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Article de revue

Des « modèles d'accueil » plus restrictifs ?

Pages 47 à 65

Notes

  • [1]
    Sondage réalisé par The Pew Global Attitudes Project au printemps 2006, auprès de14030 personnes, dans quinze pays : Etats-Unis, Grande-Bretagne, France, Allemagne, Espagne, Russie, Inde, Pakistan, Indonésie, Jordanie, Turquie, Égypte, Nigeria.
  • [2]
    Cf. R. Bistolfi : Approches de l’Islam dans l’Union européenne (in : « Islams d’Europe, Intégration ou insertion communautaire », Dir. : R. Bistolfi et F. Zabbal, Ed. de l’Aube, 1995, 392p.)
  • [3]
    Cf. Catherine Wihtol de Wenden : « Islam, immigration et intégration européenne », in : Cahier d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien, n° 33, janvier-juin 2002.
  • [4]
    Conseil représentatif des organisations islamiques de France.
  • [5]
    Conseil français du culte musulman.
  • [6]
    De manière parfois contradictoire, les pouvoirs publics se sont vu reprocher : de privilégier dans le cas de l’islam une gestion administrative du religieux, de continuer à négocier avec les pays d’origine un encadrement des croyants, de freiner en corollaire l’émergence d’un islam français qui serait plus autonome et donc moins docile, d’avoir imprudemment ouvert l’accès au CFCM à des organisations « radicales »… Des craintes se sont également exprimées face à la tentation de faire jouer à ce même CFCM un rôle politique, voire de solliciter de lui des avis doctrinaux pour lesquels il n’aurait aucune légitimité religieuse.
  • [7]
    Futur président de la Commission européenne, alors secrétaire d’État à l’Intérieur.
  • [8]
    Cf. Robert Bistolfi : « Façonner un modèle européen d’intégration », in : Le Monde diplomatique, Décembre 1994.
  • [9]
    En Espagne, Italie, Suède…
  • [10]
    Quelles que soient les formes prises dans les différents pays de l’Union européenne, les « demandes de reconnaissance » des musulmans partent dans leur immense majorité d’une acceptation de la situation de minorité dans un pays dont ils reconnaissent les lois. Ceux, par exemple, qui souhaiteraient l’application de la jurisprudence musulmane pour le droit des personnes sont une infime minorité. Ce qui est essentiellement souhaité, c’est une simple et juste application des règles qui délimitent l’exercice des libertés individuelles, ainsi qu’une conception de l’ordre public qui ne soit pas discriminatoire à leur égard. C’est pourquoi nombre d’intellectuels musulmans répugnent à s’engager dans une comparaison des « modèles » nationaux, en arguant que chacun d’eux doit être apprécié en soi, en fonction de l’écart plus ou moins grand entre ses valeurs affichées et les pratiques constatées. (Cf. Tariq Ramadan : Nos ghettos vus d’Angleterre, Le Monde du 9 sept. 2005).
  • [11]
    Cas des attentats du métro Saint-Michel à Paris en 1995, de Madrid en 2004, de Londres en 2006…
  • [12]
    Le dernier en date qui a été publié (6 Septembre 2006) émane du German Marshall Fund (USA) et de la Compagnia di San Paolo (Italie). Le fondamentalisme islamique préoccuperait 52 % des Européens (contre 41 % l’année dernière). 56 % de ces mêmes Européens estimeraient également que « les valeurs de l’islam ne sont pas compatibles avec celles de la démocratie ». Le rôle traumatique de certains événements internationaux (guerre d’Irak, crise avec l’Iran…) ou nationaux (émeutes sociales dans les banlieues ayant donné lieu à une lecture ethnicisée), a contribué sans aucun doute à alimenter cette islamophobie. Il faut ajouter également le rôle irresponsable de certains intellectuels boutefeux et, dans des mouvements populistes d’extrême droite, le glissement de la thématique anti-immigrés vers une thématique franchement islamophobe .
  • [13]
    Cf. Amartya Sen : Le multiculturalisme doit servir la liberté, Le Monde du 30 août 2006.
  • [14]
    Gilles Keppel affirme sur ce point : « Au Royaume-Uni, le multiculturalisme a fait l’objet d’un consensus implicite entre l’aristocratie sociale issue des public schools se retrouvant dans les clubs fermés, et la gauche travailliste : le développement séparé des musulmans permettait aux uns de gérer au moindre coût la main-d’oeuvre ouvrière pakistanaise immigrée, aux autres d’en capter les suffrages à travers les leaders religieux au moment des élections. »
  • [15]
    Cf. Gilles Keppel : « Fin du Londonistan, fin du communautarisme », Le Monde du 23 août 2005)
  • [16]
    Cité par Marc Roche in : « Le modèle multiculturel britannique en crise », Le Monde du 20 août 2005.
  • [17]
    Cité par Gilles Keppel, Op.cit.
  • [18]
    Comme souvent lorsqu’on a trop tardé à corriger les excès d’un système, le balancier libéré tend à générer des excès opposés : le ministre Jack Straw est-il déjà dans une démarche « laïciste » lorsqu’il demande aux musulmanes qui viennent le consulter dans sa circonscription de « retirer leur voile, dans l’intérêt des relations entre les diverses communautés » ? (Cf. Daily Telegraph, cité par Courrier International - 6 octobre 2006). Le voile en question est le niqab, qui ne laisse apparaître que les yeux. Les réactions au sein de la « communauté » musulmane n’ont pas été unanimes dans la condamnation. Quoi qu’il en soit, un débat a été ouvert, et l’on mesure l’ampleur du changement au fait que la classe politique britannique avait été presque unanime, en 2004 encore, à critiquer la loi française interdisant les signes religieux ostensibles dans l’école publique. De Roy Jenkins à Jack Straw, le renversement intervenu est significatif.
  • [19]
    Plusieurs responsables politiques préconisent des mesures extrêmes, telle Rita Verdonck, ministre de l’Intégration et de l’Immigration, qui voudrait interdire dans l’espace public la burqa, cette longue robe qui, comme le niqab, masque le corps de la tête aux pieds, et également obliger à ne parler que néerlandais dans ce même espace public.
  • [20]
    Ian Buruma : « La fin de la tolérance aux Pays-Bas », Le Monde du 4 octobre 2006.
  • [21]
    Loi du 9 décembre 1905 relative à la séparation des Églises et de l’État.
  • [22]
    Produit des travaux de la « Commission de réflexion juridique sur les relations des cultes avec les pouvoirs publics », instituée par le ministre de l’intérieur en charge des cultes, et présidée par le professeur Jean-Pierre Machelon.
  • [23]
    Sur ce point, voir : Jean-Michel Ducomte : Rapport Machelon : une analyse, in « Les idées en mouvement » n° 143, novembre 2006.s
  • [24]
    Dès 2003, le Président de la République avait jugé « souhaitable qu'un « code de la laïcité » réunisse tous les principes et les règles relatifs à la laïcité », code qui « sera remis notamment à tous les fonctionnaires et agents publics le jour de leur entrée en fonction ». En décembre 2005, le président de l’UMP avait chargé André Rossinot d’animer un groupe de travail sur les rapports entre les services publics et la loi de 1905 : le rapport qui vient d’être remis (octobre 2006) préconise la diffusion d‘une « Charte de la laïcité et de la citoyenneté ». Certains (cf. Jean-Michel Ducomte, op. précité) s’interrogent sur la cohérence logique qui unit cette démarche et celle du Rapport Machelon.
  • [25]
    Sondage CSA, publié par l’hebdomadaire catholique La Vie, le 23 septembre 2006.
  • [26]
    Si la problématique est toujours identique, chaque cas national présente ses spécificités : sur l’expérience autrichienne, et plus largement balkanique, voir : Karin Kneissi, L’islam dans les Balkans, de l’héritage ottoman aux guerres des années 1990 (à paraître).

1 Les attentats de New York du 11 septembre 2001, puis ceux de Madrid (2004) et de Londres (2005) ont évidemment joué un rôle majeur dans la montée des incompréhensions. Souvent, l’émotion a malheureusement conduit à une démission de la raison. Dans la floraison d’analyses passionnelles qui ont suivi, nombre d’islamologues de salon ont pu faire des ravages : malgré de superficielles précautions de style, une tendance à mêler les problèmes a prévalu et les musulmans, les fondamentalistes, les extrémistes, les terroristes… ont été fondus abusivement dans le même creuset sémantique.

2 En s’appuyant sur un sondage récent, un institut de Washington (le Pew Research Center) s’est efforcé de mesurer les différences de valeurs et de perceptions entre le monde « occidental » et le monde musulman [1]. Des deux côtés une large majorité estime que les relations avec l’autre sont globalement mauvaises. Dans l’Union européenne, 70 % des Allemands, 66 % des Français, 61 % des Espagnols ou des Britanniques ont une telle appréciation pessimiste. La perception varie cependant sensiblement d’un pays à l’autre pour ce qui est de la répartition des responsabilités. Ainsi, chez les Allemands, 39 % des sondés imputent aux musulmans une responsabilité principale, 27 % estimant que cette responsabilité est partagée, et 17 % incriminant d’abord les Occidentaux... Au Royaume-Uni, ces chiffres sont de 25 %, 33 % et 27 %, ce qui dénote une vision beaucoup plus équilibrée. Pour ce qui est de la France – où ces mêmes chiffres sont, respectivement, de 47 %, 19 % et 28 % –, il apparaît que presque une sur deux des personnes sondées désigne les musulmans comme premiers responsables de la détérioration des relations : le pourcentage de 47 %, très élevé, est même supérieur à celui auquel le sondage aboutit chez les Américains où il n’est que de 33 % !

3 Ces Français qui sont en tête des Européens pour juger les musulmans responsables de la dégradation des relations ont également, plus qu’ailleurs, une vision positive de ces mêmes musulmans ! Ou encore : alors que les Allemands pensent à 70 % que vivre dans une société moderne et être musulman pratiquant est contradictoire, les Français sont 74 % à penser exactement l’inverse ! La situation est également mouvante : ainsi, en Espagne, le pourcentage des sondés qui ont une vision positive des musulmans a chuté de 46 % à 29 % rien qu’entre 2005 et 2006.

4 L’arrivée au pouvoir de Khomeiny et les succès du FIS en Algérie avaient déjà inquiété. Mais dans l’ensemble l’islamisme politique n’était qu’un objet d’études pour spécialistes avant l’irruption d’Al-Qaïda : les références religieuses des Afghans qui résistaient aux Soviétiques avaient relevé de l’exotisme pour le lointain observateur européen. Quelques années après la chute des Twin Towers, l’intervention contre les Talibans, l’occupation américaine de l’Irak, et maintenant la destruction du Liban et ses suites, la situation a radicalement changé. L’instabilité du monde arabo-musulman est plus grande qu’auparavant. Plusieurs régimes autoritaires et corrompus ont vu leur assise s’amenuiser et ne tiennent que par la force. Chez les peuples, le sentiment dominant est que la « communauté internationale » n’est pas équitable : l’injustice faite aux Palestiniens est ici emblématique. Une voie toujours plus large s’ouvre à des mouvements populaires dont les références religieuses ont remplacé les anciens idéaux séculiers de progrès : nul n’ignore que si des élections réellement libres avaient lieu, nombre de mouvements « islamistes » accèderaient démocratiquement au pouvoir. Le cas du Hamas est à méditer.

5 En Europe, les adaptations internes qu’impliquaient des immigrations originaires en majorité de pays de culture musulmane ont été différemment et inégalement traitées d’un pays à l’autre. Si une terre d’immigration comme la France, possédant une expérience ancienne en la matière, tâtonne toujours à la recherche d’une politique qui serait à la fois efficace et juste, que dire des difficultés de vieilles nations à assise chrétienne qui se sont vues accueillir en quelques courtes décennies des millions de musulmans qui vont modifier démographie et culture ? Les gains de cet apport humain n’apparaîtront que progressivement et le rythme des adaptations, qu’elles soient individuelles ou de groupe, dépend de données complexes : ce qui sera demain accepté comme un enrichissement collectif peut aujourd’hui être vécu comme porteur de profondes blessures identitaires.

6 Sur ce fonds sociétal incertain, où chaque société gère largement à l’aveugle ses adaptations, chaque événement traumatique – un attentat très meurtrier, l’intervention au Liban... – peut profondément modifier les perceptions des uns et des autres et remettre en cause les lents acquis de ce que, faute de mieux, on continuera à appeler « intégration ». Ce terme est univoque pour beaucoup en ce qu’il paraît faire peser l’intégralité des adaptations sur les nouveaux venus, mais on peut l’envisager également comme un processus ouvert dans lequel ces derniers et la société d’accueil sont également tenus de dialoguer. Tablant sur la durée et sur les apprentissages réciproques qu’elle permet, l’intégration fait le pari d’un métissage fécond en longue période [2].

7 La composante musulmane des sociétés européennes n’est évidemment pas un acteur passif de ce processus. Dans chaque société, la dynamique interne de la « communauté » musulmane va dépendre d’un grand nombre d’éléments allant de la plus ou moins grande diversité des origines à l’ancienneté de la présence, en passant par le niveau d’éducation et le nombre de cadres, la perception des évolutions dans les pays musulmans, l’émergence de penseurs (religieux et non religieux) autonomes… Ces éléments ont joué différemment dans des cadres d’accueil qui ont évolué : après un réel effort d’ouverture à la différence culturelle, les politiques d’intégration ont en effet connu des crispations régressives.

8 Comme l’emploi du terme « intégration », la référence à la notion de « modèles » est contestée par nombre d’auteurs. Ainsi, Catherine Wihtol de Wenden observe que « la démarche de reconnaissance de l’islam s’inscrit dans un processus d’intégration qui peut emprunter des voies diverses d’un pays à l’autre, par-delà la diversité des prétendus « modèles » jacobin, communautaire ou multi-culturaliste, mais où la convergence existe dans la volonté d’institutionnaliser l’islam dans son nouvel environnement à travers des conflits ou des négociations avec les sociétés d’accueil  [3]. »

9 Il est vrai qu’avant d’être affecté par des enjeux politiques immédiats et circonstanciels, le processus d’intégration l’est par un ensemble de facteurs constitués historiquement et propres à chaque pays : valeurs collectives, droits traditionnellement reconnus aux étrangers, conception de la nation, plus ou moins grandes facilités pour l’accession à la nationalité, organisation institutionnelle (centralisme ou flexibilité fédérale), rapport de l’Etat avec les Eglises… Chaque construction nationale a articulé différemment ces éléments au fil du temps, en procédant le plus souvent empiriquement. Si l’on entend par « modèle » un cadre préétabli et contraignant, abstraitement défini et appliqué au forceps à une réalité rétive, l’on ne peut parler de modèle au sens strict à propos d’aucun des pays de l’Union. En revanche, si l’on s’attache à dégager la cohérence, construite progressivement, de tous les facteurs concourant à la consolidation du cadre sociétal et à la nature de l’accueil qu’il va offrir, à mettre en évidence les convergences à l’oeuvre, alors – et dans ce sens seulement – la référence à un « modèle » prend sens et se révèle utile. Parler de modèle aidera alors à dégager le fil directeur de l’intégration recherchée, sa logique interne, sa visée ultime. L’on parviendra plus aisément, aussi, à mettre en évidence les infléchissements, les adaptations, les blocages également que chaque démarche nationale va connaître sous la pression des faits et d’une demande sociale en évolution. Les approches - privilégiant ici l’assimilation, et là l’insertion - avaient d’abord concerné une immigration indifférenciée quant à ses origines et ses croyances. Les mêmes approches seront appliquées aux musulmans lorsque, le regroupement familial aidant, leur caractère majoritaire comme la nouveauté culturelle de l’islam obligeront à définir avec eux, spécifiquement, la forme d’un avenir en partage.

Optique de l’assimilation

10 Illustration type, au départ, du « modèle assimilationniste », l'approche française obéit théoriquement à une logique d'ouverture libérale à l'égard des personnes, tout en se refusant à prendre en considération la dimension collective des vécus identitaires (avec plus que des nuances entre la Wallonie et la Flandre, on retrouve en Belgique la même approche). Le Droit du sol l’emportant sur un Droit du sang qui avait prévalu à d’autres époques, la naissance dans le pays vaut ici aptitude à s’insérer dans le corps national. Mais chaque nouveau venu est invité à faire rapidement sinon immédiatement siennes toutes les valeurs établies : égalité citoyenne, refus de toute discrimination juridique pouvant frapper les femmes, corpus laïque, etc. Ces valeurs se veulent universelles et, à ce titre, sont jugées supérieures par nature à celles des cultures d'origine. Le modèle est assimilationniste dans la mesure où il implique une renonciation rapide à l'être antérieur en n’offrant qu’une fusion à marche forcée avec le corps constitué, rigide et intemporel, de la nation.

11 Tel étant le modèle « pur », la pression de la réalité - à savoir l’affirmation d’une « communauté » musulmane porteuse d’attentes, puis d’exigences égalitaires qu’elle juge légitimes - va conduire les défenseurs de l’intégration républicaine à des adaptations que l’on peut qualifier, en reprenant une expression de la pratique québécoise, d’accommodements raisonnables. Ainsi, alors que la République affirme une position de neutralité à l’égard de tous les cultes, les pouvoirs publics vont intervenir pour réduire les discriminations concrètes dont les pratiquants d’un islam devenu deuxième religion de France peuvent souffrir par rapport aux croyants des religions plus anciennement établies. Une telle action supposait un interlocuteur et, face à une religion sans clergé, avec des musulmans encore largement divisés en fonction de l’origine nationale, les gouvernements successifs mettront une quinzaine d’années, depuis le lointain Corif  [4] de la fin des années 80 au CFCM [5] d’aujourd’hui, à faire émerger une instance représentative. On n’entrera pas dans les critiques [6] que la démarche a suscitées, mais il faut admettre que sur certains points (prise en compte des interdits alimentaires par certaines collectivités, installation d’aumôneries, délimitation de carrés musulmans dans les cimetières, levée des obstacles à l’édification de lieux de culte, etc.), le traitement des problèmes rencontrés par les pratiquants a pu progresser quelque peu.

12 Dans la gestion du dispositif laïque, l’accommodement raisonnable le plus évident est intervenu en 1989 lorsque, sollicité par Lionel Jospin, alors ministre de l’Éducation nationale, le Conseil d’État a émis un avis tout en nuances sur la question des signes religieux à l’école. S’en tenant au texte et à l’esprit des lois de séparation des Eglises et de l’Etat, se refusant à faire de la laïcité une lecture philosophique orientée vers la lutte antireligieuse, il avait tracé une voie de conciliation n’abandonnant en rien les exigences de la laïcité, mais tablant sur le bon sens, le pragmatisme et le temps pour résoudre cas par cas, dans les établissements scolaires concernés, les éventuels problèmes posés par des élèves désireuses de porter le « foulard ».

Optiques de l’insertion

13 Dans les modèles nationaux obéissant à une logique d’insertion, l’approche a pris acte de la nouvelle hétérogénéité culturelle. Mais les modèles ont beaucoup différé dans le traitement de cette hétérogénéité : aux tenants d’une insertion d’inspiration libérale (Royaume-Uni, Pays-Bas...), se sont en effet opposés ceux d’une insertion sous contrainte dont Allemagne a offert l’exemple le plus net.

14 Très tôt, dès les années 60, le Royaume-Uni avait pris acte qu’avec une politique d’immigration ouverte pour les ressortissants du Commonwealth, l’ancien cadre assimilationniste devrait céder la place à une nouvelle grille multiculturaliste. Dans une formule imagée, Roy Jenkins [7] avait en 1966 résumé ainsi cette approche : « Intégration est peut-être un mot périmé. Je ne la conçois pas comme signifiant l’abandon par les migrants de leurs caractéristiques propres et de leur culture. Je ne pense pas que nous ayons besoin dans ce pays d’un melting pot qui ferait passer toute le monde dans un même moule, comme une reproduction en série du stéréotype de l’anglais, qui serait déplacée. Je définirais l’intégration, non comme un processus d’assimilation et de dénivellement, mais comme une égalité des chances, accompagnée de diversité culturelle dans une atmosphère de tolérance mutuelle. »

15 Le multiculturalisme néerlandais, très ouvert également, procédait de la croyance que les étrangers étaient appelés à retourner un jour dans leur pays et qu’il convenait donc de ne pas les couper de leur culture d’origine. D’où, en transcrivant l’expérience des « Piliers » héritée d’une histoire nationale mouvementée, l’acceptation, voire l’encouragement apporté aux constructions « communautaires ». On a ensuite assisté au glissement d’une organisation fondée sur l’origine nationale vers la prise en compte - avec l’islam - de la base confessionnelle.

16 Dans les deux pays - Royaume-Uni et Pays-Bas - l’on refusait cependant une juxtaposition de cultures repliées sur elles-mêmes au détriment de l’espace public commun. Une réflexion plus poussée qu’ailleurs a donc été conduite sur la cohérence culturelle et donc politique à assurer en rythme de croisière. La promotion de l’égalité juridique des membres des minorités (droits de la citoyenneté) ainsi que l’amélioration de leur situation économique et sociale ont dans ce but fait l’objet de politiques actives. On était encore sur la lancée des « Trente Glorieuses », avant la crise économique et la montée du chômage, avant l’essoufflement de l’État Providence : ce contexte d’ensemble a permis au modèle de fonctionner durablement avec des compléments ou des correctifs à la marge, ici encore avec des accommodements raisonnables qui ne rompaient pas avec sa logique d’ensemble. C’est ainsi qu’au Royaume-Uni, lorsqu’il est apparu qu’une ouverture sans limites pourrait menacer l’équilibre multiculturel souhaité, des lois sont venues restreindre l’accès et la résidence dans l’île des ressortissants de certains pays du Commonwealth. C’est ainsi également qu’une inflexion de l’approche est intervenue aux Pays-Bas au tournant des années 1990, quand les autorités gouvernementales ont constaté que, regroupement familial aidant, aucun retour significatif au pays natal n’interviendrait et qu’un déficit croissant de communication était constaté entre les communautés constituées et le reste de la société. Mais ces réformes et adaptations, qu’elles soient britanniques ou néerlandaises, n’affectaient pas en profondeur la logique centrale de leur système d’accueil libéral.

17 Dans le cas de l’Allemagne, cette logique centrale avait longtemps présenté des caractéristiques opposées : le pays se refusait à admettre qu’une immigration importante, où les Turcs étaient prédominants, était appelée à perdurer. Comme la dénomination utilisée l’indiquait, les « Travailleurs invités » devaient repartir dans leur pays dès lors que l’économie allemande n’aurait plus besoin de leurs bras.

18 Mais en Allemagne non plus, la dynamique de la société n’a pas été conforme au schéma initial. Des regroupements familiaux ont eu lieu et le travailleur invité – surtout son enfant – n’a pas voulu quitter la table commune qu’il avait contribué à dresser. La rigidité du modèle allemand, avec une conception de la nationalité qui conduisait par principe à réintégrer dans le giron national des Allemands de la Volga coupés de la mère patrie depuis des siècles, mais se refusait à admettre que des Turcs installés dans le pays depuis trois générations pussent devenir citoyens, cette rigidité s’est révélée intenable : les autorités ont dû se rendre à l’évidence et consentir des aménagements du dispositif juridique et conceptuel. Un élargissement de l’accès aux droits de la citoyenneté, une certaine lutte contre les discriminations dont pouvaient souffrir les étrangers (les musulmans) ont été complétés par une importante réforme du droit de la nationalité qui, à côté de la loi du sang, s’ouvrait pour la première fois au droit du sol. Cette ouverture, pour timide qu’elle ait été, a introduit une innovation à certains égards révolutionnaire dans une doctrine jusqu’alors très rigide.

19 Sans que l’on puisse parler de convergence absolue des évolutions dans des pays aux traditions très différentes (et encore moins de l’émergence d’un modèle d’intégration unifié), un constat relativement optimiste pouvait être dressé il y a une dizaine d’années encore [8]. On avait pris conscience partout que deux a priori opposés devaient être écartés. Le premier était la banalisation de la différence : malgré la culture séculière et les valeurs de tolérance qui s’étaient imposées en Europe, faire une juste place à l'islam constituait toujours un défi de société dans des pays façonnés par le christianisme. L'autre erreur aurait été de considérer comme irréductibles les différences à affronter : si la place qui est faite à l'islam en tant que religion contribue à définir le cadre d'accueil des immigrés de culture musulmane, ceux-ci ne se définissent pas exclusivement - ni même prioritairement souvent - par leur adhésion confessionnelle.

20 Conduite sur une ligne de crête, l’action avait touché à la fois aux conditions de la pratique des musulmans croyants (qu’il s’agissait d’admettre en luttant contre les discriminations concrètes) et au contexte symbolique : plusieurs ruptures institutionnelles des liens entre Etat et Eglises (chrétiennes) sont intervenues [9]. Ces changements s’inscrivaient certes dans un processus de sécularisation autonome, mais en même temps ils ne pouvaient que réduire le sentiment d’étrangeté éprouvé par les musulmans dans une société où le catholicisme ou le protestantisme avait profondément conditionné la culture et les moeurs.

Régressions

21 Partant de logiques d’intégration différentes, les sociétés européennes avaient donc entrepris sur elles-mêmes des adaptations pragmatiques pour parvenir à une organisation la plus harmonieuse possible des différenciations internes.

22 Ce travail va être compromis par des facteurs dont la conjonction a renforcé le sentiment que la société est fragilisée et qu’il conviendrait de se replier sur ses fondations anciennes, qui étaient les seules aptes, croyait-on, à restaurer une vraie cohésion. Après avoir été souhaitée, puis acceptée comme nécessaire, l’immigration était désormais perçue comme menaçante à plusieurs titres (inadéquation aux besoins de l’économie, concurrence sur le marché du travail, radicalité de certaines différences culturelles dont on avait espéré qu’elles s’atténueraient…). Une construction européenne qui patinait semblait incapable de fournir des protections de substitution aux pouvoirs dont se trouvaient progressivement dessaisis les Etats. Surtout, avec un chômage qui demeurait élevé malgré de bonnes performances économiques, l’optimisme qui avait prévalu dans un passé récent avait cédé la place à une inquiétude sociale peu propice à un accueil généreux de l’autre. Cette approche méfiante de la nouveauté va se focaliser de plus en plus souvent sur la figure du musulman, d’un musulman qui ne peut plus être considéré comme étant en simple « transit » économique. Dans des pays comme l’Italie ou l’Espagne, jadis terres d’émigration et devenus pays ou un islam minoritaire mais désormais solidement ancré pose des exigences de reconnaissance comme il les avait déjà posées en France, au Royaume-Uni, en Allemagne..., le fait peut être particulièrement déstabilisant.

23 Sur ce terreau politique et social incertain, la plupart des pays de l’Union vont devoir gérer la coïncidence dans le temps de deux faits : d’un côté la formulation par les élites musulmanes d’Europe de revendications politico-culturelles de plus en plus pressantes [10], de l’autre un terrorisme qui, s’alimentant aux nombreux dénis de justice dont souffre le monde arabo-musulman, a trouvé des relais chez quelques musulmans européens [11]. Ces deux faits n’ont aucun lien organique ou fonctionnel direct, mais ils sont entrés en résonance pour provoquer des rétractions dans les politiques d’intégration jusqu’alors poursuivies, avec un repli plus exigeant sur des valeurs jusqu’alors interprétées avec souplesse. Ce faisant, l’on répondait sans doute à des préoccupations légitimes touchant à la fragilisation du lien sociétal, mais on cédait également de manière inconsidérée à des sentiments de méfiance à l’égard de l’islam et des musulmans, sentiments dont les instituts de sondages soulignaient la progression dans la population [12]. Faut-il évoquer les répercussions qu’ont pu avoir dans ce climat certaines provocations ou maladresses, telle la publication au Danemark de caricatures associant Mahomet au terrorisme ou encore l’évocation par le pape Benoît XVI d’une polémique islamo-chrétienne du 14e siècle ? L’ampleur des réactions dans le monde musulman (réactions non exemptes au demeurant de manipulations politiques) a inquiété et alimenté en Europe le sentiment que certaines demandes musulmanes touchant à la protection du sacré pouvaient menacer des libertés chèrement conquises autrefois contre les Églises chrétiennes…

24 Le changement de cap le plus radical est récemment intervenu au Royaume-Uni. Sans qu’on l’entendît, la sonnette d’alarme avait été tôt tirée par des sociologues et par de simples observateurs de la réalité urbaine affirmant que les conditions énoncées par Roy Jenkins pour que le multiculturalisme fonctionne correctement n’étaient pas, ou plus réunies. Comme l’a constaté Amartya Sen, « après une phase très positive d’intégration multiculturelle, est venue une phase de séparatisme et de confusion[13] ». L’amalgame abusif entre conservatisme culturel et liberté culturelle (« le fait d’être né dans une communauté donnée n’est pas en soi une preuve de liberté culturelle, car ce n’est pas un choix actif ») s’est accompagné d’un glissement tendant à faire de la religion, pour importante qu’elle puisse être pour un individu, un référent identitaire exclusif sur le plan collectif (et cela au détriment de toutes les autres adhésions constitutives d’une identité moderne complexe).

25 Développement des écoles publiques confessionnelles, faible nombre de mariages mixtes, importation de coutumes contraires aux valeurs britanniques (mariages forcés, contraires par ailleurs à l’islam), ségrégation de l’habitat, différences vestimentaires... : face aux ghettos économiques du modèle français, se sont constitués au Royaume-Uni de véritables ghettos à base ethnique. Trevor Philips, président de la Commission pour l’égalité raciale, affirme qu’il faut maintenant trouver d’autres voies que le multiculturalisme à l’ancienne : « C’est un modèle porteur de conflits qui risque, à terme, de détruire le lien social. Je veux une société réellement intégrée, prônant l’égalité entre les hommes, non entre les ghettos. » Une sorte de consensus politique pervers aurait permis au système de fonctionner durablement, au-delà du raisonnable [14].

26 Les attentats de Londres des 7 et 21 juillet 2005 vont jouer comme des détonateurs, provoquant un réveil et une ouverture jusqu’alors inconnue des débats sur la voie britannique de l’intégration. Fin du Londonistan, fin du communautarisme ? s’interrogeait peu après Gilles Keppel [15].

27 La réponse immédiate a d’abord été sécuritaire, avec une brutale remise en cause de l’accueil d’idéologues islamistes tenant des discours extrémistes (de nombreux partenaires du Royaume-Uni, dont la France, avaient parlé de laxisme sur ce point). Affirmation d’une conception plus rigoureuse de l’ordre public, fermetures de lieux de prière, incarcérations, bannissements, extraditions… ont immédiatement suivi. Par sa sévérité générale, cette volte-face sécuritaire a même inquiété les libéraux, et surtout nombre de responsables communautaires qui ont craint de voir les musulmans globalement ostracisés.

28 Au-delà des mesures de protection renforcées qu’ils ont ainsi induites, les attentats et leur contexte ont surtout jeté une lumière crue sur l’implosion du modèle multiculturel : les terroristes étaient des nationaux, nés au Royaume-Uni. Un sondage indiquait par ailleurs qu’un quart des musulmans britanniques faisaient « preuve de compréhension à l’égard des motifs des kamikazes [16] ». Sur un terreau aussi instable, le simple laisser-aller ne semblait plus de mise. Le débat est appelé à s’approfondir, et un des participants, David Hayes [17], force le trait à l’extrême quant au choix ouvert : une laïcité radicale d’un côté, un multiculturalisme également radical de l’autre (où l’on pourrait imaginer un « Parlement musulman » élu légiférant – en matière de droit personnel par exemple – pour la communauté). Le schéma est volontairement provocateur, et tout donne à penser (même si la politique devra comme toujours se frayer une voix médiane) que la pression « laïque » sera désormais beaucoup plus forte au Royaume-Uni [18].

29 Dans plusieurs autres pays jadis « libéraux » – Danemark, Suède... – on retrouve, mises en oeuvre ou envisagées, des volontés analogues de « forcer » l’intégration. En constatant que le renforcement des valeurs en partage n’a pas été au rendez-vous, les politiques qui faisaient confiance à la durée pour surmonter les tensions liées à la nouvelle diversité culturelle ont de plus en plus souvent été jugées inopérantes, inefficaces, voire contre-productives.

30 Aux Pays-Bas, certains analystes avaient comme au Royaume-Uni tiré la sonnette d’alarme depuis plusieurs années. Le sociologue Paul Scheffer avait publié en 2000 une étude sur « le drame multiculturel » qui avait fait quelque bruit. Il y imputait le sentiment croissant d’insécurité de la société néerlandaise « à la crise de l’Etat-providence » venant se superposer « au sentiment que la présence massive de l’islam produisait une aliénation culturelle ». Il soumettait à critique la pensée bienpensante des progressistes pour constater (les populistes utiliseront abusivement son propos) : « La gauche, en faisant mine de ne poser aucune question aux musulmans, est devenue l’alliée des forces les plus conservatrices de cette communauté. » Il estimait que si une telle interpellation n’avait pas lieu, la possibilité d’une intégration pourrait elle-même être brutalement remise en cause. Car cette intégration « n’est pas la coexistence pacifique, mais - disait-il - l’ingérence mutuelle, et ma crainte est que les musulmans ne s’ingèrent pas dans nos affaires, ne soient pas partie prenante à notre démocratie. » Abordées avec brutalité par Pim Fortuyn ou Theo Van Gogh, la plupart de ces questions n’ont pas été traitées frontalement, dans des termes responsables, par les responsables politiques traditionnels. Comme les attentats londoniens au Royaume-Uni, l’assassinat des deux hommes a libéré des ondes de choc destructrices du vouloir-vivre ensemble. Minoritaires certes, mais en nombre non négligeable, des musulmans de la deuxième génération en viennent à s’interroger sur « leur loyauté primaire à l’égard d’un Etat qui leur garantit (...) le libre exercice de leur foi ». Les rejets adverses se sont également radicalisés, et l’électorat de Pim Fortuyn – qui a constitué la deuxième force politique du pays en 2002 – ne s'est pas dissous avec le meurtre de son leader.

31 Face à cette situation tendue, le gouvernement a réagi sur deux plans, dans une démarche analogue à celle des autorités britanniques : d’un côté par des mesures sécuritaires, de l’autre par des inflexions du discours sur l’intégration. Mesures touchant à la sécurité : dénonciation et répression de l’islam radical, contrôle accru de l’immigration et durcissement de la politique d’accueil (restrictions opposées entre autres au regroupement familial), obstacles mis aux mariages entre nationaux et étrangers [19]... Parallèlement, le discours officiel a mis l’accent sur la nécessité de restaurer normes et valeurs. Mais les correctifs à l’ancienne approche, dont chacun pressent qu’elles sont indispensables, peinent à trouver leur logique : la clé de ce que l’on pourrait appeler « resserrement des boulons de la société multiculturelle » n’a pas encore été trouvée. Un essayiste [20] a mis en évidence l’un des obstacles à surmonter, difficulté qui tiendrait à la nature de la tolérance dont la société néerlandaise s’honorait traditionnellement : cette tolérance, réelle, s’accompagnait également d’indifférence à l’autre et d’une absence de ce qu’il appelle « esprit cosmopolite ». Le climat est moins que jamais propice, aujourd’hui, à un abaissement des barrières, à la manifestation d’un réel intérêt pour la culture d’autrui et ses apports possibles au pot commun.

32 En Allemagne, après l’importante rupture symbolique constituée par la prise en considération d’un droit du sol pour les naturalisations, toute une série de dispositions sont venues marquer une rétraction. En durcissant les conditions d’accueil et de séjour des étrangers (regroupement familial, maîtrise exigée de la langue allemande…), la politique d’accueil et d’intégration affiche là aussi un pessimisme orienté principalement vers les musulmans. Sur ce point, la mesure la plus significative a été, dans le Bade-Wurtemberg, l’imposition, aux étrangers souhaitant accéder à la citoyenneté dans le land, d’un questionnaire portant sur l’adhésion aux valeurs du pays : le fait troublant est que ce questionnaire n’est prévu que pour les personnes originaires des cinquante-sept pays membres de l’OCI (Organisation de la Conférence Islamique) ! Après les tentatives d’attentats de l’été 2006, l’établissement d’un « fichier anti-terroriste » centralisé - une novation, dans un pays où les Länder veillaient jalousement à préserver leur autonomie - a prévu la mention de la religion sur les fiches individuelles. Le Conseil central des musulmans d’Allemagne et quelques autres voix et organisations se sont émus des deux dispositifs, dénonçant leur dimension discriminatoire. On a le sentiment que comme ailleurs les autorités de ce pays naviguent à la godille. C’est ainsi que le président Horst Köhler s’est déclaré favorable à ce que, dans les écoles, à l’instar de ce qui existe pour les élèves catholiques et protestants, des cours de religion musulmane soient organisés à condition qu’ils le soient en langue allemande. C’est ainsi également que le ministre de l’Intérieur, Wolfgang Schäuble, qui souhaiterait que l’État intervienne dans la formation des imams, a organisé une Conférence sur l’islam (conférence qui a été affectée par les dissensions entre invités musulmans)...

33 La situation a évolué différemment dans des pays où une visée assimilationniste inavouée avait longtemps sous-tendu l’accueil. Ainsi, en France, divers assouplissements avaient gauchi un modèle trop rigide au départ. Sans renoncer aux valeurs de base de la communauté nationale, une gestion plus pragmatique de la différence devait permettre, croyait-on, de sortir sans heurts majeurs de toutes les contradictions liées à la diversité culturelle. L’illustration la plus parlante en avait été fournie par le dossier sensible de l’école où, on l’a déjà souligné, l’avis du Conseil d’Etat relatif au port de signes religieux avait proposé une réponse nuancée tablant sur la dynamique des contacts interculturels pour sortir des enfermements identitaires. Cette approche pragmatique, attendant beaucoup du dialogue, devait laisser « le temps au temps » et réclamait une ferme volonté de ne pas céder à l’émotion dans le traitement des tensions induites par le simple et incontournable « fait » musulman. On ne s’est pas attaché à réunir ces conditions comme il l’aurait fallu. À la faveur d’événements traumatiques extérieurs, un climat d’expectative méfiante à l’égard de l’islam et des musulmans s’est développé. L’idée qu’ils étaient porteurs d’une violence essentielle a progressé dans les esprits.

34 Est venue s’ajouter à cela la conduite maladroite de débats internes à notre société. La question des futurs élargissements de l’Union européenne en a offert récemment un exemple. Sur l’adhésion possible de la Turquie à l’Union européenne, comment imaginer que les oppositions développées sur tout l’éventail des sensibilités politiques n’aient pas un impact négatif sur la perception que l’on a des musulmans quand, pour écarter les Turcs, il a souvent suffi – sans plus – de marteler à charge que c’est un pays de culture musulmane ?

35 Mais c’est sur le terrain de la laïcité à l’école que les crispations les plus évidentes se sont manifestées. La voie étroite tracée par le Conseil d’Etat - autorité compétente pour apprécier la bonne application du corpus des lois laïques - a été abandonnée. Dans le prolongement des travaux de la Commission Stasi (dont la plupart des autres recommandations ont par ailleurs été oubliées), une loi est venue encadrer et rigidifier des règles qui, sans être laxistes, avaient jusqu’alors été intelligemment compréhensives. Ce durcissement a été vécu par nombre de musulmans pratiquants comme une contrainte outrancière et vexatoire car, malgré les précautions de style du législateur, il est apparu dirigé prioritairement contre eux.

36 Cette relance mal maîtrisée du débat sur la laïcité à l’école a été prolongée par la réouverture dans la confusion de la question générale de la laïcité comme pilier de l’ordre républicain. Cette confusion tient tout d’abord aux intentions obscures de ceux qui, affirmant que la loi de 1905 [21] devrait formellement être révisée, négligent le fait que des correctifs raisonnables ont toujours pu être apportés à son dispositif lorsqu’ils sont apparus nécessaires. Orchestrées de manière suspecte, s’abritant le plus souvent derrière le paravent vertueux d’un équilibre à rétablir en faveur de religions absentes il y a un siècle, les demandes de révision ne révèlent pas toutes leurs intentions et les clés proposées par le Rapport Machelon[22] pourraient de leur côté rouvrir la boîte de Pandore d’affrontements que la loi de 1905, faite dans un souci de pacification, avait voulu clore [23]. Plus grave, la confusion s’est étendue aux termes mêmes du débat sur la laïcité. Fruit d’un compromis pratique, l’ordre laïque est seulement de nature juridique et institutionnelle ; les principes qui le régissent sont à la fois de distance mais aussi de protection des religions en tant qu’expressions de la liberté de pensée et de croyance. Cet ordre laïque est à distinguer d’une certaine philosophie laïque qui est porteuse d’une critique radicale des religions : comme telle, cette pensée laïque là doit bien sûr avoir toute sa place dans le débat mais sans se transformer en philosophie officielle. Elle apparaîtrait comme telle si, au-delà de la lutte contre les empiètements du religieux dont elle veut protéger l’espace public, elle voulait contraindre à l’excès l’expression publique des croyances.

37 Apparaît urgente la restauration d’un climat apaisé où prévaudraient à nouveau, dans la clarté, des accommodements raisonnables. Diverses initiatives politiques récentes [24] y contribueront-elles ou ajouteront-elles à la fébrilité ambiante sur le sujet pour, en bout de course, corseter trop autoritairement des comportements en pleine évolution ? Il faut être attentif ici à ce qu’une lecture dépassionnée des faits révèle : un sondage récent [25] va à l’encontre de tous les préjugés courants sur l’enfermement des musulmans dans des pratiques et un système de valeurs figés. Sont très parlants les pourcentages de réponses positives à des questions sensibles comme : l’égalité de tous les hommes, indépendamment de leurs croyances religieuses (94 %), l’égalité des hommes et des femmes (91 %), le principe de séparation de l’Etat et des religions (73 %), l’acceptation du mariage d’une musulmane avec un non-musulman (69 %), l’acceptation d’une conversion au catholicisme (46 %)... Où sont les blocages collectifs ?

Conclusion

38 Confrontées à une présence musulmane tout sauf marginale, les sociétés européennes avaient été amenées à développer une approche plus innovante de leur diversité interne. Les méfiances induites par divers événements internationaux et par leurs échos internes ont conduit les sociétés d’accueil à un repli sur ce qu’elles croyaient être le socle dur de leur identité collective. Ce repli s’est alimenté aux stéréotypes d’un Occident porteur de valeurs universelles et menacé dans son mode de vie par un monde musulman revendicatif n’ayant lui-même rien à nous dire sur l’Universel.

39 Alors que des stratèges à courte vue installent ainsi dans les esprits l’inéluctabilité d’un conflit de civilisation, la restauration de la croyance qu’un avenir en partage est possible et souhaitable est d’une urgence vitale. Cela se joue à l’évidence à plusieurs niveaux, et d’abord à celui, politique, du traitement de certains dossiers (Palestine, Irak, Afghanistan…) dont le pourrissement engage au premier chef la responsabilité occidentale.

40 De manière moins directement évidente, l’accueil du « fait » musulman dans nos sociétés est également central pour la construction d’un monde où les différences religieuses seraient moins instrumentalisées dans des conflits ayant d’autres enjeux. Il faut être attentif, tout d’abord, au fait qu’après les communautés musulmanes qui se sont constituées au cours des dernières décennies dans les pays européens de vieille immigration, les élargissements successifs de l’Union européenne ont à chaque étape intégré de nouvelles populations musulmanes ou vont le faire. On a déjà parlé des changements intervenus en Espagne ou en Italie qui, après avoir longtemps exporté leurs pauvres, accueillent aujourd’hui des immigrés qui viennent surtout de l’Afrique sub-saharienne et du Maghreb musulmans. De la Scandinavie à l’Autriche, c’est presque partout que des néo-nationaux de culture musulmane doivent aussi s’adapter à un cadre sociétal bien éloigné de celui de leur pays d’origine [26]. Avec la Grèce et Chypre, ce sont également des musulmans anciennement présents qui sont entrés dans l’Union. Demain, avec la Bulgarie, c’est près d’un million de personnes de culture musulmane qui les rejoindront. Après-demain, avec l’arrivée de la Macédoine, de la Bosnie..., et surtout de la Turquie (si le prudent processus d’adhésion aboutissait), le paysage culturel dans l’Union européenne connaîtrait encore de nouvelles et profondes modifications à gérer.

41 Qui ne voit, d’abord, qu’une adaptation raisonnée des structures d’accueil dans les États membres ayant la plus vieille « expérience musulmane » sera d’une importance capitale pour un traitement correct de ces défis futurs ? Une lecture moins myope des réalités européennes d’aujourd’hui montrerait déjà que, loin de se constituer en communauté homogène et menaçante, la mouvance musulmane est partout très éclatée dans sa démarche sociétale. Toute la gamme des relations au religieux y est représentée, de l’éloignement à un militantisme actif (lui-même très divers), en passant par une pratique fondée sur la fidélité à la foi des parents. Cette diversité même devrait rassurer ceux que l’ignorance des faits conduit à exagérer l’ampleur des défis de l’intégration. Accepter les risques et les délais de cette intégration sans vouloir en forcer le rythme devrait entre autres dissuader de pratiquer une politique d’État visant à promouvoir - chez les croyants et les pratiquants - tel ou tel type d’islam jugé plus conforme aux exigences du « modèle » reconnu : sur ce point, en France, le vieux fonds gallican inspire ici et là, à droite comme à gauche, un activisme qui pourrait être contreproductif en distinguant a priori entre bons et mauvais musulmans…

42 Ce respect des rythmes d’évolution propres à la mouvance musulmane paraît d’autant plus souhaitable que commencent déjà à se dessiner les contours d’un islam européen développant ses caractéristiques propres. En raison même de sa situation, cet islam est nécessairement conduit à une réflexion créatrice. Il le fait certes en liaison avec les recherches dans le monde musulman, mais en échappant aux contraintes autoritaires, politiques ou religieuses, qui là-bas les freinent trop souvent. La sécularisation des sociétés européennes libère également l’islam de son statut religieux subordonné, un statut de fait lié au référent chrétien affiché jusqu’à très récemment par nombre d’États en Europe. Dans ce contexte sécularisé, une confrontation égalitaire avec des religions engagées dans des démarches d’aggiornamento ne sera-t-elle pas bénéfique, enfin, à un islam européen affrontant les défis inhérents à toute situation de minorité ?

43 Mieux connaître l’autre, l’accepter dans sa dimension réelle, complexe et évolutive : l’enjeu pour les sociétés européennes est de surmonter une idéologie de la peur qui progresse partout pour apprendre, d’abord, à écouter le « parler musulman » dans sa diversité.


Date de mise en ligne : 01/01/2011

https://doi.org/10.3917/come.060.0047

Notes

  • [1]
    Sondage réalisé par The Pew Global Attitudes Project au printemps 2006, auprès de14030 personnes, dans quinze pays : Etats-Unis, Grande-Bretagne, France, Allemagne, Espagne, Russie, Inde, Pakistan, Indonésie, Jordanie, Turquie, Égypte, Nigeria.
  • [2]
    Cf. R. Bistolfi : Approches de l’Islam dans l’Union européenne (in : « Islams d’Europe, Intégration ou insertion communautaire », Dir. : R. Bistolfi et F. Zabbal, Ed. de l’Aube, 1995, 392p.)
  • [3]
    Cf. Catherine Wihtol de Wenden : « Islam, immigration et intégration européenne », in : Cahier d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien, n° 33, janvier-juin 2002.
  • [4]
    Conseil représentatif des organisations islamiques de France.
  • [5]
    Conseil français du culte musulman.
  • [6]
    De manière parfois contradictoire, les pouvoirs publics se sont vu reprocher : de privilégier dans le cas de l’islam une gestion administrative du religieux, de continuer à négocier avec les pays d’origine un encadrement des croyants, de freiner en corollaire l’émergence d’un islam français qui serait plus autonome et donc moins docile, d’avoir imprudemment ouvert l’accès au CFCM à des organisations « radicales »… Des craintes se sont également exprimées face à la tentation de faire jouer à ce même CFCM un rôle politique, voire de solliciter de lui des avis doctrinaux pour lesquels il n’aurait aucune légitimité religieuse.
  • [7]
    Futur président de la Commission européenne, alors secrétaire d’État à l’Intérieur.
  • [8]
    Cf. Robert Bistolfi : « Façonner un modèle européen d’intégration », in : Le Monde diplomatique, Décembre 1994.
  • [9]
    En Espagne, Italie, Suède…
  • [10]
    Quelles que soient les formes prises dans les différents pays de l’Union européenne, les « demandes de reconnaissance » des musulmans partent dans leur immense majorité d’une acceptation de la situation de minorité dans un pays dont ils reconnaissent les lois. Ceux, par exemple, qui souhaiteraient l’application de la jurisprudence musulmane pour le droit des personnes sont une infime minorité. Ce qui est essentiellement souhaité, c’est une simple et juste application des règles qui délimitent l’exercice des libertés individuelles, ainsi qu’une conception de l’ordre public qui ne soit pas discriminatoire à leur égard. C’est pourquoi nombre d’intellectuels musulmans répugnent à s’engager dans une comparaison des « modèles » nationaux, en arguant que chacun d’eux doit être apprécié en soi, en fonction de l’écart plus ou moins grand entre ses valeurs affichées et les pratiques constatées. (Cf. Tariq Ramadan : Nos ghettos vus d’Angleterre, Le Monde du 9 sept. 2005).
  • [11]
    Cas des attentats du métro Saint-Michel à Paris en 1995, de Madrid en 2004, de Londres en 2006…
  • [12]
    Le dernier en date qui a été publié (6 Septembre 2006) émane du German Marshall Fund (USA) et de la Compagnia di San Paolo (Italie). Le fondamentalisme islamique préoccuperait 52 % des Européens (contre 41 % l’année dernière). 56 % de ces mêmes Européens estimeraient également que « les valeurs de l’islam ne sont pas compatibles avec celles de la démocratie ». Le rôle traumatique de certains événements internationaux (guerre d’Irak, crise avec l’Iran…) ou nationaux (émeutes sociales dans les banlieues ayant donné lieu à une lecture ethnicisée), a contribué sans aucun doute à alimenter cette islamophobie. Il faut ajouter également le rôle irresponsable de certains intellectuels boutefeux et, dans des mouvements populistes d’extrême droite, le glissement de la thématique anti-immigrés vers une thématique franchement islamophobe .
  • [13]
    Cf. Amartya Sen : Le multiculturalisme doit servir la liberté, Le Monde du 30 août 2006.
  • [14]
    Gilles Keppel affirme sur ce point : « Au Royaume-Uni, le multiculturalisme a fait l’objet d’un consensus implicite entre l’aristocratie sociale issue des public schools se retrouvant dans les clubs fermés, et la gauche travailliste : le développement séparé des musulmans permettait aux uns de gérer au moindre coût la main-d’oeuvre ouvrière pakistanaise immigrée, aux autres d’en capter les suffrages à travers les leaders religieux au moment des élections. »
  • [15]
    Cf. Gilles Keppel : « Fin du Londonistan, fin du communautarisme », Le Monde du 23 août 2005)
  • [16]
    Cité par Marc Roche in : « Le modèle multiculturel britannique en crise », Le Monde du 20 août 2005.
  • [17]
    Cité par Gilles Keppel, Op.cit.
  • [18]
    Comme souvent lorsqu’on a trop tardé à corriger les excès d’un système, le balancier libéré tend à générer des excès opposés : le ministre Jack Straw est-il déjà dans une démarche « laïciste » lorsqu’il demande aux musulmanes qui viennent le consulter dans sa circonscription de « retirer leur voile, dans l’intérêt des relations entre les diverses communautés » ? (Cf. Daily Telegraph, cité par Courrier International - 6 octobre 2006). Le voile en question est le niqab, qui ne laisse apparaître que les yeux. Les réactions au sein de la « communauté » musulmane n’ont pas été unanimes dans la condamnation. Quoi qu’il en soit, un débat a été ouvert, et l’on mesure l’ampleur du changement au fait que la classe politique britannique avait été presque unanime, en 2004 encore, à critiquer la loi française interdisant les signes religieux ostensibles dans l’école publique. De Roy Jenkins à Jack Straw, le renversement intervenu est significatif.
  • [19]
    Plusieurs responsables politiques préconisent des mesures extrêmes, telle Rita Verdonck, ministre de l’Intégration et de l’Immigration, qui voudrait interdire dans l’espace public la burqa, cette longue robe qui, comme le niqab, masque le corps de la tête aux pieds, et également obliger à ne parler que néerlandais dans ce même espace public.
  • [20]
    Ian Buruma : « La fin de la tolérance aux Pays-Bas », Le Monde du 4 octobre 2006.
  • [21]
    Loi du 9 décembre 1905 relative à la séparation des Églises et de l’État.
  • [22]
    Produit des travaux de la « Commission de réflexion juridique sur les relations des cultes avec les pouvoirs publics », instituée par le ministre de l’intérieur en charge des cultes, et présidée par le professeur Jean-Pierre Machelon.
  • [23]
    Sur ce point, voir : Jean-Michel Ducomte : Rapport Machelon : une analyse, in « Les idées en mouvement » n° 143, novembre 2006.s
  • [24]
    Dès 2003, le Président de la République avait jugé « souhaitable qu'un « code de la laïcité » réunisse tous les principes et les règles relatifs à la laïcité », code qui « sera remis notamment à tous les fonctionnaires et agents publics le jour de leur entrée en fonction ». En décembre 2005, le président de l’UMP avait chargé André Rossinot d’animer un groupe de travail sur les rapports entre les services publics et la loi de 1905 : le rapport qui vient d’être remis (octobre 2006) préconise la diffusion d‘une « Charte de la laïcité et de la citoyenneté ». Certains (cf. Jean-Michel Ducomte, op. précité) s’interrogent sur la cohérence logique qui unit cette démarche et celle du Rapport Machelon.
  • [25]
    Sondage CSA, publié par l’hebdomadaire catholique La Vie, le 23 septembre 2006.
  • [26]
    Si la problématique est toujours identique, chaque cas national présente ses spécificités : sur l’expérience autrichienne, et plus largement balkanique, voir : Karin Kneissi, L’islam dans les Balkans, de l’héritage ottoman aux guerres des années 1990 (à paraître).

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