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Article de revue

Fragilités d'un partenariat trop sélectif

Pages 95 à 106

Notes

  • [1]
    Le texte que nous publions ici reprend la dernière partie d’une étude établie à la demande de la Commission des Affaires étrangères du Parlement européen.
  • [2]
    Vincent Geisser et Éric Gobe, « Tunisie : consolidation autoritaire et processus électoraux », L’Année du Maghreb 2004, Paris, CNRS Editions, 2006.
  • [3]
    Béatrice Hibou, La force de l’obéissance. Économie politique de la répression en Tunisie, La Découverte, Paris, 2006 (p. 120 : « Le jeu impossible des partenaires étrangers : l’exemple des financements européens »).
  • [4]
    Pour une argumentation plus explicite de nos hypothèses sur l’islam politique, voir : François Burgat, L’Islamisme au Maghreb : la voix du sud, Karthala, Paris, 1988 ; Payot, 1995 ; L’Islamisme en face, La Découverte, Paris, 1995, 1996, 2002 ;L’ Islamisme à l’heure d’Al-Qaida, La Découverte, Paris, 2005 ; J. Esposito et F. Burgat (dir.), Modernizing Islam. Religion in the Public Sphere in Europe and the Middle East, Hurst and Company, Londres, 2002.
  • [5]
    Amr Hamzawy, « The key to Arab reform : moderate islamists », Policy Brief,n° 40, 26 juillet 2005. « Pendant des décennies, explique-t-il, les régimes arabes ont usé d’une stratégie de la peur pour encourager les États-Unis et l’Europe à soutenir leur politique répressive à l’égard des mouvements islamistes, mobilisant l’image de fanatiques anti-occidentaux prenant le pouvoir par les urnes. Pourtant, les islamistes modérés d’aujourd’hui ne participent plus de ce cauchemar. Les acteurs et les observateurs politiques qui continuent à insister sur le fait qu’il n’existerait rien de tel qu’un “islamisme modéré” omettent de prendre en compte le fait que les organisations militantes au Maroc, en Algérie, en Égypte, en Jordanie, au Koweït et au Yémen ont évolué au terme de décennies d’échec dans leur opposition à des régimes répressifs. Au lieu de s’accrocher aux mirages d’États théocratiques, bon nombre de mouvements islamistes reconnaissent maintenant la pertinence du choix de concourir pacifiquement pour obtenir une participation au pouvoir et de travailler dans le cadre des institutions existantes pour promouvoir des ouvertures démocratiques progressives. »

1 Alors que l’UE tarde à prendre la mesure du prix que lui coûte l’impopularité des vecteurs étatiques de son action, elle ne parvient pas à établir le contact avec des acteurs non étatiques plus représentatifs. Qu’ils soient constitués par les oppositions, les « acteurs religieux » ou les « sociétés civiles », ils souffrent paradoxalement d’une identique fragilité.

Des sociétés civiles « domestiquées »

2 Les « sociétés civiles » sont l’objet dans le monde arabe de deux tentatives d’appropriation restrictive. Les régimes autoritaires parviennent le plus souvent à y établir leur autorité, vidant ainsi le concept de toute portée. Ce détournement « interne » est aggravé par le fait que les Européens ont eu tendance à restreindre eux-mêmes la notion desociété civile aux seuls acteurs dits « laïques » et à en exclure plus ou moins consciemment le large spectre des oppositions islamistes, des intellectuels ou des associations émanant ou seulement susceptibles de sympathie avec cette partie du paysage politique. Lorsqu’elle ne parle pas aux États, le plus souvent, l’Europe ne sait parler qu’avec ceux « qui lui ressemblent ». La sélection des voix désignées comme « laïques » s’opère souvent de surcroît sans trop se soucier, le cas échéant, de leur proximité avec les régimes, dès lors qu’elles disent à leur vis-à-vis européen dans l’une des langues qu’il parle (c’est-à-dire tout sauf la langue locale) et dans la « terminologie » qui lui est familière ce qu’il souhaite entendre.

3 Si respectable puisse-t-elle être dès lors que l’on en mesure les limites, cette composante très minoritaire conforte chez son vis-à-vis occidental l’idée qu’elle détient le monopole du potentiel modernisateur dans les sociétés arabes. Et pour protéger son quasi-monopole de représentation auprès de l’environnement international, elle participe très activement au processus de démonisation et d’exclusion de ses rivaux islamistes. Confortée par cette frange radicale d’une intelligentsia laïque qui, dans son ensemble, est pourtant très loin de se restreindre à une telle posture, l’Europe surévalue assez systémati-quement des expressions associatives de la société civile dotées d’une très faible représentativité : il leur suffit trop souvent de s’afficher comme « féministes », « de gauche » ou « laïques » pour que leurs interlocuteurs européens ne se soucient nullement ni de la réalité de leur ancrage populaire ni même de leur proximité éventuelle avec les régimes autoritaires, au point d’être parfois instrumentalisées ou même créées par les régimes à seule fin de nourrir et d’exporter le discrédit d’une (large) catégorie de leurs principaux opposants politiques.

4 Sous le pavillon des ONG circulent en effet (dans le monde arabe mais pas seulement) toutes sortes de marchandises, y compris ce que certaines victimes de l’autoritarisme des régimes appellent aujourd’hui par dérision des « OVG » c’est-à-dire des organisations... « vraiment gouvernementales ». De la Tunisie au Maroc en passant par le Yémen ou l’Arabie, elles sont créées « à la demande et selon la conjoncture » en fonction des besoins de la communication des régimes avec les chancelleries ou les donateurs étrangers, pour atténuer leur image d’autoritarisme, accaparer des financements mais aussi discréditer et contrecarrer toute concurrence de véritables ONG. C’est ainsi que lesoutien de l’UE aux ONG et à travers elles aux « sociétés civiles », qui devrait nuancer sa proximité avec les régimes, se transforme très souvent, via les « organisations très gouvernementales », en un surcroît de soutien à leur égard.

5 Le cas bien documenté de la Tunisie fournit un exemple particulièrement révélateur de pratiques qui n’ont toutefois rien de spécifique et peuvent être extrapolées à la quasi-totalité des pays de la zone. Le 26 juin 2004, lors de la réunion à Hammamet de la commission préparatoire au Sommet mondial sur la société de l’information (SMSI), les autorités ont montré une nouvelle fois leur capacité, pour empêcher la prise de parole des associations indépendantes, à mettre en avant des organisations leur ayant fait allégeance [2]. La capacité du régime à capter les aides destinées à la société civile a été amplement établie : « La délégation de l’Union européenne ne finance in fine que des associations cooptées selon une stratégie de saupoudrage par gouvernorat définie par Carthage. Les projets “démocratie” de Meda sont canalisés par les intermédiaires agréés du ministère des Affaires étrangères et de la Coopération internationale et, suivant les cheminements officiels, se transforment en soutien aux OVG, ces “organisations vraiment gouvernementales” comme disent les Tunisiens, qui ne constituent que des pseudo contre-pouvoirs  [3]. »

6 Alors que les contacts noués entre l’UE et les oppositions devraient contribuer à desserrer la mise sous tutelle étatique des sociétés civiles, ils souffrent d’un même parti pris : sauf exception, ils sont strictement limités aux acteurs « laïques » de cette « troisième force » qui, dans l’imaginaire politique occidental, a vocation à surgir du tête-à-tête entre les régimes autoritaires et leurs opposants islamistes. Le problème que pose cette mythique troisième force est double :

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  1. au cours des vingt années écoulées, elle a largement démontré qu’elle ne disposait pas d’un ancrage populaire lui permettant de constituer une alternative crédible aux régimes ;
  2. elle est fondée sur une lecture des courants islamistes qui les présente comme étant absolument imperméables aux dynamiques de libéralisation politique et de « démocratisation », ce qui est pourtant loin d’être le cas et signe la plus grave erreur d’appréciation du regard occidental dominant et, dans le cas présent, des instances européennes concernées. Le Forum civil euroméditerranéen et la plate-forme des ONG destinés, dans le cadre du Processus de Barcelone, à dépasser le monopole des États et à institutionnaliser le débat entre organisationsde la société civile, n’ont pas échappé à cette contradiction, jamais portée sur la table du débat. Aux yeux d’un grand nombre de ceux qui en sont de facto exclus, le Forum apparaît comme étranger à de larges composantes du paysage intellectuel et politique. Les acteurs proches des oppositions islamistes ne sont que très rarement associés à ces rencontres, et ceux qui voudraient voir évoluer cette situation se heurtent au lobbying surmédiatisé de la minorité agissante des sociétés civiles, proche des milieux qualifiés d’« éradicateurs » qui est parvenue, jusqu’à ce jour, à faire dénier par les Européens la moindre parcelle de légitimité politique à leurs challengers islamistes.

Un différentiel dangereux avec la génération de l’islam politique modéré [4]

8 (...)

Un islam institutionnel étatisé

9 Dans le monde arabe, la plupart des acteurs religieux institutionnels (muftis et oulémas, dirigeants des grandes universités islamiques comme Al-Azhar) sont trop étroitement dépendants des régimes pour exprimer autre chose que les analyses et les stratégies de ces derniers. Les attentes exprimées à l’égard de l’Europe lors des innombrables dialogues interreligieux et autres séminaires et rencontres organisées avec ces représentants des croyants du monde arabe, tout particulièrement quand il s’agit d’analyser les causes de la « violence terroriste », occultent de ce fait systématiquement l’une des principales d’entre elles à savoir le verrouillage répressif qui sévit dans chacune de leurs sociétés. Sur ce terrain de la communication « inter-religieuse », telle est sans doute l’une des sources essentielles de la myopie de l’Union en matière d’information, d’image et d’action.

10 La mainmise des régimes sur les autorités religieuses ne se limite pas au territoire de leur stricte souveraineté politique : elle se manifeste aussi largement à l’intérieur de l’Europe, interférant tout autant avec le fonctionnement et donc la représentativité de certaines institutions musulmanes. Ainsi, un « dialogue interreligieux » qui réunirait, avec lesencouragements de l’Europe, les autorités de la Mosquée de Paris, sur lesquelles l’influence du régime algérien est demeurée déterminante, les autorités religieuses algériennes, tunisiennes ou marocaines, n’aboutirait dans la réalité qu’à mettre en présence les différentes facettes d’un identique autoritarisme et à occulter, pour l’essentiel, les attentes convergentes dans ce domaine des croyants des deux rives. S’interdisant de prendre en compte le rôle – essentiel – des régimes dans la montée de la violence qualifiée d’« islamique », les « acteurs religieux » officiels tendent généralement à compenser ce vide par une excessive « théologisation » des tensions politiques. En tout état de cause, leur mobilisation ne permet que de façon limitée et contradictoire aux institutions européennes et aux communautés religieuses ou politiques ou simplement humaines des deux côtés de la Méditerranée d’entrer dans une interaction un tant soit peu productive.

11 Des stratégies de contournement de cette mainmise impliqueraient que l’Union choisisse de recourir à des interlocuteurs religieux déliés de toute allégeance avec les régimes et donc plus ou moins ancrés dans le paysage oppositionnel. Toutefois, la conjonction du « parler musulman » et d’une posture oppositionnelle suffit généralement, jusqu’à ce jour, à rendre à ses yeux un acteur musulman strictement infréquentable.

Un islam oppositionnel démonisé

12 La situation tout à fait paradoxale dans laquelle s’est trouvée l’Union en choisissant de boycotter le gouvernement palestinien nouvellement élu reflète en les concentrant les contradictions que le cumul de ces deux biais du positionnement européen – tropisme pro-israélien excessif et incompréhension de la nature des forces alternatives aux régimes arabes en place – risque à terme d’étendre à sa relation avec la totalité de son environnement arabe.

13 Les mêmes biais qui affaiblissent la définition européenne des « sociétés civiles » arabes « légitimes » produisent d’identiques dégâts dans l’identification des opposants politiques. Lorsque l’Union s’avise de vouloir prendre langue avec d’autres que les acteurs étatiques ou les représentants officiels des sociétés civiles, elle opère à nouveau un tri extrêmement préjudiciable à leur représentativité. Les oppositions dites « laïques » de la première génération (plus ou moins les héritières historiques des socialismes arabes) jouissent de l’essentiel de l’attention del’Europe. Cette reconnaissance est souvent proportionnelle à la vigueur avec laquelle elles s’emploient à stigmatiser leurs concurrents islamistes. De façon plus préjudiciable, les représentants de l’alternative laïque aux régimes (souvent autoproclamés « démocrates », appellation qui sous-entend que la totalité du spectre des courants islamistes est hermétique à ce concept) ne disposent en fait dans leurs sociétés respectives que d’une représentativité inversement proportionnelle à celle dont ils jouissent dans les chancelleries et les médias européens.

14 Sur le terrain, le relais de la génération nationaliste a en fait été pris partout par leurs succes-seurs islamistes, qui en réintroduisant dans le discours politique la terminologie de la culture musulmane « endogène », ont banalement prolongé sur le terrain culturel et symbolique le processus de « remise à distance » de l’ancien colonisateur qu’ils avaient eux-mêmes initié. Pourtant, l’Europe a pour l’heure complètement échoué à rationaliser la perception de cette génération politique et à établir avec elle les moindres canaux de communication, laissant de ce fait se réduire de façon drastique sa connaissance et sa reconnaissance de la composante majoritaire de son environnement arabe. Hormis quelques louables exceptions (les représentants de l’UE ont su établir et conserver le contact avec le Hezbollah libanais, n’interrompant pas la coopération avec le ministère de l’Énergie lorsque l’un de ses membres y a été nommé), la vision européenne des attentes du monde arabe passe par un prisme extrêmement réducteur : la voix des régimes occulte celle des sociétés civiles, et celle des oppositions laïques très minoritaires masque celle de l’entière génération islamiste.

15 Dans les rangs islamistes, l’Europe est sans surprise accusée de chercher jusqu’à ce jour une mythique « troisième force » qui capitaliserait les ressources de son double désaveu supposé de la « peste » (militaire) et du « choléra » (islamiste). Cette impasse de la vision politique européenne est ainsi résumée par un universitaire algérien exilé, Abbas Aroua, qui écrit : « La thèse du “ni peste, ni choléra” a frappé l’Europe d’une véritable “cécité” politique. Abusée par un prisme idéologique parfois proche de l’islamophobie (comme certaines réactions très officielles intervenues lors de la crise des caricatures l’on révélé), prisme qui conforte ses peurs ataviques, […] courant, à l’instar du général de Gaulle dans les années 1950, derrière une illusoire “troisième voie”, l’Europe est demeurée aveugle à l’évolution de la réalité algérienne et arabe, qui veut que ses intérêts légitimes seront mieux garantis par les véritables représentants des populations concernées, que, tôt ou tard, les forces véritablement représentatives de la société, parviendront à faire accéder au pouvoir. »

Barcelone et l’impasse programmée du boycottage du gouvernement palestinien

16 En terre arabe, l’UE ne dispose donc pas aujourd’hui des interlocuteurs, des relais et des ressources lui permettant de se préparer réalistement aux défis des transitions politiques en cours et à venir dans ces pays. L’ostracisation indiscriminée de toute expression politique oppositionnelle – ou même, dans le cas du Hamas, gouvernementale – en provenance du monde arabe, dès lors que ses auteurs emploient le vocabulaire de la culture musulmane, est considérée par une large majorité d’opposants, pas seulement islamistes d’ailleurs (et donc par une large majorité des citoyens de cette région du monde), comme l’une des causes centrales de l’un des plus graves échecs de la diplomatie européenne : celui, avéré, du « Processus de Barcelone », dont la plupart des observateurs s’accordent à considérer aujourd’hui qu’il est demeuré lettre morte.

17 L’incapacité européenne à percevoir le processus historique relativement banal qui explique l’émergence de ces forces et leur présente centralité dans le paysage politique arabe est la cause de ce revers. L’UE se refuse non seulement à reconnaître l’importance de l’ancrage populaire des oppositions islamistes modérées, mais plus encore à déceler leur potentiel modernisateur – dans tous les domaines de la libéralisation politique, y compris le renforcement des droits individuels des femmes comme des hommes –, au même titre que celui des acteurs « laïques » du reste du spectre politique.

18 Depuis plus de deux années maintenant, plusieurs think tanks démocrates américains se sont ralliés pour leur part à cette perspective qui considère les « islamistes modérés » comme la « clé de la réforme arabe », pour reprendre le titre d’un article d’Amr Hamzawy, chercheur à laCarnegie Endowment for International Peace [5]. Avant que la moindre réforme significative puisse avoir lieu dans le monde arabe, affirmait-il en substance, « les États-Unis et l’Europe doivent commencer à établir des relations avec les islamistes modérés, une action moins épineuse qu’il ne peut le paraître, car ces islamistes ont fait leur les règles démocratiques et fait preuve d’un soutien très réel à l’État de droit ». Enattestent notamment, dans le monde arabe tout entier, les multiples alliances qu’opèrent les islamistes, depuis le Liban (où le très chrétien général Aoun s’est associé au Hezbollah chiite) jusqu’au Yémen (où les socialistes ont, lors de l’élection présidentielle du 20 septembre 2006, fait alliance avec la formation du Rassemblement Yéménite pour la Réforme, proche des Frères musulmans), en passant par les signataires, en janvier 1995, de l’exemplaire pacte de Sant’ Egidio entre toutes les composantes de l’opposition algérienne.

19 Lorsque se conjuguent les effets du tropisme pro-israélien et l’incapacité à construire rationnellement la relation avec les acteurs des courants islamistes, le pire peut prendre la forme du boycottage du gouvernement légalement élu de la Palestine et du message extrêmement contradictoire qu’il a adressé à l’ensemble des oppositions arabes. À force de ne pas vouloir reconnaître une génération politique, de plier ses principes à l’importance des ressources économiques et des marchés de ses interlocuteurs arabes, de sacrifier les principes du long terme politique sur l’autel du court terme financier et électoral, l’Europe a vraisemblablement affecté considérablement la portée et l’efficacité de ses échanges avec son environnement arabe et musulman. Incapable d’identifier des interlocuteurs ailleurs qu’auprès des régimes autoritaires ou sur le rebord fragile des sociétés qui lui renvoie l’image réconfortante de son universalité, elle risque de se retrouver à terme en porte-à-faux avec toute une partie du monde.

Quelques orientations pour rééquilibrer l’action de l’UE

Affirmer la pleine reconnaissance de toutes les forces politiques autres que sectaires, « islamistes » incluses

20 Le premier et le plus urgent des infléchissements des politiques de l’Union serait de s’atteler à construire des passerelles intellectuelles et informelles, avant d’être politiques et institutionnalisées, avec la totalité de l’échiquier démocratique arabe. La notion de courant islamiste doit être reconstruite à partir d’une distinction trop rarement faite : une majorité d’acteurs politiques, pour des raisons de nature identitaire, est sensible à une affirmation des marqueurs de la culture musulmane. Ce processus d’affirmation ne détermine pas l’usage de modes d’actions politiques particuliers et ne peut en tout état de cause être perçu comme étant en relation d’antinomie et d’exclusion avec les dynamiques de libéralisation politique et de modernisation sociale. Certes, l’UE peut et doit conserver le droit de se démarquer des acteurs politiques ne respectant pas sa propre éthique. Mais elle doit le faire alors avec la même vigueur quel que soit le vocabulaire des acteurs concernés et non sur la seule base de leur éventuelle « islamité », ostracisant en bloc, à ce seul titre, toutes les formations politiques qualifiées d’« islamistes ».

21 Sans s’abstraire d’aucune des exigences diplomatiques, l’Union pourrait veiller à inclure dans la liste de ses interlocuteurs (gouvernementaux bien sûr, mais également oppositionnels et membres des sociétés civiles) la totalité des familles politiques en présence et en particulier tous ceux – c’est-à-dire une écrasante majorité – des courants islamistes qui acceptent le principe de ces dialogues ou de ces interactions. Souvent présents dans les enceintes parlementaires, comme c’est le cas en Palestine, au Yémen, en Jordanie, au Liban, au Koweït, en Irak ou en Arabie Saoudite, pour ne rien dire des situations où ils participent à un gouvernement ou le dirigent (comme au Liban ou en Palestine, et demain en Irak ou ailleurs), ils ne sauraient faire l’objet d’une quelconque ostracisation qui puisse continuer à crédibiliser, comme l’a fait la terrible contre-performance palestinienne, l’idée, aujourd’hui profondément ancrée, d’un sectarisme antimusulman de l’Europe.

22 Les intellectuels associés aux programmes de l’UE doivent évidemment venir de tous les horizons de pensée et ne pas exclure systématiquement (comme l’ont fait jusqu’à un certain point le programme du Forum civil et la plate-forme des ONG) les intervenants considérés comme proches ou faisant partie de la mouvance islamiste.

Dépasser la lecture théologisante des tensions politiques

23 La reconnaissance des courants islamistes modérés implique pour l’UE de ne plus se laisser entraîner – quelle que soit la propension de certains acteurs, y compris étatiques, à le faire – sur le terrain d’une« idéologisation » ou, pire, d’une « théologisation » de la lecture des tensions dans et avec le monde arabe. Plus encore que des efforts de rapprochement culturel ou religieux, si nécessaires soient-ils, la relation euro-arabe a besoin aujourd’hui de mécanismes capables d’assurer une meilleure répartition des ressources politiques, c’est-à-dire un plus haut degré de justice internationale ou même seulement d’un degré d’injustice moins manifeste.

24 Si le rapprochement culturel est à même de participer à ce règlement, il ne saurait en aucune façon s’y substituer. Le registre du « dialogue des cultures » ou des « civilisations » ne doit donc jamais justifier le refus d’une lecture profane et d’une réponse simplement politique aux tensions avec le monde arabe. Le recours à une approche culturaliste, théologique ou « civilisationnelle » interdit en effet d’appréhender la matrice profane et politique des conflits d’intérêts et, ce faisant, les responsabilités respectives des acteurs, à l’échelon régional, mondial ou au niveau de chaque État.

Redéfinir les missions du dialogue interculturel

25 « L’Europe et les États-Unis partagent les mêmes valeurs », affirmait, en 2004, le Président Jacques Chirac en compagnie du Premier ministre Tony Blair. Certes. Mais cela implique-t-il pour autant que « ces deux pays » (sic) aient de ce fait à « mener des combats communs » ? Peut-être, mais... contre qui ? Contre des « civilisations », africaines ou asiatiques, dont le non-dit d’une telle formule est qu’elles n’auraient pas les mêmes valeurs ?

26 La diversité symbolique des pratiques, des rites et des références est trop souvent extrapolée, à tort, pour accréditer l’idée de différences plus substantielles qui seraient fondées sur des « valeurs » supposées incompatibles. Le dialogue interculturel devrait donc servir à faire prendre conscience au plus grand nombre, sur les deux rives de la Méditerranée, que la diversité des cultures se limite en réalité au terrain des matériaux symboliques (références historiques ou mythiques, profanes ou religieuses) que mobilisent les différents groupes culturels pour légitimer leurs valeurs, mais que, pour l’essentiel, elle n’englobe pas les valeurs elles-mêmes.

27 La confusion n’est pas nouvelle et ses conséquences, toutes négatives, sont multiformes. D’Atatürk conditionnant l’accès de ses concitoyens à la modernité au port d’une forme précise de casquette « européenne » aux réticences françaises émotionnelles devant le port du hidjab (pas seulement dans les écoles publiques), en passant par la tentation fréquente des croyants de tous dogmes de nier l’existence d’un dénominateur commun humaniste transcendant les appartenances religieuses, les blocages, analytiques et politiques, sur lesquels débouche cette confusion entre la « substance » des valeurs et les références symboliques mobilisées pour les légitimer sont nombreux. Le dialogue interculturel promu par l’Europe doit contribuer à les dévoiler et à les dénoncer, en identifiant les innombrables manières qu’ont dogmes, doctrines et communautarismes de nier à la culture de l’autre la capacité d’exprimer une référence universelle.

Penser et dépasser l’unilatéralisme de la relation culturelle : entendre pour être entendu, apprendre pour enseigner

28 Le développement vers le monde arabe de moyens de communication européens, notamment audiovisuels, est certes un objectif louable. Mais il ne devrait pas avoir pour conséquence d’aggraver le déséquilibre des flux médiatiques Nord-Sud. Si elle veut elle-même être entendue, l’Europe doit permettre – sans discrimination – aux opinions publiques du monde arabe de se faire elles aussi entendre au sein de l’Union.

29 Sur le territoire européen, le pluralisme de l’information politique sur le monde arabe et musulman apparaît comme l’un des préalables essentiels à la résorption des malentendus et des tensions avec cette région du monde. Pour l’heure, la distribution de la parole publique sur les conflits du Proche-Orient demeure toutefois particulièrement déséquilibrée. Or, lorsque l’un des quatre pieds d’une chaise, ou d’une table, s’autorise à être plus haut que les autres, ou bien lorsqu’il est de fait interdit à l’un d’entre eux d’atteindre la hauteur lui permettant de participer à l’équilibre collectif… c’est la possibilité du « vivre ensemble » (national ou international) qui risque d’être très vite compromise. C’est ce déséquilibre-là, avec ses terribles conséquences, qui doit être nommé si on veut le dépasser.

30 L’Europe ne doit pas craindre d’encourager ses interlocuteurs arabes à se constituer un savoir autonome sur l’Europe. Aux précieuxCentres de recherches en sciences sociales sur le monde arabe (qui pourraient être utilement « européanisés » pour en renforcer le potentiel et la capacité d’attraction), des Centres arabes d’étude de l’Europe pourraient ainsi s’ajouter pour le bénéfice mutuel de la construction d’un savoir scientifique partagé et donc dépassionné.

31 Tout en gardant ses ambitions d’être écoutée et d’enseigner au Sud, l’Europe doit saisir toutes les chances qu’elle peut avoir d’écouter le monde arabe et d’y apprendre. Les programmes européens d’apprentissage des langues du monde arabe et les séjours d’acculturation d’étudiants européens dans cette région constitueraient sans doute un des meilleurs leviers d’action dans ce domaine.

Notes

  • [1]
    Le texte que nous publions ici reprend la dernière partie d’une étude établie à la demande de la Commission des Affaires étrangères du Parlement européen.
  • [2]
    Vincent Geisser et Éric Gobe, « Tunisie : consolidation autoritaire et processus électoraux », L’Année du Maghreb 2004, Paris, CNRS Editions, 2006.
  • [3]
    Béatrice Hibou, La force de l’obéissance. Économie politique de la répression en Tunisie, La Découverte, Paris, 2006 (p. 120 : « Le jeu impossible des partenaires étrangers : l’exemple des financements européens »).
  • [4]
    Pour une argumentation plus explicite de nos hypothèses sur l’islam politique, voir : François Burgat, L’Islamisme au Maghreb : la voix du sud, Karthala, Paris, 1988 ; Payot, 1995 ; L’Islamisme en face, La Découverte, Paris, 1995, 1996, 2002 ;L’ Islamisme à l’heure d’Al-Qaida, La Découverte, Paris, 2005 ; J. Esposito et F. Burgat (dir.), Modernizing Islam. Religion in the Public Sphere in Europe and the Middle East, Hurst and Company, Londres, 2002.
  • [5]
    Amr Hamzawy, « The key to Arab reform : moderate islamists », Policy Brief,n° 40, 26 juillet 2005. « Pendant des décennies, explique-t-il, les régimes arabes ont usé d’une stratégie de la peur pour encourager les États-Unis et l’Europe à soutenir leur politique répressive à l’égard des mouvements islamistes, mobilisant l’image de fanatiques anti-occidentaux prenant le pouvoir par les urnes. Pourtant, les islamistes modérés d’aujourd’hui ne participent plus de ce cauchemar. Les acteurs et les observateurs politiques qui continuent à insister sur le fait qu’il n’existerait rien de tel qu’un “islamisme modéré” omettent de prendre en compte le fait que les organisations militantes au Maroc, en Algérie, en Égypte, en Jordanie, au Koweït et au Yémen ont évolué au terme de décennies d’échec dans leur opposition à des régimes répressifs. Au lieu de s’accrocher aux mirages d’États théocratiques, bon nombre de mouvements islamistes reconnaissent maintenant la pertinence du choix de concourir pacifiquement pour obtenir une participation au pouvoir et de travailler dans le cadre des institutions existantes pour promouvoir des ouvertures démocratiques progressives. »
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