Couverture de COME_042

Article de revue

Europe, vers la fin de l’abondance démographique

Pages 71 à 86

Notes

  • [1]
    Voir J.-C. Chesnais, Le crépuscule de l’Occident, Paris, Laffont, 1995, p. 299 et, pour les dernières années, Conseil de l’Europe, Evolution démographique récente en Europe, varii anni, et Eurostat, Enquête sur les Forces de Travail, varii anni.
  • [2]
    Une carte analogue, construite sur les projections INSEE 2001, suggère qu’une semblable relève des générations ne serait préservée en 2020 que dans 11 départements, qui sont ceux de l’Ile-de-France, le Rhône, l’Isère et la Haute-Garonne avec Toulouse. Voir G. Coomans, « Marchés régionaux du travail et vieillissement de la population active à l’horizon 2020 », Cahiers de l’IAURIF, n° 32, mai 2002.
  • [3]
  • [4]
    Michael S. Teitelbaum and Jay Winter, A question of numbers, High migration, Low fertility and the politics of national identity, Hill & Wang, NY, 1998.
  • [5]
    Pour plus de détails sur les perspectives démographiques et l’offre de travail dans les pays candidats, voir notre contribution « Demographic change in EU-Pre-accession countries : the challenges of an enlarged EU », in IPTS/ESTO, Prospective Study on Enlargement Future, November 2001, chapter D, pp. 77-129, IPTS – DG Joint Research Center, disponible sous http://www.jrc.es/projects/enlargement
  • [6]
    Voir Bureau of Labour Statistics, US Department of Labor, Labor Statistics, July 1998, sous www.bls.gov/opub/ils/pdf/opbils22.pdf

1Au cours de la dernière demi-décennie, les pays de l’Union européenne ont retrouvé le chemin d’une croissance de l’emploi et d’une réduction du chômage. Comme lors de la relance économique de la fin des années 1980, la question des pénuries catégorielles de main-d’œuvre, ou des « difficultés de recrutement », est redevenue d’actualité. Après le ralentissement de 2001-2002, la relance à suivre sera confrontée à l’élargissement progressif de ces difficultés, jusqu’à changer complètement de dimension.

2Ces « pénuries » résultaient encore d’un ensemble de causes spécifiques. Parmi celles-ci, on peut noter :

  1. Les pénuries de cycle, là où les recrutements passés ont été discontinus. Par exemple, le secteur bancaire a beaucoup recruté dans les années 1970, ce qui amène aujourd’hui une pyramide des âges trop vieillie, et ce qui précipitera les besoins de remplacement. Autre exemple, la construction, activité fortement cyclique, qui ne peut plus rappeler lors de la relance un effectif qui s’est égayé pendant le creux sectoriel.
  2. Les pénuries de contingentement, lorsque les autorités de tutelle ont limité les dotations – de moyens humains ou autres - jusqu’à dévaloriser ces métiers. C’est le cas des enseignants ou des personnels de santé, qui font désormais l’objet, les uns et les autres, de pénuries quasiment à travers toute l’Europe, et parfois de grande ampleur.
  3. Les pénuries de désaffection, là où les conditions de travail, au sens large, sont perçues comme défavorables et sans perspectives. De nombreux métiers ouvriers, décriés par les parents comme par les jeunes, devront ainsi être revalorisés.
  4. Les pénuries de high-tech, et typiquement d’informaticiens, qui deviennent le signe normal de la croissance lorsque l’évolution technologique s’accélère et que l’innovation organisationnelle recompose les qualifications.

3Mais au cours des prochaines années, ces problèmes de base vont se poser avec une acuité nouvelle : c’est la contraction démographique qui va amplifier l’impact de chacune des formes catégorielles, dans le cadre d’une érosion continue de l’offre de travail et d’une mutation dans la formation des qualifications. C’est bien là le cadre qui amène l’Union européenne et chacun des Etats-membres à multiplier les débats et les réformes visant à assurer les conditions d’une croissance de l’emploi en jouant sur l’élargissement de l’offre de travail. Il faut en retracer d’abord les principales étapes, avant de s’attacher aux perspectives des années à venir.

4En phase de retour à la croissance, un signal de grande portée a été donné au Sommet de Lisbonne, début 2000 : l’objectif affiché était de porter le taux d’emploi des 15-64 ans à 70 % en 2010 (contre 63 % en 2000) – c’est la première fois que l’Europe se fixe un objectif chiffré en matière sociale. En fait, le caractère ambitieux de l’objectif prenait déjà en compte le fait suivant : la démographie allait fournir un solide coup de main au volontarisme politique, puisque la population d’âge actif de l’Union européenne, après des décennies de croissance soutenue, est d’ores et déjà arrivée à une quasi-stabilité, devant décliner après 2010, comme l’illustre le graphique 1 (voir page suivante). Faute de devoir éponger encore de forts afflux de jeunes sur le marché du travail, il suffirait d’avoir une croissance annuelle de l’emploi de l’ordre de 1,3% pour atteindre cette barre des 70% – niveau auquel se trouvent les Etats-Unis, le Japon à peu de chose près, et aussi plusieurs pays de l’Union (Danemark à 76%, Suède et Royaume-Uni à 71%, Pays-Bas à 72% mais avec une part très supérieure de temps partiel). C’est très certainement dans la zone des taux danois, au-delà des 75%, que les problèmes de pénurie vont acquérir un caractère massif et général, précipitant la mutation des comportements. En effet, porter le taux d’emploi à de tels niveaux suppose des efforts considérables pour assurer l’ « employabilité » des personnes.

figure im1

5L’objectif global ayant été posé à Lisbonne, l’Union a commencé à s’imposer des objectifs subordonnés, sur les segments du marché du travail où des réserves demeurent activables. A Stockholm, en mars 2001, on a affiné, d’abord en fixant un objectif de 60% de taux d’emploi pour les femmes, contre 54% en 2000 – et cet objectif-ci est certainement le plus facile à atteindre, car il répond à la fois aux tendances longues, au formidable relèvement des niveaux d’éducation des femmes et à leur volonté croissante de participer à l’activité hors des murs privés. Et ensuite en fixant un objectif de taux d’emploi à 50% pour les personnes de 55 à 64 ans, alors que le taux stagne quasiment depuis le milieu des années 1980, n’étant revenu qu’à 37,5% en 2000. Le Sommet de Barcelone, en mars 2002, en rajoutera sur ce point, demandant que l’âge moyen effectif de sortie du marché du travail soit remonté de 5 ans à l’horizon 2010, soit de 58 à 63 ans. On pourra voir dans cette dernière étape la main des financiers cherchant à consolider le financement à long terme des pensions, ou un dérapage préoccupant de la méthode des objectifs chiffrés – puisque ce relèvement de 5 ans apparaît massivement irréaliste, tant semble encore forte la tentation d’utiliser l’emploi des travailleurs vieillissants comme variable d’ajustement.

6A vrai dire, deux alternatives apparaissent. L’une, d’ordre plus qualitatif, insistera sur les conditions de l’employabilité de la main-d’œuvre disponible : il sera alors question de donner à la formation tout au long de la vie un rôle central, de construire une « flexibilité négociée », d’aménager les « temps sociaux », d’assurer les conditions du maintien en emploi des travailleurs vieillissants, d’améliorer les modes de recrutement de manière à être moins dépendant des diplômes certifiés (voir la « méthode des habiletés »), de développer la « valorisation des acquis de l’expérience », de construire la polyvalence, bref d’assurer le « développement des compétences tout au long de la vie ». L’autre alternative continue à miser sur l’élargissement quantitatif de l’offre de travail. Et l’on pourra estimer qu’il s’agit ici de l’ombre portée sur le présent par deux siècles d’abondance démographique, où l’on imaginerait qu’il soit encore possible de maintenir un marché du travail ouvert, c’est-à-dire tel qu’il s’agisse d’un « marché demandeur », où le lien salarial demeurerait un lien de dépendance et le salaire un coût à minimiser.

7C’est à cette deuxième alternative que ressortissent apparemment quelques propositions de réforme, comme des discussions relatives à une meilleure mobilité du travail à travers l’espace européen. Il y a bien sûr à cela de nombreux et très impérieux motifs d’ordre politique : quelle meilleure incitation au développement d’une identité européenne commune que d’assurer la circulation, y compris professionnelle, des Européens à travers l’ensemble des Etats-membres, et de désigner l’espace commun à la liberté de chacun ? Mais il apparaît que la volonté d’assurer une meilleure efficience au marché du travail ne peut plus mettre à son service les grands déséquilibres continentaux de l’après-guerre : les pays méditerranéens étaient alors en sous-emploi structurel, avec des régressions rapides des populations agricoles que les pays plus au nord accueillaient pour nourrir leur propre âge d’or industriel. L’Espagne, le Portugal, l’Italie et la Grèce eurent, au total, un solde migratoire négatif de 6 millions de personnes entre 1950 et 1970, mais positif de 2 millions entre 1970 et 1990 [1]. L’inversion s’est faite au début des années 1970, quoique avec des rebonds d’émigration portugaise dans les années 1980. Il restait moins de 3 millions de nationaux de ces quatres pays dans d’autres Etats-membres en 2000, soit par effet de retour au pays, soit, dans une mesure limitée, par acquisition de la nationalité du pays d’accueil. Il y eut jusqu’à un million d’Irlandais au Royaume-Uni, vers 1950, mais il en restait 400000 en 2000. Venant des pays du Pacte de Varsovie, 7 millions de personnes affluèrent vers l’Ouest entre 1950 et 1990, dont plus de 3 venant de rda. Premiers pays d’accueil, la France et l’Allemagne, en phase de décolonisation, reçurent respectivement 3,25 et 4,6 millions de personnes de 1950 à 1970, respectivement 1,1 million et 4,5 millions de 1970 à 1990. Mais au total, la part de nationaux résidant dans un autre Etat-membre que le leur n’a jamais dépassé 1,5% de la population de l’ue, niveau auquel elle demeure en 2000.

8En termes non plus de stock mais de flux de migration intracommunautaire (eu15), le ralentissement apparaît net. Il y aurait, bon an mal an, de 300 à 500.000 résidents changeant d’Etat-membre par an, soit autour de 1‰ de la population – ou aussi de l’emploi. Autant dire que, même à les multiplier par 10, la contribution à l’efficience du marché du travail sera dérisoire et ne peut être que marginale. Et l’effort politique consenti ne vaudra qu’au regard de la liberté effective de circulation des citoyens européens.

9Pourtant, les écarts entre potentiels de main-d’œuvre activable demeurent considérables entre pays et entre régions. Le graphique 2 montre cela pour l’année 2000 et, en dynamique, pour l’année 2010, en considérant deux scénarios de croissance de l’emploi : soit 1% de croissance annuelle de l’emploi, soit 2% de croissance annuelle de l’emploi.

figure im2

10On observe qu’aujourd’hui les taux d’emploi régionaux des 15-64 ans varient de la zone des 40% (dans tout le Mezzogiorno et accessoirement en Corse) jusqu’au niveau proche de 80% (Danemark, régions d’Helsinki, de Stockholm et du centre-sud anglais). Or, toutes les comparaisons internationales tendent à montrer que cette zone de 80% constitue un maximum raisonnable – parce que des jeunes sont aux études, parce que les femmes présentent des taux inférieurs, parce que les taux d’emploi chutent après 55 ans. A l’horizon 2010, une croissance uniforme de l’emploi de 1% par an suffirait à faire passer une région sur cinq au-delà de 75%. Une croissance de 2% par an en ferait passer plus d’une sur deux au-delà de ce plafond raisonnable, et même une sur trois au-delà de 80%. Serait dans cette situation l’essentiel des régions des pays nordiques, des Pays-Bas, du Royaume-Uni, de l’Irlande, du Portugal. Le nord de l’Italie serait en forte tension, de même que la plus grande partie de l’Autriche, les Flandres belges, plus de la moitié des régions allemandes. Sous réserve des contraintes liées à un fort vieillissement, on ne trouverait plus que la France, la Wallonie, l’Espagne, le Mezzogiorno et la Grèce pour disposer de réserves de croissance.

figure im3

11Si on ajoute la dimension du vieillissement de la population d’âge actif, les zones de tension s’étendent. Le graphique 3 montre le rapport des générations de jeunes entrants (15-24 ans) aux générations sortantes du marché du travail (55-64 ans), entre 2000 et 2020. En moyenne des Quinze, le rapport est encore à 133 entrants pour 100 sortants en 2000, mais il descendrait à 95 en 2010 et à 81 en 2020. Déjà en 2000, trois régions sur dix, dans l’Union, présentent un déficit de remplacement – avec des tensions fortes en Italie du Nord et en Allemagne. Mais dès 2010, tout le Nord espagnol passerait à une situation de déficit, et déjà 15 sur les 22 régions françaises. En 2020, ce seraient 9 régions sur dix, parmi les 200 régions de l’ue15, où la relève des générations cesserait d’être assurée. La moitié des régions européennes présenterait un rapport inférieur à 80%, et une région sur huit un rapport inférieur à deux entrants pour trois sortants. Ne demeureraient alors au-dessus du seuil de remplacement, outre l’Irlande, que quelques îles et quelques régions capitales comme Londres, Copenhague ou l’Ile-de-France [2]. De sorte que le paysage à venir n’est pas seulement marqué par une offre de main-d’œuvre en régression caractérisée, mais aussi par un vieillissement significatif de la population en emploi.

12Le tableau d’ensemble est celui-ci : à deux siècles de développement économique basé sur une main-d’œuvre abondante, va succéder une situation de rareté, où le rapport salarial connaîtra des mutations de grande ampleur. La croissance économique, du fait des restrictions sur l’offre de travail, dépendra dans une mesure croissante des progrès de la productivité, donc de la ressource humaine et de l’innovation organisationnelle.

13Faut-il alors accroître l’immigration, pour élargir l’offre de travail ? Citons pour mémoire les travaux de l’onu de 2000, sur les migrations de remplacement [3] : il y était estimé que l’ue devrait porter l’immigration, sur le prochain demi-siècle, à 1, 6 million de personnes par an – soit le double des volumes annuels de la dernière décennie – pour maintenir seulement l’effectif de la population d’âge actif. Si le critère cible était plutôt de maintenir constant le rapport de la population d’âge actif (15-64) à l’effectif de 65 ans et plus – manière d’assurer le financement des pensions –, l’immigration nette annuelle devrait impliquer 13,5 millions de personnes. Autant dire que ce second critère déborde d’emblée toute limite raisonnable. Et la question centrale n’est plus celle de la nécessité de principe d’accroître l’immigration, mais celle du taux net d’immigration que l’on jugera raisonnable. Jusqu’où faut-il alors augmenter le taux net d’immigration, qui tourne aujourd’hui autour de 2‰ pour l’ue15 ? Faut-il l’amener autour de 3‰, soit le niveau des usa, ou jusqu’à 6‰, qui fut celui du Canada depuis le début des années 1990 – non sans impliquer de fortes tensions politiques [4] ?

14Quel apport cela signifierait-il au plan du potentiel de croissance en Europe ? Dans l’estimation que l’on en fera, les hypothèses que l’on émettra quant à plusieurs paramètres peuvent commander des variations conséquentes. Le plus sensible est l’horizon de temps que l’on se donne. A première vue, s’il s’agit seulement de considérer l’horizon de 2010 ; il n’y a, hormis le Danemark qui ne dispose d’aucune réserve, aucun autre Etat de l’ue dont la croissance dépendrait d’un supplément d’immigration, du moins pour autant que chacun des Etats commence par mobiliser les réserves activables dont il dispose, c’est-à-dire pour autant que l’ « employabilité » des inactifs soit assurée, et suffisante pour permettre que le taux d’emploi progresse régulièrement vers les 75 à 80%, disons vers 78%, retenu ici comme limite. Déjà ici, les formes courantes de pénurie de travailleurs suggèrent que même avec des taux d’emploi très inférieurs à ce plafond, les tensions peuvent se multiplier. A ce stade, il faut retenir que l’horizon que l’on se donne pèsera lourdement sur les « besoins d’immigration » : considérant l’ensemble de l’ue, ceux-ci apparaissent faibles à l’horizon 2010, réels mais « gérables » à l’horizon 2020, très préoccupants à l’horizon 2030 et absolument ingérables à l’horizon 2040. Mais, pour les besoins à chacun de ces horizons, on doit retenir que les taux moyens d’immigration devraient s’appliquer … dès maintenant.

15Un second paramètre auquel les résultats sont sensibles est le suivant : quel doit être le niveau d’emploi pour les immigrés par rapport aux « nationaux » ? Le fait est que se trouvent en emploi, en 2000, 43% de l’ensemble des nationaux européens, tous âges confondus, mais seulement 38% des ressortissants de pays non-membres. Si les ressortissants d’Amérique du Nord le sont à 52%, la proportion est de 47% pour ceux d’Amérique du Sud, proche de 50% pour les ressortissants des pays candidats de l’Est européen. Mais elle descend à 36 % pour les Asiatiques, à 33% pour les Turcs, à 31% pour les Algériens, à 28% pour les Marocains. Dès lors, un « planificateur technique » majorerait l’effet sur l’offre interne de travail en favorisant une immigration des Amériques ou d’Europe de l’Est plutôt que d’Asie ou de la rive musulmane de la Méditerranée : sur la base des taux actuels, il faudrait 3,5 immigrés maghrébins pour avoir une seule paire de bras.

16Ceci tient à deux facteurs conjoints. D’une part, les bas niveaux éducatifs jouent uniformément comme facteurs discriminants dans l’accès à l’emploi : en moyenne de l’ue, les taux d’emploi (15-64 ans) sont, pour les trois niveaux éducatifs haut, moyen et bas respectivement de 82%, de 70% et de 51% - alors que les taux de chômage respectifs sont, à l’inverse, de 5%, de 8% et de 12%. Or, comme le montre le graphique 4, les ressortissants de la rive musulmane ont la distribution par niveaux éducatifs la plus défavorable : l’ordre des taux d’emploi reproduit celui des distributions par niveau éducatif. D’autre part, on sait bien que la dimension culturelle des pays de la rive musulmane décourage l’activité des femmes « hors les murs » : le taux d’emploi des femmes (15-64 ans), qui est de 54% pour les ressortissantes de l’ue et proche ou supérieur à 50% pour les ressortissantes des deux Amériques ou des peco, descend à 32% pour les femmes immigrées turques, à 24% pour les femmes immigrées d’Asie de l’Ouest et à 21% pour les femmes immigrées d’Afrique du Nord. Le planificateur technique ajoutera ceci à la liste des questions posées au décideur politique, mais il pourra faire valoir que, partant d’aussi bas, aucun autre groupe que celui des femmes immigrées de la rive musulmane ne présente en théorie de tels potentiels de relèvement des taux d’emploi.

figure im4

17Pour ce qui est des hypothèses retenues quant à l’apport à l’offre de travail européenne d’un accroissement de l’immigration, il est alors sage de s’en tenir à ceci : on admettra qu’à l’instar des nationaux de l’ue aujourd’hui, 42% des immigrés, tous âges confondus, seraient susceptibles d’être intégrés à l’emploi. C’est à la fois supérieur au taux actuel des immigrés et inférieur au taux futur des nationaux : au moins cela laisse une marge de croissance –d’autant plus appréciable qu’elle concernerait des populations dont l’employabilité serait réputée basse.

figure im5

18On obtient alors l’estimation suivante, résumée par le graphique 5. Ceci nous dit que l’ue, dans son ensemble, pourrait assurer une croissance annuelle de l’emploi de l’ordre de 1% d’ici à 2020 en comptant sur ses propres forces – à condition donc de porter d’abord son taux d’emploi à son maximum raisonnable, soit 78% –, ce qu’elle fait par hypothèse, ici, en 2021, et sous réserve des problèmes liés au vieillissement de la population en âge de travailler et de la difficulté subséquente de trouver de la main-d’œuvre jeune, et sous réserve aussi que soient gérées en interne les « pénuries de désaffection ». C’est après 2020 par contre que la tension augmente brutalement. Prenant en compte l’horizon 2030, il faudrait que le taux net de migration soit porté à plus de 5‰ par an, et dès aujourd’hui, pour simplement assurer une croissance annuelle de l’emploi de 0,75%. Et à l’horizon 2040, un tel taux de migration maintenu à 5‰, soit de l’ordre de 2 millions de personnes par an, permettrait à peine d’assurer une croissance de l’emploi de 0,5% par an. Dans cette perspective, la croissance économique serait de plus en plus dépendante des seuls progrès de productivité.

19Si on fait le même exercice par pays, on observera évidemment que la « dépendance par rapport à l’immigration » varie de l’un à l’autre. Le graphique 6 illustre cela, désignant le Danemark, l’Allemagne et l’Autriche comme les trois pays les plus dépendants de l’immigration, à l’horizon 2040, pour assurer ne fût-ce qu’une stabilité de l’emploi. Les Pays-Bas, la Finlande et la Suède sont à peine moins dépendants – et chaque fois ici la raison principale tient à ce qu’ils partent d’une situation de taux d’emploi élevés, avec peu de réserves mobilisables en interne. Proches de la moyenne de l’ue, on trouve l’Italie, le Portugal et le Royaume-Uni : avec 2‰ d’immigration nette, on assurerait ici de l’ordre de 0,2% de croissance annuelle de l’emploi. Mais certainement pour l’Italie, le pronostic fait l’impasse sur les forts écarts du nord au sud et sur le vieillissement considérable de la population en emploi, avec une baisse de plus d’un tiers de l’effectif de jeunes sur les quatre prochaines décennies. Déjà moins dépendants de l’immigration pour assurer la croissance de l’emploi, on trouve la France, la Belgique, la Grèce et l’Espagne – mais c’est à chaque fois aussi parce que l’on part de taux d’emploi bas aujourd’hui. Considérant les tendances récentes de la fécondité en France, on hésitera même à mettre ce pays avec l’Irlande et le Grand-Duché du Luxembourg, qui sont les seuls où la croissance de l’emploi pourrait se maintenir proche de 1% par an, même dans le cas où le taux net d’immigration demeurerait dans la zone des 2‰.

20Si le niveau de ces contraintes commandait strictement les politiques d’immigration, il y aurait une autre leçon à tirer de ces écarts nationaux. En effet, le fait d’être moins dépendant de celle-ci mettrait par exemple la France en meilleure position pour préserver son modèle d’intégration des immigrés « un à un », et dès l’école primaire. A l’opposé, on imagine mal que les besoins d’immigration de l’Allemagne, des pays nordiques, du Royaume-Uni ou des Pays-Bas puissent être satisfaits sans favoriser le modèle de la société multiculturelle, où chaque « groupe ethnique » préserve des formes d’autonomie par rapport au pays d’accueil.

figure im6

21Avant de conclure, il y a un point qu’il faut clarifier. On entend et on lit en effet que l’élargissement à l’est de l’Union européenne faciliterait l’ajustement interne. Certes, l’addition de dix pays (Républiques Tchèque, Slovaque et Slovène, Pologne, Hongrie, Pays baltes, Chypre et Malte) porterait la population de l’ue de 380 millions à plus de 450. Pour autant, il n’y a lieu, pour les Quinze, ni d’en attendre de forts apports migratoires, ni même d’imaginer qu’une offre élargie de travail serait disponible sur place. La dépression démographique y est d’une ampleur telle que la population d’âge actif va diminuer de 10% entre 2000 et 2025, selon le scénario central de l’onu. Surtout, l’effectif de jeunes âgés de 15 à 24 ans, parmi lesquels se concentre le potentiel d’émigration, va y diminuer de plus de 40% d’ici à 2025, et de manière très uniforme quel que soit le pays de l’Est européen considéré [5]. Il suffirait ainsi d’une croissance même modérée de l’emploi pour amener l’ensemble de ces pays à des taux d’emploi proches des taux limites, aboutissant à une propagation rapide aux pays candidats des situations de pénurie globale de main-d’œuvre. Sans doute ces pays nourriront-ils encore une émigration résiduelle vers l’ouest au cours de la prochaine décennie, sans doute guère plus de 2 ou 300 000 par an les premières années, mais le mouvement devrait rapidement s’assécher et ne plus concerner que quelques dizaines de milliers de personnes – à comparer aux 700 à 800 000 immigrés annuels actuels dans l’ue15.

22La question centrale est alors celle de la capacité de l’ue15 d’intégrer des migrants de la rive Sud, d’Asie ou d’Amérique latine – où l’Argentine se distingue actuellement par des mouvements d’émigration vers l’Espagne et l’Italie. La difficulté ne tient pas dans la définition d’un nombre : si l’ue15 portait son taux de migration nette de quelque 2‰ à 4‰, cela ferait bien sûr un complément de 700 à 800 000 immigrants par an, disons près de 20 millions sur le prochain quart de siècle, s’ajoutant aux 20 millions intégrés dans les projections. Le problème tient plutôt dans ceci : où et comment les intégrer ?

23A cela, il a deux aspects. Le premier concerne les déséquilibres régionaux en Europe, avec une multiplication progressive de régions où le déséquilibre démographique sera si fort que des programmes d’immigration sur mesure verraient le jour, et par exemple à l’initiative de pouvoirs régionaux. Il apparaît raisonnable d’estimer à cet égard que des liens de coopération s’établissent avec des instances régionales autant qu’avec des Etats nationaux. A titre de précédent, on pourrait citer les efforts de la région du Limousin, avec un vieillissement accentué, pour attirer de jeunes paysans en provenance d’autres Etats-membres où la terre est rare. Mais il y aura lieu d’innover. Lorsque les Etats Nations s’affaiblissent à la fois vers le haut au bénéfice des instances européennes et vers le bas au bénéfice des régions, des solutions nouvelles sont à inventer. On pense par exemple à des jumelages entre régions ou sous-régions du Nord et du Sud, qui fourniraient un cadre à des politiques d’intégration en finesse.

24Le second aspect est de portée beaucoup plus générale et il concerne les grandes évolutions du travail. La situation n’est en effet plus celle de l’âge d’or industriel, fondé sur un tayloro-fordisme qui organisait l’insertion de travailleurs peu qualifiés et sérialisés à l’intérieur de routines disciplinaires. Il y a certes des signes manifestes que les Etats-Unis, à côté de secteurs « high-tech » en plein développement, misent également sur un renouvellement de stratégies tayloriennes basées sur des basses qualifications et des bas salaires – non seulement dans les maquilladoras de la frontière mexicaine, mais au cœur même de l’économie américaine [6]. Et cela tient à la fois à la disponibilité en immigrants et au maintien d’un marché du travail peu réglementé, où la couverture des risques de vie et les seuils sociaux sont plus bas qu’en Europe. L’Europe, par contre, semble s’écarter davantage d’un tel modèle tayloro-fordiste, fût-il renouvelé par les technologies de l’information et de la communication (tic). Cela tient aux consensus politiques qui sont le propre de l’Europe, décidée à préserver un « modèle social », qui conjugue un appareil plus coûteux de sécurité sociale et des seuils sociaux qui interdisent la concurrence déloyale par le dumping social. Bien que ces consensus aient été soumis à forte pression au cours des années de chômage de masse, ils semblent n’en avoir pas moins amené l’Europe à renoncer à concurrencer les « marchés mondiaux » dans les secteurs où les bas salaires balayent les avantages d’une productivité supérieure, même soutenue par la technologie et le savoir-faire de travailleurs hautement professionalisés. Illustre cela le fait qu’en Europe les emplois détenus par des personnes de niveau éducatif bas, que l’on serait tenté de désigner comme étant des emplois non qualifiés, diminuent au rythme de 2% par an depuis une décennie, alors qu’aux Etats-Unis ils poursuivent une croissance qui est seulement plus lente que celle des emplois qualifiés. Et le fait est que l’ue15 verra l’offre de travail non qualifiée (c’est-à-dire l’effectif d’adultes de 25 à 64 ans porteurs d’un niveau éducatif inférieur au niveau « bac ») décroître de 2% par an pendant la décennie à venir – alors que les effectifs de niveau « bac » et de niveau supérieur (bac + 2) croîtraient d’un pourcentage proche. Cela même contribuerait à désigner comme improbable qu’il y ait, tel quel, place pour une immigration non qualifiée venant combler des rangs clairsemés sur la rive Nord, à moins que le Nord n’aille chercher au Sud que des immigrants acceptant ces conditions de travail qui provoquent la pénurie par désaffection des nationaux, laissant subsister des formes archaïques de capitalisme à côté des secteurs modernes.

25Il y a alors matière à considérer que l’Europe s’impose seulement l’ambition de ce dont elle aurait les moyens : une sortie par le haut, telle que définie au Sommet de Lisbonne, assignant à l ‘Europe de « devenir la plus compétitive et la plus dynamique des économies fondées sur la connaissance, en mesure d’assurer une croissance économique durable, des emplois plus nombreux et de meilleure qualité, et une cohésion sociale accrue ». Or, ceci ne peut se construire qu’au cœur des processus de mise au travail. Le schéma de cette sortie par le haut suppose qu’un surplus de productivité vienne compenser la décroissance des nombres démographiques – celle-ci devant précipiter celle-là, lui fournissant à la fois prétextes, motifs et impulsions continues. La productivité est désormais commandée par l’innovation organisationnelle, tenue de construire le meilleur usage des tic, celles-ci étant des outils ouverts, c’est-à-dire non assignables de manière spécifique comme l’étaient les machines de l’Age d’or industriel. Les mutations du travail en série que ce caractère ouvert implique bouleversent quasiment en continu l’articulation entre d’une part les formations théoriques initiales et d’autre part les compétences de l’expérience et les capacités adaptatives. L’employabilité n’est plus l’acquis suffisant des routines disciplinaires de l’organisation tayloro-fordiste, elle devient un construit organisationnel à renouveler en continu : cette logique adaptative et constructiviste, certes ancienne au niveau de l’encadrement, doit désormais animer tous les niveaux de l’organigramme, en y élargissant l’hybridation et la mobilité des fonctions. Cet enjeu-là met en cause l’ensemble des modèles de pouvoir, aboutissant soit à conforter les corporatismes, les blocages et les démotivations, soit à étendre la contagion des comportements de fluidité et d’autonomie responsable.

26Par rapport à l’intégration des immigrants, c’est de cela que l’on doit attendre d’abord une moindre dépendance par rapport aux compétences certifiées ou non par l’appareil scolaire ou même par l’appareil de formation continue, et ensuite une disposition des organisations à développer la compétence adaptative tout au long de la vie active. Cela revient évidemment à déléguer à l’entreprise une responsabilité croissante dans la construction de l’employabilité, en jouant à la fois de la raréfaction démographique et de l’impératif de compétitivité dans une économie ouverte.

27Il est bien certain que des immigrants non qualifiés, demeurant en deçà de la fracture numérique, trouveront une série de niches – typiquement dans le service aux personnes, dans le transport et la manutention, dans les travaux de force, etc. Mais il est non moins certain que tout relèvement significatif de l’immigration au-delà des niveaux actuels va dépendre de cette capacité des organisations et des institutions à leur faire prendre le train commun du développement des compétences tout au long de la vie. C’est à cette condition-là - que l’Europe doit déjà s’imposer à elle-même si elle veut seulement préserver son niveau de développement économique lorsque la démographie se dérobe – que l’immigration, présente ou à venir, peut devenir autre chose qu’un stigmate social. En quelque sorte, c’est en devenant, progressivement mais par inéluctable nécessité interne, une société ouverte à elle-même et en elle-même que l’Europe deviendra une société ouverte à l’immigration. La tâche commence toujours là où l’on se trouve.

Notes

  • [1]
    Voir J.-C. Chesnais, Le crépuscule de l’Occident, Paris, Laffont, 1995, p. 299 et, pour les dernières années, Conseil de l’Europe, Evolution démographique récente en Europe, varii anni, et Eurostat, Enquête sur les Forces de Travail, varii anni.
  • [2]
    Une carte analogue, construite sur les projections INSEE 2001, suggère qu’une semblable relève des générations ne serait préservée en 2020 que dans 11 départements, qui sont ceux de l’Ile-de-France, le Rhône, l’Isère et la Haute-Garonne avec Toulouse. Voir G. Coomans, « Marchés régionaux du travail et vieillissement de la population active à l’horizon 2020 », Cahiers de l’IAURIF, n° 32, mai 2002.
  • [3]
  • [4]
    Michael S. Teitelbaum and Jay Winter, A question of numbers, High migration, Low fertility and the politics of national identity, Hill & Wang, NY, 1998.
  • [5]
    Pour plus de détails sur les perspectives démographiques et l’offre de travail dans les pays candidats, voir notre contribution « Demographic change in EU-Pre-accession countries : the challenges of an enlarged EU », in IPTS/ESTO, Prospective Study on Enlargement Future, November 2001, chapter D, pp. 77-129, IPTS – DG Joint Research Center, disponible sous http://www.jrc.es/projects/enlargement
  • [6]
    Voir Bureau of Labour Statistics, US Department of Labor, Labor Statistics, July 1998, sous www.bls.gov/opub/ils/pdf/opbils22.pdf
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.84

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions