Il nous démarque cependant à tout jamais par rapport aux « nôtres », et c’est une chose perceptible dans toutes les discussions qu’on peut avoir (sur la laïcité, les femmes, la citoyenneté, les droits civiques, etc.), sauf avec les personnes dont on est si proche qu’il n’est pas question de jugements réciproques.
34 Ce démarquage s’accentua par la suite avec la montée de l’Islam politique en Palestine, mais plus tard, car au début des années 1990 nous nous placions toujours dans la droite lignée d’une idée de résistance populaire visant la libération nationale toute « laïque » et sociale d’un peuple. Nous n’avons jamais critiqué ceux et celles qui n’étaient pas d’accord pour faire le genre de sacrifice matériel et culturel (la nature, la nourriture, les arts...) ; mais nous avons découvert que le décalage qui s’ouvre au départ devient à plus long terme quelque chose qui ressemble plus à un abîme. En allemand il existe une expression appropriée pour décrire la relation avec ses pairs qui s’installe suite à ce genre de rupture. Nous étions maintenant, par rapport à nos origines, « vogelfrei » – jouissant de la liberté mais aussi de la vulnérabilité des oiseaux. D’une part, le genre de parti pris propre aux élites occidentales, et qu’on retrouve dans Le Monde ou le New York Times ne nous affectait plus du tout. Et comme à l’époque l’épopée d’Al-Jazira n’existait pas encore, il n’y avait que quelques sources éparses pour nous donner raison.
35 Et plus que jamais, l’expérience de la guerre du Golfe de 1991 m’a signalé, à travers cette expérience effrayante, polarisante et mobilisante, l’énorme effet qu’ont les évolutions politiques et historiques sur les gens dans leur vie « privée », et à quel point donc l’idée même de la vie « privée » gagnerait à être soumise à un examen approfondi. En Palestine et dans le monde arabe en général (je serais, dans mon ignorance, tenté de dire : en Orient), la leçon n’a pas besoin d’être apprise, c’est plutôt l’inverse, puisqu’on a parfois l’impression que la vie privée vous est refusée et votre besoin d’intimité (d’individu, de couple, de famille) violée à tout moment. Mais en Occident c’est le contraire, et même les militants, qui lient explicitement leur sort à celui d’un peuple, d’une classe, d’une idée, bref, d’une cause, ne sont jamais en reste pour réaffirmer leurs différences, leur spécificité, leur extériorité, bref, la préséance de leur vie privée.
36 Mais si la vie « privée » individuelle et familiale disparaît lorsqu’on la contemple à la lumière des évolutions sociales et politiques dans lesquelles elle s’insère, l’inverse est vrai aussi, et l’on se rend compte à force de s’atteler aux tâches politiques qu’elles se réduisent à un enchaînement infini de gestes personnels, engageant en premier lieu soi-même, ses proches. L’aventure politique et la trame quotidienne en fait, se confondent. C’est ce qu’a démontré cette rupture associée au choix de rester en Palestine en 1990. Il est sûr que, ayant décidé de demeurer tiers-mondistes, c’était par conviction, et non plus par attirance. Enfin nous avions compris qu’il faut savoir toujours se distancier par rapport à un régime, un dirigeant, un système, si l’on veut pouvoir rester fidèles à une idée-monde.
Notes
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[1]
Ce texte est la troisième partie du journal de Roger Heacock. Les deux premières parties ont été publiées dans Confluences Méditerranée respectivement dans les n° 55 (automne 2005) et n° 56 (hiver 2005-2006).