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Article de revue

L'islamisme n'est pas monolithique

Pages 101 à 111

Contrairement à une idée reçue – en particulier, depuis les attentats du 11 septembre –, l’islamisme n’est ni monolithique, ni immuable, ni réductible aux seuls réseaux terroristes. C’est un terme générique qui recouvre dans la réalité une très grande diversité de courants, de stratégies, de sensibilités et de tendances, qui n’ont cessé d’évoluer dans le temps. Ces stratégies dépendent largement de contextes politiques nationaux et régionaux eux-mêmes extrêmement variés, conduisant bien souvent à des positions relativement différentes, à l’égard notamment de la question de la participation démocratique et légale au jeu politique comme à l’égard de la violence. Une telle diversité n’empêche pas le constat global d’un essoufflement, voire d’un échec, de l’islamisme.

1 Loin de détenir le monopole de la représentation, l’islamisme se partage désormais entre des courants nationalistes légalistes et d’autres à tendance globale et sans territoire, entre des groupes qui ont basculé dans le terrorisme ou une fuite en avant dans une violence sans but stratégique et d’autres qui cherchent de nouvelles alliances, de nouvelles modalités d’expression et d’action.

Les grandes étapes de l’essor de l’islamisme

2 Une rapide chronologie de l’histoire contemporaine de l’islamisme permet de distinguer quelques grandes étapes marquantes. Si très tôt (années 30 jusqu’aux années 50 et 60), les grands théoriciens de l’islamisme (comme l’Indo-Pakistanais Abû al-‘Alâ al-Mawdûdî, les Egyptiens Hassan al-Bannâ et Sayyed Qotb ou encore l’Iranien Khomeiny) avaient tenté de penser les catégories et les modes d’action de l’islam politique radical, les différentes tendances de cette mouvance n’ont commencé à s’imposer plus ou moins massivement au sein des sociétés musulmanes qu’au milieu des années 70.

3 Vint ensuite une deuxième phase, celle de la déflagration qu’a représenté la révolution islamique d’Iran en 1979 qui donna un souffle nouveau au radicalisme islamiste. Dès ce moment donc, la mouvance islamiste va subir diverses influences ; une lutte féroce s’engagea pour le leadership et l’orientation à donner à l’islamisme. Ainsi l’Arabie Saoudite wahhabite commença à impulser et à influencer divers mouvements islamistes ou néofondamentalistes d’obédience sunnite. Gardien des Lieux Saints de l’Islam, l’Etat saoudien mobilisa une part considérable de ses recettes pétrolières pour financer, à travers le monde, nombre de lieux de culte, d’écoles coraniques, de réseaux caritatifs et de groupes d’activistes au service d’une conception puritaine de l’islam et des mœurs. L’idéologie qu’il a cherché ainsi à diffuser exalte le rigorisme moral et le conservatisme social. Dépendant politiquement et militairement des Etats-Unis d’Amérique qui, dans leur lutte contre le communisme, lui assurent un soutien sans faille, le régime saoudien s’engage dans une spirale idéologique où un puritanisme moral intransigeant rivalise avec un fondamentalisme ultrarigoriste. Cette politique s’opère également dans un esprit de concurrence acerbe et de lutte féroce contre le modèle révolutionnaire et radical iranien – même si, à la suite de la guerre du Golfe, nombre de mouvements islamistes se retournèrent contre leurs généreux mécènes saoudiens.

4 De son côté, l’Iran de Khomeiny incarna, pendant la première phase de sa révolution, le pôle chiite radical et révolutionnaire de l’islamisme. Ses dirigeants ne manquèrent aucune occasion pour galvaniser les masses musulmanes, mobilisant, à l’intérieur, les « déshérités » (Moustaz‘afoûn) contre « l’injustice sociale » et contre l’Occident « satanisé » et cherchant, à l’extérieur, à s’attirer des influences au-delà même de la sphère exclusivement chiite. Un troisième pôle est représenté par les vieux mouvements missionnaires et piétistes en provenance du monde indo-pakistanais : les Jamâ‘ât al-Tablîgh wa-Da’wa (littéralement : Associations pour la Transmission – du message révélé – et la Prédication).

5 D’autres mouvements encore – tels les Frères Musulmans – auront évidemment une influence politique et idéologique décisive sur leurs propres sociétés, grâce à leur trajectoire longue et à leur travail de terrain. Sans échapper entièrement aux influences et aides extérieures, leur présence sur le terrain est le résultat d’efforts de mobilisation et d’implantation sociale. L’ancrage social des divers mouvements islamistes est assez diversifié : jeunesse périurbaine pauvre, bourgeoisie traditionnelle, classes moyennes montantes. Une partie de ces catégories sociales, traditionnelles ou ascendantes, ont cru, un certain temps – au moment précisément de « l’âge d’or » de l’islamisme militant des années 70 et 80 –, trouver dans la rhétorique islamiste une traduction de leurs frustrations et revendications et une réponse possible à leurs multiples aspirations. Généralement, ces catégories sont composées en partie de vieilles familles marchandes qui se sentaient marginalisées par les élites dirigeantes, bureaucratiques ou militaires, ayant accédé au pouvoir à la faveur de la décolonisation, et en partie des nouvelles couches urbaines ascendantes, plus ou moins tenues à l’écart du système politique officiel et de ses réseaux clientélistes.

6 Une troisième phase, qui s’ouvre avec la décennie 80, est marquée par l’essor fulgurant et la dissémination de l’islamisme à travers le monde musulman – mais aussi (déjà !) par l’émergence en son sein de nombreux conflits, contradictions et dissensions qui ne cesseront progressivement de l’affaiblir. Dans ces années, marquées en particulier par les secousses de la révolution islamique d’Iran, mais aussi par la montée en puissance des moudjahidin d’Afghanistan, les régimes en place, en butte à la contestation et à l’activisme de divers mouvements islamistes locaux – notamment des composantes radicales –, vont déployer des efforts visant à les pourchasser, mais aussi à les endiguer notamment en dissociant les diverses tendances. Redoutant les émeutes et l’agitation des groupes islamistes, les gouvernants chercheront à gagner l’appui de la bourgeoisie traditionnelle et des classes moyennes pieuses pour les détacher de la jeunesse urbaine pauvre et des couches sociales exclues qui, souvent, s’identifiaient aux franges radicales de l’islamisme. En outre, dans une espèce de surenchère mimétique avec les fondamentalistes et les clercs religieux les plus rétrogrades, autour des « valeurs islamiques », ils multiplieront les concessions dans les domaines du droit coranique, des bonnes mœurs, du statut de la femme et de la famille, etc.

7 A l’échelle internationale, cette décennie fut dominée par l’exacerbation de la lutte pour le leadership entre la monarchie saoudienne – qui chercha le contrôle et l’endiguement de l’islamisme et du fondamentalisme sunnites – et l’Iran de l’imâm Khomeiny, des mollahs et des pasdarans (gardiens de la révolution), qui cherchèrent l’exportation de la révolution, non pas seulement en direction du monde chiite, mais dans tout le Dâr al-Islâm. La guerre – longue et atroce – déclenchée contre l’Iran en 1980 par l’Irak – dont le leader, Saddam Hussein, pseudo-laïque, n’a cependant pas hésité, dès cette époque, à instrumentaliser la rhétorique religieuse (thématique du Jihâd sacré) –, avec la bénédiction des monarchies du Golfe et la bienveillance des Etats occidentaux, en a été un des épisodes les plus sanglants. De son côté, Téhéran n’hésita pas à recourir à l’arme du terrorisme, aux attentats sanglants et aux prises d’otages occidentaux, notamment à travers le Hezbollah libanais, avant de s’attaquer aux Iraniens opposants exilés puis, par le biais de la funeste fatwa contre Salman Rushdie, aux intellectuels et écrivains musulmans laïques.

8 Au début de la décennie 90, enfin, s’opère une radicalisation de certains mouvements islamistes et, à partir du territoire afghan, un développement des courants néofondamentalistes. D’une manière générale, la radicalisation de la nébuleuse islamiste et néofondamentaliste date de la décennie 90, une décennie qui s’ouvre avec la deuxième guerre du Golfe (opération « Tempête du désert »), dont l’un des effets paradoxaux fut de mettre fin au fragile consensus islamiste laborieusement bâti par la monarchie wahhabite, des pans entiers de la frange extrémiste de l’islamisme – notamment les Afghans – se retournant contre leur ancien sponsor, le royaume saoudien et les réseaux internationaux qu’il contrôlait. L’exacerbation des conflits dans certaines régions permet à des groupes radicaux de se manifester sans offrir pour autant d’alternative crédible : enlisement du processus de paix au Proche-Orient ; guerre civile en Algérie et folie meurtrière des GIA ; guerres intestines entre factions afghanes qui perdurent longtemps après le départ des troupes soviétiques et aboutissent à la victoire tout autant fulgurante qu’inattendue des talibans ; répression et surenchère terroriste de groupes radicaux en Egypte (al-Gamâ‘ât al-Islâmiyya ; al-Gihâd al-Islâmî) ; tentatives d’instrumentalisation par des réseaux islamistes du martyre des musulmans de Bosnie ; infiltrations au Daghestan ou en Tchetchénie, Groupe Abou Sayyâf aux Philippines… C’est une décennie marquée également par des actes terroristes spectaculaires de groupes extrémistes soutenus et financés par les réseaux internationaux du milliardaire Oussama Ben Laden, visant en particulier l’Arabie Saoudite et les Etats-Unis d’Amérique. L’organisation en réseaux de Ben Laden (al-Qâ‘ida), qui accueille des activistes (djihadistes) du monde entier, est soutenue par un empire financier qui s’étend de l’Asie aux Etats-Unis et par divers mécènes et groupes extrémistes au Pakistan, Afghanistan, Cachemire, Bangladesh, Proche-Orient, Arabie, Philippines, etc.

Acteurs, doctrines, stratégies

9 L’islamisme est donc loin d’être monolithique. Plusieurs tendances le traversent. Il y a tout d’abord les courants de l’islam lettré apolitique et respectueux de la normativité religieuse traditionnelle, celui des ‘ulamâ (docteurs de la foi), qui s’inscrit plutôt dans une réalité citadine. Les formes de religiosité populaire, comme le confrérisme ou le maraboutisme, s’inscrivent aussi dans le cadre du traditionalisme. Peu concernées par les questions politiques, elles connaissent un succès aussi bien dans les villes que dans les campagnes.

10 D’autre part, à la frontière entre la tradition et le fondamentalisme, certains courants conservateurs visent à appliquer la Sharî‘a dans la société, sans souci cependant du politique, de l’Etat. Deux exemples de cette « islamisation par le bas » sont constitués par le wahhabisme et sa morale conservatrice et rigoriste, d’une part, les associations de prédication indo-pakistanaises, d’autre part. Le courant fondamentaliste aspire, quant à lui, à une réforme de la société par un retour aux fondements de l’islam, même s’il ne s’intéresse parfois pas directement à la politique. Ce courant – comme d’ailleurs, en partie, celui de l’islam politique –, parce qu’il est anti-colonial, vise la réappropriation culturelle de la modernité par la revivification de l’héritage fécond du passé, visant la renaissance de la civilisation islamique.

11 Un autre courant que l’on peut qualifier d’islam politique stricto sensu emprunte des voies différentes selon le contexte politique et social local. Les uns prônent la violence et le radicalisme, à l’instar du FIS algérien ou des Frères Musulmans pendant la répression dans la Syrie Ba’athiste de Hafez al-Assad. Les autres, leurs confrères égyptiens, jordaniens ou marocains (y compris les associations qui continuent à alimenter une forte contestation sociale – telle al-‘Adl wal-Ihssân dirigée par Abdessalam Yacine), utilisent des voies légales. Ils cherchent à se constituer en parti politique pour se faire entendre démocratiquement, sans recours à la violence.

12 Enfin, les plus récemment apparus sont les réseaux néofondamentalistes. Ils ne cherchent pas forcément la mobilisation sociale, pas plus que l’ancrage national d’ailleurs. Ce sont des mouvements transnationaux, à l’instar du réseau Ben Laden. Ils sont constitués de militants terroristes ou d’activistes qui s’inscrivent complètement dans le contexte de la mondialisation. Ils sont présents partout dans le monde, des Philippines à l’Europe, en passant par les Etats-Unis ou les pays arabes. Ces courants sont apparus à partir de la résistance afghane à l’occupation soviétique (1979-92). Ils étaient installés dans le nord-ouest du pays, à la frontière entre l’Afghanistan et le Pakistan. Composés de militants venus de tous les horizons géographiques (Saoudiens, Pakistanais, Marocains, Algériens, Egyptiens, Philippins, Tchetchènes…), leur objectif prioritaire se situait en marge du contexte local ou national : il s’agissait de contester la toute-puissance américaine et de « diaboliser » l’Occident.

La problématique du politique

13 Une des différences essentielles entre l’islamiste, le traditionaliste, le fondamentaliste classique et le néofondamentaliste porte sur l’attitude de chacun de ces courants à l’égard de la problématique de l’Etat et du politique. Les traditionalistes se préoccupent quasi-exclusivement de « morale religieuse » et tentent de faire pression sur la société en vue de combattre les attitudes et comportements jugés « déviants ». Les fondamentalistes, eux, ont pour ambition d’imposer une véritable réforme sociale : c’est la raison pour laquelle on les dénomme aussi « réformistes musulmans ». Sans cette réforme, estiment-ils, le monde arabo-musulman ne saurait dépasser l’état de « décadence » dans lequel il se trouve depuis la colonisation, et relever les défis de la modernité. Mais, généralement, les réformistes agissent dans des cadres politiques qu’ils ne cherchent pas forcément à délégitimer ; ils veulent que les sociétés musulmanes renouent avec le riche héritage de leur passé, donc avec les sources originelles de la religion, sans pour autant chercher à imposer un projet politique, stricto sensu. L’ambition des islamistes, en revanche, dépasse le seul cadre juridique et la sphère des « bonnes mœurs » pour se muer en combat éminemment politique ; les mouvements islamistes exigent que tous les aspects de la Cité soient soumis aux préceptes de la Sharî’a, loi canonique devenant ainsi la référence totalisante. Dans une telle perspective, les militants islamistes agissent par divers moyens en vue de la conquête du pouvoir et de l’instauration de l’« Etat islamique ».

Le néofondamentalisme

14 Cependant, il y a une autre différence qui sépare les grands mouvements islamistes classiques (qui avaient connu leur apogée depuis les années 50 jusqu’aux années 80) de certains courants néofondamentalistes de la décennie 90. Alors que l’islamiste classique a intériorisé une culture politique nationale et veut, avant tout, s’intégrer, grâce à la constitution d’un véritable parti politique moderne, dans un espace régulé d’action politique, le néofondamentaliste, lui, se démarque de cet « islamo-nationalisme ». Il refuse d’inscrire son action dans une stratégie strictement stato-nationale ; les Etats-nations n’ont, à ses yeux, aucune véritable légitimité, au contraire de la grande « Communauté des croyants » (umma). Cet imaginaire s’appuie, en outre, sur un code rituel et juridique « transculturel » minimum. Les néofondamentalistes ambitionnent, en effet, de transcender les clivages culturels des musulmans et leurs multiples identités locales, ethniques, géographiques, nationales, etc. Leur stratégie est donc fondamentalement « communautariste », au sens où ils prétendent reconstituer la umma supranationale ou, à défaut, des petites communautés d’adeptes fonctionnant exclusivement sur la base du respect d’un code rituel et comportemental strict, les amenant, finalement et concrètement, à vivre comme des sectes.

15 Ces différences conduisent évidemment à des stratégies distinctes. Les uns prônent d’abord le retour à la dévotion individuelle, voire au retrait (hijra) de la société et donc souvent au repli sectaire ; les autres préfèrent mettre l’accent uniquement sur l’application de la sharî’a au domaine du statut personnel et des mœurs, ce qui conduit à l’adoption d’une idéologie conservatrice, puritaine et rigoriste. D’autres, enfin, visent l’instauration d’un « Etat islamique ». Mais cette dernière attitude peut mener, à son tour, à deux stratégies fort différentes : les uns sont favorables à la prise du pouvoir par la violence (d’où parfois le recours au terrorisme et au tyrannicide), les autres expriment le désir de s’affirmer comme parti politique légal jouant le rôle de rappel des valeurs islamiques et de gestion des affaires courantes, à côté des autres mouvements et courants non islamistes.

La question de la violence

16 Les mouvements islamistes ont-ils toujours eu recours à la violence et au terrorisme ? Non ; cela dépend du contexte local ou régional et du degré d’ouverture du champ politique. Là où existent une situation d’occupation étrangère et de conflit régional armé ou des tensions confessionnelles (Algérie, Liban, Territoires occupés, Philippines, Afghanistan, Cachemire…), des groupes radicaux ont effectivement recours à la violence. Mais ce n’est pas vrai partout. Il convient de rappeler qu’au niveau de l’ancrage social l’influence des divers mouvements islamistes est diversifiée : jeunesse périurbaine pauvre et exclue, issue de l’explosion démographique, de l’exode rural et d’une scolarisation massive mais inadaptée ; bourgeoisie et classes moyennes pieuses ou simplement opportunistes ; nouvelles couches urbaines ascendantes, plus ou moins tenues à l’écart du système : journalistes, médecins, avocats, hauts fonctionnaires, techniciens, ingénieurs, commerçants et entrepreneurs, universitaires ou jeunes intellectuels… Les réseaux transnationaux du terrorisme, eux, ne bénéficient d’aucun ancrage social ; il s’agit de groupes d’activistes ou d’individus, certes déterminés, mais coupés des masses.

Islamisme radical et puissances occidentales

17 L’Occident a-t-il une responsabilité dans les dérives islamistes ? Indirectement oui, dans la mesure où l’islamisme est une réaction identitaire face à son hégémonie. Il cristallise les ressentiments et les revendications culturelles. Il se nourrit d’une rhétorique de refus de la diffusion planétaire de la culture capitaliste. Les puissances occidentales sont, en outre, considérées par les islamistes comme responsables des échecs du monde musulman à tous les niveaux : militaire, scientifique, politique, etc. ; ils les accusent de soutenir inconditionnellement l’Etat d’Israël, d’avoir occupé la terre d’Islam depuis la guerre du Golfe… On peut aussi ajouter que les gouvernements occidentaux ont favorisé directement certains mouvements islamistes au nom de la lutte contre le danger communiste. Le réseau Ben Laden, par exemple, n’a-t-il pas été longtemps soutenu, puis toléré, au nom des services rendus lors du djihad contre les Soviétiques ?

L’islamisme est-il en perte de vitesse ?

18 Pour répondre à cette question, il convient de distinguer plusieurs niveaux d’analyse : de quoi parle-t-on ? de l’utopie islamiste ? de son projet de gestion ? de sa capacité de mobilisation ? de la détermination des groupes les plus radicaux à provoquer des chocs identiques à ceux du 11 septembre ? Le diagnostic diffère selon la dimension envisagée. Néanmoins, globalement, l’islamisme vit aujourd’hui une phase d’essoufflement, surtout si on le compare à la situation qui était la sienne dans les décennies 70, 80 et jusqu’au milieu des années 90. En tant que projet politique, on peut même affirmer que cette idéologie est dans l’impasse totale. Qu’il s’agisse de mouvements associés au pouvoir (comme en Iran, où les conservateurs de l’héritage khomeyniste ont été disqualifiés, au Soudan, où le général Omar Hassan al-Bashir a brutalement écarté l’une des « éminences grises » de l’islamisme sunnite et arabe, Hassan al-Tourabi, qui a échoué à résoudre la crise interne et régionale de son pays, ou en Afghanistan où les luttes de clans et l’alliance des talibans avec le réseau terroriste de Ben Laden ont mené au désastre que l’on connaît) ou qu’il s’agisse de groupes oppositionnels (comme en Algérie où la barbarie des groupes islamistes armés n’a mené qu’à l’impasse et finalement à la déroute militaire), les mouvements islamistes ont lamentablement échoué à proposer un projet de société viable. Le moins que l’on puisse dire donc est que ce projet – qui se singularisait d’ailleurs, dès le départ, soit par son irréalisme, soit par son caractère totalitaire – n’a nulle part été fécond.

19 Du Maghreb à la Turquie, de l’Indonésie à l’Iran, en passant par l’Afghanistan, cette crise de l’utopie islamiste était manifeste dès la seconde moitié des années 90, en dépit des poussées, ici ou là, encore spectaculaires. Parmi les différentes explications possibles, on peut mettre en avant la vacuité de son projet politique ou culturel : le cas le plus patent est celui de l’Etat théocratique en Iran qui a permis aux réformateurs de l’emporter. Il y a également la révulsion que suscite le recours à la violence et au terrorisme (en Algérie, en Egypte, en Afghanistan et maintenant aux Etats-Unis).

20 La radicalisation, indubitable ces dernières années, est, d’une certaine manière, une manifestation d’impuissance à proposer une alternative crédible. Les réseaux terroristes mis en cause actuellement n’ont aucune base sociale ; ils ne provoquent nulle part une dynamique de mobilisation de masse. Ailleurs, d’autres groupes radicaux n’ont même pas été capables de transcender les clivages internes qui les minent, en dépit d’une rhétorique panislamique. Bien au contraire, c’est un spectacle de règlements de compte, de luttes intestines, parfois d’une rare violence, et d’excommunications qu’ils n’ont cessé d’offrir. S’évertuant à propager une idéologie extrémiste, intolérante, ultraconservatrice et totalitaire, commettant souvent des exactions, voire des atrocités – comme dans les maquis algériens ou en Afghanistan – qui finirent par les couper de tout soutien social, ils échouèrent finalement à précipiter la chute des régimes qu’ils combattaient – Egypte ou Algérie par exemple – et ne parvinrent guère à s’assurer clairement le commandement de la « résistance » – ni au Liban, ni en Palestine, ni en Bosnie, ni au Daghestan, ni en Tchetchénie, par exemple.

21 Même si ces situations demeurent très contrastées, la déroute de cet islamisme radical et violent est partout patente. Dans d’autres pays, incapables de tenir les promesses sur lesquelles ils ont bâti à l’origine leur mobilisation, d’autres groupes vont de plus en plus se trouver en décalage par rapport aux aspirations sociales – y compris de ceux qui les avaient portés au sommet de leur popularité. Dans bien d’autres cas encore, coupés des masses, certains groupes radicaux entament une folle surenchère de violence qui accentue leur sectarisme et leur marginalisation. Les actes ignominieux et barbares commis par les groupes islamistes armés en Algérie, à l’encontre des intellectuels, des étrangers et des villageois, les mesures répressives et rétrogrades instaurées par des talibans fanatisés et sans aucun projet, contre la population civile – en particulier contre les femmes –, en sont l’illustration la plus spectaculaire. Souvent, un fossé béant sépare la stratégie radicale de groupes extrêmement violents et les aspirations sociales et culturelles des jeunes générations. Le glissement vers le terrorisme de certains groupes et leur violence incontrôlée, qui ont frappé les esprits bien avant les attentats du 11 septembre, marquent aussi, d’une certaine manière, un tournant qui signifie un échec tout aussi cinglant que spectaculaire du « projet » radical. Car cette surenchère violente est fondamentalement un aveu d’impuissance : impuissance à transcender les divisions (claniques, confessionnelles, régionales, politiques...), impuissance à promouvoir un vrai projet de gouvernement réaliste et viable, impuissance à composer avec le pluralisme des sociétés et du monde…

22 Pour autant, déclin ne signifie évidemment pas disparition. L’islamisme, avec ses multiples variantes, est un acteur incontournable de la scène interne et internationale. C’est pourquoi il faut chercher les voies d’intégration de ses composantes modérées.

Vers un islamisme démocratique ?

23 En fait, au regard de leur poids réel, les tendances les plus radicales ont été surmédiatisées, surtout en Occident. Or, l’un des aspects les plus intéressants de l’évolution de l’islamisme ces dernières années, reste sans aucun doute la dynamique de recomposition endogène : des évolutions (culturelles, politiques, intellectuelles, éthiques et théologiques) importantes – pour ne pas dire décisives – commencent à s’opérer au sein même de cette mouvance. Dans cette perspective, les tentatives de renouvellement, de recherche de nouvelles alliances, opérées par les composantes modérées de la mouvance islamiste, pour se distancier des courants plus radicaux, peuvent mener à une transformation démocratique de cet islamisme politique légaliste. D’ores et déjà, dans certains pays, des courants plus modérés semblent en effet l’emporter sur les groupes radicaux (Fazilet Partisi, en Turquie, islamistes légalistes marocains ou jordaniens), favorisant des processus d’ouverture et de démocratisation dans leurs pays.

24 Dès lors, ces mouvements et leurs leaders prendront progressivement leur distance avec une rhétorique fondamentaliste de pure contestation. Pour intégrer le champ politique, ils évolueront alors vers d’autres formes d’expression, en multipliant notamment les professions de foi démocratiques, voire en faveur de la sécularisation. Cet islamisme tempéré et démocratique ne pourra alors éviter le processus de sa profonde métamorphose.


Date de mise en ligne : 01/01/2011.

https://doi.org/10.3917/come.040.0101

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