Itidal Othman est née en 1942. Elle a fait des études de littérature anglaise à l’université du Caire, puis à l’université américaine du Caire. Éditrice à l’Organisation Égyptienne Générale du Livre, elles est également membre du comité de rédaction de plusieurs revues littéraires. Elle est l’auteur de deux recueils de nouvelles : Yûnus wal-Bahr (Jonas et la mer, 1987) et Wash ash-Shams (Tatouage du soleil, 1992) et de plusieurs essais de critique littéraire, dont un consacré à Youssef Idriss.
1 Tante Sultane est la femme la plus étrange du monde. Être humain le matin, on dirait qu’elle devenait fille de djinns dès la tombée de la nuit. Elle habitait à la lisière du village, près des champs. Elle trayait à l’aube, et cuisinait le reste de la journée. Pour les fêtes, elle pétrissait de grands pains moelleux qui sortaient de son four comme des crêpes, fleurant bon le fenugrec et son haleine d’ambre.
2 À toute personne souffrante, elle administrait, en même temps que ses paroles les plus douces, des recettes locales et des médicaments qu’elle ramenait de l’hôpital du chef-lieu : gouttes de zinc, coton et gaze, et un liquide rouge sang, dans une bouteille soigneusement fermée. Elle passait sa main sur la blessure, comme pour la caresser, avant d’y appliquer une poudre cicatrisante, dont elle disait qu’elle s’appelait la Sulfa [1], parce qu’elle empruntait son effet salvateur à la maladie elle-même sans jamais le lui rendre.
3 Elle prenait son bain au milieu de l’après-midi, puis se mettait du khôl et se parfumait. Sa robe d’intérieur, d’un vert aussi vif que le blé tendre, ajustée au ras du cou, était rehaussée au niveau de sa poitrine imposante par de petits plis qui s’évasaient ensuite vers le bas en ondulations souples, jusqu’au sol, produisant à chacun de ses mouvements un froufrou sonore, tel le bruissement d’un feuillage sous l’effet d’une brise légère. Elle nouait autour de sa tête un foulard, dont la blancheur rendrait jalouses les jeunes pousses du cotonnier, et qui laissait voir, mêlée aux franges de son châle, une chevelure ondulante, flamboyante, aussi noire que la nuit.
4 Je restais toujours suspendue à sa robe ; je la gênais dans ses déplacements entre le four, l’étable et la salle de bains, manquant de lui faire perdre l’équilibre. Chaque fois elle me grondait :
5 – Oh ! fillette, assieds-toi donc une fois pour toutes, ma chérie. Laisse-moi travailler… Après, nous pourrons parler. Et dans la soirée, je te raconterai tout ce que tu voudras.
6 Je la regardais, affligée, comme si mon âme était suspendue à ses lèvres et à la douce promesse de ses yeux affectueux. Puis, je baissais la tête et éclatais en sanglots.
7 – Bon. D’accord.
8 Aussitôt se dissipait, du ciel de mon âme d’enfant, le nuage gros de larmes et j’entendais dans mon cœur les éclats de son rire pur :
9 – Je te raconterai l’histoire du roi et du corbeau, et sa couleur noire passera dans tes cheveux… ou alors celle de Graine-de-grenade, fille du roi des djinns, et sa rougeur teindra tes joues… ou bien l’anneau de Salomon, et tu connaîtras le langage des oiseaux… ou bien…
10 – L’anneau de Salomon, l’interrompais-je, à bout de patience.
11 – D’accord, mais chaque chose en son temps.
12 Puis elle m’oubliait et s’absorbait dans ses tâches ménagères sans fin. Je restais accrochée à sa robe, perdue entre les énormes mottes de beurre tendre de son corps majestueux, d’où perlait une sueur grasse et qui, chaque fois que je l’embrassais sur les joues, me rappelait le goût salé de la morta [2] que je préférais de loin à celui de la crème fraîche avec du miel d’abeilles.
13 Je ne la quittais jamais des yeux : elle s’activait tout au long de la journée, infatigable, comme indifférente au poids de son propre corps ; avec des mouvements agiles, elle frôlait le sol, comme si elle marchait sur l’eau ou dans les airs. C’était un va-et-vient incessant sur une mer imaginaire dont les vagues semblaient inépuisables ou dans un air en perpétuel renouvellement.
14 Dès qu’elle s’asseyait pour préparer quelque chose, je guettais le moment pour me jeter dans son giron accueillant. J’avais alors l’impression de m’enfouir dans un coussin rempli de duvet d’oie et de plumes d’autruche. Parfois, il me semblait que je m’enfonçais dans une pâte débordante de levure. Elle me prenait alors contre sa poitrine généreuse, j’enfouissais ma tête entre ses seins et lui disais, comme à chaque fois :
15 – Tante Sultane, tu as une odeur agréable, une odeur de femme.
16 Elle me serrait contre elle, mi-amusée, mi-fâchée, puis me relâchait ; alors je pouvais voir ses seins plantureux secoués par l’éclat d’un long rire sonore :
17 – Mon Dieu ! Voyez-vous cette fillette… Ce n’est encore qu’une gamine qui n’a rien vu, et voilà ce qu’elle vous sort !
18 Le temps n’avait pas de prise sur tante Sultane, de même n’en tenait-elle aucun compte. Depuis tout petits, nous l’avions prise pour notre tante à tous, et il en allait de même pour nombre de garçons et de filles avant nous. Immuable, elle ne changeait aucune de ses habitudes et, chaque soir, reprenait ses intarissables contes.
19 Même plus tard, quand nous avons grandi et fréquenté l’école du village, puis celle du chef-lieu et que nous sommes partis à l’université au Caire, nous rentrions pour les vacances et la retrouvions pareille à elle-même. D’autres enfants, plus jeunes, venaient désormais la voir : elle leur préparait à manger, avant de déployer pour eux, en même temps que sa longue chevelure, ses contes pour veillées intimes. « Ce sont mes chéris… mes enfants », disait-elle avec les mêmes mots qu’elle utilisait jadis pour nous. Alors, j’abandonnais père et mère, frères et sœurs, et retournais me blottir dans son giron au parfum unique.
20 Elle me répétait chaque fois les mêmes paroles, comme si je n’avais jamais quitté ses genoux, et que j’étais encore suspendue à sa robe vert champ, aux franges d’épis de son châle, guettant de toute mon âme le moment où elle allait énoncer la formule secrète qui m’ouvrirait les arcanes des récits.
21 Tante Sultane était comme une branche coupée : elle n’avait ni mari, ni enfant, ni famille. La seule chose qu’elle avait : une photographie dans un cadre aux dorures ternies, suspendue au mur de son salon, représentant un vieillard, dont les traits avaient pâli sous l’effet de nos regards incessants et de nos interrogations restées sans réponse.
22 Selon certains villageois, l’homme serait l’un de ses proches parents qui aurait fui sa propre famille ou une ancienne dette de sang, et l’aurait emmenée avec lui du chef-lieu, alors qu’elle était toute jeune et aussi belle que la lune en plénitude.
23 Selon d’autres, il s’agirait de son mari, qui avait l’âge de son père. Il ne l’aurait jamais touchée, mais s’asseyait à ses côtés, pour lui raconter les histoires des anciens et lui enseigner la poésie et les lettres. Ainsi avait-elle appris dix mille vers complexes et rares, de même que les épopées d’Abou Zayd al-Hilali, de la princesse Dhat al-Himma, de ‘Antar et de Hamza d’Arabie.
24 On affirmait aussi que l’homme était le fils d’un des grands notables de la région, qui aurait participé à la révolte de ‘Orabi. Mais après la mort de son père, il avait dû se cacher dans la campagne, pour échapper aux poursuites du khédive et des Anglais.
25 D’autres prétendaient qu’il était le fils du prince général Mohammad Obeyd, héros de la bataille de Qasr al-Nil et commandant du régiment soudanais, tombé en martyr à Tall al-Kabir, après s’être battu avec bravoure. Quand les gens s’étaient retournés contre les partisans de ‘Orabi, sa mère avait regagné avec lui la maison familiale dans le chef-lieu. Mais, parvenu à l’âge adulte, il avait eu un différend avec ses cousins pour des questions d’héritage. Il était alors venu au village, accompagné de Sultane, sa fille ou sa belle-fille, pour s’occuper de lui.
26 Certains, au courant de tous les secrets, avançaient que l’homme avait été le camarade de Saad Zaghloul à l’école d’al-Haqqaniya. Pendant de nombreuses années, il avait fait partie du groupe de ses fidèles, mais ils s’étaient brouillés lorsque Saad Zaghloul avait négligé de contacter Mohammad Farid, lors du séjour de la délégation égyptienne à Paris, au milieu de l’année 1919. L’homme avait également été parmi les premiers à contribuer au transfert de la dépouille de Mohammad Farid en Egypte.
27 Plus, selon certains, le visiteur qui avait fait son apparition au village, à la recherche de la maison du vieillard quelques mois avant son décès et dont tout le monde avait cru qu’il venait demander la main de Sultane, n’était autre que Gamal Abdel Nasser. Le vieillard s’était levé et l’avait embrassé sur les épaules. Cet événement ayant eu lieu avant la révolution, personne n’avait reconnu le visiteur.
28 Nous ne savions rien de la vérité. Quelques rares fois, l’un d’entre nous bombardait tante Sultane de ces questions qui tournoyaient dans nos têtes, tels des bourdons furieux, chassés de leur ruche par des enfants turbulents. Assis en cercle autour d’elle, sur des banquettes de confection locale, nous dégustions sa cuisine matinale, épicée au parfum de sa tiède haleine. Collés les uns contre les autres et attendris par cette intimité chaleureuse, nous sentions s’ouvrir en nous des espaces inconnus, lorsqu’un garçon ou une fille lui demandait :
29 – Tante Sultane, raconte-nous l’histoire de la photo.
30 Les mots la prenaient au dépourvu, ses yeux s’embuaient un instant ; elle se limitait à dire :
31 – C’était lui… Dieu l’ait en Sa miséricorde et répande sur lui Sa lumière.
32 Ces paroles qu’elle prononçait semblaient alors des mains affectueuses, caressant tendrement le visage du vieillard, puis ses cheveux broussailleux, blancs comme le lin ou des lèvres baisant délicatement son front ridé. Sa voix altérée retrouvait très vite son ton habituel, telle une personne qui aurait enlevé quelques graines d’une poussière oubliée, accumulée depuis longtemps sur un objet vénéré, mais dont elle préférerait laisser une partie intacte, sous la peau ou dans les replis les plus secrets du cœur, dérobée aux regards.
33 D’un geste ferme de la main, elle ramenait le silence, interrompu un instant par les murmures de notre curiosité avide.
34 – Oublions ces vieilleries… Je vais vous raconter une histoire. Si vous la trouvez plaisante, vous me réciterez un chant. Si elle ne vous plaît pas…
35 – Tu nous en raconteras une autre, répondions-nous d’une même voix.
36 – Vous savez, les enfants, que toute chose dans l’univers avait à l’origine son histoire.
37 – Comment ça, tante ?, lui demandions-nous, comme parcourus par un courant électrique qui ne nous quittait plus qu’en fin de veillée.
38 – Ça veut dire que le rêve a une histoire, que la parole a aussi la sienne.
39 – Écoutons l’histoire du rêve, disait un garçon.
40 – Non, celle de la parole, disait une fille.
41 – Bon, bon, pas la peine de vous chamailler, je vous raconterai les deux.
42 « Il était une fois, il y a de cela bien longtemps, une ville dont les maisons étaient en marbre blanc, couvertes de feuilles d’or et d’argent. Ses murailles étaient percées de mille fenêtres en bois de santal et de mille autres en cuivre rouge étincelant, au-dessus de portails d’ébène par lesquels n’entraient que les princes et les gardes.
43 « La ville surplombait une mer remplie de poissons de toutes les couleurs. Ces poissons avaient des ailes et ils volaient vers le ciel mais, une fois leurs ailes brûlées par le soleil, ils retombaient sur les nuages qui les rejetaient dans la mer, où leurs ailes repoussaient de nouveau.
44 « Il y avait dans cette ville une pauvre femme à qui le gouverneur avait enlevé son unique brebis : elle buvait son lait, tissait sa laine et se nourrissait de ses agneaux. Elle alla au palais du roi pour demander justice contre le gouverneur, mais les gardes l’empêchèrent d’entrer. Elle s’assit aux portes du palais et se mit à pleurer, et de ses larmes jaillirent des fèves et des lupins. Qu’est-ce que vous préférez : les fèves ou les lupins ?
45 – Les lupins, tante, salés comme les larmes… Et après ?
46 – Une graine de lupin roula jusqu’à la mer et fut avalée par un poisson, qui s’envola ensuite vers le ciel. Les rayons du soleil lui brûlèrent les ailes. Mais, quand les nuages rejetèrent le poisson dans l’eau, la graine glissa hors de son ventre : elle s’était changée en perle par l’effet des rayons solaires, avant de se retrouver suspendue à un arbre, situé dans un jardin relié au ciel. La perle avait la solidité du fer, la couleur du feu ; ses reflets étaient tantôt ceux d’un rubis, tantôt ceux d’un diamant, avec le même esprit que l’émeraude.
47 – Tante, utilise des mots plus simples.
48 – Écoutez donc et vous finirez par comprendre…
49 « L’histoire de Perle fut bientôt sur toutes les lèvres.
50 « Les gens disaient : “Perle est un trésor protégé par un talisman.”
51 « Ils ajoutaient : “Perle est née des larmes d’une femme qui a subi une injustice. Elle échappera à quiconque tendra la main pour la cueillir, si c’est un homme tyrannique. Par contre s’il est sincère, elle deviendra sienne. Qui s’en rendra maître deviendra le roi des rois.
52 « Quand la nouvelle se répandit, la cupidité envahit les cœurs. Les étrangers se déversèrent sur le pays, dans le seul but de s’emparer du trésor enchanté.
53 « Un jour, Perle apparut à un jeune homme de la ville sous l’aspect d’une adolescente à la beauté époustouflante, qui se baignait dans l’étang d’un jardin. Il la vit au moment où elle ôtait son chemisier pour s’asperger d’eau. Ses joues s’empourprèrent de timidité, lorsqu’elle se rendit compte qu’elle était épiée de près. Alors, elle étendit les ténèbres de sa chevelure sur sa blancheur rayonnante. Aussitôt, le jeune homme tomba amoureux d’elle ; il l’attrapa et ne la relâcha qu’une fois qu’elle était parvenue à la demeure de son cœur.
54 – Mon Dieu ! que tes paroles sont belles, tante ! Par la vie du Prophète ! Mais compliquées, comme de la poésie.
55 « Les gens se réjouirent pour le jeune homme lorsqu’ils apprirent que Perle l’avait accepté comme époux. Ils préparèrent les décorations, et les noces durèrent de nombreuses nuits. On consulta les astres et découvrit que sa bonne étoile l’élèverait au rang de roi des rois. »
56 Lorsqu’elle racontait, tante Sultane semblait habitée par l’esprit des djinns. Sa physionomie changeait continuellement. Elle tendait une main au-dessus de nos têtes vers un renfoncement dans le mur, puis la ramenait vers le cercle de lumière ; alors nous apercevions Perle, durant la nuit de ses noces, la tête couverte d’un voile de tulle broché d’or, la démarche élégante, dans une robe de soie décorée d’étoiles et de lunes. Louanges au Créateur ! Tante Sultane avançait l’autre main et voici qu’apparaissaient devant nous le sceptre et l’épée du plus bel homme de la création. Une prière pour le Prophète et une pincée de sel dans l’œil de l’envieux ! Puis, se faisaient entendre des youyous et des chants. Tante Sultane devenait alors à elle seule l’orchestre et les convives, les garçons et les filles, les mariés et le cortège. Et nous n’étions plus que grands yeux écarquillés et souffles palpitants.
57 « Le jeune roi fit régner la justice. Sa devise était : Qui sème récolte. Il chassa les étrangers, édifia des murailles tout autour du pays et vécut avec Perle dans un bonheur qui ne fut troublé que par son étrange lubie…
58 – Son goût pour la magie, tante ?
59 – Peut-être pour les djinns !
60 « Disons que, chaque jour, le roi tenait conseil du matin au soir. Les gens y accouraient de partout, pour lui raconter leurs rêves. Il les écoutait attentivement, pour en juger la teneur. La personne dont le rêve plaisait au roi jouissait de toutes les faveurs et faisait dès lors partie du cercle de ses conseillers les mieux écoutés. Par contre, celle dont il trouvait les propos agaçants était exilée au Mont Qaf, demeure des voleurs de rêves, où elle restait privée de sommeil des mois, voire des années, avant de sombrer dans la folie et le délire. On faisait alors appel au bourreau, qui lui coupait la langue, châtiment qui devait servir de leçon aux autres. Mais les gens…
61 – Prirent peur des mots…
62 – Ne venaient plus au conseil du roi…
63 – L’un d’eux rêva un jour de Perle…
64 – Un autre rêva du jardin.
65 – Une autre nuit, dix personnes firent le même rêve.
66 – Et le roi…
67 « Le roi continuait à tenir conseil, mais personne n’y venait. Il ordonna qu’on lui apportât un grand miroir, où il pourrait voir tout ce qui se passait dans le palais et dans la ville. Il s’asseyait devant la glace ; il parlait et écoutait selon son bon plaisir, jusqu’au jour où il se rendit compte qu’il ne voyait plus son propre reflet. Il enjoignit au syndic des marchands de confisquer tous les miroirs du pays. Mais lorsqu’il s’y regarda, il découvrit qu’ils réagissaient tous de la même façon, qu’ils conspiraient pour le dépouiller de son image et de ce qui l’entourait. Courroucé, le roi décréta l’abolition des miroirs.
68 « Son tourment augmentait d’autant que sa mésaventure fut connue de tout le monde. Il ordonna alors à ses sbires de se disperser dans tout le pays, pour espionner les habitants durant leur veille et leur sommeil et lui rapporter toutes les rumeurs et même les secrets des âmes. Ses conseillers les plus avisés lui suggérèrent de renforcer les mesures de contrôle et de mettre un garde derrière chaque habitant. Certains se portèrent volontaires pour surveiller leurs propres rêves et s’autodénoncer, au cas où, dans leur sommeil, ou même au cours d’un léger assoupissement, ils verraient le moindre songe susceptible de troubler l’ordre public ou de menacer les intérêts du pays.
69 « À la fin, les gens cessèrent de parler et de rêver.
70 – Impossible tante, il fallait…
71 – Les gens devaient exploser.
72 – Se révolter.
73 – Le tuer.
74 – Une catastrophe devait arriver.
75 « Un matin, les serviteurs se précipitèrent, affolés, pour annoncer au roi la mauvaise nouvelle : Perle avait disparu, tel un morceau de sel qui aurait fondu dans l’eau. “Elle est peut-être tombée dans la mer, leur dit-il, ou peut-être a-t-elle été enlevée par un aigle.” Il ordonna aux plongeurs de poursuivre leurs recherches de l’aube au crépuscule, et à ses sentinelles d’escalader les minarets et les coupoles pour inspecter les nuages et guetter les oiseaux de l’aurore à la tombée de la nuit.
76 « Le roi sortit dans un immense cortège, pour inspecter en personne la mer et les airs, en quête de Perle, bijou de son cœur et couronne de sa monarchie.
77 « La population suivait en silence le cortège qui avançait avec, à sa tête, le roi languissant et triste, lorsqu’une fillette le montra du doigt et s’écria aussi haut qu’elle pût : “Cet homme-là n’a pas d’ombre… Il n’est pas comme les autres êtres humains !”
78 « Aussitôt la foule commença à crier, quand elle réalisa la bizarrerie de la chose. Elle attaqua les gardes. Ce fut une véritable mêlée où périrent plusieurs personnes. Le roi et une poignée de ses proches en réchappèrent et rentrèrent au palais pour préparer la bataille du lendemain.
79 « Écrasé par la fatigue, la tristesse et le sommeil, le roi pénétra très vite dans le royaume des songes. Il s’avança dans des galeries de cristal qui donnaient sur d’autres galeries, recouvertes de tapis de soie et de brocart, éclairées par des lustres d’or et des perles dans des écrins d’argent. Il continua sa marche, le cœur lourd et l’esprit absent, jusqu’à la salle du trône. C’est là qu’il retrouva Perle, assise auprès du sultan des rêves et entourée de sa cour et de ses sujets. Le cœur joyeux, il lui tendit la main mais ne saisit qu’une ombre. Il allait crier, mais un seul geste du sultan suffit pour lui nouer la langue et faire mourir toute parole sur ses lèvres… Ainsi se termine l’histoire, et vous aurez à manger et à boire.
80 – Non… Non, tante, tu dois terminer l’histoire.
81 – Et Perle, tante, qu’est-ce qu’elle est devenue, Perle ?, demandai-je.
82 – Dis-le, toi.
83 – Je ne sais pas, tante.
84 – Demain tu le sauras.
85 Elle le disait sur un ton qui n’admettait nulle discussion, comme pour clore derrière nous la porte de l’histoire, en même temps que celle de sa maison. Ensuite, nous rentrions chez nous et nous abandonnions au sommeil. Cette nuit-là, je vis le roi errer tristement dans les galeries de cristal, et Perle verser des larmes, dont jaillissaient des fèves et des lupins. J’étais un poisson ailé, je m’élançais vers le soleil dont la chaleur me devint vite insoutenable. Je sombrai dans une mer sans fond. J’aperçus des silhouettes qui apparaissaient et disparaissaient, parmi lesquelles je reconnus ma mère, mes frères et mes sœurs. Je sentais s’enfoncer dans ma chair des aiguilles, et des gorgées amères crachées par ma poitrine enfiévrée. J’entendais des murmures, des sanglots étouffés. Des visages inconnus me firent rouler dans un gouffre infini, d’où s’élevaient des flammes blanches qui me consumaient sans répit. Mes membres se détachèrent de moi, arrachés par des mains étrangères. Je hurlais sans voix. Des gueules me dévoraient une jambe après l’autre, un doigt après l’autre. Ma tête était accrochée dans une armoire cadenassée. Je frappai de mon front contre une muraille épaisse, infranchissable, qui soudain devint fine, transparente comme du cristal, alors je pus voir le visage résigné de ma mère. Puis la muraille reprit sa forme initiale. Je m’évanouis ; je perdis mon ouïe et ma vue, qui s’enfoncèrent toutes deux dans un abîme insondable. De loin me parvint la voix de tante Sultane. Elle me parla de la très longue absence du roi, de l’un de ses courtisans qui avait conçu un mannequin de cire qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à Perle, au point qu’on le prendrait pour elle.
86 J’entendis les gens crier de joie et remercier le Créateur, comme pour un jour de fête.
87 Puis les bruits s’évanouirent.
88 – Tante !, criai-je, mais mon appel se perdit.
89 J’étais maintenant portée sur un palanquin, dans un grand cortège. Le roi ouvrait la marche, avec le mannequin à ses côtés. Des flammes s’élevaient sous moi, me couvraient et atteignaient même le roi. Je sentis la cire fondue me submerger, et ses gouttes liquides me brûler le front, avant de sécher aussitôt. J’ouvris les yeux, et vis ma mère et tante Sultane qui tenait à la main une grande serviette avec laquelle elle épongeait l’abondante sueur qui me couvrait le corps.
90 – Tante, lui dis-je, je connais maintenant la suite de l’histoire.
91 – Dis-la-moi, lumière de mes yeux.
92 – Perle me l’a racontée, mais c’est un secret.
93 J’entendis l’éclat de son long rire sonore, sorti droit de son cœur, alors qu’elle m’attirait vers son giron accueillant au parfum unique.
94 Bien des années plus tard, j’avais terminé mes études à l’université et travaillais comme journaliste au Caire, où je m’étais installée avec ma famille. Mes visites au village s’étaient espacées, puis cessèrent quasiment, et je restai sans nouvelles de ses habitants.
95 Un jour, j’étais assise à mon bureau au journal, en train d’écrire un article brûlant sur la situation politique. Le rédacteur en chef, debout à mes côtés, me pressait de remettre mon texte à l’imprimerie. Les idées se succédaient et prenaient forme devant moi, sur le papier, expressions et phrases ronflantes, mais sans écho, de la même teneur que ce que pondent chaque matin les plumes des journalistes, énormes bulles de savon qui crèvent sur les feuilles des quotidiens. J’avais presque terminé, quand, soudain, je m’arrêtai et déchirai ce que j’avais écrit. Le rédacteur en chef me regarda, stupéfait, perdu, ne sachant que faire du verre de thé qu’il tenait à la main : le porter vers sa bouche ouverte et se réfugier ainsi dans le silence ou le poser sur le bord du bureau et hasarder une question.
96 Un vent violent souffla à l’extérieur, tourbillonna dans toutes les directions, puis s’engouffra par la fenêtre ouverte, faisant voltiger les bouts de papier déchiré contre le visage du rédacteur en chef. Je respirai à pleins poumons l’air pur du dehors, alors, je sentis une odeur qui m’était familière et m’entendis dire : « Tante Sultane… Dieu te couvre mille fois de Sa bénédiction et de Sa lumière ».