"Quand nous rêvons de l'accomplissement humain, de la fierté et du bonheur d'être homme, notre regard se tourne vers la Méditerranée..." (Georges Duby)
1 "Les îles méditerranéennes, écrit Fernand Braudel, sont plus nombreuses et surtout plus importantes qu'on ne le suppose d'ordinaire. Quelques-unes, assez épaisses, sont des continents en miniature : la Sardaigne, la Corse, la Sicile, Chypre, Candie, Rhodes... D'autres, moins étendues, constituent avec leurs voisines des archipels, des familles d'îles...". Des continents, le mot est lâché. Des espaces différents donc, séparés non par une mer mais plutôt par une succession de mers. Des espaces soumis, pourtant, à des climats presque identiques, unificateurs de paysages, produits de l'influence du Sahara et de l'Atlantique. Et puis, si l'on prend les quelques milliers d'années qui nous précèdent, l'histoire a bien souvent rapproché les îles méditerranéennes.
2 Durant l'Antiquité, les sociétés des îles ont été l'objet des mêmes appétits, des mêmes "envahisseurs", dont l'image la plus forte est celle du fameux "peuple de la mer" que l'on retrouve dans l'imaginaire de toutes les îles, depuis Malte jusqu'à la Corse. Une image recomposée par Roger Grosjean autour du site insulaire le plus connu, le plus spectaculaire de l'île : Filitosa. Explication discutable, on le sait aujourd'hui, et justement remise en cause par une génération d'archéologues qui créent jour après jour une nouvelle image, plus "réaliste", plus "quotidienne" de l'histoire insulaire préhistorique, mais qui a l'intérêt de rappeler la situation particulière des île méditerranéennes, toutes liées aux continents proches ou plus lointains.
3 Plus tard, mieux connus, les Grecs, les Puniques, les Etrusques ont "conquis", "soumis", plus vraisemblablement simplement contrôlé des îles au rôle stratégique et commercial déterminant pour eux. La plupart du temps, Puniques et Etrusques surveillent les espaces de loin, par un réseau d'alliances, et interviennent s'il le faut mais en annexant rarement les territoires. Qu'en est-il réellement de la Corse au VIe siècle av. J.C., même si la venue de Grecs et leur installation à Alalia (Aléria) déclenche, parce qu'elle crée une rupture des équilibres en Méditerranée occidentale, une violente riposte de ses adversaires. Au fond, nous n'en savons presque rien. Des influences donc, indiscutables, créatrices, mais une "occupation" avant Rome, point.
4 A la différence de leurs prédécesseurs, les Romains, en effet, ont conquis l'île, et ce dès la fin de la première guerre punique. La suite nous est connue à travers le prisme déformant des historiens romains, comme le Padouan Tite-Live : des révoltes, des expéditions punitives, la victoire pour les légions, le tribut pour Rome. Ces soulèvements endémiques, et surtout partiels, sont chose habituelle dans l'histoire romaine, même tardivement en Italie. Car, on l'oublie trop souvent, la Corse n'appartient pas aux provinces de l'Empire : elle est une des huit puis des onze regiones de l'Italie, même si nous ne savons pas bien si elle forme une région à elle toute seule ou si elle constitue une région avec la Sardaigne. Encore, l'essentiel de l'influence romaine reste littorale. L'île est trop précieuse pour y laisser s'y développer une piraterie endémique et, même là, les relations économiques évoluent avec le temps ; passé le IIIe siècle ap. J.C., la céramique que l'on trouve en Corse est le plus souvent d'origine nord-africaine.
5 La suite, c'est la venue des Barbares. Là encore, de quoi nous parle-t-on ? D'invasion ? Voire. Il y a beau temps que les historiens de cette période ne voient dans le gouvernement de ces Barbares qu'une suite à l'Empire romain. De ces propriétaires d'un jour ne subsistent que peu de choses. On lie à la venue des Vandales l'idée d'une "destruction" d'Aléria. Des Wisigoths en Corse, rien. Des Lombards, quelques tombes à Mariana, peut-être la vendetta. Encore n'est-on pas sûr que cet "emprunt" n'ait pas été fait indirectement. Des Francs, quelques-uns de ces Marquis - des Marches contre les Sarrasins - d'origine italo-germanique, que la Corse partage avec les Ligures et les Toscans. Des Byzantins, sans doute comme en Sardaigne des rites "orientaux" tard dans le Moyen-Age. Des Sarrasins, qui ont plusieurs siècles durant dominé la mer intérieure, l'installation des villages loin de la mer et, comme pour les Sardes, l'émigration en direction du continent voisin. Cet "empilage" n'est pas particulier à la Corse : toute la Méditerranée occidentale, îles et continents compris, a connu des destins à la fois identiques bien que, malgré tout, chaque fois particuliers.
6 Une île, le dos à la mer ?
7 Au Moyen Age, dans le cadre des Croisades, mais aussi des luttes fratricides entre les villes commerçantes de l'Italie du Nord et avec l'Aragon, il a fallu dominer les accès des îles, faute bien souvent de troupes ou de colons pour en conquérir l'intérieur. Les histoires corses et sardes sont jumelles alors : des îles toujours possédées par des puissances extérieures, mais où les pouvoirs locaux peuvent être considérables. Encore les Pisans paraissent-ils avoir eu un impact supérieur dans la plus populeuse des deux îles, en favorisant notamment son urbanisation, alors que de son côté la Corse restera longtemps à la fois sous-peuplée et sous-urbanisée. Eût-elle été plus peuplée d'ailleurs qu'elle serait restée malgré tout un espace d'émigration - comme ce sera le cas à plusieurs reprises au cours du bas Moyen Age et durant l'Epoque moderne - car, comme cela a souvent été rappelé, le paysan corse n'est pas le paysan picard, attaché à sa terre : des Corses s'installeront dans les Maremmes toscanes, plus tard à Marseille et en Provence, plusieurs milliers de Corses peupleront les Maremmes du Latium, etc. A l'époque moderne, plusieurs milliers d'insulaires serviront comme soldats en Italie, en France ou plus loin encore, dont 1500 pour la seule République de Venise au XVIIe siècle. Quant aux Corses installés à Rome, Jean Delumeau a montré qu'ils pouvaient représenter jusqu'à 4,5% de la population connue de Rome au XVIe siècle, et ce avant même qu'ils ne deviennent de manière régulière et en grand nombre les soldats du Pape.
Le long des mêmes routes
8 Autre situation paradoxale, l'"isolement" est une vérité relative quand on connaît les grandes routes de la Méditerranée. Ainsi, une des trois grandes routes maritimes traversant la Méditerranée court par le milieu de la mer, appuyée sur une chaîne d'îles : Chypre, la Crète, Malte, la Sicile, la Sardaigne, la Corse, les Baléares. Toutes les civilisations maritimes l'ont empruntée depuis les Phéniciens. Et que dire du commerce à faible rayon, de cette "mer des Etrusques", la Tyrrhénienne et de la place d'une île comme la Corse dans les commerces étrusque, carthaginois ou romain, bientôt pisan, génois ou aragonais ? De la Sicile, pourvoyeuse de blé, dont les convois au Moyen Age courent le long des côtes corses et sardes ? Des réflexions de cet ambassadeur vénitien engagé sur la route entre l'Espagne et Gênes et qui fut obligé de demeurer quelques temps à Calvi ? Des propos bien connus de l'ambassadeur de Charles Quint auprès de la Sérénissime République de Gênes ("Qui est maître de la Corse est maître de Gênes...") ? Plus près de nous de tant de ministres de la Défense, persuadés tenir en Corse un "porte-avions en Méditerranée" ?
Des espaces complexes
9 A lire les historiens, il ne semble pas qu'il existe une île "simple". Partout, les îles méditerranéennes sont données pour des espaces complexes. Mais leur complexité ne provient-elle pas au début de leur appartenance à la Méditerranée ? Depuis des millénaires, tout a conflué vers elle, brouillant, enrichissant sans cesse son histoire : navires, marchands, idées, religions, etc. mais aussi des hommes, aux origines souvent lointaines, porteurs de différences. Par deux fois, les îles de la Méditerranée ont été prises en écharpe par deux puissantes poussées d'hommes, les premiers, les Arabes, issus des déserts chauds d'Arabie, les seconds, les Turcs, des déserts froids d'Asie. Les Baléares, la Sicile, la Sardaigne, la Corse, un temps aux mains des Sarrasins, jadis formellement aux Aragonais, deviennent sous les Turcs quatre places assiégées. Partout, sans fin, les mêmes exercices de défense, les mêmes constructions, les mêmes garnisons aussi. Partout, les mêmes solutions extrêmes : Charles Quint, après le sac de Mahon, en 1535, envisage, en prévision de nouveaux dangers, l'évacuation pure et simple de la population de Minorque dans la grande Baléare, le colonel Giorgio Doria, en 1569, l'expulsion des populations corses montagnardes et leur installation dans les zones basses de l'île.
10 Espace complexe aussi au premier abord que la Corse au cours du temps. L'île est à la fois ensemble et agrégat : chaque région a de fortes particularités. Que l'on pense au Cap Corse, totalement tourné vers le continent voisin, à la population composée d'agriculteurs/transporteurs. Mais que l’on pense, aussi, à la Balagne, à la Castagniccia, au Nebbio, au Cortenais, au Vicolais, au Sartenais, etc., toutes différentes. S'y surajoute un problème culturel et donc politique important, symbolisé par l'adoption dès le Moyen Age de la partition Nord-Sud (Deçà/Delà des Monts). A la fin du XVIe siècle, le Deçà est deux fois plus peuplé que le Delà ; c'est un pays à dominante agraire, plus "civilisé" dans l'esprit d'un continental, où les Génois possèderont des amis sûrs et des alliés puissants. Le Delà est, au contraire, un espace montagnard rude, essentiellement pastoral, qui a longtemps figuré la résistance seigneuriale à l'influence génoise. Notons toutefois que les révolutions de Corse naîtront au nord et qu'elles s'y développeront de manière séparée, même au temps de Pascal Paoli. Cette partition gardera d'ailleurs son sens jusqu'à une période récente.
Les îles-soeurs
11 Parmi les îles, la Corse et la Sardaigne, issues d'un même ensemble géologique séparé par un simple couloir d'eau salée, ont une parenté évidente, depuis le néolithique au moins : la Corse trouve chez sa voisine l'obsidienne dont elle a besoin, comme Malte se la procure en Sicile. Et on pourrait faire des remarques identiques pour la période médiévale jusqu'au XVe siècle : les histoires insulaires sont alors parallèles, les protagonistes identiques. Les navires des villes italiennes se sont rendus maîtres de la mer. Ces villes se sont ensuite disputé les profits de la Méditerranée. Gênes s'est imposée à Pise après la Meloria (1284) : ses envoyés se sont rendus en Sardaigne (1287) puis en Corse (1289) pour remettre au pas les seigneurs locaux. Mieux pour la Sérénissime, les insulaires eux-mêmes ont fait appel à elle pour extirper la seigneurie en 1358. C'est là que tout a basculé, même si le fameux découpage Terra del Comune (donc dépendant de la Commune de Gênes et non Terre du commun, créatrice "d'une organisation de type démocratique et communautaire", comme on s'ingénie encore à l'écrire)/Terre des Seigneurs, recouvre en grande partie la partition Nord/Sud dont nous avons parlé. La Corse paraît soumise sous Gênes, à ce moment clé de l'histoire européenne - celui de la formation de l'Etat moderne - à un type de relations particulières, que M. Hetcher a qualifié de "colonialisme intérieur". Dans ce modèle de relations, la construction de l'Etat ne détruit pas les différences culturelles. Elle cristallise, tout au contraire, "le sentiment d'identités séparées". Gênes, qui s'est toujours refusée à une quelconque intégration des Corses, a donc laissé se développer la culture populaire corse, se bornant à inciter les notables et le clergé à faire des études. Pour le reste, les progrès dans l'administration génoise de l'île restent faibles, malgré quelques changements à partir de 1562.
12 Cette absence de l'Etat crée de graves problèmes dans différents domaines : ainsi, sur le plan judiciaire, avec le développement de la vendetta, même si le chiffre "hallucinant" de 28715 homicides de 1683 à 1715 -900 meurtres par an, le chiffre est tout à la fois chez Fernand Ettori, Pierre Antonetti et Emmanuel Le Roy Ladurie dans l'Histoire de la France rurale - a pour particularité d'être faux... et aberrant.
"Le grand siècle de la Corse"
13 Jean-Louis Andreani a, non sans raison, appelé les années 1700 “le grand siècle de la Corse”. Doit-on toutefois réduire les Révolutions de l'île (1729-1769) au seul généralat de Pascal Paoli (1755-1769), comme on le voit faire çà et là ? Quelle que soit la personnalité exceptionnelle du général, cette présentation, qui a pour principal motif de lier les Révolutions corses à Montesquieu ou à Rousseau, et à travers eux à la Révolution française, est pour le moins réductrice. Les Révolutions corses apparaissent, tout au contraire, comme un long cheminement avec comme arrière-plan les conflits européens successifs, - de conflits méditerranéens aussi puisque les grandes puissances de l'Europe du Nord cherchent à dominer la mer intérieure - une série d'avancées politiques, d'héritages, dont Paoli s'inspirera en grande partie lorsqu'il créera les institutions de son Etat. A bien observer, la filiation est plus aisée à faire entre Gaffori, prédécesseur de Paoli, et Paoli qu'entre tel ou tel penseur européen et le général.
14 Toutefois, l'important n'est pas dans l'adoption par le gouvernement paoliste d'un système "démocratique", que d'aucuns voudraient voir héritier des "institutions" (sic) de la Terra del Comune. A moins de considérer que l'héritage est ici génois, puisque ce sont les Génois - et non les populations dès le milieu du XIVe siècle - qui ont institué vers 1562 des élections communautaires. Mais, plutôt, dans la capacité de Pascal Paoli à relier l'héritage de la Révolution de 1729 et ce qu'il a pu lire des philosophes. Pour lui, le peuple corse n'est pas une simple communauté d'hommes, c'est un groupement uni par un accord juridique et pour le bien commun. L'abstraction juridique est clairement énoncée. Ce sont les instances juridico-politiques, non les Corses en tant que successions de personnes, qui incarnent le gouvernement paoliste. On s'approche de la démocratie participative, mais il ne faut pas rêver : nous sommes au XVIIIe siècle. Rappelons que la Constituante ne sut instaurer qu'en 1789 le suffrage censitaire, dont le caractère démocratique reste pour le moins douteux !
15 Paoli sait que pour mener sa lutte contre les Génois, il a besoin des élites et son gouvernement regroupe clairement celles-ci. Les chefs des principaux clans y sont représentés directement, réduisant la surface du groupe émergent, créé par la Révolution en cours. Les assemblées politiques ne réunissent pas en un groupe indifférencié les représentants des citoyens, ce qui aurait garanti l'égal poids de chaque voix. Après tout, les effectifs de toutes les communautés représentées sont inégaux : le représentant d'une communauté peu peuplée a proportionnellement plus de poids que celui d'une communauté nombreuse. D'habiles "préparations" des consulte, par Paoli et ses principaux lieutenants, la longue persistance du vote public, qui favorise clairement les représentants des élites, soumettent les assemblées populaires à la prépondérance du groupe dirigeant qui monopolise les fonctions politiques. Mais, si l'Etat paoliste n'est pas égalitaire, du moins entend-il protéger le citoyen contre les abus du pouvoir. Plus que l'égalité - et c'est là la principale différence avec la Révolution française -, c'est clairement la liberté qui est mise au premier rang des biens communs. Paoli est le défenseur de la liberté des Corses et c'est au nom de celle-ci qu'il s'oppose à tout accord avec les représentants de la République de Gênes.
16 L'échec de Paoli provient en premier lieu de la capacité génoise à jouer de la légitimité de sa domination sur l'île, reconnue par tant de traités. Le général reste persuadé que les Génois finiront par se débarrasser d'une île qui non seulement leur coûte cher, mais qui ne peut leur apporter que des désagréments. A la recherche d'un vaste consensus populaire, il devra s'appuyer constamment sur les notables ; "philosophe" il est soutenu par le clergé insulaire et même par les membres les plus réactionnaires du Saint-Siège, mercantiliste convaincu et partisan d'une grande liberté des mers, il finit sous les traits d'un partisan d'une guerre corsaire anachronique ! Mais pouvait-il réellement avoir une autre politique dans ce XVIIIe siècle insulaire ambigu, où les ambitions nationales étaient contrecarrées par le développement vigoureux d'un système clanique, "de plus en plus libéré des contrôles de la vie communautaire" ?
Du parti français au rattachement à la France
17 Les différentes Histoires de la Corse parues à ce jour font état, particulièrement lorsqu'on évoque le XVIIIe siècle insulaire, d'un parti français. Il n'y a aucune raison de croire à une telle vieille lune. Un tel parti n'existe pas en réalité : il n'y aucune raison de croire, comme on feignait de le faire entre les deux guerres, à la volonté de la Corse de faire partie de l'ensemble français... depuis Charlemagne qui, d'ailleurs, a du mal à être caractérisé comme français ! Nous avons bien sûr trouvé des Corses au service des rois de France à partir du XIVe siècle au moins. Les Corses sont connus, au même titre que d'autres peuplades "montagnardes" comme des soldats de talent. Mais les hommes du temps sont attachés à une Maison, à un souverain plus qu'à un pays, aux Valois, à l'Empereur, au Pape, voire au Grand Duc. Un Sampiero corse, c'est un féodal, homme lige du Roi Henri II à la Maison duquel il a été attaché lorsque celui-ci était Dauphin. Il en est de même pour son fils, le futur maréchal Alphonse d'Ornano.
18 La situation ne change d'ailleurs pas beaucoup à la fin du XVIIe siècle. Dans les comptes rendus des espions génois à la Cour de France, apparaissent des noms d'officiers au service du roi de France qui partagent les revendications de nombreux notables insulaires (la noblesse corse n'est pas reconnue par Gênes, les évêques ne sont jamais corses, etc.). Mais, dans le même temps, les Corses ont versé leur sang à plusieurs reprises pour Gênes : dans les guerres contre la Savoie en 1625 et 1672 notamment. Et même, lors du bombardement de Gênes par la flotte de Louis XIV et, là encore, les Corses répondront présents et formeront une grande partie de l'effectif militaire génois à cette occasion.
19 Quant à la période des Révolutions de Corse (1729-1769), elle voit se développer de multiples "partis", peu importants en nombre le plus souvent. Une fois de plus les sources - notamment l'"incontournable" Ambrogio Rossi - nous induisent en erreur, en réduisant les opérations menées en Corse à une simple affaire locale, alors que tous les arrière-plans sont européens. Là encore, il suffit de lire la correspondance d'Etat pour se rendre compte qu'un des chefs du "parti français" s'est rendu en Grande-Bretagne promettre la Corse au Roi de ce pays, puis à Malte... quand ce n'est pas à Rome auprès du Pape ! Le seul à avoir -pour un temps court- su mobiliser un parti en faveur du roi de France aura été Monseigneur de Cursay, qui sera désavoué et emprisonné, par ordre de Louis XV, en 1753 ! A l'opposé, le prestige du roi de France est important dans l'île, et Paoli lui-même pourra demander à intégrer les troupes du Royal-Corse en 1749.
Un gouvernement physiocratique
20 Le groupe d'administrateurs français qui va gérer la Corse au cours de la période suivante est entièrement lié à l'Ecole physiocratique. L'abbé Gaudin peut écrire sans être démenti : " (Les agriculteurs corses) sont réellement moins malheureux que la plupart de ceux de nos campagnes. On n'y voit point de mendiants, et il n'y a presque personne qui ne puisse vivre de sa propriété". Le problème est que leur manière de vivre en quasi-autarcie va à l'encontre du credo des physiocrates et de la plupart des agronomes européens selon lesquels "grande propriété" va de pair avec bonne agriculture. Ce principe, appliqué à la Corse, entraîne des inféodations en nombre de territoires domaniaux (le marquisat de Cargèse à Marbeuf), d'où le Plan Terrier qui fixe la propriété domaniale, d'où aussi la nécessité de faire venir des colons agricoles de l'extérieur pour "régénérer l'île", d'où enfin la volonté affichée de supprimer "l'égalité" existant entre les insulaires, préjudiciable au progrès et de faire régner l'ordre dans les campagnes par la suppression notamment du libre parcours, attentatoire à la propriété foncière.
21 Le Plan Terrier de l'île (1770-1795) est la grande création de cette période. C’est une oeuvre grandiose certes, mais basée elle aussi sur l'idée de la "régénération" et des constructions physiocratiques réductrices, qui rappelle les plans de développement de la Corse du XXe siècle sur bien des points. C’est un espace dédié au rêve, tout à fait dans l'esprit du XVIIIe siècle, mais aussi l'expression déjà "scientiste" d'un groupe de techniciens persuadés qu'exposer un problème c'est déjà en grande partie le résoudre. Face à une administration nettement plus nombreuse que l'administration génoise et qui crée une "Corse à deux vitesses" pour reprendre la formule de Michel Vergé-Franceschi, le groupe dirigeant insulaire est une élite essentiellement urbaine - hommes de lois, médecins, officiers du Roi -, revanche évidente de la période précédente où les villes ont subi durant quarante années nombre de sièges et la destruction de l'essentiel de leur commerce. Les élites insulaires, la plupart du temps, se sont retirées chez elles ou se sont exilées.
La Révolution et l'Empire
22 Au lendemain de la conquête, ce sont les hommes des villes - qui ont connu la francisation avant le reste de l'île, puisque les Génois s'en sont retirés dès 1764 - qui tirent les marrons du feu. Eux qui se distribuent les places et les postes dans la partie, plutôt faible, de l'administration monarchique qui leur est ouverte. Ceci n'exclut pas certaines nouvelles défections dans le groupe paoliste, mais il est aisé de voir que la plupart des nobles reconnus sont bastiais ou alliés des Bastiais, à un moindre niveau ajacciens et sartenais. On rappellera pour mémoire la réflexion du futur conventionnel Saliceti à l’égard des Bastiais dans une lettre à Pascal Paoli, son petit parent : "C'est un Bastiais, tu sais ce que je peux en penser" !
23 En 1789, la Corse adhère aisément à la Révolution. Surtout lorsque les révolutionnaires rappellent eux-mêmes ce qu'ils doivent à leurs "prédécesseurs". Mais les débuts de la Révolution, on l'oublie trop souvent, sont fédéralistes. Ainsi, la Révolution française, en Corse, passera par exemple par la corsisation des emplois ! On oublie trop souvent aussi que comme cela avait été demandé par plusieurs communautés dans leurs cahiers de doléances, les hauts fonctionnaires et magistrats continentaux ou d'origine italienne seront "mis au bateau" entre 1789 et 1790. En outre, comment ignorer que Pascal Paoli n'a été rappelé à la fin de l'année 1789 que pour "tenir" un espace non assimilé et dont on craignait qu'il ne s'éloigne à la faveur de la Révolution ? Les réticences du chef corse sont d'ailleurs bien connues.
24 La suite découle de cette ambiguïté originelle : officiellement, la Corse devient "partie intégrante de l'Empire français". Mais le contrat, en réalité, ne mettra que quatre années à être brisé, victime d'incompréhensions réciproques entre Corses et Français, du jeu d'idéologues au petit pied, des surenchères à l'extérieur de l'île du groupe jacobin. La Corse échappera en 1793 à la Terreur, comme s'en félicite Michel Vergé-Franceschi dans son Histoire de Corse, mais ce sera pour passer dès 1794 à l'Angleterre. Il ne faudra que deux ans pour que le Royaume anglo-corse passe de vie à trépas : pour les Anglais, qui se sont débarrassés de Paoli dès 1795, l'île restera un "rocher ingouvernable". Dès 1796, elle reviendra à la France et c'est un autre de ses fils, Napoléon Bonaparte, qui en ordonnera la reconquête depuis son armée d'Italie. Entre la Corse et la France napoléonienne, on ne peut pas dire qu'il y ait eu plus de compréhension. Si l'adhésion à l'Empire sera plus importante, c'est que Napoléon proposera à la jeunesse insulaire de meilleurs plans de carrière hors de l'île que ceux qu'avaient offerts ses prédécesseurs... et sans doute aussi un peu de cette "envie de grandeur" liée en France à l'explosion du sentiment national qui accompagne la Révolution. Car, pour le reste, son gouvernement consistera à cantonner l'île en périphérie de l'Empire : de là, les fameux Arrêtés Miot (on oublie que Napoléon avait donné à Miot de Mélito des pouvoirs extravagants... dont ceux de légiférer !), le gouvernement militaire de la Corse laissé aux généraux Morand et point qu'en 1814 Bastia choisira... de rappeler les Anglais !
Un plat XIXe siècle
25 Au lendemain de l'épisode "sécessionniste" de 1814, la Corse redevient totalement française. Il ne faut toutefois pas exagérer la francisation de l'île durant la première moitié du XIXe siècle, si l'on excepte ses élites. D'autant que l'intelligentsia française considère volontiers le Corse comme un étranger : Chateaubriand présente Napoléon "Buonaparte" comme un Italien et Benjamin Constant dans son Esprit de conquête peut affirmer : "Vous êtes (...) d'un autre climat, d'une autre terre, d'une autre espèce que nous (...). Homme d'un autre monde, cessez d'en dépouiller celui-ci". En 1871, rappelons-le, Georges Clemenceau soutiendra la motion de l'Assemblée nationale tendant "avec urgence à la séparation de la Corse avec la France et à l'exclusion immédiate des députés corses de ses séances, sans préjudice, au besoin, de leur expulsion du territoire français".
26 Le mouvement de francisation est lent. D’abord, d’une manière générale, parce que Paris, comme l'a montré avec talent Eugen Weber, ne commence vraiment à se préoccuper de la province qu'après 1850. Et c'est encore plus vrai pour une île comme la Corse, une île de culture italienne - l'Etat civil cesse totalement d'être en italien en 1854 !- et une île sous-développée et périphérique. Ce n'est réellement qu'avec Napoléon III qu'une part de modernité s'installe en Corse, même si l'on reste bien loin de ce qui se passe dans la France de la révolution industrielle.
27 En 1870, la Corse entre, à travers ses élites, dans la République, mais cet avènement ne vient pas briser la montée en puissance du système claniste, basé sur le clientélisme malgré l’adoption du suffrage universel. Au fond, comme l'écrit Jean-Louis Andreani, "les clans se sont adaptés à la République et la République aux clans". Xavier Versini a rapporté une célèbre anecdote concernant les rapports d'Emmanuel Arène et des préfets qui se succèdent alors dans l'île : "Une tournée de révision à laquelle participent Arène et le préfet. Beaucoup de monde autour d'eux, sur la place du village. Survient le facteur qui prend le maire à part, lui tend les quelques lettres arrivées le matin et lui demande quels en sont les destinataires. Etonnement du chef de l'administration.
- Qu'est-ce que ce facteur ? Qui donc l'a fait nommer ?
- C'est moi, M. le préfet, lance négligemment Arène.
- Mais, il ne sait pas lire !
- La belle affaire !... S'il savait lire, je l'aurais fait nommer préfet".
29 Cette belle contruction continue jusqu'à nos jours. A Jean-Paul de Rocca Serra, allié des Abbatucci, succède Camille, à Camille Jean-Paul, et à Jean-Paul Camille. De Marius-Joseph Giacobbi provient Paul, de Paul François, de François Paul. Ce qui ne veut pas d’ailleurs pas dire que les élus en question manquent de valeur. Adolphe Landry est un des pionniers de la démographie en France, François Pietri est inspecteur des finances, Denis Gavini préfet des Alpes-Maritimes... Mais ces mêmes hommes ne reculeront pas devant une fraude électorale éhontée pour asseoir leurs victoires électorales. Dans la décennie 1890, plusieurs élections opposeront Casabianca à Marius-François Giacobbi. Et dans les deux camps les mêmes résultats : 100% de votants en faveur de l'un ou de l'autre dans les lieux qu'ils "dominent" ! Même un Paul Giacobbi verra une de ses élections cassée par le Conseil d'Etat - la plus grande partie de la documentation électorale de la Corse sur le plan local n'est pas parvenue jusqu'à nous ! - la population d'Aghione ayant rendu un résultat "à l'estime".
30 En réalité, le processus d'intégration d'une Corse en forte progression démographique est en grande partie lié à la construction de l'Empire colonial français. Les Corses, a déjà noté Paul Silvani, "sont deux à trois centaines de milliers dans l'Empire colonial, où leur rôle considérable est reconnu". Le 12 octobre 1915, à Sidi Lamine, au Maroc, Lyautey n'a-t-il pas voulu recevoir sa médaille militaire des mains d'un adjudant corse issu d'une famille originaire de Guagno, Caviglioli, parce que "sans les Corses, la France n'aurait pu conquérir son empire colonial". Mais, parallèlement à cette forte émigration insulaire vers l’Empire et le Continent, on rencontre une tout aussi considérable immigration, provenant pour une très large part de l'Italie péninsulaire et de Sardaigne et dont l'impact réel est rarement évoqué, alors qu'il est une des principales caractéristiques de la démographie insulaire des deux derniers siècles.
31 A la veille de la Première Guerre mondiale, apparaît ce que l'on appellera par la suite non sans ambiguïté le "corsisme". C'est le produit pour une large part du heurt mal maîtrisé entre les deux cultures de l'île, mais aussi du travail d'intégration forcée mené par les maîtres de la Troisième République, alors même que l'italien perd tous les jours de son importance dans les élites insulaires. C'est le temps de Santu Casanova, un des premiers journalistes en langue corse, au discours volontiers séparatiste et de la revue A Cispra - dont un seul numéro paraîtra symboliquement en 1914 - qui titrera : "La Corse n'est pas un département français, c'est une Nation vaincue qui va renaître". Mais 1914 balayera tout.
32 Pour les générations qui vont suivre la Première Guerre mondiale, il n'y a plus de problèmes : la Corse est désormais française sans discussion possible. L'île, dont les fils viennent de verser leur sang sans compter pour la défense du territoire, appartient dès 1918 aux régions les plus "nationalistes". Aussi, même s'il existe, dans les années 20, des hommes pour désirer un gouvernement fort en lorgnant sur l'Italie voisine ce qui se développe alors, comme dans nombre d'autres endroits, ce sont des idées communes, portées par les fédérations d'anciens combattants, liées aux Ligues patriotiques (la victoire a été confisquée par une minorité anti-nationale et/ou ploutocratique) et qui prennent des formes diverses : en Corse, on les rencontre portées par des ultra-nationalistes français, volontiers antisémites, par des pro-italiens s'appuyant sur un passé mythifié et même par une partie du clan traditionnel. Si aux revendications territoriales de Mussolini sur les "terres irrédentes" répond le Serment de Bastia de 1938, c'est bien - en dehors de la montée en puissance dans l'île de formations de gauche avec le Front Populaire - que le patriotisme français, fortement développé avec la guerre, est alors l'élément le plus puissant du discours politique. De fait, comme on le verra sous Vichy, aux maigres troupes du Parti Corse d'Action pro-italien s'opposeront les rares troupes du Parti Communiste après l'été 1941 - lorsque disparaîtra la politique du "ni de Gaulle, ni Pétain" - et les gros bataillons de la Légion Française des Combattants. C'est dans ce discours profondément nationaliste français que l'on retrouvera les racines populaires du gaullisme insulaire jusque dans les années 1970.
Les "fabuleuses années 1970"
33 Alors, on peut se demander comment une île si profondément attachée à l'idée patriotique a pu connaître une telle remise en question pendant les trente dernières années. Plusieurs raisons ont été évoquées. On les présentera brièvement. Les premières sont d'ordre économique. L'île, vieillissante, a profondément évolué, mais elle est restée profondément sous-développée. Dans la France en expansion des Trente Glorieuses, elle est restée en marge, ce que l'Etat n'a pas su voir, qui s'est contenté le plus souvent d'écouter le discours lénifiant d'élus décalés par rapport aux nouvelles réalités. La Corse n'a donc pas été préparée aux mutations qu'impliquait pourtant la lecture des Plans de développement de 1949 et 1974 : dans le premier, le secteur important est l'agriculture et on parle d'une industrialisation "à venir" ; dans le second, le secteur primordial est le tourisme, l'agriculture étant reléguée derrière la même industrialisation "à réaliser" ! Ce retard insulaire, cette mauvaise santé économique de l'île, jusque dans les années 70, est aujourd'hui un leitmotiv de tous les experts ; en 1970, on prétendait au contraire - il suffit de relire la presse - que tout allait dans le bon sens. Ce problème agricole s'est doublé de réalités politiques nouvelles et de mutations internationales dont les aspects locaux n'ont pas été maîtrisés. On peut ainsi souligner avec Jean-Marie Colombani l'idée selon laquelle la crise corse aurait "bel et bien commencé lorsque la France a plié bagages et est rentrée en Europe. Sans prendre garde de formuler un projet pour la Corse. Sans vraiment se préoccuper d'arrimer la Corse au dynamisme de l'Europe". Parallèlement, les affaires de Corse sont à rattacher avec le retour des Pieds-Noirs et leur installation dans l'île. Les difficultés réapparaissent en 1965 avec notamment le partage des terres de la FORTEF. L'Etat se trompe alors qui n'hésite pas à donner aux rapatriés d'Algérie une part non négligeable des terres que la Société de Mise en Valeur de la Corse (SOMIVAC) devait distribuer aux Corses. L'Etat se trompe aussi en refusant de prendre en compte les desiderata des rares élus insulaires, qui protestent alors. Il les entend d'autant moins qu'il en écoute d'autres qui paraissent déjà touchés par ce que dans les îles italiennes on appelle le "syndrome Lampedusa" : le syndrome de l'immobilisme. Il le paiera par la crise d'Aléria en 1975. On retrouvera d'ailleurs ces mêmes élus incapables de décoder la montée en puissance d'une nouvelle génération marquée par les discours contradictoires des années 1960-1980 (marxisme, anticolonialisme, libéralisme) et proposant un tout-répressif, puis quelquefois une politique d'arrangements.
34 Les autres raisons sont plutôt d'ordre culturel. Les années 70 ont été celles du retour de "l'identité corse", une idée combattue, tolérée, puis acceptée, mais surtout mal définie. Sortir la Corse du marasme économique et moral dans lequel elle se trouve aujourd'hui nécessite un retour nécessaire sur un certain nombre de points fondamentaux et notamment le développement d'une authentique recherche sur l'Histoire et la Culture insulaire.