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Article de revue

Après le 11 septembre : bloquer l'engrenage

Entre terrorisme, guerre et replis sécuritaires, que peut la culture ?

Pages 57 à 70

Quand le drapeau est déployé, toute l’intelligence s’en va dans la trompette… Régis Debray avait ainsi résumé la mise en condition des esprits au moment de la guerre du Golfe. Dix ans après, on table toujours sur l’émotion compréhensible suscitée par les événements du 11 septembre pour cimenter les adhésions à la riposte. Kaboul est tombé, mais les objectifs réels des Américains demeurent imprécis, et les moyens utilisés douteux.

1 Après les cuivres, les bombes. Après les consternantes erreurs initiales de communication (George W. Bush hésitant entre la posture de John Wayne et celle d’Urbain II), une action sans surprise avait suivi. Maintenues au régime sec, les télévisions ont un jour parfaitement résumé l’inadéquation de cette action avec deux images.

2 La première est celle d’une nuit afghane zébrée de missiles dont on pressentait qu’ils avaient peu de chances d’atteindre Oussama Ben Laden, mais dont il était certain, en revanche, qu’ils allaient accroître les souffrances d’un peuple déjà épuisé par la guerre, la famine et les exodes.

3 La deuxième, où le dérisoire le disputait à l’odieux, était censée illustrer des préoccupations humanitaires. Quelques rations alimentaires larguées du ciel sont disséminées sur un champ de caillasses : une demi-douzaine d’âniers s’attachent à recueillir du beurre de cacahuète qu’accompagne dans ses sachets jaunes un message de solidarité du peuple américain…

4 Les attentats du 11 septembre ne pouvaient à l’évidence rester impunis. Mais la voie choisie était-elle la seule et a-t-elle été la bonne ? La guerre entreprise apparaît lourde d’ondes de choc. Il est vrai que l’on peine à concevoir le type d’intervention qui aurait pu permettre à la fois de démanteler le réseau terroriste et de convaincre les milliards d’hommes qui ont assisté, stupéfaits, à l’ébranlement symbolique des États-Unis, que leur assise demeure solide et qu’ils traiteront enfin dans un esprit de justice les dossiers mondiaux en souffrance. Qu’elles soient positives, comme la reconnaissance du droit des Palestiniens à un État, ou plus suspectes, comme l’enrôlement d’États longtemps qualifiés de « voyous », les mesures prises apparaissent circonstancielles, et aucune politique alternative aux pratiques impériales du passé ne se dessine.

5 Nous ne découvrirons que progressivement les effets dévastateurs liées aux bombardements, mais on peut déjà mesurer les irréparables dommages collatéraux que les attentats et la riposte qui a été privilégiée ont, ensemble, provoqués. Les perceptions croisées du monde musulman et du monde « occidental » ne sont plus les mêmes. Le concept globalisant d’Occident s’est imposé, et la petite musique que l’Europe s’efforçait de faire entendre n’est plus audible dans le fracas du moment.

6 D’autres glissements sont intervenus. Leur portée ne se révèlera qu’avec le temps, mais il est possible d’en tenter une première lecture.

Une perception brouillée des enjeux

7 Les motivations religieuses sur lesquelles Oussama Ben Laden prétend fonder son action sont trompeuses : les approbations dans le monde musulman - et au-delà – ne sont pas pour l’essentiel de nature religieuse, mais elles ont une signification politique très forte. Elles traduisent un sentiment de revanche : les Etats-Unis ont été punis pour n’avoir pas tenu les promesses qui ont accompagné la guerre du Golfe, et un espoir retrouvé : face aux fragilités de la superpuissance et de ses satellites, comment les humiliés et les déshérités du monde entier ne reprendraient-ils pas confiance dans la possibilité de modifier un désordre général où ils étaient broyés et qu’ils subissaient jusque-là dans la résignation ? On aurait certes pu souhaiter un Robin des Bois plus séduisant que le détestable Ben Laden, mais ce qu’il a libéré et dont on ne peut pas encore mesurer toutes les répercussions, c’est le sentiment que le maître injuste est vulnérable et que l’action doit désormais succéder à la résignation.

8 Les errements du discours officiel ont dit le désarroi face à un adversaire déterminé qui rendait obsolètes des armements sophistiqués adaptés aux guerres classiques. Le désarroi et la maladresse se sont exprimés dans les termes que l’on sait : Croisade, lutte du Bien contre le Mal, Justice infinie… Ils ne pouvaient qu’accréditer dans le monde musulman l’idée que, au-delà des injustices politiques dont il se sentait déjà victime, c’est l’islam en tant que tel qui est désormais visé. Des correctifs ont certes été apportés au discours des coalisés, et les responsables occidentaux soulignent laborieusement que l’islam n’est pas visé, mais seulement les fanatiques qui en dénaturent le message. Le mal était néanmoins fait, et les déclarations d’un Berlusconi sur la supériorité de la civilisation occidentale ne pouvaient que rouvrir les plaies, d’autant plus que, face au tollé, il avait souligné ce que beaucoup pensaient comme lui, mais tout bas.

9 En bref : d’un côté, un habillage religieux et manipulateur masque des aspirations politiques et économico-sociales, de l’autre, la perception de l’adversaire comme porteur d’un conflit de civilisations bloque la recherche de réponses plus complexes que la seule répression du terrorisme.

10 Desserrer le piège ouvert des affrontements multiformes suppose de part et d’autre un ressaisissement.

11 Alors qu’elles sont très diverses, les sociétés musulmanes sont souvent perçues comme uniformément dominées par une religion rétrograde. Dans les remous de la période, il importe qu’elles ne cèdent pas aux enfermements identitaires dont Oussama Ben Laden a su avec habileté exploiter les vertiges. Il y a là, et d’abord dans les pays arabes, un défi pour les mouvements progressistes, un défi, également, pour les responsables religieux et les intellectuels que l’époque appelle à s’affranchir des prudences et des solidarités communautaires ambiguës pour faire prévaloir un islam d’ouverture contre les lectures formelles du message.

12 Ébranlé, l’Occident continue à concentrer l’essentiel de la puissance mondiale dans tous les domaines : politique, militaire, économique. Face aux risques de récession, les Etats-Unis ont su avec pragmatisme oublier vingt ans de libéralisme reaganien pour redécouvrir les vertus du keynésianisme. Afin de réduire le terreau où s’alimentent révoltes et terrorismes, sauront-ils - et l’Europe avec - réorienter radicalement leur action sur tous les points où l’exercice d’une domination brute tenait lieu de politique ? Les « dossiers » les plus urgents s’appellent Palestine (avec l’imposition à Israël du respect du droit international) et Irak (avec l’arrêt d’une politique de répression à la fois inhumaine et inefficace). Les autres domaines où l’instauration d’un ordre mondial moins inégalitaire réclamerait une profonde réévaluation sont nombreux. Ils ont nom contrôle des commerces délictueux (armes, drogue…) et surtout nouvelle approche de la régulation de l’économie globalisée (celle dont le président de la Banque mondiale soulignait récemment l’urgence en préconisant « une coalition mondiale contre la pauvreté »).

Un risque de dérives sécuritaires

13 Il est à craindre que les Etats-Unis ne soient pas capables, simultanément, de lutter contre le terrorisme tout en procédant à ces révisions structurelles. Le risque est grand de voir privilégiée à l’excès la piste sécuritaire, à l’extérieur comme à l’intérieur.

14 À l’extérieur, les bombardements de l’Afghanistan se sont inscrits dans cette logique, et ceux sur l’Irak – préconisés par certains dans l’appareil d’État américain – relèveraient de la même option à courte vue. À l’intérieur, si la lutte contre le terrorisme impose de la détermination, notre capacité à maintenir vivantes des valeurs démocratiques chèrement acquises va également être mise à l’épreuve.

15 La sécurité au détriment de la liberté ? Face à un adversaire sachant utiliser les facilités d’un système libéral, le laxisme serait irresponsable. Partout, des dispositions législatives ou réglementaires ont donc été arrêtées. Des butoirs destinés à prévenir les dérapages – contrôle des magistrats, limitations dans le temps– ont été en même temps posés. Les opinions publiques ont avalisé les dispositifs sans trop y regarder. Le 12 septembre, au lendemain des attentats, le Washington Post affirmait à partir d’un sondage que deux Américains sur trois consentiraient à abdiquer certaines de leurs libertés dans la lutte contre le terrorisme. Des sondages analogues faits ailleurs montraient la même résignation : 70% des Britanniques (The Observer), 51% des Néerlandais (de Volksrant), etc.

16 Certains ont hâtivement théorisé : Edward Luttwak, chercheur idéologiquement très orienté du Center for Stategic & International Studies (Washington), a résumé sa perception des nouvelles données dans un texte au titre significatif, Le Prix à payer : « Face à des fanatiques sans pitié, ayant la capacité d’exploiter les failles du monde moderne, les Etats-Unis ont constitué une alliance internationale qui a pour objectif l’ordre plutôt que la liberté, si tant est qu’il y ait choix. Ce fait n’a pas à être déploré. Il doit au contraire être reconnu ».

17 Nombre de voix ont cependant insisté sur les dangers d’une démarche exclusivement sécuritaire.

18 Comme souvent, les premières alertes ont été américaines : The Village Voice, à New-York, a même évoqué l’ombre menaçante du maccarthysme lorsqu’une volonté de contrôle des images et des mots s’est dessinée : une collaboration a été réclamée aux médias, qui se sont dans l’ensemble inclinés et ont accepté de ne plus utiliser librement les reportages de la chaîne qatarie Al-Jazira, seule source d’images sur l’Afghanistan taliban et également bon reflet des émotions et des débats qui traversent le monde musulman. Lorsque la presse donne malgré tout des informations sur les dégâts collatéraux, elle est accusée de manquer de patriotisme. Des éléments inquiétants de la loi « Patriote », qui a été signée le 26 octobre par le président Bush, ont également été pointés : ils concernent la protection des étrangers en situation irrégulière, l’allongement des délais de garde à vue, la cybersurveillance, l’extension des écoutes téléphoniques, etc. Si la prévention de nouveaux attentats pouvait au départ justifier un large « coup de filet », l’American Civil Liberties Union s’inquiète désormais du total secret et du non-respect des protections juridiques élémentaires qui accompagnent les centaines d’arrestations intervenues après le 11 septembre. Un autre débat s’est ouvert sur ce point : il touche au fait que de très lourdes présomptions pèsent sur plus de cent cinquante de ces personnes arrêtées, mais qu’ elles refusent – fondées en droit à le faire - de parler. « Au FBI et au ministère de la Justice, certains commencent à dire tout bas que les libertés individuelles peuvent être mises de côté, au moins un temps, s’il s’agit d’obtenir des renseignements pour sauver des vies » (Eric Leser, Le Monde du 26 octobre 2001). Des professeurs de droit (David Cole, de l’université de Georgetown, Robert Jervis, de l’université Columbia) s’interrogent aujourd’hui sur les limites à respecter lorsque, au nom de l’efficacité, on veut précisément s’affranchir de valeurs et de protections individuelles qui furent si difficiles à bâtir. On pense aux dangereuses concessions faites par la Cour suprême d’Israël lorsqu’elle s’aventura à théoriser les moyens de pression physiques admissibles sur les suspects, aux dérives qui s’ensuivirent et que toutes les organisations de défense des droits de l’homme – y compris, sinon d’abord, en Israël - ont dénoncées… On pense aussi aux temps sombres de la bataille d’Alger, où tant de soldats perdirent leur âme et où notre démocratie politique se déshonora. En envisageant de confier à des tribunaux militaires le jugement des personnes suspectées d’activités terroristes, le décret signé par le président Bush, le 13 novembre dernier, n’est pas pour apaiser les craintes.

19 Dans les pays européens, des inquiétudes ont également été formulées à l’encontre des nouveaux dispositifs sécuritaires.

20 Parfois, comme au Royaume-Uni - pays de l’habeas corpus - l’extension du dispositif a été contenue dans d’assez étroites limites. La tentative du gouvernement Blair d’obtenir des grandes chaînes de télévision privées (ITN et Sky News) et publique (BBC) des autolimitations analogues à celles acceptées par les médias américains s’est heurtée à une fin de non-recevoir. Les trois chaînes ont affirmé « croire aussi que la fourniture d’informations indépendantes et impartiales est un aspect fondamental d’une société libre et du processus démocratique ».

21 Les avancées de l’Union européenne vers un espace policier et judiciaire commun (Europol, Eurojust) ont suscité elles aussi des interrogations. Si le renforcement de l’arsenal juridique contre l’argent sale a été bien accueilli (car correspondant à une attente générale), d’autres éléments ont inquiété, tels l’abandon des garanties qu’offraient les procédures d’extradition, l’imprécision des incriminations de terrorisme, le renforcement des contrôles policiers à la périphérie de l’espace Schengen (qui ne gêneront pas des terroristes déterminés mais joueront surtout contre les immigrés de la misère).

22 Chez nous enfin la Ligue des Droits de l’Homme a affiché de fortes préoccupations : « Les mesures (de la loi « Sécurité quotidienne ») sont manifestement disproportionnées à l’état réel de la situation, alors qu’aucun trouble de l’ordre public n’est intervenu et qu’aucune menace d’attentat n’a visé la France ». Il est à craindre que la mise en œuvre de certaines mesures (fouilles « au corps » autorisées en dehors de toute infraction, recours à des polices privées, etc.) soit génératrice « de troubles accrus dans l’opinion et de perturbation dangereuse de la cohésion sociale ».

23 Sur le plan international, d’autres glissements relèvent de la manipulation politique ou idéologique : c’est l’assimilation de Yasser Arafat à Oussama Ben Laden et la confusion faite entre Al-Qaïda et les organisations nationalistes palestiniennes (y compris le Fatah) ; c’est la dénonciation de toute critique de la politique impériale américaine comme relevant d’un anti-américanisme primaire et véhiculant en contrebande de l’anti-sionisme et, au-delà, de l’antisémitisme ordinaire ; c’est la condamnation des courants anti-mondialisation au nom d’une défense de la démocratie qui serait menacée à la fois par le terrorisme et par les manifestations de Seattle, Prague, Göteborg et Gênes…

24 Critiquables ont enfin été les moyens utilisés pour cimenter la coalition anti-talibans : nombre de régimes peu regardants sur les libertés ont profité de l’aubaine pour aggraver leurs répressions (parfois même en faisant dans l’humour et en réprimandant les démocraties pour leur sévérité passée). En Egypte, nombre d’islamistes ou présumés tels sont ainsi allés rejoindre les onze mille personnes qui croupissaient déjà dans les prisons. Arrestations également au Yémen, en Arabie saoudite, durcissement de la législation pénale en Jordanie, la liste serait longue des régressions que couvre et risque de couvrir la lutte contre le terrorisme.

La montée des affrontements identitaires

25 En passant aux bombes à fragmentation en Afghanistan, en renforçant les dispositifs répressifs internes, s’est-on assez interrogé, dans un cas sur l’extension des solidarités musulmanes qu’elles suscitent, dans l’autre sur les risques accrus d’exclusion de la composante musulmane de nos sociétés ?

26 Solidarités : « Études d’opinions, exercices de micro-trottoir, déclarations d’intellectuels, éditoriaux et autres commentaires, tout va dans le même sens : de Djakarta au Caire, de Casablanca à Djedda, si on n’approuve pas Oussama Ben Laden, on condamne l’opération américaine en Afghanistan. C’est une ligne de fracture, une ligne d’incompréhension, qu’il serait dangereux de nier ou d’ignorer. » (Le Monde, 25 octobre 2001)

27 Exclusion : Un sondage de l’Institut arabe américain de Washington montre qu’un mois après les attentats, les Arabes américains estimaient à près de 70% que la discrimination raciale s’était accrue, 45% connaissant un membre de leur communauté qui a été agressé, 20% ayant été directement victimes de discrimination. La nouvelle loi « Patriote » a beau s’ouvrir sur une condamnation solennelle de toute discrimination (3,5 millions de musulmans sont concernés), le développement du racisme menace.

28 Il menace également l’Europe. Avec le talent de pamphlétaire qui est le sien, John Le Carré (Le Théâtre de la terreur) relie les lointains bombardements de Kaboul ou de Kandahar (« Nous ne pouvons pas empêcher un terroriste kamikaze de naître chaque fois qu’un missile mal guidé rase un village innocent ») aux failles de sa propre société : « L’Angleterre que gouverne Blair est rongée par le racisme institutionnalisé, la domination de l’homme blanc, une police désorganisée, une justice engorgée, une richesse privée indécente et une pauvreté collective honteuse et parfaitement évitable. »

29 En France, écoutons encore la Ligue des droits de l’homme : « Le seul résultat tangible du renforcement du plan « Vigipirate » a été d’augmenter de 30% le taux de remplissage des centres de rétention », et « chacun sait d’avance qui sera, en pratique, prioritairement l’objet des fouilles à corps et des visites du contenu des véhicules ».

30 Dans nombre d’esprits « gaulois », la confusion croît entre la violence due à un défaut d’intégration sociale et politique de larges pans de la population (ce que des faits divers illustrent) et une violence « importée » dont l’islam et les musulmans seraient en eux-mêmes porteurs. Plus fréquent que ne l’admet le discours officiel, cet amalgame a induit des doutes sur l’avenir et des sentiments de révolte dans une communauté musulmane par ailleurs très diverse.

31 Au sein de l’islam « paisible » de l’immense majorité des musulmans en France, certains s’interrogeaient sur le vécu d’une foi minoritaire dans un système laïque, lui-même enraciné dans une histoire chrétienne, un système au sein duquel ils se sentent injustement sommés de donner sans cesse des gages de leur loyauté. Ces interrogations n’étaient pas nécessairement le fait de fondamentalistes, et les débats auxquels certains militants musulmans ont participé et participent (en particulier dans la Commission « Islam et Laïcité » , hier à la Ligue de l’enseignement, aujourd’hui à la LIDH) relèvent d’une réflexion citoyenne partagée.

32 Il ne faut pas se cacher cependant que des groupes très minoritaires et des réseaux activistes existent. Face à une société jugée incapable d’offrir une intégration égalitaire, incapable d’accueillir avec confiance sa nouvelle diversité culturelle, des jeunes pourront être séduits par un islam mythifié : jeunes en déshérence et jeunes révoltés par un monde qu’ils jugent immoral parce qu’il ne met pas en pratique les valeurs dont il se réclame. Des exemples passés, la sanglante équipée du jeune Khaled Kelkal en particulier, nous rappellent qu’une telle situation est propice à toutes les manipulations et à toutes les aventures.

33 Une fermeture accrue de la société française et la banalisation d’un racisme au quotidien déjà trop présent ne pourraient que donner une impulsion à de telles dérives. Pour de trop nombreux adolescents de familles déstructurées, à qui une socialisation par le travail est refusée, que les partis et syndicats traditionnels n’ont pas su attirer à eux, que les facilités trompeuses de la délinquance ont pu un moment séduire, le « retour à la religion » peut apparaître comme la voie ultime d’un ressaisissement, mais en repli et en opposition par rapport à la société globale. Révélée par des enquêtes journalistiques récentes, la progression de la pratique musulmane dans les prisons et, sans se confondre avec elle, d’un fondamentalisme plus inquiétant, est le dernier en date de tous les indices qui, hâtivement interprétés, renforcent chez les non-musulmans le sentiment d’un péril islamiste multiforme.

34 Méfiances croisées, protections discriminatoires, fermeture à l’autre, tous les éléments d’une rupture vouée à s’approfondir sont-ils réunis ? Il convient d’être attentif aux signes qui indiquent que le piège est déjà armé.

35 Tariq Ramadan, intellectuel musulman qui doit aussi être écouté parce que c’est un interlocuteur sans complaisances, a dans un texte récent (Condamner et résister ensemble) dit son inquiétude et appelé à un sursaut collectif.

36 L’inquiétude : celle de « la naissance d’une vision du monde bien dangereuse : quoi que l’on dise, l’islam semble bien se profiler comme le nouvel ennemi. La fracture paraît consommée ».

37 L’appel au sursaut : « Il faut que les citoyens de toutes confessions ou appartenances refusent les faux clivages, cherchent à mieux se connaître et s’engagent ensemble : notre honneur est de nous opposer à une nouvelle horreur après l’horreur, de résister à toute lecture manichéenne du monde et de créer un front pluriel des consciences libres et critiques ».

Les nouvelles responsabilités de la culture

38 Les ruines des Twin Towers marquent aussi celles des anciennes certitudes. Une rupture fondatrice est intervenue, mais personne ne sait quel ordre nouveau va émerger.

39 Les principaux domaines où il faudrait rebâtir avec des plans rénovés sont, on l’a vu, connus. Les rapports de force sont également connus : les Américains ont la puissance et l’exercent à leur façon. Le citoyen ne peut guère agir directement sur le déroulement des événements. En revanche, il peut dénoncer toutes les destructions induites et s’attacher déjà à reconstruire dans les domaines qui lui sont accessibles. Le champ de la culture, où l’action est diffuse et ne révèle sa pertinence qu’avec le temps, apparaît ici prioritaire : parce qu’il est au centre de toutes les fractures, il est même celui où se jouera, dans les têtes, le choix décisif de la coopération ou de l’affrontement.

40 Vu d’Europe, c’est avec le monde musulman proche que les incompréhensions doivent être affrontées de toute urgence.

41 Le défunt dialogue euro-arabe n’avait pu prendre corps, tant il n’avait fait que refléter au moment de son lancement par les Européens, dans les années 70, leurs craintes face à la crise de l’énergie : né sous ces auspices douteux, il ne pouvait que s’enliser dans les sables mouvants des bureaucraties euro-arabes.

42 Avec la Turquie, les palinodies politiques et institutionnelles de l’Union européenne, les interrogations sans finesse sur son identité et sur son appartenance géographique n’ont pas aidé comme il aurait fallu le faire aux évolutions souhaitées.

43 Le projet euro-méditerranéen lui-même, malgré une relance en fanfare à Barcelone, en 1995, n’a pas tenu ses promesses. Le pouvait-il ? Ses insuffisances objectives, dont le décompte a été fait ailleurs, n’ont pas permis qu’un ensemble régional associant structurellement les deux rives acquière crédibilité et vie. En se cantonnant au seul volet politico-culturel, l’idée méditerranéenne dont on prétendait faire le pilier symbolique du projet n’était pas neutre pour nombre des partenaires du Sud : elle véhiculait pour beaucoup des relents impériaux ou coloniaux, et surtout elle apparaissait comme un cadre permettant d’assurer par la bande l’intégration d’Israël dans la zone sans que ce dernier s’acquitte du prix politique de son admission. Même si de nombreux signes semblaient lui promettre un sort analogue à celui du dialogue euro-arabe, le processus de Barcelone existe cependant. Et, en son sein, le volet culturel devrait dans les circonstances du moment faire l’objet d’une attention plus volontariste.

44 Dans le déchaînement émotionnel des derniers mois, une profonde ignorance de l’autre s’est révélée. Sur cette ignorance se sont développés des fantasmes croisés et des théorisations perverses. Avec une inquiétante rapidité, des oppositions binaires ont été dressées : ici l’image de démocraties détentrices des seules vraies valeurs universelles, opposées à un islam rétrograde enfermé dans le fanatisme religieux, là l’image d’un Occident matérialiste devenu agresseur direct de l’islam après avoir porté l’oppression coloniale. Ces constructions n’auraient pas pris aussi aisément corps si la simple connaissance avait de part et d’autre été meilleure, si chacun, également, avait su procéder aux autocritiques nécessaires de sa propre histoire et de son propre système de valeurs. Sur ce point, il faudrait méditer sur la démarche qu’un Alfred Grosser avait imposée et qui, appliquée à des relations franco-allemandes plombées par un lourd contentieux, avait su dégager des voies de sortie vers le haut. C’est une approche analogue qui devrait prévaloir si l’on veut rénover le dialogue culturel avec les pays musulmans.

45 Pour porter ses fruits, la méthode doit évidemment être mise en œuvre des deux côtés et il est essentiel pour l’avenir que les voix autocritiques dans le monde musulman se fassent entendre avec plus de force. Ces voix sont déjà nombreuses et parfaitement audibles pour qui veut bien les écouter. Elles seront encouragées par le « front pluriel des consciences libres et critiques » dont la constitution, évoquée plus haut, apparaît plus que jamais nécessaire.

46 Rien n’interdit, ce faisant, de commencer à balayer devant notre propre porte…

47 Les deux secteurs du champ culturel où des défaillances majeures ont été enregistrées sont incontestablement les médias et l’enseignement. C’est là que, prioritairement, des correctifs devraient intervenir, avec des moyens à la hauteur des exigences. Ces priorités-là n’excluent évidemment pas d’autres domaines, d’autres urgences relevant en particulier de la démarche collective européenne…

48 Les médias : le traitement de l’islam et des musulmans n’a pas été exactement le même dans la presse écrite, la radio ou la télévision. Avec, hélas ! de trop nombreuses exceptions, la presse écrite a offert des informations diversifiées, des références historiques mesurées et des analyses contradictoires, le tout permettant au lecteur désireux de dépasser le simplisme des réactions à chaud de se faire une plus juste idée des faits et des enjeux. L’accroissement sensible des ventes d’ouvrages sur l’islam est ensuite venu confirmer que l’écrit demeure le moyen privilégié d’une connaissance plus exacte.

49 À travers reportages, accueil d’intellectuels musulmans, débats entre chercheurs, dialogues avec le public, les radios ont elles aussi, dans l’ensemble, évité d’alimenter les préjugés les plus grossiers.

50 Il n’en a pas été de même des télévisions où, trop souvent, la recherche du sensationnel a prévalu, où des journalistes incultes mais experts en glissements sémantiques ont avalisé le stéréotype du musulman voué à tous les extrémismes, qu’ils soient sexistes ou guerriers. Les exemples seraient nombreux : image insoutenable, reprise en boucle, de l’exécution d’une femme dans un stade de Kaboul, image également reprise en boucle d’un agitateur islamiste vociférant à Hyde Park des appels à la violence… De telles images, rarement contrebalancées par d’autres images et par des commentaires de situation, ne pouvaient qu’avoir des effets détestables, confirmant chez l’un la méconnaissance et les préjugés, chez l’autre - le musulman - la conviction désespérante d’être voué à l’incompréhension.

51 Les répercussions négatives de telles dérives sont trop importantes pour que les médias, en raison même du pouvoir qui est le leur, ne soient pas soumis sur le sujet à une critique plus courageuse. En amont, ne faudrait-il pas s’interroger sur la formation des journalistes (quels cours sur l’islam et la culture musulmane sont ils donnés dans les écoles de journalisme ?). En aval, ne faudrait-il pas mettre en place un « observatoire des médias » qui aurait pour vocation - comme cela se fait en matière de racisme et d’antisémitisme - de pointer les dérapages les plus dangereux ? Dans la démarche, nulle volonté de remplacer l’ancien contrôle étatique par une police privée de la pensée, de limiter par exemple le champ de la critique des religions, mais un souci constructif de mieux diffuser une connaissance équilibrée et apaisée des faits. Dans un tel observatoire, la présence de défenseurs reconnus des droits de l’homme apporterait toutes les garanties souhaitables.

52 L’enseignement : la base des incompréhensions qui affectent notre relation avec le monde musulman, y compris celles alimentées par les médias, réside dans un défaut de connaissance. En France, où l’on se targue volontiers d’entretenir une relation privilégiée avec le monde arabo-musulman, le discours autosatisfait masque, pour ce qui est des relations politiques un affaiblissement des ambitions, pour ce qui est des relations culturelles une ignorance et une démission qu’illustrent la régression de la recherche « orientaliste », la faiblesse de l’enseignement de l’arabe et du turc, l’incapacité de promouvoir une francophonie de réelle coopération égalitaire…

53 Une anecdote illustre ce défaut de connaissance : lorsque Le Monde a voulu exploiter les informations de Al-Djazira, il a dû recourir dans l’urgence à un pigiste arabophone : près de quatre cents rédacteurs au journal, et pas un seul, sur place, ne connaissait l’arabe !

54 Une action résolue à la base - c’est-à-dire à l’école - est indispensable. Elle implique une autre approche des langues de l’immigration, et d’abord de l’arabe. Où en est sur ce point l’application des recommandations faites par Jacques Berque, il y a quinze ans ?

55 Il faudra aussi aborder la question de la place à réserver à la connaissance de l’islam dans l’enseignement. En ce domaine, pour prévenir toute confusion, une distinction nette est à établir entre le « fait religieux », qui relève de la croyance, et le « fait culturel » qui le déborde largement et relève d’une histoire et d’une culture avec ses apports de civilisation particuliers. A propos de l’islam (comme du catholicisme, du judaïsme ou de toute autre croyance religieuse), il ne s’agirait pas d’ouvrir l’école publique à un enseignement religieux fait, ès qualités, par des religieux. Sous prétexte de lutter contre un laïcisme dogmatique tout en prévenant la multiplication d’écoles confessionnelles privées, certains voudraient en effet rouvrir cette boîte de Pandore. Il ne saurait en être question, mais en revanche un enseignement sur les grandes religions, distancié, égalitaire, respectueux des croyances mais excluant tout prosélytisme, ne pourrait que réduire le fossé des ignorances où s’alimentent les rejets de l’autre. Ce faisant, on permettrait aussi à une laïcité qui est souvent mal comprise en pays musulman de mieux faire percevoir les valeurs d’ouverture égalitaire à l’autre qui la sous-tendent en tant qu’institution.

56 Il serait urgent, également, de donner au fait culturel musulman toute sa place dans l’histoire de l’Europe, d’ouvrir en ce sens des programmes d’enseignement qui ne créditent pour l’essentiel les Arabes que d’une lointaine fonction de transmission des auteurs grecs de l’Antiquité. Redonner toute sa place c’est aussi, au-delà de cette fonction presque passive de transmission, admettre les échanges bénéfiques que les temps de conflit n’ont pas tari, c’est reconnaître les apports à la culture européenne des sept siècles de civilisation andalouse. Apports intellectuels et artistiques, mais aussi apports spirituels : si l’Andalousie arabo-musulmane de jadis est parfois enjolivée à l’excès par certains, il n’en demeure pas moins qu’elle fut - et d’abord sur le terrain de la tolérance et de son corollaire, la liberté de recherche - à la pointe d’une culture européenne encore corsetée par le dogmatisme religieux. Dans un article récent, Philippe Seguin a rapporté ce mot de Georges Duby, qui fut son maître : « Si nous avions perdu la bataille de Poitiers, en 732, la Renaissance aurait eu lieu deux ou trois siècles plus tôt ». Provocante, la formule invite au moins à dépoussiérer notre histoire nationale - y compris en osant enfin affronter les pages sombres de la période coloniale.

57 L’invitation vaut ailleurs : à l’autre extrémité de l’Europe, ne faudrait-il pas reconsidérer la vision de la longue présence ottomane, qui ne fut pas qu’oppressive ?

58 Insister davantage sur ces éléments-là dans les programmes éducatifs permettrait d’ouvrir les esprits à une autre perception de l’Islam européen, les aiderait à percevoir le fait culturel musulman comme constituant ancien, et actif, d’une civilisation européenne riche de ses diversités.

59 Ces apports culturels ne relèvent d’ailleurs pas seulement de l’histoire, ils sont vivants et tangibles aujourd’hui : dans nombre de domaines - littérature, musique et chant, théâtre et danse, arts décoratifs… -, une créativité particulière s’affirme, à laquelle les femmes contribuent en outre de manière plus que significative.

60 Qui ne voit qu’une reconnaissance moins réticente de toutes ces données aiderait les jeunes de culture musulmane à avoir une plus juste perception des enrichissements que la collectivité nationale leur doit et à acquérir ce faisant une plus juste fierté de ce qu’ils sont ? Le meilleur antidote aux adhésions à un islam de rupture ne réside-t-il pas dans une telle connaissance ? Ces enjeux ont bien été perçus par la commission « Islam et Laïcité », déjà citée : elle vient de réorienter son programme de travail immédiat vers la question de l’enseignement.

61 Essentielle, l’action dans le domaine de la culture pourrait cependant, et bien vite, se révéler comme une fausse fenêtre si la communication entre les hommes - d’une rive de la Méditerranée à l’autre, d’une « communauté » culturelle à l’autre - devait se réduire. Or, les contrôles renforcés aux frontières menacent de freiner davantage des déplacements entre les deux rives déjà étroitement limités. Les protections sécuritaires, dont on a souligné les dangers d’application sélective, font craindre par ailleurs une montée mécanique des clivages identitaires internes. Si l’on ne veut pas que la culture en soit réduite à acter dans l’impuissance des dynamiques sociétales opposées, tous les autres volets de l’action collective – politique, juridique, économique, sociale – doivent être mobilisés de manière urgente, et simultanément, pour desserrer l’engrenage qui s’est déjà mis en marche.

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