Dans la société civile musulmane, les courants féministes répondant au modèle occidental ne sont pas les seuls à mener à bien un processus de rupture avec la société traditionnelle ; les femmes sont en train de transformer au sein même du militantisme islamiste leur propre rôle et leur espace d’action dans la société. Pour comprendre cette dynamique, il faut observer le mouvement islamiste en termes sociologiques comme un retour du fait culturel-religieux qui modifie des aspects importants de la société traditionnelle, et au sein duquel les secteurs radicaux et violents si médiatisés sont les moins représentatifs.
2 Le profil social qui caractérise ces femmes islamistes est qu’elles sont jeunes pour la plupart (car le mouvement est directement lié à l’émergence d’une nouvelle génération puissante et nombreuse), citadines (la ville et son processus rapide d’urbanisation ont déstructuré l’ordre communautaire dans lequel s’insèrent les relations traditionnelles entre hommes et femmes, ouvrant un espace social à l’initiative de nouveaux groupes où les jeunes tiennent un rôle essentiel qui affaiblit l’autorité des groupes patriarcaux et plus âgés de la société) et éduquées (elles se sont emparées du savoir et ont conquis l’autonomie intellectuelle pour réinterpréter leur rôle en accord avec l’“islam véritable”).
3 L’action politique des femmes est devenue un élément commun à tous les groupes du mouvement islamiste, du moins ceux où elles ont une certaine capacité d’action sociale ou politique. Par cette voie, les femmes islamistes se sont rendues “visibles” et ont accédé à l’espace public, générant une dynamique de changement social par rapport aux coutumes familiales basées sur le maintien de la femme dans l’espace privé, domestique et maternel.
“Visibilité” et accès à l’espace public
4 Dans les pays musulmans, l’observation des comportements sociaux dérivés de l’affirmation islamique politisée semble montrer qu’elle s’accompagne de trois tendances sociales interdépendantes : l’élargissement de l’accès des femmes à l’espace public, le gain d’autonomie de l’espace privé face à l’Etat et aux ulémas et l’individualisation des acteurs sociaux.
5 La participation féminine au mouvement islamiste ne doit pas faire l’objet d’interprétations faciles car loin de signifier un simple “retour en arrière” traditionnel ou “une manipulation des femmes par les hommes” comme certains le prétendent, nous sommes en présence d’un phénomène qui voit les femmes islamistes, usant des acquis de la civilisation, investir les deux principaux espaces publics - la ville et l’université - d’où elles marquent leur différence avec la génération précédente.
6 Leur accès à l’espace public est lié à l’usage du hijab, version moderne du voile qui couvre la tête mais pas le visage. Une fois le hijab adopté, geste qui revêt surtout une grande charge d’auto-affirmation culturelle qui leur fait sentir qu’elles contribuent à une mission de reconstruction de leur propre culture, leur engagement islamiste leur permet de jouer un rôle qu’elles tiendraient difficilement dans leur entourage social réduit. En d’autres termes, l’islamisme est une cause qui les charge d’une mission de civilisation tout en leur offrant un rôle de premier plan que leur milieu traditionnel ne leur avait jamais donné.
7 Par conséquent, l’adoption du hijab par ces femmes n’est pas le symbole de la transmission traditionnelle de la religion mais plutôt le signe de leur réappropriation de l’islam en tant qu’identité culturelle. Ainsi, le voile reparaît comme un phénomène caractéristique des grandes villes et des femmes ayant acquis une formation ou fait des études.
8 Il ressort des enquêtes et des études menées auprès de ces nouvelles femmes voilées de l’islam que, parmi la variété des motivations qu’elles attribuent à l’usage du hijab (professionnelles, féministes, nationalistes ou anti-impérialistes), la religieuse au sens strict n’apparaît presque jamais seule et n’occupe pas la première place dans leur discours. En fait, c’est surtout leur désir d’“être présentes dans la société” qui, en pratique, se conjugue avec l’usage vestimentaire du hijab.
9 Autrement dit, leur “visibilité” par l’intermédiaire du hijab émet avant tout un message d’identité culturelle, un engagement politique et une auto-affirmation générationnelle (le voile de l’islamiste se distingue intentionnellement de celui de sa mère et s’écarte du message de transmission de la tradition qu’il revêt pour cette dernière).
10 L’engagement dans la “cause islamiste” que signifie le hijab pour les islamistes ne se borne pas aux obligations musulmanes (prières, jeûne, etc.), “il élève les femmes au niveau du véritable message, celui que souhaitait le Prophète pour les femmes de son temps qui participèrent aux événements du premier islam” (entretien avec Djamila, militante du Hezbollah libanais).
11 Pour les femmes islamistes, l’islam “véritable” est celui qui s’inspire de la période de l’“authenticité”, celle de la vie du Prophète, car elles considèrent qu’on a ensuite progressivement dérivé des vrais fondements islamiques, l’attrait du pouvoir entre les hommes creusant chaque fois davantage la distance entre pratique socio-politique et dogme religieux. C’est pourquoi elles tirent leur inspiration de l’exemple de ces femmes des premiers temps de l’islam, actives et entreprenantes.
12 Toute cela leur permet légitimement de s’affranchir, surtout à la ville, de l’ordre patriarcal où le père, le frère ou le mari cherchent à restreindre leur liberté pour préserver l’honneur de la famille et de la communauté. Il faut tenir compte du fait que l’urbanisation a entraîné la perte des contrôles sociaux patriarcaux de types familiaux et communautaires de protection de la femme, car l’anonymat urbain ne permet pas son identification en tant que “fille de” ou “épouse de”, identité qui, dans les plus petites communautés, sert de protection face aux possibles abus masculins. Le hijab remplit aussi à cet égard une “fonction de dissuasion” contre le harcèlement, permettant à ces femmes d’évoluer librement dans un espace public dominé par une culture à prédominance machiste.
13 C’est ce que dit une jeune islamiste algérienne : “Avant que nous ne portions le hijab, les garçons ne nous laissaient jamais tranquilles, et même avec le voile, si tu ne marches pas de façon réservée et le regard bas, ils te suivent et je ne sais pas ce qu’ils pourraient en venir à faire”. Quant à l’occultation de la féminité qui est reprochée au hijab par ses détracteurs, les islamistes répondent que c’est un signe de l’“humanité” de la femme : “Par mon hijab, je mets en avant mon aspect humain et pas mon aspect féminin” et cette “humanité”, disent-elles, leur permet d’établir avec l’homme une relation d’égale à égal et d’installer un lien de réciprocité.
14 En ce sens, il faut tenir compte du fait que dans les sociétés qui ne reconnaissent pas de légitimité à la personne détachée du groupe, la féminité exhibée est réduite à l’état de simple objet sexuel, perverti, méprisé. La conquête de l’individualité par des voies pacifiques exige que soit supprimée la différence sexuelle dans le domaine privé. Le hijab, dans ces circonstances, est le symbole de la négociation des frontières qui séparent l’individu naissant de la collectivité. Ainsi, il accomplit la fonction de régulateur social qui permet à l’affirmation de la femme dans l’espace public de se faire sans conflit.
15 Un autre facteur important à cet égard est que cette “sortie” et cette “visibilité” publiques s’effectuent sans heurts, ni physiques ni moraux, malgré le fait que leurs mères soient normalement des femmes traditionnelles vouées à l’espace domestique et au labeur maternel. L’opposition de l’autorité familiale est difficile lorsque cette rupture avec la tradition se fait au nom d’un activisme favorable à l’islam et du militantisme religieux. Cela donne à ces femmes une légitimité difficilement attaquable dans un milieu familial où les valeurs islamiques nourrissent et légitiment le modèle social.
16 Ainsi, le changement social, en soi objet de résistance et de scandale, parvient à s’infiltrer d’autant plus facilement dans les coutumes qu’il le fait selon une pratique légitime. En assumant activement et volontairement le voile, les femmes islamistes rendent aussi “visible” une forme de culture légitime d’auto-affirmation, parce qu’elle est indépendante des modèles “exogènes”, l’occidental en particulier.
L’accès au savoir et la relève des générations
17 Il existe entre l’instruction et l’action islamiste un lien évident pour les femmes de cette tendance, qui manifestent l’importance primordiale que revêt à leurs yeux le fait de développer leur niveau intellectuel. Quelques témoignages sont très représentatifs de cela : “Il est important que la femme puisse acquérir une culture, qu’elle sache où elle veut parvenir pour que son action ne soit pas démagogique et ne tombe pas dans le vide” ; “ma mère estime nécessaire que je me fasse belle et que je profite de la vie. Je la comprends parce qu’elle n’a pas été à l’école et qu’elle ne peut pas saisir la vraie valeur de l’islam. J’essaie toujours de le lui faire comprendre”.
18 Comme en attestent les témoignages, le besoin de formation et d’éducation répond en premier lieu à la nécessité d’acquérir des connaissances religieuses pour pouvoir développer leur travail de da`wa, ou prosélytisme islamique. Cependant, la prédominance accordée au savoir religieux ne dévalorise pas l’instruction dans les autres sciences. Au contraire, la présence des étudiantes islamistes est significative dans les facultés de pharmacie, de médecine, d’ingénierie ou de sciences sociales, spécialités qui exigent en outre une note élevée à l’examen d’entrée à l’université. Tout ceci tend aussi à montrer que le militantisme islamiste ne se limite pas, comme l’ont dit certains analystes, aux milieux populaires ou aux classes moyennes paupérisées, mais touche aussi les futures élites des différents pays.
19 Cela ne signifie pas que les femmes islamistes se débarrassent de leur mission maternelle et familiale ou qu’elles allègent leur conception puritaine des relations sexuelles homme-femme mais, en s’appropriant le savoir, elles se dotent d’une double autonomie : celle qui leur permet de se procurer des instruments d’une rationalisation d’elles-mêmes et celle qui leur permet de distinguer entre “islam véritable” et “islam traditionnel”. Leur accession au savoir leur donne les moyens d’accéder au savoir religieux, tout en leur fournissant les arguments pour plaider en faveur d’un rôle différent pour la femme musulmane dans la société islamique et défendre leur position de militantes et de femmes publiquement agissantes. Ainsi, par exemple, lors du Ramadan de 1991, on a vu le cas étonnant d’un groupe de femmes islamistes qui, occupant l’espace public religieux, la mosquée, s’y trouvaient pour faire la prière nocturne après le fitar (fin de jeûne).
20 En fait, l’instruction devient l’outil principal leur permettant de prendre leurs distances avec le modèle traditionnel des aînés sans “soubresauts”. L’islamisme est un mouvement sociopolitique en bonne partie responsable de la rupture générationnelle qui caractérise actuellement les sociétés arabes, et, dans l’espace féminin, cette rupture s’effectue surtout par l’accession des femmes islamistes au savoir religieux, ce qui leur confère la légitimité pour accéder à l’espace public sans grands conflits avec l’autorité familiale : “J’ai six frères et je suis la seule fille. Avant [qu’elle ne devienne islamiste], tout le monde m’interpellait : “Où vas-tu ? Où étais-tu ?” Maintenant je suis plus libre, je vais à la mosquée, même la nuit pendant le Ramadan, et ils me permettent tout”.
21 En se dotant, par les études, d’un niveau de connaissances que ne possèdent pas leurs parents, elles réaffirment leur conviction que leur compréhension de l’islam est la “bonne”, celle d’un islam “moderne”, rigoureux et scientifique, et rejettent la version de l’islam traditionnel imprégné de coutumes et transmis de génération en génération. C’est surtout la possibilité de consulter directement les sources qui leur permet de s’écarter de ce cadre traditionnel.
22 Fortes de ce statut de “détentrices du savoir” qui leur donne un sentiment de supériorité envers leurs parents analphabètes ou très peu instruits, elles se sentent fondées à produire un nouveau système de valeurs qui, dans la pratique, modifiera les relations d’autorité au sein de la famille.
23 Le témoignage de cette jeune islamiste iranienne qui, dans son nouveau statut, met en doute l’hégémonie patriarcale du père au nom des exigences islamiques, explique à lui seul ce phénomène de fracture avec le modèle traditionnel musulman représenté par la génération précédente :
24 Question : “Penses-tu comme ton père au sujet de l’islam ?”
25 Réponse : “Non, nous ne pensons pas pareil. Nous voyons l’islam de façons différentes. (...) Par exemple, à mon sujet, sa propre fille, l’islam ne dit pas qu’un père doive se comporter comme il le fait avec moi. Mon père dit que, d’après l’islam, un homme ne doit pas parler à une femme, que c’est un péché, et il ne tolère pas non plus que sa fille suive des cours du soir, alors que l’islam est d’accord avec tout ça. En un mot, mon père n’a pas la moindre idée de qui je suis réellement, et il ne tient compte d’aucun de mes actes. Je ne sais pas pourquoi. Lui est musulman, mais pas ses actes”.
26 Cette rupture entre les générations cherche aussi à être “visible” à travers la façon de s’habiller. Ainsi, loin de l’interprétation superficielle qui associe la femme voilée à la soumission et la dévoilée à la libération, le vêtement recèle un monde divers riche de symboles qu’il convient de décoder. Entre le haïk (traditionnel) et le hijab (islamiste) ou la djellaba de telle ou telle forme, c’est tout un langage sociologique qui exprime la différence entre la paysanne et la citadine, entre celle qui étudie et sort, et la cloîtrée, entre celle qui s’affirme et celle qui se soumet. L’islamiste n’assume pas le voile traditionnel de sa mère, parce qu’il est symbole pour elle d’ignorance, de superstition, de réclusion, c’est-à-dire, de tout ce dont elle s’est débarrassée par les études et l’éducation : le hijab lui permet de rendre visible aussi sa rupture avec les aînés, avec l’ancienne génération, parce qu’à travers lui elle affirme que sa soumission à Dieu prime sur sa soumission à l’homme.
27 En s’appropriant le “fait islamique” et en le clamant, les femmes remettent en question un ordre traditionnel où ce qui est vraiment prépondérant pour la femme n’est pas la religion mais les normes sociales patriarcales ; la preuve en est que l’accomplissement des devoirs religieux - prière, pèlerinage - passe toujours pour la femme après celui des tâches conjugales et familiales.
Individualisation et auto-affirmation
28 L’affirmation des femmes dans l’espace public à travers l’islam s’est moins effectuée par le respect des règles islamiques traditionnelles que par une série d’innovations religieuses, et, même si l’on tient compte des limitations que les lois religieuses opposent aux revendications féminines, cela ne doit pas éclipser l’incontestable nouveauté du phénomène et les changements sociaux qu’il engendre.
29 Au premier rang de ces derniers se trouve la dynamique d’individualisation des comportements et l’auto-affirmation féminine que suppose le sens islamique que ces femmes donnent aux pratiques sociales.
30 D’une part, la vertu n’est plus au service de l’honneur du groupe mais devient, en théorie du moins, l’exigence personnelle de chaque croyant, ce dernier en étant le seul responsable devant Dieu. Par ailleurs, l’entrée de la femme dans le militantisme islamiste s’effectue en fonction de sa condition “individuelle”, pas de la filiation paternelle ou des liens d’agnation. Elle est évaluée en tant que personne adhérant d’elle-même au mouvement islamiste, ce qui produit des principes de solidarité de groupe autour du militantisme commun, distincts de ceux de la communauté traditionnelle ou la femme n’acquiert d’identité que par l’intermédiaire d’un homme (appartenance à un clan ou à une lignée où elle est “la fille de”, “l’épouse de” ou “la mère de”).
31 On aurait donc tort de considérer que les effets communautaires de l’islamisme sont le prolongement de l’image de la société islamique traditionnelle. Bien au contraire, il s’érige dans une relation semi-conflictuelle avec les structures traditionnelles et, à l’inverse d’elles, il peut stimuler l’individualisation des comportements. Cela s’observe aussi dans les indications émanant des processus électoraux auxquels participent les islamistes et où ils s’attirent un vote politique et idéologique indépendamment des liens familiaux ou de clientélisme local, quand les autres partis doivent plus fréquemment recourir à des formules traditionnelles pour s’attirer les voix.
32 Ainsi, l’engagement religieux de ces femmes les met dans une position très différente de celle de leurs mères, car leur connaissance des textes islamiques et leur formation culturelle ne laissent pas loisir à l’homme d’imposer sa seule perception de l’islam aussi aisément qu’autrefois. Elles sont en mesure de discuter et de répondre, même si le terrain de l’interprétation religieuse demeure réservé aux hommes. Et s’il est vrai qu’en tant que pratiquantes rigoureuses elles se soumettent à la définition masculine de la répartition des rôles entre hommes et femmes, il n’en demeure pas moins qu’elles sont aussi conscientes de leurs devoirs que de leurs droits. De fait, ces femmes qui militent pour un islam idéal infiltrent, avec la bénédiction des hommes, la grande forteresse religieuse.
33 On peut dire que ces jeunes femmes voilées sont “féministes” en ce sens qu’elles refusent la place subalterne qui leur est attribuée dans la société et cherchent à consolider leur “identité de musulmanes” tout en restaurant leur image de femme. Elles poursuivent en même temps deux idéaux qui sont, pour elles, complémentaires : l’application de l’islam et l’affirmation de leur image de femme. Ainsi, et bien que cela puisse sembler paradoxal, les femmes s’affirment personnellement en participant au mouvement islamiste, en accédant à l’enseignement supérieur, en assumant des responsabilités politiques et publiques, en écrivant dans des journaux islamistes, etc. Et plus elles s’immergent dans le “monde extérieur”, plus grande est leur capacité de rompre avec les tabous et les interprétations traditionalistes de l’islam qui instrumentalisent la religion pour laisser les femmes dans le “monde intérieur” des obligations domestiques. Tout cela, en effet, ne se produit pas sans heurts au sein même du mouvement où les hommes sont d’abord les fils d’une culture patriarcale musulmane qui résiste au changement et rechigne à entendre les manifestations du genre de celle qu’émet cette islamiste turque : “Nous voulons que la femme musulmane apparaisse au grand jour puisque la rue n’a pas de raison d’être plus dangereuse ou répréhensible pour la femme que pour l’homme musulman”.
34 C’est sans doute dans l’acceptation du travail féminin salarié que le conflit est le plus fort. La conception musulmane de la famille qui veut que le devoir de soutien échoie à l’homme (principe de la nafaqa) consacre, de fait, la division sexuelle du travail, et place la femme sous la protection économique de l’homme, ce qui fait de ce principe un important pilier de la structure patriarcale. Toute érosion de la nafaqa mine l’ordre patriarcal et, par là, suscite la crainte des hommes, qu’ils soient islamistes ou pas. On peut donc se demander, lorsqu’un imam dénonce le manque de “pudeur et d’honneur” des femmes salariées, si c’est l’homme ou le sage musulman qui s’exprime.
35 C’est pour cette raison que, du moins pour l’instant, ces femmes sont moins explicites dans leurs manifestations concernant l’aspiration à travailler par désir d’indépendance économique, les argumentations sur le travail par nécessité, par prosélytisme ou pour le bien social étant plus fréquentes.
36 Par ailleurs, si l’on trouve aussi chez certaines femmes islamistes une absence de souci de se doter de moyens conceptuels par rapport à elles-mêmes, il faut signaler qu’on observe au sein du mouvement et chez certains de ses maîtres penseurs une évolution de la vision du rôle de la femme, qui prend en compte dans une certaine mesure les changements sociaux que la nouvelle génération est en train d’engendrer.
37 Dans la doctrine élaborée par ce que l’on pourrait appeler la première génération islamiste, les Frères Musulmans égyptiens, le programme consacré à la femme faisait prévaloir ses fonctions dans la sphère privée. Cependant, il ne faut pas oublier qu’une Soeur musulmane, Zaynab Gazali, a mené une action politique active dans les années 50 et 60 contre le régime de Nasser et fondé la branche féminine des Soeurs Musulmanes en Égypte. Mais elle n’alla pas jusqu’à intégrer à son oeuvre théorique une vision clairement favorable à la sortie des femmes vers l’extérieur. Par la suite, une nouvelle littérature apparaîtra qui, parallèlement à celle qui persiste à voir la femme dans son rôle traditionnel, encourage les femmes à s’intéresser aux affaires publiques, comme par exemple Muhammad Ghazali ou Rachid Gannouchi. On trouve même le cas exceptionnel de la libanaise Mona Yakan, mariée au secrétaire général de la Jama`a islamiyya (la branche libanaise des Frères Musulmans), grande activiste universitaire et auteur de nombreux textes publiés incitant les femmes à participer à la vie publique et favorables au renouvellement de la pensée islamique.
38 Par ailleurs, la réglementation plus ou moins marquée concernant la séparation des sexes dans l’action politique de ces femmes varie d’un pays à l’autre selon que le substrat traditionnel du pays qui a vu naître chaque mouvement est plus ou moins conservateur. En Algérie, où le modèle social et religieux est rigidement puritain, patriarcal et ultra-orthodoxe, le FIS, plus que d’autres mouvements islamistes ailleurs, a mis l’accent sur la séparation des sexes dans l’action publique des femmes. Ainsi, dans une société algérienne où les espaces mixtes ne sont implicitement pas acceptés, les femmes militantes du FIS ont pris une part active mais sans y occuper le même espace que les hommes, comme on a pu le voir lors des campagnes électorales de juin 1990 et décembre 1991. Dans le cas des Frères Musulmans d’Égypte, du Hamas en Palestine ou du Hezbollah au Liban, les démarcations entre sexes sont plus ténues et plus facilement franchissables. Tout cela concourt à démontrer que la réalité islamiste n’est pas monolithique et que son évolution comme ses caractéristiques ne sont pas étrangères au substrat socio-historique du cadre national qui les abrite.
39 En ce qui concerne l’islamisme chi’ite, si son fondateur, l’imam Khomeiny, commença par déconseiller la sortie des femmes vers l’espace extérieur, une fois la révolution gagnée, à laquelle les Iraniennes participèrent activement, il corrigera son discours et saluera leur participation publique et leur action politique. Son adepte libanais du Hezbollah, Muhammad Husayn Fadl Allah, en viendra, dans ses discours et ses ouvrages, à légitimer la sortie des musulmanes pour agir en politique ; il accorde à ce rôle la même importance qu’à celui qu’elles tiennent au foyer.
40 En fait, il semble que l’on constate l’existence d’une dynamique dans laquelle le mouvement islamiste se voit contraint de prendre progressivement en considération les changements qu’elle engendre, ce qui, par ailleurs, se produit aussi au sein de l’organisation politique avec l’acceptation du pluralisme. Il se trouve que cette littérature n’est pas seulement pratiquement inconnue en Occident mais il semblerait que les médias, et certains spécialistes, préfèrent s’en tenir au sensationnalisme du discours extrémiste plus apte à captiver l’attention de l’opinion publique occidentale.
Naissance d’une modernité originale
41 Accéder à l’espace public sans conflit, se percevoir comme l’égale de l’homme, assumer le problème de la double tâche (domestique et publique) et affirmer son individualité sont des comportements devenus bien réels parmi les femmes islamistes. Beaucoup trouveront ces réformes incomplètes et insuffisantes comparées au statut conquis par les femmes occidentales, et d’autres le jugeront sans espoir de progression parce qu’ils croient le mouvement islamiste incapable d’évoluer de façon démocratique et, par conséquent, n’admettent pas que des formules culturelles modernes puissent naître en son sein.
42 Mais pourquoi ne serions-nous pas en présence d’une “nouvelle invention de la modernité”, comme l’affirme Fariba Adelkhah après avoir observé les femmes iraniennes dans la République islamique, ou pourquoi ne pas envisager la possibilité qu’à mesure que ces femmes accèdent à l’espace public, la transformation irréversible qui s’opère au sein du mouvement islamiste force les frontières de l’espace privé ? Plus la femme islamiste développe des stratégies de vie individuelle, plus elle met en doute les interdits pour se rendre dans l’espace extérieur, et plus elle forge sa propre identité en redéfinissant les relations entre les hommes et les femmes comme le dit Nilüfer Göle (dans ce dossier) ?
43 Le modèle occidental est-il aujourd’hui applicable aux femmes musulmanes qui vivent dans un cadre juridique, social et politique si différent ? N’est-ce pas l’une des raisons de la faible adhésion qu’ont suscitée dans ces pays les mouvements féministes qui revendiquent des droits de la femme comparables à ceux d’Europe, inconcevables pour la majeure partie de la population, comme ose le suggérer Lætitia Bucaille ?
44 Pour être plus pragmatique, le cheminement des islamistes sera peut-être plus efficace. En tout cas, nous devons nous interroger sur la portée que peut avoir le fait que les femmes islamistes, reconnues comme agents légitimes de la culture islamique, endossent des valeurs et des comportements jugés modernes. Transmis par le secteur islamiste, seraient-ils endossés de façon plus “naturelle” qu’au travers d’élites “modernistes” perçues comme aculturisantes ?
45 L’exemple du hijab, on l’a vu, montre que la religiosité peut être un espace de liberté autant qu’un instrument de contrôle socio-politique, alors pourquoi n’y voir que ce dernier aspect quand la réalité démontre que l’hybridation des catégories traditionnelles et modernes composant l’islamisme contredit la conception linéaire de la modernisation, qui veut que toute appartenance traditionnelle et religieuse soit appelée à disparaître à mesure qu’on avance vers la modernité.
46 Si le même espace islamique, qui conçoit des femmes limitées au monde privé, a été capable de nourrir un phénomène qui les incite au contraire à sortir et à agir à l’extérieur, c’est grâce à l’émergence d’un procédé intellectuel mettant en pratique le concept-clef du “véritable islam”, ce qui lui a valu sa carte de naturalisation du fait qu’il s’abreuvait aux sources culturelles propres. Ces nouvelles élites islamistes mettent en doute l’identification entre modernité et occidentalisation mais elles ne rejettent pas la modernité, et représentent plutôt l’expression d’un désir d’appropriation critique et d’une aspiration à participer à son élaboration.
47 Cependant, l’évolution future dépend en bonne partie du système politique et économique dans lequel se développeront les groupes islamistes. Dans les systèmes hermétiques à l’intégration de nouveaux groupes sociaux tant dans la vie politique que professionnelle, le mouvement islamiste tendra à se développer comme un mouvement d’opposition et de mobilisation des masses où l’identité nationaliste et tiers-mondiste teintée d’anti-occidentalisme sera renforcée. Et ce milieu tendra à corseter la femme dans sa fonction de gardienne de la moralité au sens double : comme responsable du foyer et dans sa mission politique. Mais un cadre pluraliste permettant la mobilité sociale et la participation de nouvelles élites facilitera le développement de la conscience personnelle et des stratégies professionnelles parmi les femmes islamistes en marge de l’action politique collective et, par conséquent, leur permettra d’avancer sur le chemin de leur émancipation. Comme dans tant d’autres domaines, franchir le seuil de la démocratisation est le véritable défi à relever dans ces sociétés. ?