1 - Confluences Méditerranée : La perspective d’une adhésion de la Turquie à l’Union européenne a suscité de vifs débats en France et dans plusieurs autres pays européens. Ces débats traversent la droite comme la gauche. Au-delà des difficultés réelles du dossier, qui auraient sans doute appelé un examen plus serein, beaucoup de phantasmes s’expriment. Pour quelles raisons – fondées ou non - la « question turque » devient-elle aussi centrale dans les interrogations sur l’avenir de l’Union ?
2 Michel Rocard : Le dossier turc est devenu important parce qu’il a été dramatisé et symbolisé presque plus qu’il ne le mérite. Un lien doit être établi entre la « question turque » et le fait que la construction européenne vit difficilement les transformations du capitalisme et les conséquences de la mondialisation. Ce sont ces transformations du capitalisme qu’il faut mettre en toile de fond. Bien sûr, l’Europe est étrangère au fait que la vitesse des transports s’est accrue énormément et que les informations circulent désormais à la vitesse de la lumière : cela se serait passé de toute façon. La construction européenne aurait pu naître il y a un siècle ou deux, mais on a raté le coche et les guerres que l’on a connues en ont découlé. Une véritable construction européenne démarre enfin dans les années 50, avec un capitalisme régulé, assurant une croissance à peu près linéaire. Les trois régulations limitatives des drames du capitalisme sont bien connues ; elles peuvent être rapportées à trois noms : Keynes, Beveridge et Ford. Le premier, Keynes a suggéré d’utiliser les finances publiques et la monnaie pour amortir les oscillations du système au lieu de respecter des équilibres formels. La deuxième régulation est signée Beveridge : c’est tout simplement la sécurité sociale qui repose sur l’idée que plus on fait de protection sociale, plus haut l’on met la barre en dessous de laquelle les revenus ne pourront baisser, plus sûrement on se prémunira contre la crise économique : avec l’assurance maladie, les retraites, les allocations familiales, l’assurance chômage, de par la loi rendues incompressibles, il y aura toujours une masse de pouvoir d’achat pour relancer l’économie (ce dont on n’avait pas disposé lors de la crise 1929-1932). Une troisième régulation – c’est Henry Ford qui l’a inventée – a elle aussi permis de sortir de la grande crise : en bref, elle a consisté à mieux payer les salariés, à créer du pouvoir d’achat pour que les producteurs consomment plus, à relancer ainsi la machine de production. Le recours à ces trois régulations a permis les « trente glorieuses », une croissance sans drames ni crise financière majeure entre 1945 et 1973. Une nouvelle doctrine, inventée à la fin des années 60, s’impose cependant dans les années 70/80. Elle affirme que l’équilibre assuré par le marché, dans tous les domaines, est le meilleur possible et que toute intervention publique ne peut que le détériorer. Le schéma est simple : un moteur – de libres entreprises en libre compétition – et un carburant – le profit – assurent de meilleures performances et des résultats accrus au bénéfice de tous. Ne pas intervenir devient l’attitude idéale : il faut diminuer les impôts, diminuer les règles, diminuer le champ de la sécurité sociale, le tout assurant de meilleurs profits. Du coup le capitalisme redevient plus sauvage : nous voyons réapparaître la grande pauvreté dans les pays développés, les inégalités Nord/Sud s’aggraver, les licenciements remonter à toute allure… Surtout, le système retrouve son instabilité : depuis le milieu des années 80, nous avons connu une demi-douzaine de grandes crises financières. Grâce à l’Europe et à l’euro, on a en partie été protégé de la crise financière russe qui a failli emporter tout le système (de même pour la crise financière asiatique de 1997 ou encore pour les deux crises successives du Brésil et de l’Argentine). La mondialisation est donc cruelle, et l’Europe vit dans la crainte : peur du chômage, des licenciements, des délocalisations, etc. L’aventure européenne semble alors associée à une mondialisation qu’on ne maîtrise pas.
3 - En revenant à la question initiale : pourquoi le « dossier turc », dans ce contexte, devient-il central ?
4 Non, la question centrale est celle de la Constitution ; la question turque vient comme le symbole d’un élargissement sans limites, et elle est donc ressentie comme centrale. Elle est perçue comme une menace : « avec la Turquie dans l’Union, on ne pourra plus se protéger… ». C’est un raisonnement stupide car, Turquie ou pas, nous ne sortirons plus jamais du libre-échange généralisé. Ce qu’il faut c’est retrouver les grandes régulations, faire du keynésianisme à l’échelle du monde puisque le monde est maintenant unifié. Il faudrait surtout renouer avec des politiques de hauts salaires, c’est-à-dire diminuer la part des profits. Aux États-Unis comme en Europe, la part des salaires dans le produit national brut est aujourd’hui des plus basses.
5 La réponse à la dérégulation du monde passe par des organisations continentales, dont la construction européenne. Mais les majorités qui gagnent en Europe sont toujours ultra-libérales, car les théoriciens du libéralisme, eux, ne demandaient pas à l’État de renoncer à fixer les règles du jeu. La construction européenne est donc l’amorce d’une réponse. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’administration américaine a changé d’avis après l’avoir soutenue, et veut maintenant l’affaiblir : elle pense que la Turquie à l’intérieur de l’Union contribuerait à son affaiblissement. Mais la Turquie n’a rien à voir avec tout cela, même si, symboliquement, on a l’impression qu’avec son arrivée tout s’aggraverait.
6 L’Europe que nous avons maintenant n’est pas celle dont nous avons rêvé, nous, c’est-à-dire les fédéralistes européens de la petite Europe carolingienne du début, principalement français, néerlandais et belges. On a rêvé d’une Europe vraiment fédérale, vraiment intégrée et qui jouerait le rôle d’une grande puissance dans le monde, une Europe qui ferait contrepoids aux Etats-Unis dans une unité où l’intégration viserait non seulement à la puissance économique, financière et technologique, mais concernerait également la diplomatie et la défense. La Grande-Bretagne a adhéré en 1972 et a empêché que prenne corps le projet. Il n’y a pas d’Europe politique ; nous ne pouvons faire de politique étrangère que lorsque tout le monde est d’accord, c’est-à-dire quand il y a un intérêt commun absolument évident. On y parvient à peu près sur les questions du Moyen-Orient, seul sujet sur lequel on ne parle que d’une seule voix. On y est arrivé, mais avec trois ans de retard et après des conflits internes meurtriers, dans l’ex-Yougoslavie. Mais il ne s’agit que d’accords ponctuels et il n’y aura jamais d’accord sur une politique étrangère qui s’opposerait à ce que veulent et font les Etats-Unis. La majorité des pays membres ont rejoint l’Union européenne pour en faire une grande Suisse. Ils savent que la sécurité du monde est encore assurée par les Etats-Unis et ne l’est pas par une Europe qui n’en a pas la volonté et ne s’en est pas donné les moyens militaires et diplomatiques. La sécurité est toujours liée à l’existence de l’OTAN.
7 Dans ces conditions, l’Europe n’est plus une volonté politique organisée réunissant plusieurs nations sur une politique étrangère conjointe : c’est seulement un espace régi par le droit, avec deux blocs juridiques, l’un sur les droits de l’Homme, et l’autre sur l’art de produire et d’échanger. Ce n’est rien de plus. Dans ce cadre-là, la Turquie a toute sa place.
8 - Définie seulement comme un espace de paix régi par le droit, l’Union est fragile. Consolider le modèle intérieur européen, assurer sa diffusion ne supposent-il pas de progresser quelque peu dans le domaine de la puissance pour faire face aux vents d’ouest dominants (en attendant de faire face à d’autres défis : Chine…) ? La Turquie a certes pris ses distances avec les Etats-Unis à propos de l’Irak, mais son ancrage atlantique ne viendra-t-il pas renforcer le tropisme pro-américain de nombre d’États de l’Union ? Ne peut-on comprendre les inquiétudes de certains face à des élargissements que vous acceptez très libéralement ?
9 Ne me faites pas dire que j’accepte très libéralement les élargissements. La reconversion que j’ai faite en abandonnant le rêve d’une Europe fédérale est une reconversion de vaincu : je suis seulement plus lucide que d’autres.
10 Ces régulations dont tout le monde a besoin, il est important que nous, Européens, pesions en leur faveur. Il est indispensable que l’Union s’attache à stabiliser les règles du jeu du monde puisque les Etats-Unis, puissance dominante, n’en veulent pas. Là où nous y sommes parvenus, nous avons pu vérifier tout d’abord que nos règles sont bonnes et également qu’elles sont puissantes. Quelques exemples l’ont montré. Ainsi, il y a quinze ans, lorsque Boeing et Douglas ont voulu fusionner pour aboutir à une entreprise monopoliste contrôlant 80% de la production mondiale d’avions et de satellites, il n’y aurait plus eu d’espace pour Airbus qui aurait étouffé. L’Europe a réagi en opposant ses propres règles : en tant que sociétés américaines, les deux entreprises étaient certes libres de fusionner, mais il leur a été dit qu’en vertu de nos règles elles ne vendraient plus de produits chez nous parce qu’elles étaient en situation de monopole. Autre expérience, cinq ou six ans après, lorsque, face à Microsoft et Honeywell, l’Europe a pu s’opposer à une maîtrise monopoliste dans le domaine de l’informatique. Le fait que l’Europe ait su chaque fois imposer son approche montre que tout le monde aspire à des règles. Puissance seulement commerciale et même pas appuyée sur une volonté, l’Europe a, avec ces règles, répondu à une attente, en particulier dans le Tiers-Monde. Je suis donc optimiste sur ce point, mais à la condition que, dans la formulation de votre question, vous n’incluiez pas l’idée qu’il faudrait en plus « faire de la politique à l’ancienne », avec déplacements de troupes et négociations purement diplomatiques. On est dans l’économie et la finance, et elles régissent le monde.
11 - Avant que le débat prenne l’ampleur qu’il connaît aujourd’hui, vous avez pris position en faveur de l’intégration de la Turquie dans un article du Monde de novembre 2003 intitulé : « Du bon usage d’une Europe sans âme ». Vous y développiez toutes les raisons qui, selon vous, militent en faveur d’une ouverture confiante des négociations avec la Turquie. Votre analyse a-t-elle été modifiée récemment sur certains points, à la lumière en particulier de la tournure du débat sur la Constitution européenne ?
12 La Turquie greffe sur ce débat une sorte de question symbolique, et cela de manière absurde d’ailleurs. Il ne faut quand même pas oublier que l’ouverture de négociations ne signifie pas la certitude de succès. Les toutes premières négociations que la Communauté européenne, à l’époque, avait ouvertes, ce fut avec la Grande-Bretagne : elles avaient échouées ; il a fallu reprendre l’ouvrage cinq ans après… L’échec est donc parfaitement possible ; il est concevable. Mais si la négociation aboutit, cela voudra dire que la Turquie s’est mise à nous ressembler. Tout le monde le sait : nous aurons au moins sept à huit ans de négociations, probablement dix. Quand la décision finale se présentera, la Turquie aura changé, et nous aussi. C’est à ce moment-là qu’il faudra qu’on réponde à la question : cette république qui nous ressemble et cette société qui est par ailleurs de culture musulmane, en veut-on vraiment dans l’Union ? Se poser la question avant n’a pas de sens ; il faut laisser à la durée – et aux négociations – le soin de faire converger les deux partenaires.
13 Les interrogations seraient autres si nous visions à constituer une puissance politique, à nous doter d’une seule politique étrangère, – ce qui n’est pas le cas, on l’a vu. En revanche, dans le cadre du dialogue lié à l’adhésion, quand on reproche aux Turcs de vouloir pénaliser l’adultère, le projet de loi est retiré. De même pour la peine de mort. Quand on leur demande d’accepter qu’on parle kurde, qu’on parle arménien, et qu’on puisse enseigner ces langues, des changements interviennent. Les demandes de l’Europe portent sur d’autres dossiers : ainsi, quand on réclame plus de transparence dans les appels d’offres, un comportement concurrentiel plus loyal... Compte tenu de ces données, un refus de la Turquie pour des raisons religieuses serait un véritable viol du pacte européen qui est un pacte séculier de neutralité (c’est un protestant qui vous parle !). Si le Vatican devait réaffirmer qu’on est en train de construire une Europe catholique, apostolique et romaine, même moi je me retirerais. Nous sommes laïques, et la préservation de la laïcité est la condition de la paix civile. N’oublions pas que nous avons affaire à des sociétés qui ne sont pas monolithiques : rien qu’en France, plus de quatre millions de personnes témoignent de notre diversité culturelle.
14 S’agissant des seuls musulmans qui vivent en France, les statistiques nous apprennent qu’un tiers d’entre eux seulement sont pratiquants. Quant à la Turquie, si elle est certes musulmane, cela fait 80 ans aussi qu’elle a un État laïque. Son histoire récente est absolument fascinante. Il y a de la pauvreté, et la bourgeoisie turque se conduit avec la brutalité traditionnelle des débuts du capitalisme, que nous avons également connue. Pendant plusieurs dizaines d’années de vie publique turque, la laïcité de l’État, petit à petit, avait été instrumentalisée par des partis bourgeois en lien avec l’armée. Une direction du pays autoritaire, non démocratique mais parfaitement laïque, a cherché à moderniser le pays, mais sans légitimité profonde. La dispersion des partis politiques, qui vont du communisme à l’extrême droite laïcisante, a produit des gouvernements très instables et un pays qui, au fond, n’a pas été très bien gouverné pendant plusieurs décennies. Dans ce contexte, la montée des revendications et des colères sociales a été prise en charge par un parti islamiste. Ce parti a finalement gagné les élections et a accédé au pouvoir. Il a alors commencé à ouvrir des écoles coraniques privées ; il a aggravé le statut des femmes ; il a remis en cause la laïcité de l’État… Du coup, l’armée a fait un coup d’État. Le droit à l’existence même de ce parti a été contesté devant la Cour suprême. Lorsque cette dernière a prononcé sa dissolution, le petit peuple turc a laissé faire… Les dirigeants du parti en question ont compris que les Turcs dans leur ensemble étaient attachés à la laïcité, cette donnée faisant qu’en Turquie l’on vit moins mal que dans beaucoup d’autres pays musulmans. Leur réflexion a porté sur la manière d’être de bons musulmans comme, ailleurs, on est de bons chrétiens : la CDU allemande est devenue leur modèle. Ils ont conclu également que pour consolider le modèle turc il fallait absolument, pour des raisons de survie, rejoindre l’Europe. Le parti a été refondu ; ils ont regagné les élections et disposent aujourd’hui d’une majorité absolue. Lors d’un récent voyage en Turquie, j’ai rencontré plusieurs dizaines de personnes du monde du cinéma, de la presse, de l’université, des hauts fonctionnaires, quelques rares hommes politiques : tous m’ont dit en gros qu’ils n’avaient pas voté pour ce gouvernement, qu’ils avaient éprouvé beaucoup de craintes, mais qu’il fait aujourd’hui la politique dont ils rêvaient depuis longtemps. Personne ne peut demander au peuple turc de renoncer à sa foi, mais tout le monde doit estimer que cette foi doit être vécue dans le domaine privé, l’État – c’est fondamental – doit, lui, demeurer laïque. Beaucoup considèrent certes que la politique de réformes qui est conduite sur cette base n’est pas assez rapide, mais qui ne voit que la consolidation de ce modèle basé sur la conciliation de plusieurs exigences est nécessairement très compliqué dans un pays de 80 millions de personnes de culture musulmane ? C’est d’autant plus délicat que les changements en cours interviennent au moment où l’administration américaine conduit le monde vers un choc des civilisations. C’est à l’évidence une affaire de survie que de contrecarrer la politique américaine en offrant une main ouverte à une population musulmane et en lui disant : si vous acceptez nos règles – sécularité, laïcité, égalité en droit des hommes et des femmes… – vous avez votre place dans l’Union. C’est là une démarche de sécurisation très forte.
15 D’autres éléments sont évidemment à prendre en compte. Il en est ainsi du fait que la partie de la population de Turquie qui est la plus désireuse d’adhérer à l’Union est évidemment chez les Kurdes. Ceux-ci savent que le jour où ils seront dans l’Union, les persécutions ne seront plus possibles. Toutes les personnes que j’ai rencontrées sont certaines que si l’Europe se refermait, l’insurrection kurde repartirait parce qu’il n’y aurait plus d’espoir.
16 En outre, à l’est de la Turquie se trouvent cinq anciennes républiques soviétiques. Sur ces cinq pays, deux connaissent des dictatures abominables. Là-bas se combattent plusieurs influences dans un affrontement à l’issue incertaine. Face au post-soviétisme et à la montée de l’islamisme, l’influence turque pourrait être déterminante. Si elle ne joue pas contre l’Occident et l’Europe, mais au contraire en dialogue constructif avec l’Union, cette influence turque sera modératrice et pacifiante dans les cinq républiques. L’enjeu est de taille : il s’agit de la deuxième région pétrolière du monde après la péninsule arabique.
17 Dans un ordre différent, n’oublions pas enfin que nous sommes 6 milliards d’êtres humains sur la planète, que l’on sera inévitablement 9 milliards vers le milieu du siècle (les démographes sont d’accord pour dire que cela a des chances de se stabiliser après). C’est dire que le besoin de ressources sera croissant, et cela même si nous étions un peu plus attentifs aux avertissements des écologistes et un peu moins gaspilleurs. Avec le fond des océans, mais ici les obstacles technologiques et financiers sont immenses, la dernière zone de ressources non exploitées, c’est la Sibérie. Regardez une carte : on peut faire le pari aujourd’hui qu’elle va être mise en exploitation par un consortium sino-japonais, la Russie ayant été trop affaiblie pour affronter seule le défi du développement sibérien. Si nous, Européens, voulons également avoir accès à la zone, il est évident qu’une Turquie dans l’Union ne pourra que faciliter cet accès. Dire non à la Turquie, c’est aussi prendre le risque d’y couper l’élan des forces démocratiques et d’offrir à un islam moins réformateur des chances de l’emporter.
18 La prise en considération de tous les éléments évoqués devrait nous aider à écarter le faux débat qui s’est engagé autour de l’idée qu’une Turquie dans l’Union ajouterait aux raisons pour lesquelles nous ne contrôlons pas la mondialisation.
19 - Pour que ce schéma et cette vision géostratégique deviennent réalité, n’est-on pas ramené à la question d’un noyau dur européen plus intégré, seul en mesure de donner une colonne vertébrale à une Union sans élan ?
20 J’ai cru beaucoup à la constitution d’un tel noyau ; je continue à l’espérer. C’est un projet qui concernerait d’abord la France et l’Allemagne, l’Espagne peut-être. Les Hollandais n’en veulent pas. La traduction de cette espérance ne peut plus se faire dans les institutions de l’Europe actuelle, et ouvrir ce débat-là au moment où l’on discute de l’adhésion éventuelle de la Turquie, c’est prendre de nouveaux risques. Mais je pense que la nature a horreur du vide et que, si George W. Bush est réélu, il y aura une pression énorme de la part des opinions publiques les plus éclairées d’Europe pour que l’Union se ressaisisse. Mais n’oubliez jamais, quand même, que la majorité des États membres souhaitent ne pas dépenser d’argent pour leur défense, que les Américains restent les gendarmes du monde et souhaiteraient faire de l’Europe une grande Suisse.
21 - Vous avez évoqué souvent l’élargissement de l’Union vers le sud, vers les pays de l’ex-Yougoslavie, le Maghreb, le Proche-Orient. Comment se pose la question dans le temps, mais aussi en termes de contenu des politiques à mettre en œuvre ?
22 En matière de prospective, il faut faire la part des décisions politiques raisonnablement possibles. Il n’y a aucune espèce de doute sur le fait que l’Albanie, la Bosnie, la Serbie… n’auront des relations complètement pacifiées et ne seront prêtes à vivre ensemble que quand elles seront dans l’Union. Elles sont européennes, c’est une évidence. Après ? Il faut repartir de la mort du rêve fédéraliste européen, de l’acceptation du fait qu’on constitue une zone de paix avec des critères meilleurs que ceux des Américains, que cette zone de paix est notre garantie. Dans ce cadre, face à la stratégie commerciale américaine visant à dominer le monde, la Turquie devra être solidaire des problèmes douaniers européens et de la manière de les traiter (n’oublions pas que c’est un marché d’une centaine de millions de consommateurs).
23 Pour ce qui est de la fin de votre question, elle ne pourra avoir de réponse que quand on aura digéré l’adhésion de la Turquie. John Hume, le Prix Nobel de la paix irlandais, souligne que c’est grâce à l’appartenance à l’Union que le conflit d’Irlande du Nord a été dépassé et qu’on a pu faire la paix : je crois que c’est exact. Je pense – et d’ailleurs Shimon Peres commence à le reconnaître – que la seule issue du conflit israélo-palestinien, qui dure depuis 70 ans, consiste en une double intégration dans l’Union européenne. Mais ne vous inquiétez pas : c’est pour après…