Notes
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[1]
En Jordanie, une campagne avait été lancée durant l’été 1999 visant l’abolition de la réduction de peine accordée aux crimes d’honneur.
-
[2]
Cet article s’appuie sur une recherche réalisée en vue de l’obtention d’un doctorat en sociologie ayant pour titre “Femmes palestiniennes entre soumission et émancipation”, sous la direction de Farhad Khosrokhavar, École des hautes études en sciences sociales (EHESS), 2005.
-
[3]
Abdelwahab Bouhdiba, La Sexualité en Islam, Paris, PUF, 1998, p. 292.
-
[4]
Roger Caillois, L’Homme et le Sacré, Paris, Gallimard, 1950, p. 29.
-
[5]
Stéphanie Latte Abdellah, “Le débat sur la criminalité liée à l’honneur en Jordanie”, dans Maghreb Machrek, n° 179, printemps 2004, p. 32.
-
[6]
“Les crimes dits d’honneur représentent, d’après les déclarations de la police, entre 1990 et 1995, entre 20 et 30 meurtres par an, ce qui équivaut à 30 % des homicides en moyenne. Selon diverses estimations, ils s’élèveraient au double”. Stéphanie Latte Abdallah, “Le débat sur la criminalité”, dans “Femmes du monde arabe”, Maghreb Machreck, n° 179, printemps 2004, p. 30.
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[7]
Ibid., p. 35.
-
[8]
Loc. cit.
-
[9]
Pour comprendre comment l’État d’Israël instaure “deux espaces référentiels concurrents, celui de l’appartenance ethnonationale et celui de la citoyenneté”, consulter Alain Dieckhoff, “Démocratie et ethnicité en Israël”, Sociologie et Société, vol. XXX, n° 2, automne 1999 (http://www.erudit.org/revue/socsoc/1999/v31/n2/001185ar.html).
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[10]
Organisation mondiale contre la torture (OMCT), “Israël, un rapport au comité contre la torture”
(http://www.omct.orgpdf/vawpublication222001/fr_2001_058_israelL.pdf). -
[11]
Ibid., Organisation mondiale contre la torture (OMCT).
-
[12]
Agnès Pavlowsky, op. cit.
-
[13]
En cas d’adultère, quatre témoins sont nécessaires pour dénoncer les faits. Ils doivent avoir assisté à la scène, (situation improbable !) La sanction est la même pour l’homme et pour la femme : s’ils ont commis l’adultère, ils doivent être lapidés jusqu’à ce que mort s’ensuive. S’il s’agit de relations prénuptiales, tous les deux doivent être fouettés : ce n’est donc pas une condamnation à mort. La décision doit toujours être prise par le juge d’une cour islamique.
-
[14]
Différentes organisations de femmes et de défense des droits de l’homme abordent ce thème dans leurs publications, surtout depuis l’instauration de l’Autorité palestinienne en 1994, afin que le cadre législatif soit modifié. Depuis 1996, surtout, Jérusalem Times, le journal de langue anglaise, a publié plusieurs articles sur la question. En 1997, l’organisation Projet pour l’autonomie des femmes a édité un reportage dans le quotidien de langue arabe Al-Hayat Al Jadida. D’autres articles ont paru par la suite. Ces dix dernières années, le quotidien arabe Al Quods a lui aussi publié des articles dénonçant ces pratiques.
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[15]
Interview de Maryem Mahmoud Saleh , la nouvelle ministre des Femmes (Hamas), juste après les élections palestiniennes et avant sa nomination au poste de ministre. L’interviewer était Luisa Morgantini, membre du Parlement de l’Union Européenne. Cette interview est consultable sur le site du centre palestinien d’information. Un site dont le fondateur est Khaled Ameireh, considéré comme un proche du Hamas. (http://www.palestine-info.cc/french/article_8220.shtml).
Depuis les années 90, dans le monde arabo-musulman des femmes et des hommes se mobilisent contre les meurtres accomplis par les familles contre les femmes soupçonnées d’avoir eu une conduite immorale entachant l’honneur du clan. Nombre de médias, en particulier au Moyen-Orient, se sont fait l’écho d’une manifestation qui a rassemblé, le 7 mai 2005, à Ramallah en Cisjordanie, environ trois cents personnes demandant au Conseil législatif palestinien la promulgation et l’application d’une loi protégeant les femmes [1]. Cette manifestation faisait suite à une escalade de ce type de meurtres en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, six cas avaient, en effet, été répertoriés, ainsi que trois tentatives entre février et mai dont quatre meurtres commis d’avril à mai. Depuis, là comme ailleurs, ces crimes d’honneur continuent de se perpétrer. Et le 13 septembre 2005, le WCLAC (Centre pour l’aide légale et le conseil aux femmes) a lancé un appel pour la protection des droits des femmes, en réaction, entre autres, au meurtre.
2 Le 31 août 2005, Hiyam Mohammad Ali, 29 ans, enceinte de sept mois, est empoisonnée par sa famille. Combien de femmes sont tuées chaque année au nom de l’honneur ? Il n’existe pas de statistiques fiables, car ces décès peuvent être déclarés comme des “suicides” ou des accidents avec la complicité de la communauté. En outre, certaines femmes, victimes de harcèlement moral, sont poussées à mettre fin à leurs jours.
3 Nous pouvons toutefois apporter quelques indications. Selon le WCLAC, qui s’appuie sur des sources policières, en 2002, 31 cas de “crimes d’honneur” auraient été recensés dans les Territoires palestiniens. Entre 2002 et 2004, on en dénombrerait 21 dans la seule bande de Gaza (Lire aussi l’article d’Islah Jad, dans ce numéro, pour les années 1988- 1993).
4 La crispation sur le comportement sexuel des femmes doit être appréhendée à la lumière des contextes spécifiques à chaque pays. Or, au Moyen-Orient, ces crimes ont tendance à diminuer, ce qui n’est pas le cas chez les Palestiniens. Il ne faut pas oublier qu’ils s’inscrivent dans le contexte de l’occupation, et de la seconde Intifada [2].
Les crimes dits “d’honneur”, assujettissement des femmes
5 Les espaces géographiques arabes et musulmans ne sont pas les seuls où ces crimes sont en usage, par le fait qu’on y est particulièrement sensible à un honneur qui s’arrime à la “bonne conduite” des femmes. Ils sont fréquents en Jordanie, au Liban, en Égypte, en Syrie, en Irak, dans les Territoires palestiniens, au Pakistan, en Afghanistan, en Iran, en Turquie, au Maghreb… Ils ont cours également dans des pays d’Afrique noire, en Inde, au Bangladesh… Les organisations de droits de l’homme et de défense des femmes les dénoncent également au Pérou, au Brésil, en Argentine… et partout où, dans les pays occidentaux, des personnes issues de ces cultures reproduisent cette coutume. En décembre 2004, lors de la conférence de Stockholm, l’ONU avançait le chiffre de 5000 femmes victimes de crimes d’honneur chaque année dans le monde.
6 Sans détailler les aspects juridiques prévalant dans les pays concernés, mentionnons que ces homicides sont souvent entérinés par des articles de lois accordant aux meurtriers des circonstances atténuantes, en raison du déshonneur qu’ils ont subi.
7 Si la sexualité des femmes est effectivement garante de l’honneur masculin, le code de l’honneur se décline différemment selon les pays, les régions, les zones de résidence, les milieux sociaux. Ainsi, une femme peut être tuée à cause d’une rumeur, parce qu’un courrier intercepté laisse supposer une relation illicite ou une simple attirance. Un regard furtif peut être interprété comme une invitation, un coup de téléphone jugé suspect. Dire simplement bonjour à quelqu’un peut même susciter des soupçons. Une tenue estimée incorrecte, un maquillage trop appuyé, peuvent entraîner la mort. L’opposition à un mariage arrangé peut également provoquer la disparition de celle qui, par son refus, déshonore sa famille en l’obligeant à revenir sur sa parole. En cas de viol, c’est bien souvent la victime qui perd la vie, assassinée par l’un de ses parents.
8 Le meurtrier est le plus souvent un homme, habituellement un frère, il peut être un membre quelconque de la famille. Il arrive qu’une mère tue sa propre fille. Le meurtrier peut être le violeur même.
Ordre social et ordre religieux
9 Ces crimes relèvent de règles de conduites traditionnelles entre les sexes. Elles sont significatives de systèmes sociaux où l’honneur de l’homme, de sa famille, de sa communauté est une valeur centrale, quasi sacrée, d’autant que des références religieuses restreignent la liberté sexuelle, a fortiori celle des femmes. Et ceci, en particulier dans des pays où la pratique religieuse, chrétienne ou musulmane, est largement suivie, au sein de sociétés néopatriarcales dans lesquelles la suprématie masculine demeure une prérogative ; les préceptes religieux répondent à la préoccupation de pouvoir répondre avec certitude de la filiation paternelle.
10 Les principes chrétiens confortent ce système social, dans la mesure où, dans cette religion, l’acte sexuel ne se conçoit qu’au sein du mariage. Catholiques et orthodoxes voient dans le mariage un sacrement ; les protestants le considèrent comme un engagement solennel nécessitant la bénédiction de Dieu. L’homme quitte ses parents et s’attache à une femme afin qu’ils s’unissent en une seule chair. Cette loi, stipulée dans la Genèse (2, 24), est réaffirmée dans le Nouveau Testament, et plus précisément dans les évangiles de Matthieu (19,5) et de Marc (10, 7-8). L’acte sexuel est en premier lieu lié à la fonction reproductrice : sa finalité concerne la constitution d’une famille, comme l’indique le verset 1, 28 de la Genèse : “Soyez féconds”. En dehors du mariage, l’acte sexuel est considéré comme un péché.
11 C’est à la femme, surtout, qu’il incombe de respecter le “plan de Dieu”, sans doute afin que l’homme puisse avoir la certitude de sa paternité. En outre, pèse sur Eve le poids de la “Chute”, le “péché originel”, dans la mesure où elle a entraîné Adam à désobéir à Dieu.
12 Dans la religion musulmane, le mariage n’est pas un sacrement. Il n’en demeure pas moins que le respect de l’islam exige une conduite honorable sur le plan sexuel. Le plaisir sexuel est valorisé comme l’avant-goût du paradis, et la jouissance conçue comme une voie d’accès au divin. Mais toute relation sexuelle en dehors du mariage est un acte illicite, un acte de débauche, nommé zinâ. Cela concerne autant l’adultère que l’amour prénuptial, et par extension tous les comportements jugés indécents, illicites et donc sanctionnables.
13 Dans La Sexualité en Islam, Abdelwahab Bouhdiba explique que très tôt dans la civilisation islamique, le désir masculin prime et s’impose. Il démontre que, dans ce contexte, la sexualité se caractérise par une forme de “misogynie”, “car la société arabo-musulmane est restée largement encore andrôlatre dans son essence et dans ses apparences, dans ses structures profondes, comme dans ses manifestations superficielles. Dans le meilleur des cas, la femme est perçue comme un être d’appoint [3]”.
14 Rappelons que, dans les récits religieux des trois monothéismes, la femme ayant été créée après l’homme, elle lui est subordonnée, ce qui peut contribuer à lui imposer des restrictions plus strictes sur sa sexualité : une manière d’assurer la domination de l’homme !
Sacralisation de la virginité
15 On peut même affirmer que l’impensé de la sexualité féminine hors du mariage, et en particulier avant l’union nuptiale, s’apparente à un tabou dans le sens défini par Roger Caillois : “Le tabou se présente comme un impératif catégorique négatif. Il consiste toujours en une défense, jamais en une prescription… On ne doit pas l’enfreindre pour la seule et unique raison qu’il est la loi et qu’il définit absolument ce qui est permis et ce qui ne l’est pas... [4]” Ainsi une femme ne peut pas assouvir librement sa sexualité sans mettre en grand danger sa propre personne et la société. La transgression porte atteinte à la famille, salie et donc “contaminée” par cet acte, donc déshonorée.
16 Le crime d’honneur vise donc à sauver l’honneur de la famille, à la “décontaminer”, mais la “décontamination” est rarement achevée : il reste difficile pour les soeurs célibataires de se marier, par exemple. Cette solution est néanmoins bien souvent la seule à être envisagée. Le divorce, la répudiation même, ne constitueraient pas une réaction suffisamment honorable. Le meurtre rituel est bien un sacrifice expiatoire. Il lave la faute, évite la propagation des “mauvaises” conduites. Là où se pratiquent les crimes d’honneur, on assiste à une sorte de sacralisation de la virginité des femmes assimilée à la pureté. Aussi, si les femmes soupçonnées d’adultère sont en danger, les jeunes filles, quant à elles, font l’objet d’une préoccupation particulière.
17 Chez les chrétiens, la valorisation de la “pureté-virginité” des filles trouve son origine dans la conception même de Jésus en dehors du tout rapport sexuel et le mythe persistant de Marie toujours vierge, en dépit du fait que nombre d’exégètes s’accordent à dire qu’elle a eu d’autres enfants conçus charnellement.
18 Dans la religion musulmane, la virginité des femmes correspond à un idéal de jouissance masculine. En effet, dans la représentation du jana, du paradis, qui attend les hommes, des houris, vierges éternelles, sont à leur disposition.
19 Les femmes sont les gardiennes passives de leur propre virginité.
20 L’homme a un rôle actif, protégeant ce qui est d’abord la “propriété” de la famille, qui ne doit pas perdre de sa valeur, car la famille perdrait alors sa renommée. De plus, la femme priverait son époux de ce qu’elle lui doit. Avec la question de la virginité, il apparaît qu’une partie intime de son corps, l’hymen, est le bien intangible de l’époux, seul en droit de le déflorer.
L’honneur dans la tradition arabo-musulmane
21 Les interprétations des livres saints incitant à une vigilance quant à la conduite sexuelle des femmes, conjuguées avec la notion d’honneur communautaire, conduisent à appréhender les crimes d’honneur à la lumière de traditions patriarcales.
22 Dans les sociétés arabo-musulmanes, l’honneur structure les rapports sociaux, les hiérarchies entre les différentes composantes sociales et entre les genres masculin et féminin. L’honneur social, sharaf, désigne l’honneur d’une unité sociale comme la tribu ou la famille, ainsi que des individus masculins ou féminins. Il concerne le statut social, la place occupée dans la société, le rang social, il est lié à la généalogie. L’incapacité d’un individu à suivre ce qui est défini comme une conduite morale adéquate affaiblit le statut social de la famille et met en péril l’unité tribale. Un homme est “digne” s’il peut protéger sa famille, subvenir à ses besoins, s’il agit selon les règles de savoir-vivre en vigueur. Pour les femmes, l’honneur, sharafa, englobe son éducation, sa moralité, le degré d’honneur des hommes de sa famille, sa renommée, sa personnalité.
23 L’honneur social dépend aussi de l’honneur sexuel, ‘ird, à tel point que dans le langage quotidien, sharaf et ‘ird ont tendance à se confondre, le terme sharaf étant le plus courant. Comme le souligne Stéphanie Latte Abdellah : “L’honneur sexuel par son rôle dans l’identité généalogique d’une famille, équivaut au sang [5].” L’incertitude de la paternité, en cas de rapports sexuels extraconjugaux des femmes, ne devrait plus être un problème en raison des progrès scientifiques concernant l’analyse d’ADN. Toutefois, les comportements ne se sont pas encore modifiés, du fait que l’honneur social se confond toujours avec l’honneur sexuel des femmes, assurant ainsi la domination masculine, et que la virilité signifie la défense du ´ird.
24 Ainsi, l’ird a tendance à ne désigner que l’honneur des femmes qui risque d’être entaché en cas de “dérives” comportementales. L’ird peut facilement être mis à mal par une rumeur. L’atteinte portée à l’ird remet en question l’honneur social d’un homme, de la famille, du clan, de la tribu. C’est par le biais de l’honneur sexuel que l’honneur social se décline en honneur communautaire. Cet honneur est communautaire parce qu’il constitue un bien commun et que son déficit affecte des groupes sociaux, de la famille au clan et à la tribu. Il est communautaire aussi parce qu’il dépend de l’approbation de la conduite d’une femme en fonction des normes comportementales, des interdits et des règles qui ne relèvent pas nécessairement d’un code juridique.
25 Toutefois, la latitude d’action des femmes en ce domaine dépend également de l’assise sociale de leurs groupes d’appartenance. Plus ces groupes bénéficient d’un certain prestige, d’une reconnaissance sociale, moins les restrictions sont importantes.
26 Dans les couches sociales inférieures, la moindre attitude peut être interprétée comme compromettante, même si le critère économique n’est pas l’unique composante de l’honneur social. Le renom d’une famille peut être subordonné à sa piété, à son engagement politique, à l’investissement caritatif de certains de ses membres. Son statut peut aussi être consolidé par des manières de vivre, telles que l’hospitalité, la générosité. Avoir la réputation d’être solidaires les uns des autres favorise aussi la reconnaissance sociale du clan. La plus sûre composantes du sharaf est néanmoins la glorification d’une famille en raison du sacrifice accompli par l’un des siens pour défendre une cause prestigieuse, telle la cause nationale.
Singularité palestinienne
27 Chez les Palestiniens, l’honneur lié à la défense la nation est attaché à la défense de la terre, et surdéterminé par l’histoire du conflit qui les oppose à Israël depuis plus d’un demi-siècle. En outre, au Moyen-Orient, l’importance de la ruralité explique que la possession et la préservation de la terre sont identifiées à l’honneur, “al ard hiye al a’ardh”. Ainsi, quand la terre est perdue, une part de l’honneur l’est également.
28 Or, à l’instar d’autres cultures, terre et femme se représentent l’une l’autre dans la culture palestinienne. Toutes les deux doivent être fécondées, elles sont “nourricières”. Elles doivent être protégées. Quand une femme est “souillée” par un acte sexuel illicite, elle est assimilée à la terre perdue, violée par un étranger en raison de la métaphore entre elle et la terre. L’homme est déshonoré, et l’ensemble de la communauté avec lui. Il s’agit donc alors de “restaurer” l’honneur.
29 Selon les organisations de femmes, des psychologues et des travailleurs sociaux, les viols, les incestes ne sont pas rares en Palestine. Les femmes qui vivent dans leur belle-famille peuvent subir les agressions sexuelles d’un beau-frère ou d’un beau-père. Les conditions de vie, la promiscuité entre voisins, en particulier dans les camps peuvent être mises en cause. De la même manière, le manque d’espace au domicile et le confinement dû au chômage, aux bouclages des Territoires, aux couvre-feux prolongés, événements courants depuis la seconde Intifada, les reports de mariage faute de moyens financiers favorisent l’attraction sexuelle, attisée par les images télévisuelles impudiques. Nous pourrions aussi incriminer la lourdeur des interdits.
30 L’histoire des Palestiniens, le maintien de l’occupation, l’impuissance des hommes à protéger leurs biens et leur famille, les humiliations au quotidien, vécues aux points de passage ou lors des perquisitions, éclairent le fait qu’en Cisjordanie et dans la bande de Gaza les crimes d’honneur ne diminuent pas.
31 Nous pouvons rapprocher les causes des crimes d’honneur en Cisjordanie et dans la bande de Gaza de celles des crimes d’honneur commis en Jordanie, lesquels sont plus particulièrement imputés aux réfugiés palestiniens. Bien que vivant dans des contextes différents, ces Palestiniens souffrent également d’un déficit d’honneur national, et certains voient aussi leur honneur social affecté.
32 Stéphanie Latte Abdallah constate ainsi qu’en Jordanie [6] ce sont les communautés exclues du débat politique, bédouins, minorités et Palestiniens des camps, qui ont recours à cette pratique. “[...] la susceptibilité des familles de certains milieux sociaux à l’honneur des femmes est liée à leur non-reconnaissance dans la sphère sociale et politique [leur défaut d’honneur social] due à leur non-accès direct au pouvoir politique et, dans certains cas, tels les camps, à la stigmatisation sociale. Une stigmatisation qui renvoie aux camps et à leurs habitants l’image de gens déterminés socialement par le lieu dans lequel ils vivent, [...] un entre-lieu [...] qui exclut de ce qui confère identité et honneur social... [7]”. L’auteur précise également que la perte de la terre accroît le sentiment de déshonneur et conduit à une fixation sur “l’honneur familial incarné par les femmes [8]”.
33 Un autre parallèle peut être mené avec les crimes d’honneur commis dans la population d’Arabes citoyens israéliens. Certains, ayant perdu leurs terres, vivent dans des villages non reconnus, où ils se sont installés après que leur village d’origine eut été détruit, en 1948, ou après avoir été empêchés d’y retourner. Discriminés [9], ils cherchent à garder le contrôle dans le seul domaine où ils peuvent reconquérir une forme d’honneur. Le domaine familial est, là encore, le plus prédisposé à cela. D’après l’organisation Badeel (Coalition contre le crime au nom de l’honneur familial), soixante-sept cas d’assassinats de femmes au nom de l’honneur ont été comptabilisés entre 1990 et 1997, et vingt durant les six premiers mois de l’année 2001 [10]. En 2005, neuf cas ont été décomptés. La communauté se rend complice dans la mesure où elle “rechigne à contribuer à livrer les assassins à la justice. [...] Magistrats, policiers considèrent que ce sont des affaires privées. [...] Des femmes qui demandent de l’aide à la police sont priées de rentrer chez elles [11].”
34 Nous voyons que l’honneur sexuel est d’autant plus surinvesti qu’il a une fonction de compensation. Ce surinvestissement se matérialise par une focalisation jusqu’à l’excès sur les conduites des femmes, puisque dans les milieux populaires surtout tout geste, tout regard peut être interprété comme un acte de séduction susceptible de provoquer la mort.
35 Se défendre contre un “Occident” ressenti comme envahissant n’est pas le propre des Palestiniens. Cependant leurs conditions de vie, l’absence d’indépendance nationale tendent à renforcer l’idée qu’un des rares domaines où ils ont une prise sur leur vie, et celle de la communauté nationale, concerne “la dignité des femmes”. De plus, en Israël, en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, la fixation sur une éthique sexuelle constitue un élément de différenciation, sorte d’altérité en miroir inversé de la représentation que nombre de Palestiniens se font d’une société israélienne “dépravée”, à l’image de celle de l’Occident.
Avenir et aspects juridiques
36 La mobilisation des associations de défense des femmes se heurte au carcan juridique inchangé, en dépit de l’annonce faite en mai 2005 par Zahira Kamal, ministre de la Condition féminine, selon laquelle le gouvernement souhaitait trouver des moyens légaux pour mettre un terme à ces crimes, lesquels restent toujours autorisés dans le cadre juridique.
37 En Cisjordanie, le Code pénal - emprunté au système jordanien -, dans son article 341, stipule en effet qu’“un homme qui tue, blesse, fait mal à quelqu’un ou commet une action pour défendre sa vie, celle d’autres personnes, défendre son honneur, ou celui d’autres, agit en légitime défense”. Cette législation peut conduire, en Jordanie, à un emprisonnement de six mois, ce qui n’est même pas le cas dans les Territoires palestiniens où ces meurtres sont considérés comme des actes d’autodéfense envers la famille, le clan ou la société… Dans la bande de Gaza, le Code de procédure criminel date de 1936, période du mandat britannique. Alors que les articles 214 et 215 de la Correction Law prévoient la peine de mort contre la personne qui a provoqué la mort d’une autre, l’article 18 de la loi de 1936 convertit la peine de trois ans à un an de prison, si la femme a “fauté”. Et quoi qu’il en soit, les meurtriers ne sont jamais inculpés !
38 Notre recherche, menée entre 2000 et 2005 auprès d’environ soixante-dix femmes, travaillant ou étudiant, et d’une trentaine d’hommes, montre qu’en dépit des critiques contre cette pratique, nombreux sont ceux qui estiment qu’elle est un mal nécessaire afin de maintenir une communauté “saine” [12]. Une majorité des personnes d’origine musulmane s’est déclarée favorable à l’application de la chari’a, châtiant l’homme et la femme s’étant livrés à des rapports extraconjugaux, selon une codification stricte [13]. Ce serait, selon elles, un moyen d’éviter l’arbitraire, la décision revenant à une cour islamique. Les femmes y voient aussi un rétablissement de l’égalité, puisqu’elles ne seraient plus les seules à être punies.
39 La remise en cause de ces crimes se heurte à une forte pression sociale, aux habitudes, tout autant qu’à la carence juridique en la matière. Le frein le plus important réside cependant dans la symbolique de l’honneur. Certains hommes disent ne pas pouvoir agir autrement, même s’ils sont mal à l’aise à l’idée d’avoir à assassiner l’une des leurs. Ils s’expriment parfois confusément, tiraillés entre une relative remise en question des restrictions sociales et leur difficulté à se démarquer des conceptions en vigueur.
40 Nous avons cependant pu constater une certaine évolution depuis la fin des années 90. Ce sujet peut désormais être abordé. Depuis 1996, des articles ont été écrits [14]. En dépit des résistances en tous genres, des campagnes dénonçant ces meurtres paraissent dans les médias.
41 L’avènement du Hamas, au pouvoir depuis janvier 2006, aura-t-il des incidences sur cette situation ? Dans son programme électoral, présenté par la liste “La réforme et le changement” il a stipulé vouloir faire de la chari’a le point de départ de la législation. Et, la nouvelle ministre des Affaires féminines, Mariam Mahmoud Saleh relaye les positions du nouveau gouvernement : “Je suis complètement d’accord avec le fait qu’un meurtrier devrait être puni par la loi. C’est pourquoi nous prenons ce problème avec beaucoup d’intérêt. Nous voulons mettre un terme à ces crimes et améliorer les lois sur cette question. [...] Nous croyons que nous sommes tous égaux devant la loi et que personne n’est au-dessus des lois. Malheureusement notre société souffre de beaucoup de manque et il y a des règles barbares qui doivent être supprimées. Nous croyons que la loi et la justice devraient être égales et justes pour tous, pauvres ou riches, femmes ou hommes, vieux ou jeunes et nous espérons, Inshallah, atteindre ces objectifs [15].” Bien des zones d’ombres subsistent. Quelles sont les préconisations du Hamas concernant la référence à la Loi islamique ? Comment doit-elle être interprétée ?
42 Quoi qu’il en soit, la question des crimes d’honneur risque de demeurer d’actualité dès lors que la construction nationale semble être dans l’impasse et que le quotidien, incertain, est source d’angoisse. Plus largement, la manière dont l’islam sera interprété, “utilisé” par les dirigeants palestiniens à l’avenir aura des incidences sur les conditions de vie des femmes, sur le recul ou l’avancée d’une égalité des droits. ?
Notes
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[1]
En Jordanie, une campagne avait été lancée durant l’été 1999 visant l’abolition de la réduction de peine accordée aux crimes d’honneur.
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[2]
Cet article s’appuie sur une recherche réalisée en vue de l’obtention d’un doctorat en sociologie ayant pour titre “Femmes palestiniennes entre soumission et émancipation”, sous la direction de Farhad Khosrokhavar, École des hautes études en sciences sociales (EHESS), 2005.
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[3]
Abdelwahab Bouhdiba, La Sexualité en Islam, Paris, PUF, 1998, p. 292.
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[4]
Roger Caillois, L’Homme et le Sacré, Paris, Gallimard, 1950, p. 29.
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[5]
Stéphanie Latte Abdellah, “Le débat sur la criminalité liée à l’honneur en Jordanie”, dans Maghreb Machrek, n° 179, printemps 2004, p. 32.
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[6]
“Les crimes dits d’honneur représentent, d’après les déclarations de la police, entre 1990 et 1995, entre 20 et 30 meurtres par an, ce qui équivaut à 30 % des homicides en moyenne. Selon diverses estimations, ils s’élèveraient au double”. Stéphanie Latte Abdallah, “Le débat sur la criminalité”, dans “Femmes du monde arabe”, Maghreb Machreck, n° 179, printemps 2004, p. 30.
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[7]
Ibid., p. 35.
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[8]
Loc. cit.
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[9]
Pour comprendre comment l’État d’Israël instaure “deux espaces référentiels concurrents, celui de l’appartenance ethnonationale et celui de la citoyenneté”, consulter Alain Dieckhoff, “Démocratie et ethnicité en Israël”, Sociologie et Société, vol. XXX, n° 2, automne 1999 (http://www.erudit.org/revue/socsoc/1999/v31/n2/001185ar.html).
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[10]
Organisation mondiale contre la torture (OMCT), “Israël, un rapport au comité contre la torture”
(http://www.omct.orgpdf/vawpublication222001/fr_2001_058_israelL.pdf). -
[11]
Ibid., Organisation mondiale contre la torture (OMCT).
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[12]
Agnès Pavlowsky, op. cit.
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[13]
En cas d’adultère, quatre témoins sont nécessaires pour dénoncer les faits. Ils doivent avoir assisté à la scène, (situation improbable !) La sanction est la même pour l’homme et pour la femme : s’ils ont commis l’adultère, ils doivent être lapidés jusqu’à ce que mort s’ensuive. S’il s’agit de relations prénuptiales, tous les deux doivent être fouettés : ce n’est donc pas une condamnation à mort. La décision doit toujours être prise par le juge d’une cour islamique.
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[14]
Différentes organisations de femmes et de défense des droits de l’homme abordent ce thème dans leurs publications, surtout depuis l’instauration de l’Autorité palestinienne en 1994, afin que le cadre législatif soit modifié. Depuis 1996, surtout, Jérusalem Times, le journal de langue anglaise, a publié plusieurs articles sur la question. En 1997, l’organisation Projet pour l’autonomie des femmes a édité un reportage dans le quotidien de langue arabe Al-Hayat Al Jadida. D’autres articles ont paru par la suite. Ces dix dernières années, le quotidien arabe Al Quods a lui aussi publié des articles dénonçant ces pratiques.
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[15]
Interview de Maryem Mahmoud Saleh , la nouvelle ministre des Femmes (Hamas), juste après les élections palestiniennes et avant sa nomination au poste de ministre. L’interviewer était Luisa Morgantini, membre du Parlement de l’Union Européenne. Cette interview est consultable sur le site du centre palestinien d’information. Un site dont le fondateur est Khaled Ameireh, considéré comme un proche du Hamas. (http://www.palestine-info.cc/french/article_8220.shtml).