Notes
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J. Favret-Saada, Les mots, la mort, les sorts. La sorcellerie dans le bocage, Paris, nrf Gallimard, 1977.
1 Que les choses soient claires, la psychanalyse m’a sauvée. Née à la veille de World War Two en février 1939, d’un père chrétien et d’une mère juive dont les parents furent gazés à Auschwitz en mai 1944, j’ai, comme tant d’autres enfants menacés, traversé l’enfance, l’adolescence et les études les poings fermés, les yeux dans les livres et rien d’autre. Dans cette première vie, j’ai entendu parler de Freud en terminale, j’ai lu Tristes tropiques l’année de parution, j’ai choisi la philosophie pour ne pas devenir prof de lettres, j’ai eu un fils à 21 ans, une fille à 26, l’agrég entre-temps… Ç’aurait été rock’n roll si j’avais eu le temps de danser.
2 Une première faille s’est ouverte pendant les quelques mois de fréquentation obligatoire des amphis de l’hôpital Sainte-Anne, où l’on montrait aux agrégatifs les fous, dans leur cirque. Encore aujourd’hui, je me sens proche d’eux. Je serais devenue psychiatre si, avec bienveillance, le docteur Jean Laplanche, par ailleurs propriétaire d’un grand cru en Bourgogne, ne m’en avait pas gentiment dissuadée : « Cinq ans d’études supplémentaires ! Vous possédez un grand vignoble ? Non ? Alors renoncez, c’est trop cher. » Cause toujours, mon bonhomme, j’ai squatté Sainte-Anne avec la complicité de jeunes amis internes, aujourd’hui octogénaires. La psychiatrie m’importe, elle qui est si malade.
3 Oui, dans cette première vie, j’ai passionnément suivi trois présentations de malades par semaine dont celles de Jacques Lacan, suivi son séminaire dès Sainte-Anne, je l’ai enseigné en amphithéâtres à la Sorbonne (qui n’était pas encore démembrée en parcelles de Sorbonne I, II, III…), j’ai fricoté avec la psychanalyse matin, midi et soir, toujours les poings fermés. Sur le divan ? Mais non.
4 Par bonheur, j’avais pour ami Claude Lévi-Strauss et, comme protection, son niveau d’exigence quant à la vérité. Penser avec Lévi-Strauss et Lacan fit et fait encore partie de ma vie quotidienne, comme le brossage de dents et le petit déjeuner. On n’imagine pas comme c’est utile à vivre. Cet excellent barrage contre la vacuité résista même à mes deux cures de psychanalyse, c’est dire sa solidité.
5 La deuxième faille de ma vie s’ouvrit en juillet 1968 lorsqu’un de mes étudiants épris de révolution culturelle maoïste proposa de brûler les livres pour détruire le savoir bourgeois (ce n’était plus à Jussieu, évacué depuis longtemps, mais dans la vieille Sorbonne, amphithéâtre Louis-Liard ; ce n’était plus en mai ni juin, mais en juillet, nous étions peu nombreux) ; en sortant dans la cour, j’étouffais. Je me suis tue un mois entier et j’ai décidé d’adhérer au Parti communiste, qui au moins défendait le savoir et les livres. À La nouvelle critique, revue des intellectuels communistes publiée sous l’égide du Comité central, on me chargea tout de suite d’apprendre les vertus de la psychanalyse à la « petite bourgeoisie intellectuelle », comme dit aujourd’hui Jean-Claude Milner. Et me voilà attelée à Lacan et à Freud, dans l’ordre : le philosophe communiste Louis Althusser – l’hérétique – utilisait Lacan, Lacan était donc plus important à connaître que Freud. J’écrivais, je savais tout très bien, toujours les poings fermés. C’est fou, quand j’y pense. Et toujours sans divan.
6 La troisième faille s’ouvrit sous mes pas en 1972 au retour d’une mission du Parti communiste en Pologne soviétique. Le Parti français soupçonnait son homologue communiste polonais de mentir sur l’existence de syndicats ouvriers et de les avoir inventés pour faire pièce à Solidarnosc. Dans la longue enquête que nous menâmes à quatre, la visite à Auschwitz était obligatoire. Deux jours plus tard, je me suis tue pour de bon, mais sans le faire exprès. Maître de conférences à Paris I Panthéon-Sorbonne, j’étais devenue mutique. Il fallut me soigner. L’ethnologue Jeanne Favret-Saada, qui enquêtait en Mayenne auprès d’une désenvoûteuse [1], fut une bonne passeuse et me donna le nom d’une analyste lacanienne qui me prit en urgence, immédiatement. Je me remis à parler.
7 Parce que Jeanne était ethnologue, j’ai eu confiance en elle. Parce que mon analyste était une jeune femme vivante et drôle, j’ai eu confiance en elle. Une analyse avec Lacan, Leclaire, Green dont je suivais aussi les séminaires ? Trop connus. Pas question. L’analyse, c’est en douce – j’allais dire, en loucedé. De nouveau je me suis tue, cette fois sur les séances.
8 Or chemin faisant, moi qui n’avais jamais écrit que des essais en langue structuraliste, j’ai écrit de la fiction réaliste, en douce. Un premier roman. Un deuxième. Un troisième. Je publie le vingt-deuxième cette année. C’était inattendu, inespéré. Mon lectorat ne se compose nullement de psychanalystes – mais alors, pas du tout. Plus que d’autres, j’ai aimé mes lectrices marchandes, de légumes ou de poisson, avec la secrète satisfaction de braver mon intelligentsia, laquelle n’en sut rien.
9 J’ai appris à sourire, puis à rire. Et mes petits se sont bien mieux portés. Voilà pourquoi je n’en démordrai pas, la psychanalyse m’a sauvée.
10 Les cures des vieux enfants ayant côtoyé la Shoah ont été bien plus longues que les cures d’aujourd’hui. Cette faille ne s’est jamais refermée, tant mieux ; ça aide à voir et, à 76 ans, je prendrai les armes s’il le faut, quand il faut. Affaire réglée.
11 J’ai souvent changé de vie. J’ai longuement vécu au loin. Pendant ce temps, en France, les versions successives du dsm entamaient le champ de la folie. Si portés à publier un peu n’importe quoi à la belle époque des années 1970, les psychanalystes français, je m’en aperçus avec étonnement, publient moins, écrivent compliqué, se vendent mal, l’heure est à la démolition. Pas grave ! Les patrons de journaux vieillissants qui sont à la manœuvre de ces attaques contre Freud finiront par mourir et la mode du matraquage passera.
12 N’empêche. Après presque vingt ans passés à l’étranger, je suis bien obligée d’y réfléchir.
13 Au vrai, pendant longtemps, je m’en suis peu souciée. J’avais assez à faire en Inde pour déchiffrer ce livre de l’inconscient à ciel ouvert, jamais assez de temps pour lire en anglais les meilleurs documents expliquant tel détail – pourquoi, quand la droite est au pouvoir en Inde, le bleu roi disparaît des étoffes –, jamais assez d’attention pour comprendre ce continent dont Jacques Le Goff me disait à Delhi, en 1988, que du iie au xxe siècle, tous y étaient visibles.
14 J’ai pourtant demandé « une séance » avant de quitter l’Inde à mon très cher Sudhir Kakar, psychanalyste freudien formé à Vienne. Nous avions patrouillé tous deux chez des guérisseurs de campagne, suivi des cures chamanistiques chez les soufis, écrit un livre ensemble. Une séance, sérieux ? Il trouvait cela très simple. Les codes furent respectés dans leur totalité. J’ai gémi que j’allais souffrir de quitter son pays ; il a répondu oui, j’ai payé, voilà tout.
15 Plus tard, je vécus en Afrique, où je me coltinai une question que je n’ai toujours pas résolue. Après un an de réflexion et d’enquête serrée avec mes étudiants de troisième cycle à l’université Cheikh Anta Diop (j’ai gardé le badge de l’université africaine qui m’a si bien accueillie pour un enseignement totalement bénévole), nous avions conclu que l’objet transitionnel version Winnicott, ou objet a en langue lacanienne, n’avait pas d’existence avérée au Sénégal. Au Mali non plus. Leur objet a, disaient-ils, c’est la première poignée de terre qu’ils mangent à pleine bouche. Doudou ? Chiffon ? Collier ? Non. L’enfant vit sur le dos des femmes de la famille, et très longtemps. Dans les maternités françaises, on appellerait cela le peau-à-peau pour les prématurés nés à 8 mois. Pensée en cours.
16 Je n’oublie pas Vienne où j’ai vécu cinq ans. J’ai écrit des romans sur Vienne, de jolies choses, jamais le moindre essai. Ce n’est pas faute d’avoir à dire. J’attends que disparaissent ceux et celles qui pourraient m’attaquer en justice avant d’écrire sur l’Autriche, et qui n’a rien à voir avec ce qu’on pourrait croire. Mais un secret d’État demandant des précautions, je les prends. À ce propos, le Parti communiste français avait raison : à l’époque de Solidarnosc, le poup, son homologue polonais, payait bel et bien des figurants pour faire des syndiqués.
17 De retour en France, une seconde analyse plus tard, je n’avais pas eu le temps de souffler que commençait la bataille contre les thérapies cognitives, mal engagée depuis un certain temps. La psychanalyse semblait usée, elle manquait de défenseurs. Jacques-Alain Miller battit le rappel des troupes, j’y courus. J’y retrouvai avec joie les amis de mes 20 ans et ceux de mes 30 ans : ensemble, Miller, sa femme, ma chère Judith, Jean-Claude Milner, Bernard-Henri Lévy, mon amie préférée Élisabeth Roudinesco, Philippe Sollers. Ce fut une belle bataille et pas mal de pensée – il en faudra encore longtemps pour nettoyer le dépôt d’ordures répandues sur la psychanalyse.
18 Dix ans plus tard, une guerre interne se déclara entre ces vaillants défenseurs de la psychanalyse, une guerre à coups de procès injustes (contre Roudinesco), et surtout inutiles.
19 J’avais bien autre chose à faire de ma vie, mon bien-aimé se mourait. C’est le moment que choisit l’une des parties prenantes de cette Gigantomachie pour troubler son repos en pleine nuit – je compris plus tard que cette agitation nocturne était en vérité un symptôme gravissime et que mes amis d’enfance n’échappaient pas aux défaillances du grand âge.
20 Nouvelle faille, j’étouffais. Je savais depuis longtemps que la folie n’épargne pas les analystes, que les groupes d’analystes s’entr’écharpent pour vivre, et voici que les miens, mes amis vieillissants s’en prenaient à ce moment d’amour si grave, si solennel…
21 Je me suis dit que j’avais bigrement bien fait de ne pas être devenue psychanalyste. Je me suis dit que de vieux querelleurs n’ont plus le charme des jeunes fous qui se chamaillent. Mon bien-aimé mourut paisiblement ; ensuite, avec peine, j’ai consigné le moindre détail de ce conflit cruel et, hop, pour les archives, direction l’imec.
22 Ils ont pris le maquis, les vrais psychanalystes. Ils font leur métier, ils soignent de leur mieux, s’angoissent quand l’un délire ou bien quand l’autre sombre, ils sont là, tacites, présents, invisibles. Quant à la psychanalyse, la vraie, elle me nourrit toujours de sa sève jaillissante, légèrement amère avec un goût sucré. J’en parle avec de vieux amis qui poursuivent leur pensée et qui la publient, eux. Avec la psychanalyse, nous faisons de l’entrisme dans nos livres : elle est nulle part et partout. C’est notre mode de vie, notre mode de pensée. C’est un peu comparable aux pensées catacombes, je n’en disconviens pas. Mais je ne déteste pas.
23 Le reste est au people.
Mots-clés éditeurs : Sudhir Kakar, Inde, failles, roman, Auschwitz, Université Cheikh Anta Diop Dakar
Mise en ligne 07/10/2015
https://doi.org/10.3917/cohe.222.0087Notes
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J. Favret-Saada, Les mots, la mort, les sorts. La sorcellerie dans le bocage, Paris, nrf Gallimard, 1977.