Couverture de COHE_230

Article de revue

La femme de Loth, Cary Grant et le rêve américain

Psychanalyse avec des immigrés

Pages 28 à 43

Notes

  • [1]
    J’exprime ma reconnaissance et mon affection à : Spyros Orfanos qui, au départ, m’a suggéré ce sujet ; Hettie Frank, Ernesto Mujica et Michal Seligman, qui partagèrent avec moi leurs points de vue personnels sur l’immigration ; Robert Langan et Donnel Stern qui ont relu avec soin le manuscrit et m’ont fait part de suggestions utiles.
  • [2]
    Article paru dans Contemporary Psychoanalysis, vol. 40, n° 3, juillet 2004. Traduit de l’anglais par Catherine Petiteau, avec relecture d’Arlette De Long.
  • [3]
    A. Michaels, Fugitive Pieces, New York, Knopf, 1997.
  • [4]
    E. Sampson, “Identity politics, American Psychologist, 48, 1993, p. 1219-1230.
  • [5]
    S. Sue, “In search of cultural competence in psychotherapiy and counseling”, American Psychologist, 53, 1998, p. 440-448.
  • [6]
    R. Perez Foster, M. Molskowitz, R.A. Javier (sous la direction de), Reaching Across Boundaries of Culture and Class: Widening the Scope of Psychotherapy, New Jersey, Aronson, 1996.
  • [7]
    S. Akhtar, “A third individuation: Immigration, identity and the psychoanalytic process”, Journal of the American Psychoanalytic Association, 43, 1995, p. 1051-1084 ; “The immigrant, the exile, and the experience of nostalgia”, Journal of Applied Psychoanalytic Studies, 1, 1999, p. 123-130 ; Immigration and Identity: Turmoil, Treatment, and Transformation, New York, Aronson, 1999 ; J. Denford, “Going away”, International Review of Psycho-Analysis, 8, 1981, p. 325-332 ; A. Gray, “Uncultured psychoanalysis: On the hazards of ethnotransference”, Contemporary Psychoanalysis, 37, 2001, p. 683-688 ; L. Grinberg, R. Grinberg, Psychoanalytic Perspectives on Migration and Exile, New Haven, Yale University Press, 1989 ; E. Kuriloff, “A two-culture psychology: The role of national and ethnic origin in the therapeutic dyad”, Contemporary Psychoanalysis, 37, 2001, p. 673-682.
  • [8]
    Notamment, je cite ici : A. Aciman, False Papers, Essays on Exile and Memory, New York, Farrar, Strauss & Giroux, 2000 ; J. Lahiri, The Interpreter of Maladies, Boston, Houghton Mifflin, 1999 ; C.-R. Lee, Native Speaker, New York, Riverhead Books, 1995 ; E. Hoffman, Lost in Translation: A life in a New Language, New York, Penguin, 1989.
  • [9]
    S. Akhtar (op. cit., 1999) fait une distinction entre les immigrés et les exilés, suggérant que la nostalgie, qu’il définit comme l’idéalisation rétrospective d’objets perdus, est présente chez les immigrés mais pas chez les exilés, dont le départ profondément traumatique de leur pays d’origine empêche la nostalgie. Je ne fais pas une telle distinction.
  • [10]
    Voir aussi E. Kuriloff, op. cit.
  • [11]
    Voir S. Akhtar, op. cit., 1999.
  • [12]
    H.S. Sullivan, The Interpersonal Theory of Psychiatry, New York, Basic Books, 1953.
  • [13]
    S. Akhtar, op. cit., 1995, p. 1062.
  • [14]
    14. Ibid. ; S. Akhtar, 1999, op. cit.
  • [15]
    J. Muller, Beyond the Psychoanalytic Dyad: Developmental Semiotics in Freud, Peirce and Lacan, New York, Routledge, 1996, p. 2.
  • [16]
    E. Hoffman, op. cit., p. 170.
  • [17]
    D.W. Winnicott, Playing and Reality, New York, Routledge, 1971 ; Through Pediatrics to Psychoanalysis, New York, Basic Books, 1975.
  • [18]
    D.W. Winnicott, Through Pediatrics…, op. cit., p. 105.
  • [19]
    E. Hoffman, op. cit., p. 108.
  • [20]
    D. DeLillo, Mao II, New York, Penguin Books, 1992, p. 162.
  • [21]
    D. Stern, Unformulated Experience: From Dissociation to Immigration in Psychoanalysis, Hillsdale, The Analytic Press, 1997.
  • [22]
    E. Hoffmann, op. cit., p. 140.
  • [23]
    M. Apprey, “Reinventing the self in the face of facism and transgenerational hatred in African-American communities”, Mind and Interaction, 9:1, 1998, p. 31.
  • [24]
    La Genèse 19 : 15-35.
  • [25]
    C’est au-delà du périmètre de cet article de nous demander pourquoi on a épargné à Loth semblable opprobre.
  • [26]
    A. Aciman, op. cit., p. 59.
  • [27]
    D. Eng, S. Han, “A dialogue on racial melancholia”, Psychoanalytic Dialogues, 10, 2000, p. 667-700.
  • [28]
    Ibid.
  • [29]
    L. Grinberg, R. Grinberg, op. cit.
  • [30]
    S. Akhtar, 1999, op. cit.
  • [31]
    J. Benjamin, The Shadow of the Other, New York, Routledge, 1998, p. 103.
  • [32]
    M. Apprey, op. cit.
  • [33]
    D. Eng, S. Han, op. cit.
  • [34]
    M. Ignatieff, Isaiah Berlin: A Life, Londres, Chatto and Windus, 1998.
  • [35]
    I. Hoffman, Ritual and Spontaneity in the Psychoanalytic Process, Hillsdale, The Analytic Press, 1998.
  • [36]
    S. Mitchell, Hope and Dread in Psychoanalysis, New York, Basic Books, 1993 ; P. Bromberg, Standing in the Spaces: Essays on Clinical Process, Trauma, and Dissociation, Hillsdale, The Analytic Press, 1998.
  • [37]
    J. Benjamin, op. cit., p. 104.
  • [38]
    P. Bromberg, op. cit.
  • [39]
    R. Alba, V. Nee, Remaking the American Mainstream: Assimilation and Contemporary Immigration, Cambridge, Harvard University Press, 2003.
  • [40]
    H. Bhabha, The Location of Culture, New York, Routledge, 1994.
  • [41]
    R. Perez Foster, “The bilingual self”, Psychoanalytic Dialogues, 6, 1996, p. 99-121.
  • [42]
    Bien qu’elle soit apparemment bien assimilée, Hoffman (1989) se décrit comme ayant un soi public parlant anglais et un soi privé parlant polonais. Elle a trouvé, cependant, que son soi public ne pouvait pas utiliser le mot « je ».
  • [43]
    C.-R. Lee, op. cit., p. 319.
  • [44]
    A. Gray, op. cit.
  • [45]
    E. Kuriloff, op. cit., p. 676.
  • [46]
    Cité par Ignatieff, op. cit., p. 292.
  • [47]
    S. Akhtar, op. cit., 1995, p. 1056.
  • [48]
    E. Hoffman, op. cit., p. 116.
  • [49]
    C.-R. Lee, op. cit., p. 45.
  • [50]
    H. Racker, “The meanings and uses of countertransference”, dans B. Wolstein (sous la direction de), Essential Papers on Countertransference, New York University Press, 1988, p. 164.
  • [51]
    En français dans le texte (note de la traductrice).
  • [52]
    J. Lahiri, The Interpreter of Maladies, Boston, Houghton Mifflin, 1999, p. 198.
  • [53]
    Cité dans Ignatieff, op. cit., p. 292.
English version
« Le poète va de la vie au langage, le traducteur va du langage à la vie,
tous deux, comme l’immigré, essaient d’identifier l’invisible,
ce qui est entre les lignes, les implications mystérieuses. »
Anne Michaels [3]

1 Le mot déraciner veut dire arracher avec les racines, extirper, selon la deuxième édition du Webster’s Dictionary. Un mot qui sonne durement, il vient du français déraciner, qui désigne la même chose. Le Petit Robert mentionne un deuxième sens : « arracher quelqu’un de son pays d’origine ou d’un endroit habituel ». En français, le mot raciner signifie tout simplement prendre racine. Curieusement, ou peut-être pas, il n’y a pas de mot raciner en anglais, si bien que cette condition peut être définie seulement par l’absence de quelque chose de si fondamental que ça ne nécessite pas d’être exprimé tant que c’est présent. Être enraciné, en effet, est « la norme implicite [4] ». Une autre variation française de déraciner est indéracinable. L’obvers de déraciner, indéracinable, signifie qu’on ne peut retirer du cœur ou de l’esprit de quelqu’un, l’espoir inaliénable. Espoir inaliénable : il y a un puissant contraste avec la violence d’être arraché avec ses racines, le sentiment d’aliénation et de rupture avec lequel, tout en essayant de le nier, tant d’immigrants vivent leur quête d’appartenance.

2 Même si la psychologie accumule en général une importante littérature sur le travail avec des patients d’environnements culturels différents, mentionnée maintenant comme « compétence culturelle [5] », et que des psychanalystes, en particulier [6], soient plus sensibles aux différences de races, d’ethnies, de classes et de cultures au sein du couple analytique, trop souvent les voix des immigrants et leurs dilemmes sont confondus avec leur statut minoritaire. En conséquence, les résultats particuliers concernant l’immigration passent inaperçus alors que le cadre discursif glisse vers des différences de race, de classe ou de langue. Ce n’est pas seulement un défaut en psychanalyse. Dans le monde en général, la langue et la race sont à l’évidence de tels marqueurs de l’altérité que l’on peut passer à côté des différences culturelles, dans une connivence fréquente avec l’autre qui lutte désespérément pour ne pas paraître « autre ».

3 Bien que la psychanalyse ait été fondée en Amérique par des immigrés, et dominée, pour au moins les trente premières années de son histoire, par les immigrés européens, on peut compter sur les doigts d’une main le nombre des auteurs psychanalystes s’intéressant à ce sujet [7]. Dans les derniers dix ou quinze ans, cependant, beaucoup d’auteurs de fiction et des auteurs qui n’écrivent pas de la fiction ont écrit sur leurs expériences d’immigrés [8]. Dans cet essai, je fais des hypothèses sur cette lacune particulière de la littérature psychanalytique, mais d’abord je veux explorer une dimension de l’expérience commune à tous ceux qui ont été arrachés avec leurs racines, qu’ils l’aient eux-mêmes voulu ou par la force des circonstances. En dépit du large éventail de raisons qu’on peut avoir de quitter son pays d’origine, parfois à cause de circonstances extrêmes, parfois à la recherche de nouvelles opportunités, les exilés et les immigrés ont en commun ce fil cassé. C’est ce fil que je poursuis [9].

Continuité contextuelle

4 En ne prenant pas en compte, littéralement en ne voyant pas l’impact de l’immigration sur leurs vies et sur celles de leurs patients immigrés, nos pères psychanalystes ont été fidèles à une tradition qui privilégie une approche archéologique, plutôt que de considérer les facteurs exogènes [10]. Ce que suppose implicitement la théorie classique, c’est que les racines psychologiques vont plus profond que les frontières nationales, ces racines incorporées dans le sol des rêves, des fantasmes, des identifications et des souvenirs, sont considérées comme le champ légitime de la psychanalyse. Comme l’indique Akhtar [11], prêter attention au déterminisme culturel menace le déterminisme psychique. L’accent mis par les psychanalystes classiques sur la durabilité des phénomènes internes les amène à croire que les racines psychologiques ne peuvent pas être sommairement déracinées par l’immigration. Je suggère que ces analystes ont sous-estimé la force d’attraction de notre culture d’origine.

5 En général, la pratique analytique explore les tensions entre le passé et le présent, identifiant les racines du passé dans toutes leurs manifestations dans le présent, établissant une continuité psychique et historique, et une subjectivité plus entièrement vécue. Les racines psychiques que les psychanalystes cherchent à déterrer se rapportent à la famille d’origine selon la configuration qu’elle a dans le monde objectal du patient. C’est ainsi dans l’investigation analytique classique ; les fondements culturels ou contextuels sont considérés comme acquis.

6 Étant donné l’intérêt de Sullivan [12] pour la sociologie, la psychologie sociale et l’anthropologie, il est de tradition chez les psychanalystes privilégiant l’approche interpersonnelle de souligner le rôle formateur que joue la culture dans la détermination des comportements humains et dans leur compréhension, mais même ici, on a rarement considéré le dilemme particulier des immigrés. En ces occasions où les psychanalystes abordent les conséquences psychodynamiques de l’immigration, ils associent habituellement la mère et la culture. « L’environnement familier, le climat et le paysage sont tous inconsciemment perçus comme des extensions de la mère », affirme Akhtar [13]. Selon lui, l’adaptation de l’immigré à la nouvelle culture dépend complètement de sa relation avec ses objets originels. Le désir de retourner dans le pays d’origine est considéré comme un désir de fusion ; le mouvement qui va de l’immigration à l’assimilation est tenu comme faisant partie d’une « troisième individuation », réitération d’une séquence de développement de Mahler [14].

7 Muller, un analyste lacanien, défend une définition de la culture qui va au-delà de la conception simpliste d’un amalgame de la culture et de la mère. Il indique qu’avec ce point de vue dyadique, les psychanalystes américains ont particulièrement mal compris et négligé le rôle constitutionnel que joue la culture dans le développement de la psyché. Il suggère qu’« un troisième terme est requis pour donner un cadre à la dyade, procurer une structure orientante, et ce troisième terme peut être entendu comme le cadre contextuel et sémiotique de la culture [15] ». Utilisant un contexte similaire, Hoffmann, qui de sa Pologne natale fut emmenée en Amérique du Nord quand elle était enfant, décrit le rôle que ce « troisième » élément continua à jouer dans son expérience du monde, longtemps après qu’elle fut devenue adulte. « C’est juste la conscience qu’il y a un autre lieu – un autre lieu à la base du triangle qui rend ce lieu relatif, qui me place dans cette relativité même [16]. » Comme tous les immigrés, Hoffman a conscience d’une absence chronique, un soi-ombre qui oppose constamment le vieux monde au nouveau.

8 Dans cet essai, je défends l’idée selon laquelle la perte de la continuité du contexte dont les immigrés font constamment l’expérience crée une absence qu’ils ont rarement la motivation de reconnaître. Ils craignent d’être si envahis par des sentiments d’aliénation et de dépression que cela les détournerait de l’affaire qui les préoccupe, à savoir, s’adapter à leur culture d’adoption. Néanmoins, des aspects dissociés de leur expérience de soi acquise ou représentant la culture qu’ils ont laissée derrière eux continuent à faire irruption sous la forme d’affects, de rêves et d’actes inexplicables.

9 Winnicott [17] souligne à plusieurs reprises le sens de la continuité dans le développement et la construction de la psyché. Être en continuité procure un cadre de vie stable dans lequel métaboliser l’expérience. Les ruptures de l’environnement facilitateur sont traumatiques. Pour Winnicott, la culture (par ce mot, il ne désigne pas seulement la culture « primaire » entre la mère et l’enfant, mais aussi le troisième terme de Muller, ou ce à quoi je me réfère en termes de contexte) lie le passé, le présent et le futur. C’est une « zone intermédiaire, un espace transitionnel, à la fois dehors et dedans, qui ne peut être mis en question [18] ». Comme l’objet transitionnel, cet espace transitionnel est à la fois moi et non-moi. Il fait partie intégrante du développement de la conscience de soi de l’enfant et il est partagé par tous autour de lui. Il est le contexte familier dans lequel il baigne au quotidien. Les signaux muets, dont le décodage signifie l’appartenance, la subtilité des manières, le discours, les coutumes, les modes, les nourritures préférées, le partage de préoccupations nationales, sont la langue culturelle vernaculaire qui ajoute une texture familière à la vie quotidienne. E. Hoffman l’appelle tout simplement, et justement, « l’inconscient culturel [19] ». Et pour Delillo, c’est « le récit inchangé dont chaque culture a besoin pour survivre [20] ».

10 La perte de la continuité contextuelle dont les immigrés font l’expérience lorsqu’ils quittent leur culture familière, le fond à partir duquel ils se sont développés, peut difficilement être articulée à l’étiquette toute prête à leur être appliquée de « nostalgie ». C’est une absence accompagnée du désespoir de n’être jamais de nouveau entièrement connu. Et, comme c’est le destin de l’expérience inarticulée en général [21], elle est fréquemment inconsciente. Hoffman décrit le moment où elle était devenue, fugitivement mais violemment, consciente de cette absence dans sa propre vie, de nombreuses années après son arrivée en Amérique du Nord : « Le désir du confort d’être quelqu’un de reconnaissable placé sur une carte sociale reconnaissable fait irruption en moi avec une telle puissance d’angoisse qu’il brûle mon esprit et le repousse dans sa cachette [22]. »

11 Apprey demande : « Qu’essaie-t-on de faire pour suturer les blessures d’une absence [23] ? » J’ai l’espoir que cet article encouragera les analystes à reconnaître cette absence chez leurs patients immigrés et à s’interroger sur les sutures auxquelles ces patients ont pu avoir recours.

12 L’histoire biblique de Loth [24] et de sa femme illustre plusieurs des façons dont les immigrés ont habituellement traité la perte de continuité contextuelle. Quand Loth emmena sa femme et ses filles en dehors de Sodome selon l’ordre de Dieu, l’ange dit : « Ne regarde pas en arrière, ne t’arrête nulle part dans la plaine. » Quand sa femme regarda en arrière, elle devint une statue de sel. C’est tout ce qu’on nous a dit à son sujet. Elle regarde derrière soi avec nostalgie le monde familier, et cesse littéralement d’exister. Comme Sodome : détruite par le feu de soufre. L’histoire telle qu’on la raconte d’habitude se termine avec l’épisode de la femme de Loth, mais le livre de la Genèse se poursuit avec Loth et ses filles non mariées essayant de construire une nouvelle vie loin de Sodome. Les filles de Loth, sentant qu’il n’y aura personne dans cette nouvelle vie pour « s’accoupler avec elles », rusèrent pour que leur père leur fasse l’amour, et ainsi, par sa descendance, assurer la continuité.

13 Les rabbins de l’ère talmudique suggèrent que la femme de Loth était trop identifiée aux péchés de Sodome et qu’elle a mérité sa punition pour avoir regardé en arrière. Ils n’ont que désapprobation pour les filles de Loth [25]. À ceux d’entre nous moins axés sur l’impératif rabbinique, un autre sens apparaît : quand il y a une dislocation culturelle, ne regardez pas en arrière. Oubliez ce qui est derrière vous, cessez de vous y identifier, regardez au-delà, continuez à planifier, à prendre de l’avance, sinon vous serez changés en une statue de sel. Le sel préserve en desséchant. Quand la femme de Loth se retourna vers Sodome, elle fut arrêtée dans ses pas, se dévitalisa, se dessécha. Regardée de cette façon, l’histoire de Loth, de sa femme et de ses filles, suggère qu’il y a deux issues au dilemme de l’immigré : s’attarder sur ce qui était familier et devenu dévitalisé, ou entrer dans une union contre-nature et emprisonnante, dans la tentative désespérée de rétablir la continuité. Aciman ajoute un développement ironique à la détermination de Loth de laisser Sodome derrière lui : « Les amours que nous refusons de regarder en arrière de nous sont celles que nous ne sommes pas certains d’avoir surmontées. En ce sens, Loth était beaucoup plus coupable que sa femme ; fuyant Sodome et Gomorrhe elle a simplement tourné la tête, il s’est obligé à ne pas le faire [26]. » De nombreux immigrés s’efforcent de trouver une solution, comme Loth, en tâchant de ne pas regarder en arrière, en s’identifiant aux valeurs et aux idéaux du nouveau pays. On a considéré l’assimilation comme l’étalon or, le critère de succès du processus migratoire. Et de nombreux analystes ont considéré aveuglément ce but comme la meilleure issue possible de l’immigration, sans reconnaître ses coûts implicites ni se demander si un tel but est psychiquement atteignable.

L’assimilation : une tâche impossible

14 Dans un article riche et émouvant, Eng et Han [27] reconsidèrent le texte de Freud « Deuil et mélancolie », en référence particulièrement aux tentatives d’assimilation des Américains d’origine asiatique. Ils soutiennent que pour cette population le prix de l’assimilation est « la mélancolie raciale ». Les Américains d’origine asiatique qui ne peuvent pas trouver leur place dans le melting-pot des Blancs restent toujours étrangers. Ils vivent dans un état d’assimilation suspendue, non seulement en rapport à la culture dans son ensemble, mais en tant qu’ils s’identifient à un idéal perdu. Je crois que ce ne sont pas seulement les immigrants dont l’apparence et l’expression diffèrent de l’idéal américain blanc qui se trouvent dans cet état d’éloignement perpétuel, c’est le cas pour tous les immigrés. Le soi laissé derrière dans le processus de l’immigration reste une « présence fantôme [28] ».

15 Il est généralement admis que l’assimilation entraîne la perte et la nécessité de faire le deuil de ce qui est perdu. Grinberg et Grinberg [29] suggèrent que l’immigré passe d’une peine intense en rapport à la perte à un état maniaque, de la nostalgie à un point où les deux cultures ont été intégrées. Et Akhtar [30] maintient qu’il y a synthèse éventuelle de deux représentations de soi. Je suggère que le processus ne puisse pas être résolu si facilement. Le Webster’s Dictionary donne une définition psychanalytique de l’assimilation : « ajustement ou accommodation à une situation difficile en l’acceptant comme conforme à ses désirs » (nous soulignons). Déjà, nous voyons dans cette définition l’inévitable duplicité que demande l’assimilation par le désaveu et la négation de l’ancien soi. La tentative de s’accommoder de la nouvelle situation déracine encore plus l’immigré. Mais l’inconscient se moque du désir de nier l’ancien soi, car l’inconscient n’accepte pas aisément la négation. Le soi nié devient plutôt « une altérité vile, désavouée [31] ».

16 Même quand il semble y avoir eu une assimilation complètement réussie, le prix à payer peut être élevé. Et quand un ancien soi a été bâillonné, la dette ne s’arrête pas à l’immigré lui-même, mais peut être transmise à travers les générations [32]. Un jeune homme, dont le père venu d’Europe de l’Est semblait avoir fait une transition à la culture américaine particulièrement réussie, me fit part de son propre désespoir de ne pas pouvoir s’adapter : « Je vis l’aliénation de mon père. » Se situer en marge d’une nationalité, d’une appartenance ethnique ou d’un genre génère de la confusion chez les autres, donc nous cherchons à nous soumettre en nous adaptant. Dans notre quotidien, notre puissant désir d’appartenir nous amène souvent à atténuer les différences que nous percevons entre eux et nous, réagissant à la différence par l’imitation [33], devenant « ventriloques [34] », comme Isaiah Berlin, un Juif russe se faisant passer pour un professeur de l’université de Cambridge. La promesse d’acceptation de l’assimilation attire l’immigré, mais c’est une promesse vide. Le désir d’appartenir est trop fort, et l’altérité de la non-appartenance si isolante que l’immigré se saisit d’une identité, devenant l’autre pour être reconnaissable, bien que cela aboutisse au désaveu d’une autre partie de son identité. Un patient africain qui avait vécu en Europe, et qui maintenant essayait de négocier avec l’ésotérisme de la politique raciale aux États-Unis, me disait : « Nous, les déracinés, nous devons nous inventer nous-mêmes. Pour moi, la culture est une question de conviction. Je peux en choisir une ou vivre avec toutes les contradictions. » En analyse, il découvrit que ce n’était pas un choix : il vivait vraiment avec toutes les contradictions.

17 L’assimilation est une construction appartenant à un monde de catégories distinctes et de choix forcés ; tu appartiens à une culture ou à une autre, tu es un autochtone ou un étranger, un membre ou un « autre ». I. Hoffman [35] montre que cette sorte de dichotomie de la pensée est autant partie intégrante de l’essentialisme qu’on trouve dans la théorie classique que la pensée dialectique l’est du constructivisme. Le tournant postmoderne a introduit plus de souplesse dans la conception de l’identité dans le discours psychanalytique : un soi multiple qui s’adapte aux différents contextes [36]. Benjamin dit cela très succinctement : « Inclure sans assimiler ou réduire exige que nous pensions au-delà des catégories binaires d’identité contenue dans le soi et de dispersion fragmentée, à la notion de multiplicité [37]. » Selon le modèle que je propose dans cet article, on pourrait défendre que des états du soi différents ayant des passeports différents peuvent coexister pacifiquement, et que la possibilité de circuler dans l’espace entre ces différents états du soi [38], ou d’aller et venir, est un but plus désirable – et plus atteignable – que d’admettre qu’un état du soi soit colonisé par un autre.

18 Récemment, les universitaires d’autres disciplines ont aussi commencé à mettre en doute la conception traditionnelle de l’assimilation à une culture et du renoncement à une autre comme critères de la réussite du processus migratoire. Des sociologues, reconnaissant que l’assimilation n’est ni un but désirable ni un but réaliste, parlent au lieu de cela d’accommodations entre l’original et les cultures des immigrés [39]. Dans une même veine, le théoricien critique postcolonial Bhabha [40] souligne l’ambivalence et la négociation plutôt que l’assujettissement.

19 Perez Foster [41] parle de changements dans les paradigmes du soi-objet qui peuvent accompagner des changements dans la langue [42]. Bien qu’elle fournisse une façon commode de matérialiser la rupture entre les différents états du soi, la langue elle-même peut ne pas être l’élément moteur derrière des états du soi liés à des cultures différentes. Même dans des états du soi partageant un langage commun, des alliances puissantes avec différentes cultures peuvent exister. Pour de nombreux immigrés, des aspects dissociés de l’expérience du soi en viennent à symboliser leur culture d’origine. Ces états dissociés sont soit idéalisés et ressentis comme inatteignables dans la nouvelle culture, soit dénigrés et rejetés dans la tentative d’établir de nouvelles connexions ; s’ils ne sont pas reconnus et qu’on ne leur prête pas voix, l’immigré fera l’expérience d’être devenu, comme la femme de Loth, une statue de sel, le regard tourné pour toujours vers le monde perdu. S’étant coupé du monde qu’il a quitté, il peut aussi se couper d’aspects de valeur de son soi, auxquels sans en être conscient il a renoncé du fait de l’immigration.

Le rôle de l’analyste

20 Le sujet de l’immigration se présente rarement en traitement. Fréquemment, quand les immigrants commencent un traitement, ils se présentent parlant le langage culturel de l’analyste, tout comme ils font dans le reste de leur vie dans le nouveau monde. Ce n’est pas un choix conscient, mais cela fait partie de leur lutte en cours pour nier l’expérience sous-jacente chronique d’être « autre ». Lee décrit ainsi ce qu’il appelle la « vérité laide de l’immigré » : « Nous apprendrons chaque leçon d’accent et d’idiome, nous démantèlerons chacune de vos dernières prétentions et chacune de vos pratiques, nobles aussi bien que ruineuses. Vous ne pourrez rien mettre à l’abri de nos oreilles et de nos yeux [43]. » Dépendant de la façon dont le patient accomplit avec succès cette tâche inconsciente et autoproclamée, il ne permet pas à l’analyste d’explorer la première dislocation chez le patient, comment cette personne d’une culture si différente est venue le ou la voir dans son cabinet. Ainsi, tandis que le patient peut retirer une gratification considérable de l’acceptation de l’analyste, il pourrait ne pas reconnaître qu’un premier soi, informulé maintenant, a été négligé dans l’effort fait pour obtenir cette acceptation. Gray [44] se réfère à la complicité de l’analyste dans ce scénario comme « ethno-transfert », non détecté dans son propre milieu.

21 Pourquoi ces questions ont-elles été négligées par la majorité des analystes depuis de nombreuses années ? Tandis que les articles et les livres qui ont paru discutent la dynamique de l’immigration du point de vue du patient, il n’est jamais fait mention des immigrés analystes. L’accent technique mis sur l’anonymat et la neutralité thérapeutique a encouragé nos prédécesseurs immigrés à négliger leur altérité, décourageant implicitement toute spéculation à ce sujet de la part de leurs patients. Dans le même temps, le stéréotype de l’analyste européen devint une figure basique dans la culture américaine, restée incontestée de la part des patients et des analystes eux-mêmes, à qui ce statut conférait une certaine autorité, sinon une supériorité. Nous pouvons spéculer que ces analystes reconnaissaient à un certain niveau que s’ils avaient encouragé leurs patients immigrés à s’arrêter sur les difficultés inhérentes au fait de devoir s’adapter à une culture différente, cela aurait pu être pour eux comme un rappel de leurs propres pertes et de leur propre statut incertain dans le nouveau monde. Kuriloff saisit les pièges qu’il y a à susciter le sentiment d’altérité d’un patient immigré. Au cours de son travail avec un homme récemment arrivé d’un pays déchiré par la guerre, elle en vint à reconnaître qu’elle avait évité de s’identifier à son patient en tant que « marginalisé, privé de droits civiques, et victime de brutalités », et ainsi elle évitait le « plus vivant émotionnellement, la position difficile d’être sujet et objet dans une interaction [45] ».

22 Dans l’Angleterre xénophobe de l’après-Seconde Guerre mondiale, Isaiah Berlin s’est efforcé de nier une altérité évidente, cependant il a écrit sur son attente d’« une compréhension » qu’il sentait ne pouvoir être basée que sur une expérience partagée : « Être compris, c’est partager un passé commun, des sensations communes et un langage commun, des hypothèses communes, la possibilité d’une communication intime – en gros, partager des formes de vie commune [46]. » De toute évidence, les immigrés qui cherchent un analyste n’ont pas souvent l’occasion de choisir un analyste de leur propre culture, et fréquemment, ils rejettent un tel analyste parce qu’ils préfèrent voir quelqu’un qui représente le milieu courant auquel ils désirent appartenir.

23 Étant moi-même quelqu’un qui s’est extrait de son sol et a replanté ses racines dans un sol étranger, j’ai été particulièrement sensible à ce dilemme chez les immigrés que j’ai traités. Récemment, j’ai été sidérée de réaliser que au moins un quart de mes patients actuels étaient nés à l’étranger. La plupart de mes patients américains se seront interrogés à un moment ou un autre sur mon accent britannique, parfois induits en erreur par mon nom français, et auront fait des hypothèses follement romantiques ou tragiques sur ma présence aux États-Unis ; mais ils me mettront aussi au courant d’une émission de télévision particulière qui a été importante pour eux quand ils étaient enfants, ou de certains livres d’enfants, ou bien encore – un exemple récent – ce que ça faisait d’être dans une salle de classe dans les années 1950, avec l’obsession des abris contre les bombes et des attaques aériennes. Ce sont des faits dont je peux ne pas être familière, mais mes patients ne craignent pas que je passe à côté de l’essentiel. Pour eux, les enracinés, je n’ai pas besoin de porter la continuité contextuelle, elle est tout autour d’eux.

24 Je suis ce que Akhtar appelle « une immigrée invisible [47] ». Je suis blanche et je parle anglais comme une Anglaise native – bien que pas comme une Américaine native, malgré des années d’efforts. Pour les immigrés que je traite, le fait que je sois moi aussi une « étrangère », pour employer un mot qu’ils utilisent si souvent pour parler d’eux, suggère que je dois savoir quelque chose de leur sentiment d’altérité et de perte de ce qui était familier. J’en suis venue à réaliser qu’en traitement, cela donne aux patients la possibilité d’explorer ces sentiments d’altérité avec un analyste qui n’a peut-être pas une connaissance intime de ce qu’ils ont perdu, mais qui doit avoir une connaissance intime de ce que représente une telle perte. Bien qu’ils puissent ne pas avoir conscience de leur sentiment de déracinement, particulièrement après de nombreuses années dans le pays, j’en suis venue à reconnaître les différentes façons dont les patients luttent pour maintenir la continuité contextuelle : écrire sur leur pays d’origine, rechercher des amis comme eux, et souvent, épouser quelqu’un ayant une histoire similaire. Ces choix peuvent offrir une continuité, mais souvent, ils s’avèrent assez réducteurs d’une autre façon.

25 Beaucoup de mes patients immigrés ont d’abord nié que le fait que je sois étrangère ait quelque chose à voir avec le fait qu’ils m’aient choisie comme analyste. Néanmoins, ce choix peut avoir été motivé par un désir inconscient que soit reconnue la perte qu’ils ont vécue. Entre parenthèses, je pense que certains Américains ont eu une motivation semblable en me choisissant, se sentant eux-mêmes, d’une certaine manière, en décalage avec ceux qui les entourent. Un patient, après plusieurs années de traitement, alors que je soulignais que le fait que je ne sois pas née en Amérique pouvait avoir influencé son choix, s’exclama avec étonnement : « Vous savez, vous avez raison. Je pense que vous me l’avez déjà demandé une fois et je n’étais pas d’accord, mais maintenant je me rends compte que j’ai arrêté déjà avec trois analystes sans avoir vraiment une raison valable. À chaque fois, je disais que je voulais quelqu’un qui aurait une plus large expérience. Maintenant je réalise que je voulais dire : quelqu’un qui connaîtrait ce par quoi j’étais passé. Je ne voulais pas parler de ce que j’avais laissé derrière moi. J’étais trop désespéré pour m’arrêter sur un passé qui ne pouvait pas être. »

Exemples cliniques

26 La suite de cet article décrit mon travail avec deux patientes qui ont émigré pour des raisons différentes, et se sont adaptées très différemment dans leur vie en Amérique. Dans le travail que nous avons fait ensemble, les puissants effets de transfert et de contre-transfert nous ont conduites à explorer les manières subtiles dont la perte de la continuité contextuelle se manifeste dans notre vie consciente et inconsciente. Ce travail nous a permis de reconnaître l’étendue de notre déni du deuil d’une partie de nous-mêmes à laquelle nous avons cru devoir renoncer dans nos efforts pour nous adapter.

27 Juanita est venue aux États-Unis avec sa mère à l’âge de 11 ans pour échapper à Fidel Castro. Elle était une réfugiée qui n’avait pas un pays où elle pouvait retourner. Patricia est une femme anglaise qui a choisi à l’âge adulte de venir aux États-Unis. Pour ces deux femmes, les thèmes de reconnaissance et de perte, la nostalgie souvent inexprimée pour le familier introuvable, se révélèrent être, dans l’analyse, un pont pour relier passé, présent et futur, en dépit des conditions très différentes de leur exil.

28 Enfant, Juanita avait été un garçon manqué invétéré, toujours dehors, en train de grimper, de courir, souvent affamée et sale, mais tout à fait intégrée dans une communauté pleine de commérages et de vitalité. Arrivée dans un quartier cubain dans la banlieue de New York à l’âge de 11 ans, elle s’est sentie arrachée à ses racines, exposée à un monde étranger où rien ne lui était familier. Elle se sentait coupée d’elle-même et de la vie qu’elle avait connue. Elle devint une enfant livrée à elle-même dans une communauté d’étrangers. Seule, et se sentant étrangère, elle s’est retrouvée à manger constamment au lieu de jouer. Ce n’est pas mon but d’idéaliser sa vie à Cuba, pas plus que ce n’était le sien ; cela avait été une longue suite d’agressions sexuelles, avec une mère sourde et abandonnée dont elle avait dû s’occuper. Mais bien que ce qu’elle avait dû subir à Cuba ait été rude, il y avait une sensation de familier où ses racines trouvaient à se nourrir.

29 Quand j’ai commencé le traitement de Juanita, c’était une jeune femme de 24 ans ayant quitté le lycée, s’exprimant clairement et aisément, vive, assez forte, homosexuelle. Elle avait un bon travail à Wall Street, où je recevais des patients dans une clinique une journée par semaine. Nous avions travaillé ensemble brièvement avant que je quitte la clinique. Pendant cinq ans environ, elle m’a envoyé une carte à chaque Noël, puis elle a appelé pour demander un rendez-vous. Ses conditions de vie avaient dramatiquement changé. Plusieurs années auparavant, les ordinateurs avaient rendu son département obsolète. Au lieu d’un poste de responsable de niveau moyen avec un avenir, elle occupait maintenant un emploi de bureau déclassé dans une petite entreprise asiatique dans le New Jersey. Elle était extrêmement déprimée. En buvant beaucoup et en faisant des excès, elle avait pris quarante kilos, ce qui portait son poids à cent vingt kilos. Elle s’était coupée de la plupart de ses amis, et elle était tourmentée par les souvenirs des agressions sexuelles qui avaient commencé quand elle avait 5 ans et avaient duré jusqu’à ce qu’elle en ait dix-huit. Elle était perplexe quant à son sentiment d’irréalité à propos de sa vie en Amérique, comme si elle la regardait à travers un verre déformant, cependant que Cuba, qu’elle avait quitté à 11 ans, lui semblait vivace et vivant. Le caractère irréel de sa situation, son sentiment de dissociation, lui apparaissait fréquemment de manière aiguë, en particulier quand elle traversait un pont reliant Manhattan au New Jersey. Elle pensait alors : « Qui croirait jamais cela ? Je suis vraiment ici. Comment suis-je arrivée ? Qu’est-ce que je suis censée faire ici ? » La personne de 24 ans que j’avais rencontrée au départ semblait en route pour réaliser une version modifiée du rêve américain. La femme qui entra dans mon bureau cinq ans plus tard puait l’échec, le désespoir et la cuisine bon marché. Elle s’était échouée. Elle s’était métamorphosée en une statue de sel.

30 Notre travail s’est concentré sur ses sentiments d’abandon, sa confusion concernant l’immigration, ses tentatives de venir à bout de l’histoire d’abus sexuel, sa passivité et sa haine de soi, sa douleur épouvantable, et sa peur que je ne sois pas capable d’entendre ça ou – si j’entendais – que je ne puisse le supporter. Même quand nous étions très en colère l’une envers l’autre, comme cela se produisait en rapport à mes vacances prolongées chaque été, il y avait entre nous un sentiment de familiarité. Cette femme hispanique obèse, à la peau noire, homosexuelle, appauvrie, m’était une présence familière, ce qu’il me semblait être aussi pour elle. Elle se rendit compte de ces sentiments dans un rêve dans lequel elle venait dîner chez moi et découvrait que j’avais un petit ami, un homme hispanique d’une vingtaine d’années. En outre, j’avais préparé un plat cubain, du porc rôti fourré avec de la saucisse, des tomates et des pommes de terre. « Je suis stupéfaite, poursuivait-elle, je ne savais pas que vous connaissiez la recette. » Je demandai à Juanita ce qu’elle pensait de ce rêve et elle me dit que bien que nous paraissions si différentes l’une de l’autre, le fait que je sois étrangère moi aussi l’a toujours encouragée à croire que je pouvais comprendre la confusion qu’elle ressentait à propos de sa vie en Amérique. En fait, elle réalisait maintenant que c’était pour cela qu’elle était restée en contact avec moi pendant le temps durant lequel nous n’avions pas travaillé ensemble.

31 Elle me demanda de façon très directe comment je m’étais arrangée avec le sentiment d’être étrangère quand j’étais arrivée en Amérique, et je lui demandai ce qu’elle en pensait. Elle détestait cette habitude que j’avais et elle se tut, mais la semaine suivante, elle répondit à ma question par un autre rêve, un rêve que je ne comprendrais pas complètement pendant plusieurs années : « J’attendais debout un bus dans un espace très ouvert, un genre d’endroit pastoral. C’était un jour d’été lumineux et il y avait une grande quantité de gens debout tout autour. Ils ne semblaient pas savoir où ils allaient. Je n’arrêtais pas de changer de place parce que je n’étais pas sûre de l’arrêt du bus. Finalement, je décidai de prendre le premier bus qui viendrait. Je m’assis à côté de Cary Grant. Il me dit : “Ce bus va loin, à Rhode Island ou au Massachusetts”. Donc j’en suis descendue, dans une zone qui me rappelait la place de la ville de Jersey où on change de bus. Cet homme me tendit une enveloppe dans laquelle il y avait de l’argent. Je pensai : Génial, je vais pouvoir prendre un taxi pour rentrer à la maison, je n’ai pas besoin de prendre le bus. » Nous étions d’accord sur le fait que c’était un rêve sur l’immigration et sur la distance qu’elle avait parcourue en venant de Cuba, « ce genre d’endroit pastoral », à la différence que, cette fois, c’est elle qui avait fait le choix de partir. Et c’était à propos de là où elle voulait s’installer psychiquement maintenant qu’elle était arrivée. De Rhode Island et du Massachusetts, elle a dit « ce sont de beaux endroits, très éloignés ».

32 Souvent, Juanita ressentait que les autres attendaient d’elle qu’elle tourne le dos complètement à ses origines cubaines ouvrières. En fait, elle ressentait que c’était ce qu’elle avait fait en travaillant à Wall Street. Son travail actuel dans une entreprise asiatique, bien que déclassé et aliénant, était plus en accord avec son expérience interne d’altérité. Il me semblait qu’au travers de ce choix inconfortable, elle réactualisait les conditions de son immigration. Elle se sentait une étrangère parmi ces hommes asiatiques, petits, exigeants, et hétéro-sexuels, comme elle l’était lors de son arrivée dans une ville industrielle du New Jersey, venant d’une campagne des environs de La Havane. Les associations de Juanita concernant Cary Grant étaient qu’« il venait d’une classe sociale inférieure, qu’il s’était fait tout seul et était devenu cet individu suave et débonnaire qui parlait bien. Il a réglé ses problèmes en devenant quelqu’un d’autre ». Je lui demandai si c’était ainsi qu’elle pensait qu’elle réglait ses problèmes. Elle admit qu’elle s’était interrogée à ce propos, mais elle avait conclu qu’elle agissait différemment dans son rêve. Elle retrouvait toujours la maison – pas à Cuba, « la zone pastorale », mais dans une maison qu’elle s’était construite. L’argent dans l’enveloppe correspondait au prix d’une de ses séances d’analyse. Elle était excitée par le rêve parce qu’elle avait pris des risques, montant dans des bus et en descendant sans savoir où elle allait. Elle n’avait pas attendu passivement comme certains réfugiés d’être entassés par paquets dans un avion ou dans un bateau. Elle avait gagné de l’argent, et elle était rentrée à la maison avec style. Elle n’était plus immobilisée et elle n’avait plus à prétendre être quelqu’un d’autre. En reconnaissant son sentiment d’être déracinée, Juanita avait commencé à poser ses racines. Peut-être n’avait-elle pas encore trouvé l’espoir inaliénable, indéracinable, mais elle pouvait s’acheminer vers cela.

33 S’il n’y avait eu le fait que mon accent est un peu comme celui de Cary Grant, j’aurais trouvé que ce dernier était un support de transfert très improbable. Étant donné cette similarité et la curiosité de ma patiente quant à la façon dont j’avais géré ma propre immigration, et ayant à l’esprit la connaissance surprenante qu’avait Juanita de ma vie et de certaines de mes pensées non exprimées, parfois même non pensées, je me demandais quoi d’autre Cary Grant et moi-même pouvions avoir encore en commun. Imaginait-elle que moi, avec mon accent anglais, j’avais ressenti le besoin de subir un changement de personnalité radical, par une répudiation de mes origines ? Voulait-elle me dire que je ressemblais beaucoup plus à elle qu’à Cary Grant, que quelque part à l’intérieur de moi il y avait une statue de sel, retournée vers l’Europe, incapable d’accepter la vie américaine que, en apparence, j’avais embrassée ? De sa façon habituelle, Juanita écarta ma question avec impatience : « Ah non, ça recommence ! » J’ai brièvement considéré cette vison qu’elle avait de moi, mais sans m’y arrêter. Il me fallut un second patient pour que je puisse voir combien le diagnostic qu’avait posé Juanita sur moi était, par sa forme sinon par son contenu, exact, c’est-à-dire combien j’avais dissocié les aspects familiers des aspects anglais de ma personnalité.

34 E. Hoffman décrit ainsi son dilemme d’immigrée : « Je ne peux me permettre de regarder en arrière et je ne peux pas imaginer ce que c’est que regarder en avant […]. Ni l’un ni l’autre, je suis coincée et le temps est coincé en moi […] je ne peux pas construire un pont entre le présent et le passé, et de ce fait je ne peux mettre le temps en mouvement [48]. » Surmonter l’abîme entre deux pays et entre les états du soi qui représentent ces deux pays est un processus dialectique plus qu’un choix forcé. Ces états du soi se nourrissent mutuellement et s’annulent l’un l’autre en luttant pour s’accommoder de pensées et de sentiments contradictoires. Cependant, les deux états du soi sont nécessaires si l’on veut vivre une pleine subjectivité. Lorsque je l’ai compris, j’ai pu laisser voir qui j’étais plus que je ne l’avais fait avec Juanita. Le rêve de Juanita sur Cary Grant et mon expérience ultérieure avec un autre patient me permirent enfin de répondre à la question sur comment je gérais mes sentiments de perte, et l’impératif, et le besoin, de m’intégrer quand j’avais immigré en Amérique.

35 Pendant des années, quand je franchissais des ponts en voiture, comme Juanita, je me retrouvais moi-même à penser aux contrastes entre le monde que j’avais quitté et celui dans lequel je vivais. Dans mon cas, c’était entre le monde borné dans lequel j’avais été élevée et les opportunités que l’Amérique m’offrait. Le laps de temps du pont ouvrait en quelque sorte un espace transitionnel dans lequel les deux mondes pouvaient être mis en contraste. Mais le pont finissait toujours, on faisait un choix, le nouveau monde m’appelait, ma rêverie prenait vite fin. Je viens d’un milieu beaucoup plus privilégié que Juanita. Jeune adulte, j’ai choisi de quitter ma famille de classe sociale supérieure pour émigrer aux États-Unis. Pas consciemment déracinée, je me suis jetée dans les opportunités que l’Amérique m’offrait. Ni regard en arrière, ni statue de sel pour moi. Mais pendant des années, j’ai été tourmentée par un rêve récurrent. Je m’éveillais d’un profond sommeil avec la conviction qu’il y avait dans la maison quelqu’un que je négligeais, un patient que j’avais oublié par inadvertance, un collègue de mon mari auquel j’avais promis un repas, un ami de mon fils qui avait besoin d’un hébergement pour une nuit, un ami à moi qui avait besoin de quelque chose. Je sautais hors de mon lit pour m’arrêter aussitôt. Mais avoir vérifié que personne ne m’attendait ne soulageait pas mon malaise. La psychanalyse avait grandement accru la richesse de ma vie et donné de l’ampleur aux choix que j’avais déjà faits, mais le rêve revenait toujours.

36 Enfin, il y a quelques années, on me demanda si j’étais disponible pour recevoir une femme anglaise qui voulait un analyste « qui comprendra d’où je viens ». Ce que je ne savais pas quand j’acceptai ce suivi, c’est que j’invitais dans mon cabinet et dans ma psyché quelqu’un qui savait aussi d’où je venais. Elle savait où une partie de moi attendait, à l’occasion me réveillant impatiemment avec un rêve récurrent à propos de quelqu’un qui avait été négligé, qui avait besoin d’un lieu où s’enraciner. Ce traitement m’a mise en contact avec une partie dissociée de moi. Il a amené ma patiente à plus de clarté dans les choix qu’elle pourrait faire. Il nous a rappelé, à l’une et à l’autre, qu’être un immigré n’a pas à voir avec l’assimilation, mais avec un processus de compromis entre différents états du soi.

37 Quand Patricia m’a contactée la première fois, j’ai été décontenancée. J’ai réalisé que j’avais eu en traitement des patients français, israélien, égyptien, turc, africain, chinois, indien, coréen et italien, mais jamais de patient anglais. Bien sûr, j’avais été amenée à rencontrer des Anglais depuis que je vivais en Amérique, mais je ne les avais pas recherchés, et j’avais souvent délibérément gardé mes distances. Patricia admit par la suite qu’elle avait fait la même chose. J’avais en face de moi une femme de quinze ans plus jeune que moi, issue d’une même classe sociale, qui, enfant, avait-elle aussi été envoyée en pension, qui avait lu les mêmes livres d’enfants que moi, suivi les mêmes feuilletons à la radio (que nous n’appelions pas encore des « soap opéras »), avait été prise par les mêmes préoccupations. Elle n’avait pas besoin d’entrer dans une explication verbeuse pour essayer de me persuader qu’être envoyée dans une pension tenue par des religieuses était un rituel tribal particulier des classes moyennes supérieures en Angleterre ; ça n’était pas une punition pour avoir été une mauvaise fille, ni l’équivalent d’aller dans une école paroissiale en Amérique. Dans l’un de ses romans, Chang-Rae Lee (1995) décrit le soulagement qu’éprouve un immigré coréen en rendant visite à un ménage coréen en Amérique : « Ça faisait du bien de ne pas avoir à expliquer davantage. À d’autres vous devez expliquer tellement pour qu’ils comprennent ce qui vous paraît important. Ça n’est pas comme une saveur que vous pouvez offrir et que quelqu’un va simplement goûter [49]. » Comme Patricia comprenait implicitement l’importance de la continuité contextuelle, elle avait demandé un thérapeute qui saurait d’où elle venait.

38 Avec Patricia, pour la première fois, je n’avais pas en traitement un « autre » pour lequel ma curiosité serait un atout professionnel. J’avais en traitement quelqu’un qui sous beaucoup d’aspects n’était pas « autre », qui connaissait implicitement les goûts de mon enfance. C’était une situation à la fois réconfortante et déconcertante, et j’ai dû travailler dur pour développer ma curiosité à son égard. Racker maintient que l’identification concordante de l’analyste avec le patient est « basée sur la résonance de l’extérieur avec l’intérieur, sur la reconnaissance de ce qui appartient à un autre comme nous appartenant en propre [50] ». Il se réfère en particulier à la capacité de l’analyste à s’identifier avec la relation du patient à ses objets internes. On pourrait nous objecter que l’identification concordante entre Patricia et moi, fondée sur une expérience culturelle partagée, n’est basée en fait que sur une ressemblance superficielle. Ce serait vrai si vous traitiez le patient dans votre pays d’origine – ce qui est le plus souvent la position de la plupart des analystes aujourd’hui. Mais quand vous êtes un immigrant, un autre invétéré, un autre professionnel, et qu’un soi familier entre dans votre cabinet, un soi que vous avez rendu tout à fait autre dans votre ajustement à la culture dominante, le choc de la reconnaissance peut être déroutant.

39 Lorsque Patricia entra dans mon bureau, il me sembla que je la connaissais déjà et je n’éprouvai pas une sympathie particulière à son égard. J’avais quitté l’Angleterre pour échapper au sentiment que, dès que vous ouvrez la bouche, on vous étiquette en déterminant entièrement la trajectoire de votre vie (et j’étais inconfortablement consciente que c’était ce que j’étais en train de faire avec Patricia). J’étais partie pour échapper à la sécheresse et à la pauvreté des réponses émotionnelles qui, trop souvent en Angleterre, passent pour des relations intimes, pour échapper à la façon dont les affects dépressifs, le célèbre art britannique de l’euphémisme, était la norme, et la joie de vivre[51], plutôt assimilée à des mauvaises manières. Quand nous avons commencé à travailler ensemble, j’ai ressenti la tentation d’entrer dans une représentation où j’aurais joué le rôle de l’Américaine avisée, répudiant son soi anglais, ignorant le combat mené pour être acceptée – un combat que je ne connais que trop bien. Mais au lieu d’éviter l’anglicité, j’ai dû accepter de m’y engager à fond, d’y entrer et d’y survivre, sans être mise en rage par les tentatives que faisait Patricia de diminuer et d’esquiver le sens qui, dans cette nouvelle culture psychanalytique, avait pris signifiance pour moi. J’avais à retrouver ces parties de moi-même que j’avais dû abandonner pour voir si elles avaient une quelconque valeur. Je devais inviter Patricia à éprouver de la curiosité pour cet extraordinaire travail dans lequel nous étions sur le point de nous engager – travail qui lui semblait, selon ses termes, si « affreusement américain ». Ma première tentative ne me mena pas très loin. Je fis un léger commentaire sur combien ça avait dû être difficile pour elle d’avoir vécu dans la petite ville où la conduite terriblement antisociale de son frère était de notoriété publique. « Vous exagérez un peu, ne croyez-vous pas ? » répondit-elle. Je n’avais pas grand espoir mais j’étais intriguée. À mesure que je développais ma curiosité pour elle, j’étais récompensée par le fait qu’elle développait plus de curiosité à propos d’elle-même. Et ainsi, bercées par la musique des intonations familières de notre enfance, nous avons développé une culture à nous, une façon d’être ensemble qui a ajouté à nos vies respectives une touche inhabituelle de familiarité.

40 Dans notre travail ensemble, nous avons pris conscience l’une de l’autre et conscience de l’une par rapport à l’autre, ainsi que de nous en rapport à la culture psychanalytique, cette culture new-yorkaise, et à la culture anglaise que toutes les deux nous avions laissée. J’en vins à admirer sa détermination et son courage.

41 À la fin de la nouvelle de Jhumpa Lahiri Le troisième et dernier continent, le narrateur résume son expérience d’immigré : « Il y a des moments où je suis abasourdi par chaque kilomètre parcouru, chaque repas pris, chaque personne rencontrée, chaque chambre dans laquelle j’ai dormi. Si ordinaire que cela paraisse, il y a des moments où cela dépasse mon imagination [52]. » J’en suis venue à comprendre ce sentiment d’être abasourdi comme un signe que nous sommes allés au-delà de ce que nos parents avaient imaginé. Nous sommes simplement sortis de leur vision, sortis des différentes vies qu’ils auraient pu avoir imaginées pour nous. Patricia et moi nous rendons un témoignage intime de ce qui dépasse notre imagination. Ouvrant un espace transitionnel pour explorer la distance que nous avons parcourue, séparément et ensemble, développant une sorte de récit-commentaire sonore du travail que nous étions en train de faire, Patricia et moi avons partagé ce sentiment d’étonnement face à notre migration, et face à notre confort croissant dans cette migration. Nous pouvons le commenter à partir de nos soi anglais respectifs, nous taquinant l’une l’autre sur la distance où nous sommes de nos racines au moment où nous commençons à en poser de nouvelles. Parfois, je suis si américaine avec elle que j’en perds presque toute crédibilité. Un jour, je disais qu’il me semblait qu’elle essayait de jeter aux chiottes quelque chose de particulièrement désagréable, plutôt que de l’examiner soigneusement. « Les chiottes ? dit-elle. Quand vous direz “le petit coin” je pourrai être d’accord avec vous. » À d’autres moments, nous saisissions toutes deux une allusion obscure à un livre ou à un film, en sachant qu’aucune des autres personnes que nous connaissions n’aurait probablement pu la saisir.

42 Nous avons rarement abordé directement la question de l’immigration, quoique j’aie passé, à suivre à la trace les vicissitudes de son identité dans les deux sens de sa traversée de l’océan Atlantique, plus de temps que je ne saurais dire. Elle s’est battue pour s’installer dans un endroit où elle pourrait accepter les aspects étrangers et aliénés de sa personnalité, un endroit confortable, où se sentir chez soi ne dépend pas d’un emplacement géographique particulier. Elle définit ainsi son combat : « Venir ici, c’était mettre une distance physique, parce que je n’arrivais pas à établir une distance psychique, et que j’étais en colère contre moi de ne pas y arriver… J’avais si peur d’explorer les choses, tout était noir ou blanc. Je suis retournée très souvent en Angleterre ces dernières années, à chaque fois les vieux sentiments de claustrophobie sont réapparus et j’ai dû à nouveau m’enfuir. Je pensais qu’ils étaient plus forts que moi, que je serais tirée en arrière pour n’être plus moi. Je pensais que là-bas, il n’y avait jamais de place pour moi. Maintenant, quand je suis là-bas, je peux imaginer une place pour moi. Il y aura de la place pour moi si je le veux. Je ne savais pas à quels lieux j’appartenais. J’avais senti une attraction vers ces lieux – comme si j’étais aspirée par un abîme. Maintenant, je peux voir qu’il y a un pont qui enjambe l’abîme et que ce pont va dans les deux sens. »

43 I. Berlin [53] conclut : « Le sentiment d’appartenance était plus que la possession d’une terre ou le fait d’avoir une nationalité ; c’était la condition d’être soi-même compris. » L’appartenance est la quête des immigrés. En tant qu’analystes, nous espérons apporter cette compréhension dans notre travail avec nos patients. Avec nos patients immigrés, nous avons atteint notre but quand non seulement nous reconnaissons le soi des patients au sein de la nouvelle culture, mais aussi quand nous trouvons le moyen de nous adresser au soi qu’ils ont rejeté dans leurs efforts pour s’intégrer.


Mots-clés éditeurs : culture, soi multiples, assimilation, Immigrés, femme de Loth

Mise en ligne 18/10/2017

https://doi.org/10.3917/cohe.230.0028

Notes

  • [1]
    J’exprime ma reconnaissance et mon affection à : Spyros Orfanos qui, au départ, m’a suggéré ce sujet ; Hettie Frank, Ernesto Mujica et Michal Seligman, qui partagèrent avec moi leurs points de vue personnels sur l’immigration ; Robert Langan et Donnel Stern qui ont relu avec soin le manuscrit et m’ont fait part de suggestions utiles.
  • [2]
    Article paru dans Contemporary Psychoanalysis, vol. 40, n° 3, juillet 2004. Traduit de l’anglais par Catherine Petiteau, avec relecture d’Arlette De Long.
  • [3]
    A. Michaels, Fugitive Pieces, New York, Knopf, 1997.
  • [4]
    E. Sampson, “Identity politics, American Psychologist, 48, 1993, p. 1219-1230.
  • [5]
    S. Sue, “In search of cultural competence in psychotherapiy and counseling”, American Psychologist, 53, 1998, p. 440-448.
  • [6]
    R. Perez Foster, M. Molskowitz, R.A. Javier (sous la direction de), Reaching Across Boundaries of Culture and Class: Widening the Scope of Psychotherapy, New Jersey, Aronson, 1996.
  • [7]
    S. Akhtar, “A third individuation: Immigration, identity and the psychoanalytic process”, Journal of the American Psychoanalytic Association, 43, 1995, p. 1051-1084 ; “The immigrant, the exile, and the experience of nostalgia”, Journal of Applied Psychoanalytic Studies, 1, 1999, p. 123-130 ; Immigration and Identity: Turmoil, Treatment, and Transformation, New York, Aronson, 1999 ; J. Denford, “Going away”, International Review of Psycho-Analysis, 8, 1981, p. 325-332 ; A. Gray, “Uncultured psychoanalysis: On the hazards of ethnotransference”, Contemporary Psychoanalysis, 37, 2001, p. 683-688 ; L. Grinberg, R. Grinberg, Psychoanalytic Perspectives on Migration and Exile, New Haven, Yale University Press, 1989 ; E. Kuriloff, “A two-culture psychology: The role of national and ethnic origin in the therapeutic dyad”, Contemporary Psychoanalysis, 37, 2001, p. 673-682.
  • [8]
    Notamment, je cite ici : A. Aciman, False Papers, Essays on Exile and Memory, New York, Farrar, Strauss & Giroux, 2000 ; J. Lahiri, The Interpreter of Maladies, Boston, Houghton Mifflin, 1999 ; C.-R. Lee, Native Speaker, New York, Riverhead Books, 1995 ; E. Hoffman, Lost in Translation: A life in a New Language, New York, Penguin, 1989.
  • [9]
    S. Akhtar (op. cit., 1999) fait une distinction entre les immigrés et les exilés, suggérant que la nostalgie, qu’il définit comme l’idéalisation rétrospective d’objets perdus, est présente chez les immigrés mais pas chez les exilés, dont le départ profondément traumatique de leur pays d’origine empêche la nostalgie. Je ne fais pas une telle distinction.
  • [10]
    Voir aussi E. Kuriloff, op. cit.
  • [11]
    Voir S. Akhtar, op. cit., 1999.
  • [12]
    H.S. Sullivan, The Interpersonal Theory of Psychiatry, New York, Basic Books, 1953.
  • [13]
    S. Akhtar, op. cit., 1995, p. 1062.
  • [14]
    14. Ibid. ; S. Akhtar, 1999, op. cit.
  • [15]
    J. Muller, Beyond the Psychoanalytic Dyad: Developmental Semiotics in Freud, Peirce and Lacan, New York, Routledge, 1996, p. 2.
  • [16]
    E. Hoffman, op. cit., p. 170.
  • [17]
    D.W. Winnicott, Playing and Reality, New York, Routledge, 1971 ; Through Pediatrics to Psychoanalysis, New York, Basic Books, 1975.
  • [18]
    D.W. Winnicott, Through Pediatrics…, op. cit., p. 105.
  • [19]
    E. Hoffman, op. cit., p. 108.
  • [20]
    D. DeLillo, Mao II, New York, Penguin Books, 1992, p. 162.
  • [21]
    D. Stern, Unformulated Experience: From Dissociation to Immigration in Psychoanalysis, Hillsdale, The Analytic Press, 1997.
  • [22]
    E. Hoffmann, op. cit., p. 140.
  • [23]
    M. Apprey, “Reinventing the self in the face of facism and transgenerational hatred in African-American communities”, Mind and Interaction, 9:1, 1998, p. 31.
  • [24]
    La Genèse 19 : 15-35.
  • [25]
    C’est au-delà du périmètre de cet article de nous demander pourquoi on a épargné à Loth semblable opprobre.
  • [26]
    A. Aciman, op. cit., p. 59.
  • [27]
    D. Eng, S. Han, “A dialogue on racial melancholia”, Psychoanalytic Dialogues, 10, 2000, p. 667-700.
  • [28]
    Ibid.
  • [29]
    L. Grinberg, R. Grinberg, op. cit.
  • [30]
    S. Akhtar, 1999, op. cit.
  • [31]
    J. Benjamin, The Shadow of the Other, New York, Routledge, 1998, p. 103.
  • [32]
    M. Apprey, op. cit.
  • [33]
    D. Eng, S. Han, op. cit.
  • [34]
    M. Ignatieff, Isaiah Berlin: A Life, Londres, Chatto and Windus, 1998.
  • [35]
    I. Hoffman, Ritual and Spontaneity in the Psychoanalytic Process, Hillsdale, The Analytic Press, 1998.
  • [36]
    S. Mitchell, Hope and Dread in Psychoanalysis, New York, Basic Books, 1993 ; P. Bromberg, Standing in the Spaces: Essays on Clinical Process, Trauma, and Dissociation, Hillsdale, The Analytic Press, 1998.
  • [37]
    J. Benjamin, op. cit., p. 104.
  • [38]
    P. Bromberg, op. cit.
  • [39]
    R. Alba, V. Nee, Remaking the American Mainstream: Assimilation and Contemporary Immigration, Cambridge, Harvard University Press, 2003.
  • [40]
    H. Bhabha, The Location of Culture, New York, Routledge, 1994.
  • [41]
    R. Perez Foster, “The bilingual self”, Psychoanalytic Dialogues, 6, 1996, p. 99-121.
  • [42]
    Bien qu’elle soit apparemment bien assimilée, Hoffman (1989) se décrit comme ayant un soi public parlant anglais et un soi privé parlant polonais. Elle a trouvé, cependant, que son soi public ne pouvait pas utiliser le mot « je ».
  • [43]
    C.-R. Lee, op. cit., p. 319.
  • [44]
    A. Gray, op. cit.
  • [45]
    E. Kuriloff, op. cit., p. 676.
  • [46]
    Cité par Ignatieff, op. cit., p. 292.
  • [47]
    S. Akhtar, op. cit., 1995, p. 1056.
  • [48]
    E. Hoffman, op. cit., p. 116.
  • [49]
    C.-R. Lee, op. cit., p. 45.
  • [50]
    H. Racker, “The meanings and uses of countertransference”, dans B. Wolstein (sous la direction de), Essential Papers on Countertransference, New York University Press, 1988, p. 164.
  • [51]
    En français dans le texte (note de la traductrice).
  • [52]
    J. Lahiri, The Interpreter of Maladies, Boston, Houghton Mifflin, 1999, p. 198.
  • [53]
    Cité dans Ignatieff, op. cit., p. 292.
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