Notes
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[1]
Une version antérieure de cet article a été présentée à la conférence annuelle de l’Association for Psychoanalysis, Culture and Society (Rutgers University, New Jersey, octobre 2016). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Judith Dupont.
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[2]
Thought-terminating clichés.
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[3]
R.J. Lifton, Thought Reform and the Psychology of Totalism, New York, Norton, 1961; “Where are we now? Responses to the referendum”, London Review of Books, July 2016, 38(14), p. 8-15, http://www.lrb.co.uk/v38/n14/on-brexit/where-are-we-now.
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[4]
M.J. Bakermans-Kranenburg and M.H. van IJzendoorn, “The first 10,000 Adult Attachment Interviews: Distributions of adult attachment representations in clinical and non-clinical groups”, Attachment and Human Development, 11(3), 2009, p. 223-263.
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[5]
B. Killingmo, “Conflict and deficit: Implications for technique”, International Journal of Psychoanalysis, 70, 1989, p. 65-79.
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[6]
S. Freud, « Psychologie des masses et analyse du moi » (1921), OCF. P, XVI, Paris, Puf, 2003, 2e éd.
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[7]
M. Klein, “A contribution to the psychogenesis of manic-depressive states”, International Journal of Psycho-Analysis, 16, 1935, p. 145-174.
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[8]
G.K. Chesterton, “The Collected Works of G.K. Chesterton”, The Illustrated London News, 1908-1910 (rééd. San Francisco, Ignatius, 1987).
-
[9]
M Klein, “Notes on some schizoid mechanisms”, International Journal of Psycho-Analysis, 27, 1946, p. 99-110.
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[10]
W.R.D. Fairbairn, « The repression and the return of bad objects (with special reference to the “war neuroses”) » (1943), dans Psychoanalytic Studies of the Personality, New York, Tavistock/Routledge, 1952, p. 59-81.
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[11]
À propos de la suggestion de Fairbairn, à savoir que le totalitarisme est menacé par les liens familiaux, plus forts que ceux avec le groupe autoritaire : les dirigeants et les adeptes autoritaires semblent particulièrement intolérants à l’égard des formes de relation familiale qui ne se conforment pas aux conventions « acceptables », « traditionnelles », approuvant ainsi l’idéologie dominante ; ainsi, aux États-Unis, des formes de relation
comme des mariages interraciaux ou égalitaires, familles qui ne pratiquent pas la religion dominante (ou aucune), familles qui abritent des rôles non conformes à la norme en matière de genre ou de pratiques sexuelles autres que les plus conservatives, c’est-à-dire des formes de relation qui par leurs présomptions et leur structure ne s’accordent pas avec, et donc ne soutiennent pas le projet autoritaire. Dans un sens plus large, l’autoritarisme s’attaque « au rapport naturel des gens avec leurs congénères » et plus généralement aux liens sociaux privés et à la vie privée elle-même (C. Hedges, « In the time of Trump, all we have is each other. Truthdig », http://www.truthdig.com/report/item/in_the_time_of_trump_all_we_have_is_each_other). « Tout homme et toute pensée qui ne sert pas et ne se conforme pas aux intentions ultimes d’une machine dont le seul but est la génération et l’accumulation du pouvoir est une nuisance dangereuse » (ibid., p. 193). -
[12]
C. Hedges, op. cit.
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[13]
S. Gandesha, Facebook post, 31 décembre 2016.
-
[14]
K. Rogers, “Oberlin students take culture war to the dining hall”, New York Times, 21 décembre 2015, http://www.nytimes.com/2015/12/22/us/oberlin-takes-culture-war-to-the-dining-hall.html?_r=0
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[15]
L. Shriver, “Will the left survive the millennials?”, New York Times, 23 septembre 2016, http://www.nytimes.com/2016/09/23/opinion/will-the-left-survive-the-millennials.html.
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[16]
J. Benjamin, “An outline of intersubjectivity”, Psychoanalytic Psychology, 7S, 1990, p. 33-46 ; cf. aussi H. Racker, Transfert et contre-transfert. Études sur la technique psychanalytique (1968), Lyon, Césura, 2000.
-
[17]
C. Hedges, War is a Force That Give Us Meaning, New York, Public Affairs, 2002.
1 Des personnes qui aspirent à être des hommes forts peuvent conquérir le pouvoir en surfant sur une vague de peur et de fantasmes populistes de sauvetage, en se présentant comme des sauveurs uniques. Donald Trump a suivi ce scénario, notamment dans son allocution prononcée au moment où il accepte son investiture par le Parti républicain pour la présidence, allocution où, à maintes reprises, il a attisé les peurs des gens pour leur dire ensuite : « Je suis le seul à pouvoir arranger les choses. » Sa récente victoire à l’élection présidentielle des États-Unis est un fait dramatique et inattendu dans un pays qui n’a jamais imaginé être susceptible de connaître une telle issue. Mais les États-Unis ne sont que le dernier pays (au moment où j’écris) à avoir succombé à un dirigeant de cette sorte, à la suite d’exemples récents précédents comprenant la Russie, l’Inde, la Turquie, la Hongrie et la Pologne ; d’autres démocraties occidentales sont toujours dans l’incertitude.
2 La liberté de penser de façon indépendante favorise notre résistance à une fuite dans des états sociaux maniaques et vers des dirigeants autoritaires qui promettent de nous libérer de notre peur. Penser de façon indépendante nous permet de parvenir à une perspective plus réfléchie et plus personnelle, plutôt que d’avaler en bloc celle qui nous est vendue et qui nous empêche de nous déterminer nous-mêmes.
3 Penser de façon indépendante est un acte de séparation – nous développons notre propre prise sur le monde et sur nous-mêmes, qui n’est pas dictée par d’autres. En tant que telle, la capacité de penser de façon indépendante demande un certain degré de sécurité. Si nous sommes par trop insécurisés, nous pourrions être tentés par une appartenance en acceptant les « clichés arrêtant la pensée [2] » (selon l’expression de Lifton [3]) simplets que nous entendons répéter par nos dirigeants ou notre entourage, sans prendre le risque de penser par nous-mêmes et découvrir que nous pensons autrement que ceux-ci.
4 Le sentiment de sécurité qui nous permet de penser vraiment peut se baser sur l’intériorisation précoce, sécurisante d’un bon objet avec lequel nous nous sentons dans une relation solide, aimante, soutenante, même en l’absence de la personne elle-même – nous sentons que nous ne sommes pas seuls au milieu d’étrangers ou d’ennemis. Winnicott considérait que cette intériorisation était à l’origine de la capacité d’être seul.
5 Si cette intériorisation n’a pas eu lieu – et plus de deux cents recherches dans ce domaine [4], avec un total de plus de 10 500 sujets, montrent que seule une petite moitié de la population ordinaire (c’est-à-dire non cliniquement suivie) se sent entièrement sécurisée – pour beaucoup de gens, un sentiment d’appartenance et la sécurité qui en découle doivent alors venir de la ratification par l’entourage [5].
6 Certes, une personne complètement indépendante de l’approbation des autres est une rareté. Mais si la sécurité vient de la ratification par les autres, de quelle liberté disposons-nous pour penser autrement qu’eux ?
7 En fait, comme Freud l’a fait observer dans son livre sur la Psychologie des masses [6], la pensée indépendante est souvent perdue dans les groupes. La question est alors de savoir si le sentiment de solidarité avec ceux de notre entourage nous procure une sécurité qui facilite une véritable pensée, ou nous demande de renoncer à la liberté de penser par nous-mêmes.
8 Je suggère que la réponse se trouve dans l’idée selon laquelle la solidarité avec les autres peut être vraie ou fausse.
9 La vraie solidarité, qui encourage la pensée personnelle, réfléchie, critique, et qui inclut potentiellement tout ce qu’il y a en nous, s’enracine dans la position dépressive selon Klein (1935) [7]. Un sentiment d’humilité réaliste et bouleversante concernant les limitations propres inhérentes – la solitude, l’incomplétude, le besoin d’autrui, l’ambivalence inéluctable, la conscience de soi imparfaite – se combine avec l’appréhension de la similarité fondamentale entre les autres et soi-même. Nous avons des besoins qui vont au-delà de ce que nous comprenons entièrement, et nous n’avons pas un contrôle parfait de nous-mêmes ; or les autres sont vulnérables. Nous avons la capacité de les atteindre et éventuellement de leur faire du mal. Le lien que constitue notre humanité partagée nous incite au souci des autres, et même à la compassion universelle. Se sentir activement responsable des autres, et non éprouver un sentiment passif d’appartenance ou de droits acquis, c’est la base d’une véritable solidarité ; se sentir personnellement responsable fait que cela devient important de penser par soi-même et de penser clairement. Cette solidarité éthique favorise un contact authentique avec les autres et avec soi-même. Le fait qu’une véritable solidarité dépende du sens d’une responsabilité active et personnelle de chaque individu la rend résistante et durable, au contraire de la fausse solidarité ; l’engagement, comme nous verrons, dépend alors de facteurs externes facilement changeants. Le poète britannique G.K. Chesterton (1908-1987) [8] a donné une description concise de ce qui fonde une solidarité véritable :
« Nous, hommes et femmes, sommes tous dans le même bateau sur une mer déchaînée. Nous nous devons les uns aux autres une loyauté terrible et tragique. »
11 La fausse solidarité est basée sur un fantasme partagé et tout-puissant de supériorité à un autre groupe, vu comme méprisable et menaçant. En termes kleiniens [9], nous parlons d’une structure paranoïde-schizoïde qui se protège de l’angoisse en projetant la menace sur « d’autres » et en se réfugiant dans un fantasme de toute-puissance. L’excitation maniaque, le mépris, le clivage paranoïde et la rage tiennent le sentiment de vulnérabilité à distance et sapent la réflexion indépendante, la pensée critique et la compassion pour ceux d’ailleurs. Projeter ses propres sentiments désagréables sur d’autres nous aliène, pas seulement à eux, mais aussi à un niveau plus profond à nous-mêmes et à ceux auxquels nous nous identifions, en dépit d’un sentiment d’excitation partagée. Le défaut de pensée facilite la soumission au conformisme autoritaire, l’obéissance et la rage partagée comme une façon de nous faire sentir que nous avons une place. L’identification avec les passions du groupe et avec le dirigeant enragé et puissant produit un sentiment de toute-puissance partagée et renforce les défenses paranoïdes qui orientent l’agressivité contre ceux désignés à cet effet.
12 Le psychanalyste britannique W.R.D. Fairbairn [10] a proposé quelques idées à cet égard. Écrivant durant la Seconde Guerre mondiale, et réfléchissant à partir de l’observation de ses soldats-patients atteints de « névrose de guerre » – mais s’adressant d’une façon plus large au problème du moral de la population en temps de guerre – Fairbairn a conclu que « le facteur principal prédisposant à l’effondrement d’un soldat […] est la dépendance infantile de ses objets », et que le trait le plus distinctif des effondrements militaires est l’angoisse de séparation suscitée par la séparation de la famille. Pour gérer cette situation, a-t-il dit, les régimes totalitaires, à l’opposé des démocraties, s’efforcent « de rendre l’individu dépendant du régime aux dépens de la dépendance des objets familiaux [11] ».
13 Mais cette méthode
« dépend d’un succès national ; car le régime ne peut rester un bon objet pour l’individu qu’à la condition du succès. En cas d’échec, le régime devient un mauvais objet […] et les effets de désintégration sociale de l’angoisse de séparation commencent alors à se faire sentir au moment critique ».
15 Sans entrer dans l’étude détaillée des idées de Fairbairn concernant les névroses de guerre, son argumentation relative à la manière dont les régimes totalitaires instaurent un moral de groupe peut se rapprocher du fait de considérer que la base du moral se trouve dans la fausse solidarité, à laquelle la description de Fairbairn semble s’appliquer parfaitement. Les deux reflètent l’instauration d’une position infantile, dépendante – on se sent en appartenance et en sécurité grâce à la protection d’un personnage puissant, idéalisé, auquel chacun et tous s’identifient. Quand cette puissance est perdue, les peurs et les insécurités reviennent en force et la solidarité se dissout. Il suffit de jeter un coup d’œil aux réunions électorales de Trump et de voir ses adeptes attirés par (et essayant d’imiter) ce qu’ils considèrent comme sa puissance, son agressivité, son succès – qualités qu’il ne cesse de claironner. Nous pouvons voir chez tout dictateur ou autocrate l’étalage de ces qualités, qui incite les gens à entretenir des fantasmes de dépendance et d’identification avec le chef.
16 Cet éclairage nous permet de voir que ce que Freud a décrit dans son travail sur la Psychologie des masses est de la fausse solidarité, puissante mais fragile.
17 La fausse solidarité répond souvent à une dépossession économique et culturelle (Bell, 1962) qui suscite un sentiment d’angoisse et d’impuissance. Ces jours-ci, beaucoup de gens de droite, dans de nombreux pays, réagissent au bouleversement social et économique angoissant qu’ils ont à affronter en fuyant dans des fantasmes omnipotents, paranoïdes, nationalistes, populistes et racistes, qui nient la complexité des problèmes sociaux et leur propre vulnérabilité face à ceux-ci. Cela leur offre une appartenance et une qualité spéciale à la place d’un sentiment d’exclusion ; et cela prive de leur qualité humaine ceux qui sont différents, de sorte que la menace peut être localisée dans un faux ennemi, dont la transformation en cible d’agressivité est ainsi justifiée. Comme nous le voyons dans tous les coins du monde, la fausse solidarité s’agglomère souvent autour d’un sauveur « tout-puissant » autoproclamé.
La défense maniaque de la gauche
18 La fausse solidarité de droite est manifeste. Mais la gauche occidentale contemporaine est-elle au-dessus de tout reproche ? Je pense qu’aujourd’hui la gauche cultive sa propre « défense maniaque ». Dans une des versions, ceux de droite sont balayés comme étant des idiots, et la gauche se focalise sur l’irrationalité de ceux de droite en leur refusant toute empathie pour leur souffrance et leurs luttes. On entend communément dans les cercles gauchisants des plaintes exaspérées à propos du rejet de l’évidence et de la raison par de nombreux tenants de la droite, ce qui, certes, est vrai. Mais être perpétuellement scandalisé à cet égard représente un signe de notre propre déni de réalité. Et notre dédain, avec son soupçon de mépris auto-satisfait, nous unit dans une supériorité morale et bloque notre empathie pour la vérité émotionnelle des pertes et des peurs de ces gens – pour la souffrance qui se trouve derrière les idées fausses auxquelles ils s’accrochent.
19 Dans beaucoup de pays occidentaux, les travailleurs souffrent économiquement du fait des changements imposés par le néolibéralisme – privatisant les ressources publiques indispensables et les transformant en sources de profit pour certaines corporations ; la financiarisation de la société amène une dette personnelle oppressante largement répandue, et les angoisses sans fin qui accompagnent cet état ; des politiques d’état – telle la réduction des impôts pour les riches ajoutée à la réduction des bénéfices offerts par l’aide sociale – qui redistribuent les richesses vers les très riches aux dépens des gens ordinaires (voir Harvey, 2005). Comme l’écrit Chris Hedges [12] en parlant des États-Unis : dans les récentes décennies « l’Amérique a été pillée et cannibalisée pour le profit ». Et culturellement, les travailleurs se sentent dépossédés par les changements démographiques rapides des dernières décennies, résultant en partie de l’économie de plus en plus globalisée.
20 Autrement dit, le vrai coupable pour les pertes économiques et culturelles est dans une large mesure l’élite économique. Mais quand la gauche présente une apparence maniaque rejetant les travailleurs et les mettant à distance, elle s’aliène le peuple qui cherche la solidarité avec son idéologie de justice sociale et fournit une échappatoire aux véritables méchants en s’offrant aux travailleurs comme ennemi facile à haïr.
21 Je m’empresse de dire que beaucoup de choses que la gauche dit et écrit, en particulier dans des milieux qui réfléchissent, ne reflètent pas un tel rejet et essaient de comprendre avec empathie ce avec quoi bon nombre de gens de droite se débattent – ainsi un numéro du London Review of Books (2016), après le vote pour le Brexit, a publié beaucoup de courts essais sérieux et compatissants concernant les influences exercées et ceux qui ont voté pour quitter l’Union européenne. On pouvait trouver un ton similaire dans les écrits de quelques libéraux dans les publications américaines, par exemple dans les pages du New York Times consacrées aux opinions diverses après l’élection de Donald Trump à la présidence. Mais je me dois d’ajouter que nous, à gauche de l’échiquier politique – moi y compris – « éprouvons une certaine satisfaction à écouter les énormités proférées par nos adversaires politiques ».
22 La défense maniaque de la gauche peut aussi se centrer sur d’autres tenants de la gauche qui se montrent insuffisamment attentifs à certains sujets particuliers. Nous pouvons détecter une telle réaction quand des politiques identitaires, les « espaces sécurisés », ce qui est vilipendé comme « politiquement correct » et les soucis concernant « l’appropriation culturelle » revendiquent le droit à une supériorité morale agressive, qui reflète la politique d’exclusion qu’ils dénigrent. Samir Gandesha [13] remarque que « la justice sociale de gauche perçue comme une forme d’olympiade des victimes où seuls les plus oppressés ont le droit à la parole » fonctionne sur les mêmes ressorts que l’autovictimisation autocomplaisante (parmi les Blancs !) de l’extrême-droite aux États-Unis.
23 Quelques exemples rapides pris à gauche. D’abord la révolte au collège Oberlin, à l’automne dernier, à propos d’un réfectoire qui servait des sushi et des banh mi mal préparés, ce qui était considéré comme une sorte d’appropriation culturelle inacceptable [14].
24 Un deuxième exemple un peu plus détaillé : en septembre 2016, la journaliste et romancière Lionel Shriver [15] a prononcé la conférence d’ouverture du Festival des écrivains de Brisbane en disant :
« Les auteurs de fictions devraient avoir la permission d’écrire de la fiction – et ne pas laisser ainsi restreindre leur droit de créer des personnages ayant des origines différentes de la nôtre par le souci “d’appropriation culturelle” ».
26 À mi-conférence, un biographe australien d’origine soudanaise a pris la porte, disant « Je ne peux pas rester ici.... Je ne peux pas légitimer cela ». Le festival a immédiatement désavoué le discours.
27 Shriver poursuit :
« On fait la course pour voir qui sera le plus moral, le plus mécontent […] Quand j’ai grandi dans les années 60 et au début des années 70, ce sont les conservateurs qui prônaient la conformité. C’est la droite qui était suspecte, débusquant les communistes et examinant les personnages publics pour déceler des signes de sédition. […] Maintenant c’est la gauche qui a repris le rôle de l’oppresseur. […] Je suis consternée par la liste en croissance permanente d’injonctions et d’interdits de la gauche radicale – par son impulsion […] à déployer de la sensibilité en guise d’excuse pour être brutalement insensible à tous ceux perçus comme ennemis […] des activistes persécutant des compagnons de route qui se soucient pourtant de l’égalité des droits. […] Défendre la liberté de parole implique la défense des voix des gens avec lesquels on est violemment en désaccord. Dans ma jeunesse, les libéraux défendaient le droit des néo-nazis de défiler sur Main Street. Je ne peux imaginer personne de la gauche le faisant aujourd’hui. »
29 Shriver appelait cela la « sensibilité armée ».
30 Les idéaux de la politique de gauche prennent leur origine dans un engagement pour que les gens soient traités de façon prévenante, décente et respectueuse – en particulier, les personnes et les groupes qui, historiquement, ont été et sont toujours négligés, incompris, stéréotypés, pris pour boucs émissaires et en butte à l’hostilité. L’idéal éthique derrière ce qu’on appelle espaces sécurisés et du politiquement correct, pas sur le mode ironique, est de penser à la manière dont les gens extérieurs au groupe dominant sont susceptibles de ressentir ce que vous dites, ce que vous faites ; traiter les gens qui sont différents de vous comme des êtres humains sensibles et ayant une valeur.
31 Cependant, tout le monde a un inconscient, des sensibilités et des insécurités narcissiques, des ambivalences, des points aveugles à propos de ce qui se passe dans leurs propres esprits et de ce qu’exprime leur comportement. Nous savons, pour parler en termes de théorie structuraliste psychanalytique, que le ça est très habile à s’approprier le surmoi ; c’est facile de poursuivre inconsciemment des buts égoïstes, défensifs, derrière un masque d’idéaux nobles qui nous permettent de nous sentir vertueux, supérieurs, ou d’une certaine façon « faisant partie ».
32 Ensuite les gens, individuellement ou en groupe – nous compris – ont tendance à refléter la manière dont les autres les abordent. Si on nous aborde avec gentillesse, nous sommes plus susceptibles de répondre de la même manière. Si nous sommes agressés, nous sommes fortement tentés de rendre le coup au lieu de réagir plus gentiment ou plus raisonnablement, même si nous aimerions donner une réponse plus noble. Dans cette situation, que Jessica Benjamin [16] appelle relation complémentaire, toute empathie pour l’autre est perdue.
33 En fait, dans une telle impasse à teinture maniaque, il importe de ne pas sentir d’empathie ; nous luttons pour une supériorité, nous avons besoin de sentir que nous sommes meilleurs que l’autre, et notre sentiment d’être meilleurs dépend de la dévalorisation et du rejet de celui que nous considérons comme une menace. Dénier la réalité émotionnelle de l’autre le provoque à son tour ; il a maintenant le sentiment d’être invisible et effacé – un état insupportable. Les gens – qu’il s’agisse de notre adversaire ou de nous-mêmes – ne seront pas ouverts à l’écoute de quelqu’un qui efface leur vérité émotionnelle. La réactivité remplace la véritable pensée, à gauche comme à droite.
Vers une solution
34 Le critique social Chris Hedges [17] parle de compassion pour l’ennemi, qui après tout est un humain, et d’humilité en ce qui nous concerne – nous aussi ne sommes qu’un être humain – comme antidotes à l’excitation fébrile de la guerre. L’humilité et la compassion sont des vertus propres à la position dépressive. Elles peuvent nous aider à nous préserver d’une fausse solidarité qui s’appuie sur un abaissement de l’autre, elles nous permettent de voir et de comprendre l’autre de façon plus profonde et – s’il y a une bonne foi possible des deux côtés, et un peu de temps – nous permet de commencer à parler d’une façon que l’autre peut entendre. Mais c’est à nous de commencer.
35 Tout comme les gens et les groupes ont tendance à s’identifier de façon complémentaire avec les structures relationnelles paranoïdes et agressives de ceux qui les menacent, ils peuvent aussi s’identifier éventuellement avec une structure relationnelle plus inclusive, ouverte et réfléchie, qui surgit naturellement de l’humilité et de la compassion. L’humilité et la compassion ne demandent pas que l’on s’expose bêtement ou qu’on baisse la garde, ni l’idée qu’une attitude ouverte suscitera la réciproque, ou amènera une vraie relation de confiance. Elles demandent que l’on mette de côté agressivité et tendance défensive, pas l’affirmation de soi ou la force. Et elles font partie de la fidélité à sa propre humanité.
Mots-clés éditeurs : solidarité, pensée indépendante, Autoritarisme, défense maniaque
Date de mise en ligne : 07/06/2018
https://doi.org/10.3917/cohe.233.0086Notes
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Une version antérieure de cet article a été présentée à la conférence annuelle de l’Association for Psychoanalysis, Culture and Society (Rutgers University, New Jersey, octobre 2016). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Judith Dupont.
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[2]
Thought-terminating clichés.
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[3]
R.J. Lifton, Thought Reform and the Psychology of Totalism, New York, Norton, 1961; “Where are we now? Responses to the referendum”, London Review of Books, July 2016, 38(14), p. 8-15, http://www.lrb.co.uk/v38/n14/on-brexit/where-are-we-now.
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[4]
M.J. Bakermans-Kranenburg and M.H. van IJzendoorn, “The first 10,000 Adult Attachment Interviews: Distributions of adult attachment representations in clinical and non-clinical groups”, Attachment and Human Development, 11(3), 2009, p. 223-263.
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[5]
B. Killingmo, “Conflict and deficit: Implications for technique”, International Journal of Psychoanalysis, 70, 1989, p. 65-79.
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[6]
S. Freud, « Psychologie des masses et analyse du moi » (1921), OCF. P, XVI, Paris, Puf, 2003, 2e éd.
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[7]
M. Klein, “A contribution to the psychogenesis of manic-depressive states”, International Journal of Psycho-Analysis, 16, 1935, p. 145-174.
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[8]
G.K. Chesterton, “The Collected Works of G.K. Chesterton”, The Illustrated London News, 1908-1910 (rééd. San Francisco, Ignatius, 1987).
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[9]
M Klein, “Notes on some schizoid mechanisms”, International Journal of Psycho-Analysis, 27, 1946, p. 99-110.
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[10]
W.R.D. Fairbairn, « The repression and the return of bad objects (with special reference to the “war neuroses”) » (1943), dans Psychoanalytic Studies of the Personality, New York, Tavistock/Routledge, 1952, p. 59-81.
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[11]
À propos de la suggestion de Fairbairn, à savoir que le totalitarisme est menacé par les liens familiaux, plus forts que ceux avec le groupe autoritaire : les dirigeants et les adeptes autoritaires semblent particulièrement intolérants à l’égard des formes de relation familiale qui ne se conforment pas aux conventions « acceptables », « traditionnelles », approuvant ainsi l’idéologie dominante ; ainsi, aux États-Unis, des formes de relation
comme des mariages interraciaux ou égalitaires, familles qui ne pratiquent pas la religion dominante (ou aucune), familles qui abritent des rôles non conformes à la norme en matière de genre ou de pratiques sexuelles autres que les plus conservatives, c’est-à-dire des formes de relation qui par leurs présomptions et leur structure ne s’accordent pas avec, et donc ne soutiennent pas le projet autoritaire. Dans un sens plus large, l’autoritarisme s’attaque « au rapport naturel des gens avec leurs congénères » et plus généralement aux liens sociaux privés et à la vie privée elle-même (C. Hedges, « In the time of Trump, all we have is each other. Truthdig », http://www.truthdig.com/report/item/in_the_time_of_trump_all_we_have_is_each_other). « Tout homme et toute pensée qui ne sert pas et ne se conforme pas aux intentions ultimes d’une machine dont le seul but est la génération et l’accumulation du pouvoir est une nuisance dangereuse » (ibid., p. 193). -
[12]
C. Hedges, op. cit.
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[13]
S. Gandesha, Facebook post, 31 décembre 2016.
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[14]
K. Rogers, “Oberlin students take culture war to the dining hall”, New York Times, 21 décembre 2015, http://www.nytimes.com/2015/12/22/us/oberlin-takes-culture-war-to-the-dining-hall.html?_r=0
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[15]
L. Shriver, “Will the left survive the millennials?”, New York Times, 23 septembre 2016, http://www.nytimes.com/2016/09/23/opinion/will-the-left-survive-the-millennials.html.
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[16]
J. Benjamin, “An outline of intersubjectivity”, Psychoanalytic Psychology, 7S, 1990, p. 33-46 ; cf. aussi H. Racker, Transfert et contre-transfert. Études sur la technique psychanalytique (1968), Lyon, Césura, 2000.
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[17]
C. Hedges, War is a Force That Give Us Meaning, New York, Public Affairs, 2002.