L’éclatement de la Yougoslavie de Tito Désintégration d’une fédération et guerres interethniques Yves Brossard et Jonathan Vidal Les presses de l’université de Laval - L’Harmattan, 2001, 364 p.
1 A partir des années 50 la Yougoslavie du maréchal Tito, héros de la deuxième guerre mondiale, paraissait présenter un modèle alternatif à celui de l’Union Soviétique et des démocraties populaires, anti-stalinien, fondé sur l’autogestion. La mort de Tito en 1980 semblait susciter un immense deuil nationale.
2 En 1991-1992 la disparition de l’Union Soviétique, l’éclatement de la Yougoslavie titiste, la nouvelle guerre d’Algérie ont marqué, pour l’historien, le véritable début du XXIè siècle et du troisième millénaire.
3 Nous présentons un ouvrage probe, d’une grande qualité, agréable à lire, servi par de nombreuses cartes, une bonne bibliographie. Cette mise au point sur l’histoire des peuples yougoslaves, des Slaves du Sud, depuis leurs origines, insistant sur les événements contemporains, est susceptible d’intéresser l’historien, mais aussi toute personne préoccupée par des péripéties au retentissement mondial. Ce ne sont pas les événements ultérieurs au Kosovo, puis en Macédoine qui démentiront ce point de vue.
4 Le plan limpide s’articule en sept grands chapitres : la Yougoslavie fédérative de Tito (1946-1980) ; la Yougoslavie post-titiste (1980-1990) ; la Yougoslavie post-communiste (1990-1991) ; la guerre serbo-slovène et la guerre serbo-croate (1991) ; la guerre de Bosnie (1992-1993) ; la fédération croato-musulmane (1994) et le cessez-le-feu d’octobre 1995 ; les accords de Dayton (1995).
5 La trame narrative et les documents suffisent aux auteurs pour montrer le gâchis historique et humain, les inconséquences du « réalisme » des puissances, le « saucissonnage » des problèmes, dramatique pour la Bosnie en prix à payer pour la paix en Croatie, « l’homogénéisation » ethnique, résultat des guerres, le monstre des « trois Bosnie ». On comprend que Brossard et Vidal souhaitent un « Dayton II ».
6 On pourrait ajouter beaucoup d’informations utiles, à des niveaux très différents, du structurel à l’anecdotique, de l’histoire complexe du Kosovo avant 1999 aux réticences grecques à laisser son nom à la Macédoine, en passant par le nationalisme grand-serbe de Milosevic ou l’axe franco-américain en 1995, après l’élection de Jacques Chirac. A l’exemple des auteurs, laissons le mot de la fin au romancier bosniaque Ivo Andric : « la vie est un prodige incompréhensible, car elle s’use sans cesse et s’effrite, et pourtant dure et subsiste, inébranlable, comme le pont sur la Drina ».
7 Guy Dhoquois
Islam, Modernism and the West Gema Martin Munoz B. Tauris Publishers, Londres, New York, 1999.
8 Il s’agit d’un recueil de textes qui ont leur origine dans un séminaire organisé à Tolède par la Fondation José Ortega y Gasset, pour le compte de la Fondation Eleni Nakou. Des universitaires de diverses disciplines, venant de pays occidentaux ou musulmans, ont participé à ce débat sur les interactions actuelles entre ces deux mondes. L’un des intérêts de cet ouvrage - et non le moindre - est d’éviter de faire de l’Histoire une arme idéologique servant à opposer les deux mondes. Il faut alors reconstruire une image positive de l’autre, en établissant des frontières entre les visions imaginaires et les réalités historiques. Seize auteurs (M. Abed al Jabri, F. Adelkhah, M. Arkoun, M. Borrmans, J. Césari, J.L. Esposito, A. Filali-Ansari, B. Khader, G. Kramer, G. Martin-Munoz, A.E. Mayer, M.A. Moratinos, J.S. Nielson, T. Ramadan, M. Tozi, et F. Zabbal) ont participé à cet ouvrage en quatre parties : 1) Une réinterprétation des relations entre l’Europe et le monde musulman ; 2) Le concept de civilisation en Islam et en Occident ; 3) La dialectique de la raison et de la foi : sécularisation et islamisme ; 4) L’islam en Europe, l’islam et l’Europe. Mohamed Arkoun ouvre la première partie : « L’Histoire comme idéologie de légitimation : une approche comparative dans les contextes islamiques et européens ». Il pose d’emblée la question fondamentale du vocabulaire. Il conteste la légitimité de la juxtaposition des termes Islam et Europe ou Islam et Ouest. Un terme religieux est d’une part abusivement utilisé pour analyser des sociétés extrêmement variées sur le plan culturel et historique et d’autre part « Europe » et « Ouest » se réfèrent à des sociétés qui ont été façonnées par la modernité depuis le XVIe siècle. Il est nécessaire d’étudier - nous dit-il - les nombreuses différences historiques qui se sont approfondies ces quarante dernières années entre des sociétés arbitrairement appelées islamiques et des sociétés occidentales. Dans chaque cas, il sera nécessaire d’évaluer comment l’islam et la modernité coexistent et évoluent. Il définit ensuite les termes : par le terme « contexte islamique », il faut entendre toutes les aires historiques marquées plus ou moins par le « phénomène coranique ». Le contexte occidental est, lui, marqué par la modernité , c’est-à-dire par cet effort continu pour assurer l’indépendance des sphères religieuse, politique, législative et judiciaire. Il ajoute : « L’échec pour séparer ces sphères est lié à un stade de raisonnement où la connaissance mythique prédomine sur la connaissance historique critique ». Cette approche ne permet pas de nouer le dialogue. C’est ainsi que l’on risque de juger l’islam au travers des catégorisations introduites par les Lumières et le positivisme, oubliant que la plupart des inventions culturelles de l’islam appartiennent à une période mentalement moyen âgeuse (610-14OO). Les autres articles n’évitent pas toujours cet écueil de vocabulaire et c’est dommage. Ils soulignent avec un bel enthousiasme la nécessité de respecter l’autre dans sa communauté et sa culture, dans un monde où l’interdépendance devient la norme. Il faut que les Occidentaux soient plus humbles et veillent à apprendre d’autres cultures. La contribution de Mohamed Abed Al-Jabri donne un éclairage intéressant par l’intermédiaire de l’apport d’Averroès aux règles du dialogue entre les cultures. Premier principe : comprendre l’autre dans son propre système de références. Deuxième principe : reconnaître le droit à la différence, auquel Averroès arrive, par l’intermédiaire de sa critique du syncrétisme d’Avicenne incorporant les principes de la religion dans ceux de la philosophie. Troisième principe : être juste consiste à chercher des arguments en faveur de ses adversaires comme on le fait pour soi-même. Ces principes certes évidents ne sont pas vraiment appliqués dans la relation à l’autre (quel qu’il soit !). Beaucoup d’auteurs insistent sur la nécessité absolue dans un monde où l’isolationnisme n’est plus possible (est-il souhaitable ?) de s’accommoder des différences et de la diversité et de refuser la pureté ethnique. Cette apologie du dialogue serait plus convaincante encore si l’on voyait plus nettement une approche démocratique dans les pays d’Islam, qui permettrait d’envisager à terme une séparation sinon radicale du moins ouverte entre la religion et l’Etat. L’article de Farida Adelkhah intitulé « Les restructurations de la famille dans les pays musulmans : le cas de l’Iran » est intéressant à cet égard : alors que c’est à peu près le seul lieu où sont évoquées les femmes dans tout le livre en liaison étroite avec la famille, l’auteur conclut sur l’incompréhensible opposition au port du voile en Occident. On comprend qu’il soit important de porter plus d’attention aux évolutions, compromis, négociations qui font évoluer la famille en pays d’Islam, mais on aimerait que la compréhension sur les raisons de refuser le voile pour les femmes ne soit pas absente du débat voire d’un éventuel dialogue entre les deux rives. Quoi qu’il en soit, ce livre, par la diversité de ses approches, de ses auteurs, fait partie des ouvrages de référence pour tous ceux qui ne partagent pas les thèses de S. Huntington, ou tout au moins souhaitent ardemment que le clash annoncé par lui ne se produise pas. Dans ce contexte, l’éducation fondée sur des approches historiques scientifiques, opportunément étudiées par M. Arkoun, est fondamentale et urgente.
9 Régine Dhoquois-Cohen
A contre-courant : étudiants libéraux et progressistes à Alger 1954-1962 Jean Sprecher Editions Bouchene, Paris 2000, 197 p.
10 La population européenne de l’Algérie coloniale n’était pas constituée uniquement d’individus réactionnaires et bornés. Une petite minorité se singularisait en s’exprimant à « contre-courant ». L’ouvrage de Jean Sprecher décrit les prises de conscience et les actes d’un groupe d’étudiants qui, s’ils n’ont pas eu une grande influence sur les événements, se sont manifestés quand ils l’ont pu et de manière suffisamment courageuse pour sortir du drame algérien « la tête haute ».
11 Dans un premier temps, l’auteur rappelle, entre autres, comment il était clair pour qui voulait bien s’en apercevoir qu’une coalition d’intérêts locaux faisait la loi sur place. Celle-ci faisait en sorte que les « Français d’origine algérienne » demeurent des citoyens de seconde zone, et cet état des choses avait toujours été entériné par le pouvoir politique métropolitain.
12 Dans une seconde étape, Jean Sprecher, étudiant à Alger pendant la guerre, expose ses prises de positions et actions au sein d’un groupe de jeunes « libéraux et progressistes » dans un « Comité Etudiant d’Action Laïque et Démocratique ». Il en retrace l’itinéraire jusqu’à la fin des événements en particulier ceux de l’exode tragique d’une communauté, imposé par la bêtise sanguinaire de l’oas. Le triste exploit de cette organisation fascisante qui manipulait ou terrorisait la communauté d’origine européenne a consisté à interdire tout avenir commun en Algérie.
13 Avec le recul, et connaissant les problèmes de l’Algérie des années 1990- 2000, on est amené à reconsidérer le cours qu’aurait pu prendre l’Histoire, si une proportion bien plus importante d’Européens d’origine avait pu demeurer sur cette terre. Un des autres étudiants qui intervient dans l’annexe de l’ouvrage, Antoine Blanca, avoue avoir rêvé d’une nouvelle Andalousie où auraient cohabité de manière fructueuse plusieurs communautés, plusieurs cultures, plusieurs religions, rappelant que l’Andalousie du Moyen Age était la région la plus riche d’Europe. C’est ce modèle de société pluriculturelle que l’on souhaite à la Méditerranée du XXIe siècle, chaque fois que l’on intervient dans les colonnes de Confluences Méditerranées.
14 Pierre GROU
La duplicité de l’histoire. Le Béhémot Guy Dhoquois Editions l’Harmattan, Paris, 2000, 370 p., 190 Fr
15 Cette étude interdisciplinaire n’est qu’histoire, mais selon l’auteur rien n’échappe à l’histoire. Spécialiste de la réflexion sur l’histoire, fasciné par les fondements, il insiste sur les mythes, le monothéisme juif, la pensée grecque, en dehors d’incursions dans l’Iran, l’Inde, la Chine classiques. Il voit les mythes se prolonger dans la tragédie jusqu’à Shakespeare, particulièrement invoqué, et Goethe. Il voit la synthèse chrétienne entre judaïsme et christianisme se développer philosophiquement jusqu’à Hegel, non sans difficultés. Il met en valeur la diversité des pensées, principalement dans les Lumières, fondamentales, dont il attribue la paternité à l’Angleterre. Marx est partiellement le couronnement, essentiellement pour sa théorie des modes de production. L’ouvrage se termine sur les aliénations, la liberté et les libertés, le Doute, sous diverses formes, concept clé.
16 Ce qui frappe d’abord le lecteur , c’est le foisonnement, à l’image d’ une immense brocante ou de l’ancien musée du Caire. Ensuite, c’est le style qui le séduit. Il s’attend à l’habituel ennui suscité si souvent par la littérature grise et il se retrouve porté par la passion de l’auteur -car ce n’est pas la moindre qualité de ce livre que cette présence presque physique de Guy Dhoquois se débattant avec l’Histoire en être pensant et en pédagogue. Le lecteur cultivé se fraye plus ou moins facilement un chemin entre la multiplicité des références. Le lecteur plus spécialisé se sent un peu frustré par l’immensité de ses carences, mais s’en accommode et devrait s’en enrichir.
17 Et puis, il y a le fond : pour le comprendre il faut se débarrasser de tout préjugé sur la philosophie ou la sociologie de l’histoire, sur l’impossibilité de la théorie de l’Histoire, sur le mélange des genres. L’hypothèse qui sous-tend l’ouvrage est fondamentale : Tout est Histoire et le cœur de l’Histoire est la duplicité, système de contradictions à l’infini. Si l’on n’intègre pas cette duplicité dans une réflexion sur l’Histoire, il y a fort à parier que l’humanité ne retombe encore et toujours dans ses vieux démons, l’appel au despote, au Léviathan. Le Léviathan peut prendre toutes les formes, y compris celle de la toute-puissance de la marchandise. Mais – contradiction toujours– condamner de manière simpliste cette toute-puissance, c’est risquer de se cantonner dans un sectarisme quelconque. Face au Léviathan, « le Béhémot divise pour assumer le meilleur des contradictions nées de la Duplicité de l’Histoire. L’effet Béhémot est la tolérance, reconnaissance de notre multiplicité, droit à la différence »
18 Pour montrer cette Duplicité inhérente à l’Histoire, l’auteur , sans ignorer les faits ni sous-estimer l’importance historique des grandes religions, sans exclusives, choisit de privilégier la pensée historique et, au sein de cette pensée, les fondateurs : les mythes, l’Ancien Testament, les Grecs, philosophes et tragiques, mais aussi le dualisme iranien, le monisme indien, le yin et le yang chinois .
19 Le maître incontesté de la duplicité, Shakespeare, tient une place centrale dans l’analyse. Le théâtre est dialogique par définition et peut ainsi laisser à la duplicité toute sa place : « Shakespeare n’invite pas à aller au bout de la fusion et de l’effusion. Sa vision n’est pas désespérante si elle touche parfois au désespoir. Il convient de se résigner à la Duplicité pour pouvoir lui résister. Le moins mauvais est un bonheur instable, plein de soucis, de tracas, de crises, avec ses moments de plaisir et de joie ».
20 Certains spécialistes seront agacés par ces sortes de résumés sur Les Lumières anglaises et françaises, la philosophie allemande ou spinoziste, les pensées illustres parfois réduites à une phrase. Il s’agirait d’une mauvaise querelle : le but de l’auteur est de nous conduire sans relâche vers la traque des contradictions. Il faut suivre ce fil d’Ariane parce qu’il est une sorte de diamant dans notre univers bourré de certitudes et de catégories fermées.
21 Les pages sur Marx sont lumineuses . Elles le resituent dans son historicité, insistent sur ses apports insubmersibles (le matérialisme historique), soulignent les échecs du marxisme-léninisme sans en rendre responsables Marx et Engels : « L’heureux messianisme de Marx et d’Engels s’est transformé en religion séculière. Beaucoup de militants se sont sacrifiés au nom d’un prolétariat imaginaire, au profit d’un despotisme réel. Les contradictions inévitables au sein du prolétariat, au sein du peuple ont été oubliées ou diabolisées. Il n’y a pas eu de dépassement hégélien des contradictions. Les morts du Goulag le sont pour rien ».
22 On peut être fatigué par toute cette Duplicité. A quoi me sert-elle si je veux militer pour telle ou telle cause ? Le militant ne doit jamais oublier ses doutes face à tel ou tel sectarisme . D’ailleurs, l’auteur lui répond : « Dans le doute, agis » Ce livre n’apporte pas de réponses parce qu’il invite à toutes les questions. Tout au plus suggère-t-il « que l’idéologie marxiste exigerait des personnes intelligentes en groupe. Mais le groupe c’est la bêtise, quand ce n’est pas la mort ». La bêtise pourrait être ce narcissisme qui nous empêche de chercher à comprendre tout ce qui ne rentre pas dans nos catégories que l’on voudrait pures !
23 Laissons la conclusion à l’auteur : « Je n’ai pas la force de métamorphoser en symphonie notre cacophonie. Je propose une rhapsodie dont les thèmes disparaissent et parfois renaissent, dont les pièces sont rattachées lâchement, mais au travers desquelles bourdonne sourdement la basse, la Duplicité de l’Histoire. L’Histoire me fait rêver, je ne veux pas rêver sur l’Histoire ».
24 Nicole Czeckovski