1 Le Proche-Orient est aujourd’hui en plein bouleversement. Les configurations et les rapports de force ne cessent d’évoluer dans des contextes très différents en Irak, au Liban, en Palestine et peut-être aussi en Syrie. D’impressionnants mouvements émanant de la société civile s’affirment au Liban pour exiger une véritable démocratisation et la fin de la tutelle syrienne tandis qu’en Irak des millions de gens sont allés voter. En Palestine, dans un tout autre contexte marqué par l’occupation israélienne, une élection présidentielle pluraliste et disputée a eu lieu au mois de janvier 2005. Tout cela montre que les sociétés civiles arabes aspirent à d’autres formules politiques que celles qu’elles ont subi jusque-là.
2 En attendant de consacrer un dossier complet à ces évolutions en profondeur, des membres de notre comité de rédaction, spécialistes du Proche-Orient, Olfa Lamloum, Buhran Ghalioun, Bernard Ravenel, auxquels s’est joint, Joseph Maïla, recteur de l’Institut catholique et un des meilleurs connaisseurs de cette région, ont participé à un débat – animé par Jean-Paul Chagnollaud – dont nous reproduisons ici l’essentiel, l’idée étant que chacun donne son interprétation sur le sens qu’on peut attribuer à ces événements.
- Buhran Ghalioun
3 Les systèmes politiques du monde arabe sont entrés, depuis déjà plus d’une décennie, dans une phase de décomposition consécutive à la faillite qu’ils ont connue, et les Américains ont réussi le tour de force d’associer leur projet de domination et d’intervention dans la région à l’aspiration démocratique qui commençait à se développer dans les pays arabes à la suite de cet échec historique.
4 On assiste aujourd’hui à un mouvement de reculs de certains régimes, que d’aucuns appellent le printemps arabe, à la fois en raison de la montée de l’opposition interne et de la pression des Etats-Unis et de l’Europe. Je pense que nous vivons une phase de changement - dont le Liban est l’illustration - qui va s’accélérer dans les prochaines années et même dans les prochains mois ; mais, à mon avis, rien n’est encore gagné. La question de la démocratie, comme celle de la régénération de la vie politique dans la région, reste posée ; il y a encore beaucoup d’éléments d’inquiétude, de tension, d’opposition et de contradiction. Mais en tout cas, pour moi, ce à quoi nous assistons aujourd’hui, ce sont la fin d’une époque et le début d’une ère de changement qui va être très dure, très difficile, très compliquée, avec peut-être beaucoup de désordre et de chaos.
- Joseph Maïla
5 J’irai dans le même sens pour dire que nous vivons des événements qui traduisent un véritable tournant. Est-ce que, pour autant, les régimes politiques ont dit leur dernier mot ? Je ne le pense pas. Au contraire, nous sommes entrés dans une période qui sera particulièrement dure. Les régimes arabes sont sur la défensive. Ce sont soit des régimes arc-boutés sur des réformes dont la seule finalité est de parvenir à un compromis qui maintienne le vieux système ; on le voit avec les habillages constitutionnels du président Moubarak pour « se reconduire » : ce sont donc, là, des systèmes de domination qui s’ouvrent formellement pour mieux se fermer en réalité. Ou alors ce sont des régimes qui absorbent tant bien que mal la pression extérieure pour tenter de l’amortir le plus possible ; la Libye et la Syrie sont dans ce cas ; l’Arabie Saoudite tente, elle aussi, de manière plus diffuse, des réactions d’adaptation au nouvel environnement car elle a à tenir compte de la suspicion générée contre elle par les événements du 11 septembre. Les régimes arabes sont en transition. Les couvertures idéologiques en cours depuis une quarantaine d’années s’effondrent. Les Palestiniens négocient de manière autonome. Et si leur cause demeure centrale, nul ne peut plus se substituer à eux, ni utiliser la cause palestinienne contre eux. Le nationalisme arabe, dans sa forme populiste et autoritaire, a été discrédité par ses propres tenants. Le retrait contraint et humiliant de la Syrie du Liban en est un exemple. Car ce retrait signe l’échec d’un discours qui avait confondu, au nom du « destin arabe commun » deux régimes, deux politiques et deux économies. En manifestant dans les rues de Beyrouth contre la Syrie, une grande partie des Libanais a mis en cause le discours d’une prétendue « fraternité arabe ». L’ordre arabe ancien de légitimation politique est ébranlé. Tout le problème est de savoir comment analyser et comprendre les formes nouvelles de légitimité qui se font jour et qui se donnent à voir dans des « gestes » et des rituels empruntés à la démocratie.
6 Car des élections ont lieu, comme en Irak, mais que sont-elles vraiment ? Que signifient-elles aux yeux des individus qui les pratiquent ? Il faudrait revenir sur la signification du vote qui, en Irak, par exemple, fut un vote collectif et communautaire plutôt qu’un vote individuel et de choix d’un programme politique. C’est aller un peu vite en besogne de dire que ce sont là des élections démocratiques à l’image de celles qui se déroulent ailleurs en , alors que le vote a été une manière de se compter. On a voté kurde, chiite ou sunnite ; on a voté en famille, en clan, en village. Les deux partis kurdes se sont entendus entre eux pour monopoliser les suffrages. Les partis chiites ont noué des ententes qui fermaient le marché d’une offre politique différenciée. C’est évidemment une manière de verrouiller les élections. Ceci dit, il y a aussi des signes positifs : voter ! Mais pour quel sens ?
7 Je ne pense pas, par ailleurs, que l’on puisse rattacher toutes les opérations de voté à un même ensemble comme s’il y avait une onde de choc qui toucherait un à un les différents pays arabes. Il n’est pas possible de faire ici la liaison aussi facilement qu’on l’a fait, par exemple, à l’époque de l’effondrement du mur de Berlin où, de l’Allemagne de l’Est à la Bulgarie en passant par la Pologne ou la Lituanie, il existait comme un fil de causalité qui permettait de situer l’ensemble de ces événements dans une même logique politique démocratique et anti-totalitaire. Dans cette configuration, l’amalgame, au sens politique du terme, était fondé : il s’agissait d’événements de même nature. En ce qui concerne, les événements actuels au Proche-Orient ; cet amalgame n’est pas possible car chaque situation conserve son registre particulier et sa singularité. La cas libanais n’est pas le cas palestinien qui est très différent de celui de l’Irak.
8 Deuxième point : la place et le rôle des Etats-Unis dans les processus en cours. Le projet de « Grand Moyen-Orient » est utilisé comme un plan prospectif dans lequel viendraient s’inscrire tous les événements à venir. L’ampleur des sentiments à l’égard des Etats-Unis est telle qu’on les voit partout dans l’opinion arabe, notamment à travers les médias. Par ailleurs, il est absolument fascinant de penser que la politique des Etats-Unis, après le 11 septembre 2001, a déclenché une réaction des plus négatives à leur égard et qu’aujourd’hui certains en sont à les remercier d’avoir déclenché une onde de choc salutaire. D’abord, il n’est pas sûr que les Etats-Unis veuillent le changement pour le changement. Partout. D’autre part, même s’il est vrai que les Etats-Unis ont, indirectement ou directement, provoqué un changement, le sentiment populaire et des intellectuels dominant reste que le changement est nécessaire sans qu’il se fasse toutefois par le biais des Etats-Unis. Le souhait du changement ne signifie pas l’indifférence par rapport au vecteur par lequel il advient. Les sentiments « proto-démocratiques » des mouvements sociaux actuels ne sont pas pro-américains. Bien que George Bush ait donné un coup de pied vigoureux dans la fourmilière. En bref, la méfiance à l’égard des Etats-Unis persiste même s’ils ont réussi à faire bouger les choses dans le sens d’une possible démocratisation.
9 Troisième point : je crois que les processus de démocratisation électorale en Palestine et au Liban sont, pour une large part, endogènes et autonomes. Ils ne sont pas comparables à ce qui se passe en Irak même s’il y a convergence à terme. En effet, on sait que la contestation de la présence syrienne au Liban est récurrente, l’insatisfaction quant aux réformes internes aussi. L’assassinat de Rafic Hariri et la politique de George Bush ont permis de raviver la contestation et de donner une forme publique à sa manifestation. Mais le malaise était déjà persistant au sein de la société civile libanaise. De même en Palestine, la mort d’Arafat s’est traduite politiquement en critique du système de corruption et en remise en cause de l’autoritarisme. L’évolution des esprits avait préparé à cette voie. En Irak, ce qui s’est passé relève de facteurs exogènes dans leur forme la plus pure. Tout a dépendu d’une intrusion étrangère, et la destruction par la dictature de la société civile n’a pas permis à cette dernière de jouer un rôle d’incitation à la démocratisation. D’autres types de sociétés civiles, en cours de reconstitution comme en Algérie, écrasées comme en Tunisie, ou encadrées comme en Egypte pourraient jouer dans un avenir prochain un rôle d’avant-garde. Pour le moment, nous nous trouvons dans des situations tout à fait paradoxales où des gouvernements autoritaires continuent, tant bien que mal, d’essayer de colmater, y compris par des mesures dites démocratiques, les brèches de leur système défaillant. Il est intéressant de noter toutefois la rencontre d’une surdétermination régionale et de mouvements sociaux d’un nouveau type.
- Olfa Lamloum
10 Quand les Etats-Unis ont décidé d’attaquer l’Irak, l’argument avancé était quand même les armes de destruction massive ; c’est seulement après l’effondrement de cet argumentaire que l’administration Bush a focalisé son projet sur la question démocratique en prétendant qu’il fallait se débarrasser de ce régime autoritaire pour démocratiser l’Irak. Je pense que la scène irakienne représente un champ d’observation très important pour comprendre les évolutions à venir d’autant plus que cela va déterminer beaucoup de choses. Il est vrai que le vote a bien fonctionné mais pour beaucoup d’Irakiens c’était aussi une façon d’exprimer le désir de voir partir les Américains.
11 Et on voit bien ici la contradiction dans la politique américaine : à leur arrivée les Américains ont suscité quelques espoirs, même si ce n’était pas la formule de l’accueil avec des fleurs. Mais cela n’a guère duré et, aujourd’hui, on observe une résistance militaire qui a le soutien d’une partie de la population. Parallèlement, il y a une radicalisation des Irakiens qui sont déçus par la présence des Américains et qui voient bien que leur situation s’est détériorée avec un chômage ahurissant, une situation économique très préoccupante et un horizon politique complètement bouché. Les Etats-Unis sont donc dans un bourbier difficile à gérer.
12 Par ailleurs, on observe aussi que, malgré cette politique de démocratisation, leurs alliés principaux dans la région restent le régime saoudien, le régime jordanien, et, du côté maghrébin, les Tunisiens : trois régimes qui ne sont pas vraiment connus pour leur démocratie. En Arabie saoudite, au lendemain du 11 septembre, les Etats-Unis ont fait des pressions que les médias américains ont accompagnées en critiquant le système saoudien, mais cela n’a pas donné grand-chose à l’instar de ces élections très limitées qui ont eu lieu récemment : sans participation des femmes, sans droit de vote systématique, sans candidature libre, etc. Cela montre bien les limites de la politique américaine qui, en fait, ne veut pas d’un projet de démocratisation correspondant aux aspirations des citoyens arabes, mais seulement un simple réaménagement dans le sens d’une petite ouverture permettant de redonner un semblant de crédibilité à des régimes en faillite qui tiennent surtout par des soutiens extérieurs et des jeux d’alliances internes.
13 Le dilemme des Américains, c’est de vouloir du changement sans avoir réellement la possibilité de le contrôler, d’où les failles possibles qui viennent du fait qu’il y a cette contradiction. On veut bien réaménager mais toute ouverture risque d’amorcer des processus qui peuvent devenir rapidement incontrôlables. Et je crois que les gens, un peu partout dans le monde arabe, l’ont bien compris. Aujourd’hui, les protestations, les critiques et les manifestations paraissent plus faciles parce qu’on a moins peur. Le fait de prétendre démocratiser ouvre quand même des brèches. En Egypte, par exemple, j’ai observé des manifestations ; au début, il y avait quelques dizaines de personnes et c’était encadré par la police ; puis, au fur et à mesure, comme la répression paraissait difficile devant des caméras de télévision, elle est devenue tolérée. C’est pareil en Tunisie où il y a eu des manifestations contre la visite annoncée de Sharon pour l’automne prochain ; elles deviennent possibles parce qu’on reprend un peu confiance en soi car, en raison de ce nouveau contexte régional, il est désormais plus difficile de tout étouffer. En ce sens, on est entré dans une ère de démocratisation.
- Bernard Ravenel
14 Ce qui m’intéresse dans cette affaire, connaissant moins le monde arabe de l’intérieur que vous, c’est le contexte international. Pour comprendre cette crise, il faut partir des conséquences de la fin de la guerre froide et de l’Union soviétique, sinon on oublie une dimension de ce qui se passe actuellement et, en particulier, avec la Syrie. Depuis la disparition de l’Union soviétique, il n’y a plus de contrepoids dans le monde arabe par rapport aux Etats-Unis qui désormais peuvent étendre leur domination sur la région en situation de monopole ; la première guerre du Golfe, en 1990, aurait été impensable si l’Union soviétique avait encore eu sa puissance d’antan.
15 La deuxième remarque porte sur la période des années 90 : elles ont été marquées par une phase relativement positive avec notamment la signature des accords d’Oslo ; cela a créé un climat politique apaisé grâce auquel on espérait que des réformes même limitées seraient mises en œuvre avec une économie de marché et des systèmes politiques un peu rénovés… Il se passait alors quelque chose qui pouvait laisser espérer une normalisation « pacifique » de la région. Cela ne s’est pas fait et je crois qu’il faut analyser les raisons de l’échec d’Oslo et de cette transition pacifique - même s’il faut nuancer cette idée de transition pacifique puisque il a y eu la guerre du Golfe… Cela s’explique, je crois, par les contradictions économiques et sociales qui se sont développées dans la deuxième partie des années 90 et qui ont créé, au sein des sociétés arabes, de fortes insatisfactions. Ces frustrations et ces déceptions ont été captées par l’islamisme politique qui a pu d’autant plus efficacement les exprimer qu’il y avait un véritable effondrement des forces dites de gauche dans l’ensemble du monde arabe, à la fois effondrement des projets nationalistes arabes, ce qui n’est pas nouveau, mais aussi de tout ce qui pouvait être lié au socialisme, au communisme, et, plus largement, de tout ce qui portait des propositions économiques et sociales différentes de celles des régimes en place. Ainsi, l’alternative aux systèmes arabes dominants a été incarnée, dans une certaine mesure, par l’islamisme politique.
16 Par ailleurs, il est arrivé un événement tout à fait important, le 11 septembre 2001, dont on a sous-estimé les conséquences dans le monde arabe. D’un côté, il y a ce terrorisme qui depuis se manifeste partout sur le plan international à New York, Madrid ou Rabat et, de l’autre, il y a la réponse américaine de guerre globale contre le terrorisme dans laquelle les Etats-Unis ont voulu fonder de nouvelles alliances avec certains régimes arabes. On a ainsi l’impression que les peuples arabes, notamment en Irak et en Palestine, sont en train d’être coincés entre le terrorisme international, très présent en Irak, et la guerre globale menée pour le combattre. Ces peuples sont pris dans une sorte de tenaille dont ils auront bien du mal à s’échapper. Et la question intéressante, c’est justement de savoir dans quelle mesure les peuples arabes essaient de sortir de cette tenaille. En Irak, je ne vois pas de projets politiques clairs offrant vraiment une alternative au système dominant. En Palestine, il faudrait examiner dans quelle mesure les élections municipales qui viennent d’avoir lieu ne reflètent pas un certain type de situation typique du monde arabe actuel, c’est-à-dire une disparition de la gauche politique laïque qui facilite une affirmation très forte de l’islamisme. Par ailleurs, on assiste à l’émergence de partis libéraux arabes prêts à nouer des alliances avec les Etats-Unis qui, sur le plan économique, tentent de privatiser à leur profit de grandes ressources appartenant aux Arabes. Est-ce que cette nouvelle alliance peut résister à cette logique qui fait que les Américains veulent prendre en main les grandes richesses de ces pays ? Et face à cela les populations ne proposent en réaction que des formes d’islamisme politique dépourvu de tout projet économique et politique sérieux.
17 Enfin, dernière question : le projet américain ne cherche-t-il pas à provoquer un éclatement du monde arabe ? Par exemple, l’ethnicisation qui est en train de diviser l’Irak en trois ou quatre morceaux n’est-elle pas le résultat d’un projet conscient qui s’appliquerait non seulement à l’Irak mais aussi à l’ensemble du monde arabe, ou, à l’inverse, est-ce que c’est une logique qu’ils ne maîtrisent pas eux-mêmes ?
- Burhan Ghalioun
18 De toutes façons, je ne pense pas que l’on soit sur la voie de la démocratisation du monde arabe et l’autoritarisme de ses régimes est loin d’être encore vaincu. Tout au plus peut-on dire qu’il s’est produit des fissures dans les régimes de ces pays. Mais les tentatives des Américains, comme celles des élites au pouvoir, concernent seulement l’habillage de la façade de ces systèmes autoritaires. Et, de surcroît, les forces politiques nécessaires à une véritable transformation démocratique du monde arabe n’existent pas aujourd’hui... Cela est dû, à mon avis, aux conséquences de deux dynamiques.
19 La première, interne, renvoie à la faillite de l’islamisme politique ; après l’échec du nationalisme arabe, les mouvements islamistes ont pris le relais avec un programme à la fois national et social : national contre l’hégémonie étrangère et la colonisation israélienne et social en exigeant plus de justice et en critiquant l’accaparement de la richesse par une élite locale. Or leur stratégie a subi un échec cuisant et ces mouvements se sont transformés en instrument du terrorisme international, ce qui a provoqué aussi la réaction du monde extérieur contre le monde arabe. Cet échec a entraîné une crise idéologique très profonde au sein des sociétés arabes et c’est dans ce contexte qu’une aspiration à la démocratie et une certaine vision démocratique du politique ont commencé à s’imposer depuis quelques années. Cela signifie que, désormais, on mise moins sur l’affrontement avec l’Occident ou sur la lutte anti-israélienne pour refonder les systèmes politiques que sur la libéralisation politique et la réalisation d’un programme basé sur le respect des droits de l’homme et les libertés individuelles, etc. C’est devenu aujourd’hui une véritable composante de la pensée, de l’idéologie et de la conscience du monde arabe.
20 La deuxième dynamique est externe et internationale. Depuis la chute de l’Union soviétique, il y a eu une évolution très rapide et très visible de la stratégie américaine ; pour la première fois les Américains ont opté pour une redéfinition de leurs rapports avec le Moyen-Orient et ils ont levé l’hypothèque sur la démocratisation ; l’autoritarisme dominant dépendait à la fois des rapports de forces internes mais également du soutien américain et du soutien européen, jusqu’aujourd’hui. Avec le changement de perspectives géopolitiques, les Américains ont voulu apporter quelques transformations à cet autoritarisme du Moyen-Orient et ils ont essayé de bousculer un peu leurs alliés saoudiens, égyptiens, etc. Et ils continuent d’agir dans ce sens. La convergence de ces deux dynamiques fait qu’aujourd’hui les régimes arabes autoritaires sont déstabilisés et commencent à réfléchir à des concessions, aussi minimes soient-elles. En Egypte, c’est une petite concession, mais le régime reconnaît qu’il faut faire quelque chose. En Israël, il y a une prise de conscience au sein du gouvernement israélien que la politique du tout sécuritaire et de la répression sans aucune ouverture politique ne mène à rien, et qu’il faut donc aussi faire des concessions ; car Israël pour moi est aussi, vis-à-vis des Palestiniens, un des régimes autoritaires et despotiques de la région. En Syrie, le pouvoir a été obligé de quitter le Liban à la fois sous la pression extérieure et la montée de la combativité des citoyens libanais de plus en plus convaincus d’une possibilité de démocratisation.
21 Si donc les choses bougent, je ne pense pas que le choix démocratique ait gagné, même sur le plan idéologique, notamment parce que l’appartenance aux ethnies et aux confessions demeure encore très forte. S’il y a effectivement des secteurs de l’opinion arabe aussi bien au Liban, en Syrie qu’en Irak, qui sont acquis définitivement à la conception de la citoyenneté et de la démocratie, ils restent minoritaires. Ils sont minoritaires mais ils ont davantage de perspectives parce que les logiques ethnicistes et confessionnalistes sont dans l’impasse. A mon avis, ce qui s’est passé en Irak renvoie plus à des manipulations de l’administration militaire américaine qu’à l’absence d’une conscience nationale irakienne réelle. Bien sûr, il y a des stratégies kurde, sunnite et chiite, mais il me semble que c’est lié surtout à la phase de transition dans laquelle l’Irak se trouve. Et cela ne doit pas cacher le véritable nationalisme irakien qui va resurgir à un certain moment. L’exemple du Liban est pour moi encore plus important ; on y voit aujourd’hui à la fois la dynamique confessionnelle et l’émergence d’une opinion publique tout à fait citoyenne qui mise tout sur l’appartenance à un patriotisme libanais dépassant toute forme de séparation confessionnelle. Je pense qu’au sein du monde arabe nous avons la même chose qu’au Liban, c'est-à-dire un affrontement entre ces deux choix ; et aucun ne parvient à s’imposer. Je crois que c’est le choix de la démocratie qui va gagner car l’autre logique ne mène qu’aux guerres civiles que tout le monde veut éviter. Partout il y a une aspiration à la paix civile et au dépassement des conflits confessionnels.
- Joseph Maïla
22 Je voudrais revenir, à ce stade du débat, à la rupture intervenue dans le système mondial avec la chute du mur de Berlin comme facteur structurant d’une nouvelle donne régionale au Moyen-Orient.
23 Après la disparition de l’Union soviétique, ce n’est pas tellement l’absence de contrepoids qui me paraît l’essentiel parce que les Etats-Unis, au moins dans un premier temps, n’ont pas cherché à en profiter quand, par exemple, ils se sont tournés vers la Syrie pour faire partie de la première coalition anti-irakienne ou pour composer avec elle au Liban de la manière la plus ouverte et cynique. Dans une région, non concernée par les accords de Yalta, les Etats-Unis ont tenté des retournements plus que des bouleversements. Leur stratégie fut d’embrigader dans des coalitions ad hoc des régimes donnés comme peu fréquentables. Embrigader contre la drogue, le blanchiment, la non-dissémination nucléaire, contre l’Irak. Il y a une logique intéressante de présence dans la région, qui se base sur une domination de mode néo-impérial, avec un fonctionnement très pragmatique au sens où un régime autoritaire reste utile et vaut mieux qu’un régime faible et pro-américain. La donne sécuritaire introduite par le 11 septembre accentue cette tendance. Ainsi, la Syrie est-elle mal vue non pas tant parce qu’elle est baasiste, mais parce qu’elle n’est pas assez active sur le front de la lutte contre le terrorisme qui a lieu en Irak. L’idéal américain pour la région n’est pas l’Ukraine, mais la Libye. La figure par excellence, serait-on tenté de dire, est Kadhafi. Un autocrate, repenti en matière de politique extérieure et ouvert à la coopération économique et politique. Le colonel Kadhafi a vite compris les bénéfices qu’il pouvait retirer de cette posture en matière de pérennisation de son régime. Bachar el-Assad a encore du mal à s’inscrire dans ces nouvelles réalités ou plutôt, à passer à l’acte en mettant en œuvre les exigences qu’elles requièrent. Ses déclarations vont toutefois dans le même sens : celui de la volonté affichée d’un dialogue avec les Etats-Unis et d’une négociation.
24 Ce qui me semble encore beaucoup plus important, en termes de conséquences après la chute du mur de Berlin, outre la question islamiste qui continue de se poser en monde arabe, est l’émergence de pôles régionaux de nationalisme. On va vers une montée du nationalisme au Moyen-Orient. En Iran, la politique de puissance qu’implique la volonté de maîtriser la puissance nucléaire ne relève pas de la nature du régime mais flatte le sentiment national iranien et le conforte régionalement. Ce même sentiment qu’en son temps le Chah avait incarné dans sa politique dans le Golfe. Le nationalisme s’exprime également en Turquie : il est au point d’équilibre entre les résistances ressenties à l’entrée du pays dans l’Union européenne et un islamisme de gouvernement qui ne peut pousser plus loin l’expression de l’identité musulmane dont il est porteur, sans danger pour le positionnement global de la Turquie. En Israël, le néo-sionisme d’Ariel Sharon, manifesté en Cisjordanie, est un néo-nationalisme. Reste dans la région, une zone molle constituée par l’Arabie saoudite, dont les fondements wahhabites commencent à être questionnés, l’Irak, le Liban, la Syrie de demain et la Jordanie. Une zone de communautarisme qui ne dirait pas toujours son nom, travaillée par une opposition sunnite/chiite risque de se mettre en place. Je ne suis pas un partisan de l’analyse de la région sous l’angle des communautés religieuses, mais il me semble qu’il y a une radicalisation et des clivages de plus en plus forts aujourd’hui, dus à l’absence de projet démocratique et à une culture de tension confessionnelle ravivée sur fond d’islamisme.
25 C’était le premier point sur la donne régionale après la chute du mur de Berlin
26 Deuxième point : allons nous vers la démocratie ? Je suis d’accord avec Burhan Ghalioun. On ne peut pas dire que les régimes politiques dont nous parlons sont en train de basculer dans la démocratie surtout avec la persistance du communautarisme dont je voudrais reparler en partant de la situation au Liban.
27 Il se déroule en ce moment dans ce pays un mouvement populaire de protestation contre l’occupation syrienne, spontané, partagé comme sentiment par l’immense majorité, bien que sa traduction politique ne fasse pas l’unanimité. Ce mouvement est de fierté national. Le nationalisme libanais dans le cadre confessionnel qui est le sien étant plus compliqué à expliquer. Il est aussi de revendication de vérité et de faire la lumière sur l’assassinat de Rafic Hariri. Il n’est pas « démocratique » au premier chef mais disons de passion démocratique. Car, en latence, il y a l’espoir du retour au pluralisme politique libre, le respect des libertés et la fin de l’Etat policier et de l’arbitraire. Quand un Libanais se rend aujourd’hui, Place des canons où se déroulent les grandes manifestations, il choisit d’y aller librement pour s’exprimer et se retrouver, il faut le noter, avec d’autres Libanais par ailleurs chrétiens, druzes, sunnites ou chiites. Il y a là une grande part de spontanéité démocratique ; les citoyens se présentant avec des slogans plus ou moins élaborés, qui relèvent souvent beaucoup plus du défoulement que de l’expression politique raisonnée, comme on peut le concevoir aisément. Le ressort de la mobilisation reste en très grande partie personnel, l’opposition regroupant, à la notable exception du Parti socialiste populaire de Walid Joumblat, des groupes peu structurés. C’est pourquoi on peut oser l’expression de « printemps démocratique ». A l’opposé, en contrepoint à ce vaste mouvement. Le Hezbollah rassemble ses partisans selon une logique radicalement différente. La grande manifestation qu’il a conçue au mois de mars, craignant d’être l’objet d’un isolement et d’un ostracisme qui seraient induits par l’application de la résolution 1559 qui prévoit le désarmement de ses milices, relève de la mobilisation de masse : fortement impulsée et encadrée, acheminant ses adhérents et sympathisants, de manière efficace et organisée, par bus entiers, préparant ses slogans et mots d’ordre. Je ne dis pas que l’opposition n’organise pas du tout ses manifestations. Je dis simplement que nous avons à faire face de manière éclatante à deux types de mobilisations dont l’une fut typique et familière d’une culture proche des partis de masse dans les Etats autoritaires en monde arabo-islamique. J’y vois là deux modes d’expression politique dont l’un, celui de l’opposition, est suffisamment rare pour ne pas être relevé et dont l’autre appartient de manière plus classique à l’organisation des foules. J’y lis également les dilemmes d’un parti comme le Hezbollah dont on peut penser que ses partisans ne sont pas loin de partager largement avec les autres Libanais un désir d’indépendance. Il ne faut pas perdre de vue que le Hezbollah tire sa légitimité politique de la lutte de libération nationale du sud libanais. Mais qui aujourd’hui est crispé, au point de prendre ses distances avec les autres composantes libanaises, sur la question d’un avenir, le sien, que voudrait régenter ure résolution parrainée par les Etats-Unis et la France. Le cas du Hezbollah illustre les effets de l’imbrication de la demande politique interne avec les pressions exercées par les Etats-Unis pour « changer » la région. Difficile avènement de la démocratie !
28 La démocratie est-elle compatible avec le communautarisme ? Autre question qui oppose les tenants de l’incompatibilité et ceux, partisans d’un réalisme évolutif, qui voient dans la démocratie communautaire une étape obligée. Pour traiter de cette question, le cas libanais est emblématique. L’accord des communautés est en train de se faire sur l’existence d’un Etat libre, souverain et indépendant. La guerre avait mis à mal cette idée. Le périmètre territorial du Liban était l’un des enjeux de la guerre. A présent n’est plus remise en question l’unité du Liban. La partition du pays est, dans les faits, exclue. Le débat politique s’articule autour d’un compromis qui sera au plan sociétal de coexistence communautaire et, au plan politique, de système démocratique et parlementaire. C’est le compromis libanais qui vaut ce qu’il vaut mais qui a le mérite d’exister et d’assurer la régulation politique de manière démocratique. Le Liban est un pays de pacte et de contrat. La Constitution ne vaut comme mode de fonctionnement que pour autant que le consensus communautaire est établi. Les communautés négocient leur participation au pouvoir. C’est cette visée contractualiste qui peut-être explique les positions prises par le Hezbollah. Les avantages présentés par le système sont de parvenir à l’équilibre des pouvoirs. Le défaut majeur, effrayant, du système est qu’il n’intègre pas. La solidarité de corps, la assabiya décrite par Ibn Khaldoun, guette. Elle prépare des guerres comme celle de 1975
29 Si les divisions communautaires constituent une réalité sociologique majeure du Proche-Orient, il faut alors dire que les Etats-Unis en ont tenu compte en Irak. En bons constitutionnalistes, ils ont cherché à établir un système de représentation des communautés à l’instar du Liban. Les résultats des élections sont traités à la libanaise. En termes de répartition des sièges ; mais également, en prévoyant la nécessité de majorités qualifiées pour l’adoption des lois. Par là, le régime irakien rejoint le régime libanais dans son intention première, à savoir empêcher qu’une majorité démographique n’entraîne automatiquement une majorité politique. Le système pousse aux alliances. Il limite comme au Liban les desseins autonomistes. Les ambitions kurdes d’indépendance sont ainsi contenues par de larges pouvoirs internes et des positions-clefs dans l’Etat central. C’est un compromis qui est atteint. Il ne signifie pas nécessairement abandon du projet autonomiste mais provisoirement son gel et son transfert politique dans le cadre d’un Etat à dévolution communautaire des pouvoirs. Plus généralement, il signifie que l’horizon des projets communautaires doit être un horizon national. C’est donc fondamentalement un compromis entre le formalisme de la démocratie et la réalité des communautés. Et des nations, puisque les Kurdes sont une nation.
30 Le mode démocratique de légitimité sera pour longtemps au Moyen-Orient un mode mixte. Les complexités de la réalité, ses contradictions, feront se croiser des légitimités supra nationales de type arabe ou islamiste, infra nationales de type communautaire, et aussi de formalisme démocratique : pluripartisme, respect des droits de l’Homme, etc… Le danger aujourd’hui dans la période de transition que nous vivons, réside dans le risque d’un renforcement du communautarisme par le jeu formel de la démocratie. L’exemple irakien est éloquent : on fait des élections en proclamant l’avènement tant attendu de la démocratie et, à l’arrivée, on a des communautés. Pour qui connaît un tant soit peu le Liban, c’est la reproduction du système libanais qui se fait là. Les élections ne sont pas synonymes de démocratie individuelle. N’est-on pas condamné à vivre pour un temps comme cela, plutôt que de faire du communautarisme déguisé sans pour autant avoir la démocratie comme en Syrie où une minorité gouverne.? Je pose la question en étant conscient que le Proche-Orient, aujourd’hui, je ne le dis pas pour l’accepter mais pour le constater, après l’échec des régimes autoritaires est travaillé par des logiques et des pratiques de recomposition communautaire. A l’exception de la Palestine, toutes les sociétés du Proche-Orient, y compris l’israélienne, présentent un aspect fragmenté, une dimension de mosaïque. Il faut donc gérer cette contradiction avec l’espoir que les procédures démocratiques soient elles-mêmes à terme, un adjuvant à la démocratisation. Car, cette dernière, est elle-même, au sein de sociétés tentées par l’unanimisme communautaire et ses solidarités compactes, un compromis entre l’appartenance à un groupe et la procédure qui tend, objectivement, à faire échapper l’individu au groupe. Ce qu’il faut refuser c’est un communautarisme généralisé qui touche tous les domaines de la société et qui rend impossible la création d’espaces de laïcité où devrait s’affirmer une citoyenneté dépouillée de ses liens confessionnels.
- Bernard Ravenel
31 Au fond, je me demande si tout cela ne montre pas la fragilité des constructions nationales des années 20 et la difficulté de voir émerger un projet fort à travers l’islamisme ou d’autres forces politiques. Par ailleurs, je crois qu’il faudrait réfléchir sur la pensée néo-conservatrice américaine à propos du Proche-Orient, et sur l’influence de la droite sioniste sur cette pensée. Dans quelle mesure inspire-t-elle, directement ou non, la politique américaine en Irak ?
- Joseph Maïla
32 Le gouvernement d’Ariel Sharon est mû par une pensée néo-sioniste. Néo-sioniste parce qu’elle se recentre sur la Cisjordanie où se poursuit le grignotage des terres et qu’elle ne facilite pas l’émergence d’un Etat palestinien viable. Tout se passe donc comme si à l’est du Jourdain une politique d’emprise continue se développait. Israël sera-t-il néanmoins contraint à faire des concessions en vue de la paix avec les Palestiniens ? On peut le croire au vu des positions du président Bush désireux de remettre en marche le processus de paix. Israël serait bien avisé de le faire maintenant, puisque la situation régionale est on ne peut plus favorable pour lui. Au fond, après la chute du mur de Berlin, c’est paradoxalement Israël qui triomphe. Paradoxalement, car on aurait pu penser à un affaiblissement du rôle régional d’Israël avec la fin de la guerre froide. En réalité, le renforcement des liens avec les Etats-Unis s’est opéré. Israël s’est maintenu proche des Etats-Unis, en dépit de l’Intifada et des critiques de Washington et continue de consolider les acquis du statu quo territorial actuel. Ses « gains » sécuritaires sont substantiels. L’Irak baathiste qui était l’un de ses ennemis majeurs a disparu. L’influence de la Syrie sur la scène régionale a considérablement faibli et son rôle au Liban après le départ de ses forces du Liban s’est amenuisé. Bien que l’on puisse se poser la question de savoir si Israël n’a pas plus à perdre du retrait de la Syrie, et du contrôle qu’elle exerçait au Liban, qu’à gagner. Le rapprochement d’Israël d’avec la Turquie et ses bonnes relations avec la Jordanie sont des atouts importants. Israël pourrait avoir le triomphe facile. En réalité, les vrais problèmes sont plus internes qu’externes maintenant, notamment avec le problème des colons. Par ailleurs, la symbolique du mur est parlante puisqu’elle désigne le lieu du danger. Israël est en danger de choix, et donc de division, à l’interne, sur le modèle de société vers lequel il s’oriente ainsi que sur son rapport à la colonisation en Cisjordanie. Et sur la question de l’Etat palestinien. Le danger ne vient plus des régimes arabes qui ne font plus peur depuis longtemps. La seule menace potentielle pour les Israéliens est l’Iran qu’ils ne laisseront pas se développer comme puissance nucléaire.
- Olfa Lamloum
33 Pour revenir sur la question du projet des Américains, je ne crois pas qu’ils cherchent à communautariser l’Irak ni, plus largement, le Proche-Orient. Cela dit, je crois que rien ne serait exclu si la situation irakienne sortait complètement de leur contrôle car les enjeux sont considérables aussi bien sur le plan économique que stratégique. Ils n’ont d’ailleurs jamais été aussi présents dans la région que depuis la guerre du Golfe qui leur a permis d’ouvrir des bases partout. Quant aux acteurs locaux en Irak, ils semblent décidés à trouver des compromis ; depuis plusieurs semaines, on assiste à des négociations entre les chiites et les Kurdes, et des deux côtés on tient à nous rassurer : tout va bien, on va arriver à une solution. Je crois aussi qu’il y a une conscience irakienne d’une identité qu’il faut sauvegarder, qu’il faut maintenir, et qui doit rester comme une référence importante.
34 Sur l’idée d’une faillite de l’islamisme politique dans la région, je ne suis pas très d’accord. L’islamisme a connu des hauts et des bas, et s’il a été vaincu dans certains pays c’est essentiellement par la répression policière. Aujourd’hui, au contraire, on assiste à une radicalisation de l’islamisme dans des bastions qui étaient des forteresses comme le Koweït ou l’Arabie saoudite. En Algérie, en Tunisie et au Maroc, il reste la force la plus organisée, même si elle n’a pas d’existence légale, et la plus susceptible de capitaliser une ouverture démocratique. Demain, si on fait des élections démocratiques dans un pays comme la Tunisie, il demeure une référence politique crédible malgré la répression qu’il a connue depuis une quinzaine d’années ; c’est vrai pour ce pays mais aussi pour l’ensemble de la région.
- Burhan Ghalioun
35 Je voulais dire que l’islamisme comme projet politique a fait faillite dans le sens où l’opinion publique, de plus en plus attachée à l’islam et à ses valeurs, n’est plus convaincue par le projet d’un Etat islamique. L’idée même d’un Etat islamique a aujourd’hui beaucoup perdu de sa valeur au sein de l’opinion publique arabe. Cela ne veut pas dire qu’il n’y aura pas un mouvement islamiste puissant dans tel ou tel pays ou même sur la scène internationale. Il y en aura toujours d’autant que les sociétés arabes sont plus islamisées que jamais et que 80% des musulmans sont pratiquants. Mais cela n’a rien à voir avec le projet de l’islamisme politique qui est devenu un projet de terrorisme local et international complètement coupé et déconnecté des populations. Si, par exemple, demain en Syrie il y a des élections, à mon avis les islamistes vont avoir dans les 15 ou 20% au grand maximum. Par contre, cela ne signifie pas que les démocrates obtiendront 40% ; une large majorité sera constituée par des « indépendants », c’est-à-dire des gens soutenus par des clans, des tribus et des groupes divers...
36 Pour tenter de saisir ce qui est en train de se passer actuellement, il ne faut pas raisonner seulement à partir de ce que nous voyons ; il faut prendre en compte les dynamiques d’évolution des sociétés actuellement à l’œuvre dans le monde arabe.
37 Il existe une dynamique démocratique qui se nourrit du contexte international, de la faillite des systèmes locaux et de multiples éléments de réflexion apparus ces dernières années. Par ailleurs, il faut bien voir que les sociétés politiques sont décomposées aussi bien sur le plan idéologique que sur celui de l’organisation. Comme elles sont désorganisées et totalement disloquées, elles se cramponnent à l’ethnicité, à un ancrage territorial étriqué et à des loyautés claniques… Cette décomposition fait qu’aujourd’hui, dans aucun de ces pays arabes, il n’existe de véritable conscience nationale ; le nationalisme n’est pas encore fondé ; pour se construire, il cherche encore à se cristalliser sur certaines valeurs comme cela se passe, en ce moment, en Irak ou au Liban.
38 Au Liban, les manifestations qui ont eu lieu en réaction à l’assassinat de Rafic Hariri incarnent les valeurs démocratiques de ce nouveau nationalisme en train de se mettre en place dans les pays arabes ; mais ce n’est qu’un aspect du mouvement. Le deuxième est constitué par les manifestations du Hezbollah qui, à mon avis, ne sont pas seulement confessionnelles car elle expriment aussi des valeurs nationalistes qui renvoient à l’identité arabe et libanaise, aux valeurs musulmanes, à la lutte contre Israël et même à l’unité du Liban… On est là face à deux volets d’un nouveau nationalisme qui est en train de naître au sein de chaque pays, un nationalisme qui n’arrive pas encore à faire la synthèse de ces différentes valeurs, c’est-à-dire les valeurs démocratiques et les valeurs nationales et patriotiques. Les Américains n’aident pas ces dynamiques car ils cherchent à imposer une forme de démocratisation qui implique une déconnexion par rapport aux valeurs nationales. En substance, ils disent : vous laissez tomber la question de la Palestine, vous ne parlez plus d’arabité, vous ne parlez plus d’identité, et on vous donne les libertés individuelles.
39 Ce nationalisme arabe (au sein de chaque pays et non pas à l’échelle du monde arabe) ne parvient pas à se former car ses deux volets constitutifs sont, pour le moment au moins, face à face : les valeurs de la démocratie et les valeurs du patriotisme. A mon avis, si les Libanais arrivent à s’entendre et à sortir de ce face à face pour aller vers une synthèse de ces valeurs de la démocratie et du patriotisme, ce processus de refondation d’un nouveau nationalisme va réussir…
- Joseph Maïla
40 Juste une remarque par rapport à cette distinction. Je crois qu’il est important de dissocier l’Etat de la forme de son gouvernement. Je veux dire par là que dans nombre de pays arabes l’Etat-nation a fini par se mouler dans les cadres politiques et administratifs de l’Etat autoritaire et à se confondre avec eux. Un inconscient politique arabe a fini par se construire à ce sujet. Comme on le voit en Irak, remettre en cause l’autoritarisme, c’est aussi remettre en cause l’Etat- nation. Saddam Hussein, par exemple, c’était l’Etat unitaire, parce que c’était aussi l’Etat autoritaire. A chaque fois que des scénarios de changement politique sont évoqués, on croit devoir les accompagner d’éventuelles modifications des frontières, d’éclatement géographique et de partition territoriale. D’où la grande question à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui : comment construire un Etat démocratique tout en consolidant un Etat-nation qui lui-même a été longtemps indissociable d’un système autoritaire ?
- Burhan Ghalioun
41 Le nationalisme arabe de l’après-guerre visait à promouvoir des valeurs nationalistes avec le rejet des valeurs démocratiques ; aujourd’hui, on nous propose un projet américain qui met en avant les valeurs démocratiques en écartant les valeurs patriotiques. Or nous voulons les deux : la démocratie et les valeurs fondant notre identité nationale.
- Bernard Ravenel
42 Je crois que dans ce nouveau contexte il faut réintroduire la question de la Palestine. Et dans cette perspective, je crois que nous allons entrer dans une phase de déterritorialisation du problème ; jusque-là, après la première intifada (de 1987) qui avait recentré le conflit sur le territoire palestinien, dans un rapport israélo-palestinien concrétisé par les accords d’Oslo, les Palestiniens se sont battus sur les territoires de Cisjordanie et de Gaza. Même le Hamas, qui est sorti des territoires en faisant des incursions en Israël, a maintenu une problématique de résolution nationale du conflit sur le territoire palestinien. Or maintenant, je pense que cette problématique n’est plus concrètement réalisable en raison de l’échec de la seconde intifada et surtout de l’extension de la colonisation en Cisjordanie qui rend non viable la constitution d’un Etat palestinien en Cisjordanie et à Gaza ; avec le mur qui est en train de dessiner la future frontière, nous aurons trois enclaves : deux en Cisjordanie (avec une coupure entre le Nord et le Sud) et Gaza, et plus aucune perspective de compromis pour Jérusalem.
43 Je pense qu’on est en train de créer une situation qui ne va plus permettre la construction d’un Etat palestinien dans des conditions acceptables. Nous allons donc assister à une nouvelle articulation au niveau de la région du Moyen-Orient, et notamment avec le Liban, de la problématique des réfugiés palestiniens. La question du retour des réfugiés supposait un certain type de réponses, c’est-à-dire à la fois un retour partiel en Palestine, un retour évidemment beaucoup plus limité en Israël et des formules négociées d’intégration de ces réfugiés dans les Etats arabes de la région.
44 Or désormais, je pense qu’il n’y a plus de perspective de solution politique de la question palestinienne. Ce qui signifie que, si nous considérons que le problème palestinien est bien le problème central à résoudre pour la région, nous entrons dans une phase nouvelle du conflit qui va se situer dans une logique de guerre opposant les Américains à certains types de mouvements arabes. Ces mouvements arabes, islamistes ou non, vont alors se trouver objectivement alliés avec Al-Qaïda. Je pense, depuis peu de temps finalement, que la problématique des deux Etats qui est pour moi la seule vraie problématique politique, n’est plus pratiquement réalisable du fait du projet de Sharon soutenu essentiellement par les Américains.