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Article de revue

La psychanalyse et les sciences

Pages 43 à 54

Notes

  • [1]
    Transcription d’un exposé soutenu le mardi 18 octobre 1994 à l’École propédeutique à la connaissance de l’inconscient (epci).
  • [2]
    Cf. S. Exner, Entwurf zu einer physiologischen Erkälrung der psychischen Erscheinungen, Leipzig, Deuticke, 1894 p.
  • [3]
    Cf. S. Freud, « Esquisse d’une psychologie scientifique » (1895), dans La naissance de la psychanalyse, Paris, Puf, 1956, p. 307-396.
  • [4]
    S. Freud, « Pour introduire le narcissisme » (1914), dans La vie sexuelle, Paris, Puf, 1969, p. 86.
  • [5]
    S. Freud, « L’inconscient » (1915), dans Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, p. 79 (souligné par Freud).
  • [6]
    S. Freud, « Au-delà du principe de plaisir » (1920), dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot & Rivages, 2001, p. 122.
  • [7]
    Cf. S. Freud, Abrégé de psychanalyse (1938), Paris, Puf, 1949.
  • [8]
    Cf. S. Freud, Le malaise dans la culture (1929), Paris, Puf, 1949.
  • [9]
    Cf. S. Freud, Totem et tabou (1912-1913), Paris, Payot & Rivages, 2001.
  • [10]
    Cf. S. Freud, « La décomposition de l’appareil psychique » (1933), dans Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse (1932-1933), Paris, Gallimard, 1984, p. 80-110.
  • [11]
    Cf. S. Freud, La psychopathologie de la vie quotidienne (1901), Paris, Payot, 1967.
  • [12]
    Cf. S. Freud, Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient (1905), Paris, Gallimard, 1997.
  • [13]
    N. Bohr (1958-1962), Physique atomique et connaissance humaine, Paris, Gonthier, 1964, p. 67.
  • [14]
    Cf. S. Freud, « Sur une Weltanschauung » (1933), dans Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, op. cit., p. 211-243.
  • [15]
    Cf. A. Bourguignon, L’homme imprévu : histoire naturelle de l’homme, t. 1, Paris, Puf, 1989.
English version

1 Le problème général de la scientificité de telle ou telle discipline est très souvent un problème sans solution, car en fait la scientificité, c’est l’émergence d’un consensus de la communauté scientifique. Tant que celle-ci n’est pas arrivée à un consensus sur une théorie, cette théorie reste indéfinissable. Sigmund Freud a pris une autre position : la psychanalyse, c’est une science de la nature, pour lui, ça ne faisait absolument aucun doute. Mais il nous faut bien distinguer d’emblée la psychanalyse en tant que théorie de l’appareil psychique, et la psychanalyse en tant que pratique. Ce sont des problèmes assez disjoints, dans la mesure où, dans la démarche de Freud, la théorie a plus ou moins précédé la pratique qui lui a servi à confirmer ou à infirmer ses hypothèses. Donc je m’en tiendrai à l’aspect théorique de la psychanalyse, en tant que théorie de l’appareil psychique, et essentiellement à Freud, sans aborder les autres théories psychanalytiques ayant fleuri depuis.

La démarche freudienne

2 Parcourons brièvement l’histoire de la démarche de Freud. Il faut savoir qu’en 1894 un de ses collègues dans le laboratoire d’Ernst Brücke, qui s’appelait lui aussi Sigmund, Sigmund Exner, avait écrit une esquisse : Essai d’une explication physiologique des phénomènes psychiques[2]. Sans doute serait-il intéressant de comparer cette œuvre avec celle que Freud a produite un an après, en 1895, l’Esquisse d’une psychologie scientifique[3], qui a été connue très tard. C’est un texte magnifique, qu’il avait adressé à son ami Wilhelm Fliess. Et vingt ans plus tard, en 1914, dans Pour introduire le narcissisme, il réaffirmait ses positions scientifiques en disant : « Toutes nos conceptions provisoires, en psychologie, devront un jour être placées sur la base de supports organiques [4]. » Il récidive dans le fameux texte sur L’inconscient (1915), clé de voûte de la pensée freudienne, il expose sa métapsychologie, sa conception de l’inconscient : « Pour le moment, notre topique psychique n’a rien à voir avec l’anatomie [5]. » Cinq ans plus tard, dans Au-delà du principe de plaisir (1920), il fait sa profession de foi, je ne dirai pas scientiste, mais en faveur de la science dure. Il affirme d’une façon encore plus ferme dans le texte suivant : « La biologie est vraiment un domaine aux possibilités illimitées : nous devons nous attendre à recevoir d’elle les lumières les plus surprenantes et nous ne pouvons pas deviner quelles réponses elle donnerait dans quelques décennies aux questions que nous lui posons. Il s’agira peut-être de réponses telles qu’elles feront s’écrouler tout l’édifice artificiel de nos hypothèses [6]. »

3 Vous voyez là la preuve la plus éclatante de la modestie de l’esprit scientifique. Il récidive d’ailleurs dans un de ses derniers textes, l’Abrégé de psychanalyse[7]. Mais en fait, sa tentative devait tourner court, parce qu’il y avait un tel décalage entre l’état des neurosciences en 1895, et même jusque sa mort, entre ce qu’il avait élaboré d’un point de vue purement psychanalytique en ce qui concerne l’appareil psychique et ce qu’on savait des fonctions cérébrales. On ne pouvait pas jeter de pont – en tout cas, solide – entre ces deux domaines du savoir.

4 Malgré cette faiblesse, l’impossibilité d’articuler quelque chose avec le domaine scientifique, Freud avait recours à deux méthodes extrêmement fécondes. Il usait d’une méthode hypothético-déductive, qui consiste à d’abord émettre une hypothèse, puis, en y appliquant la logique, à en tirer toutes les déductions possibles. Bien entendu, si l’hypothèse est fausse, les déductions le sont aussi ; mais quand l’hypothèse est juste, et souvent elle l’est, les déductions se trouvaient être très en avance sur l’état de la science de son époque. La seconde méthode est la méthode phylogénétique ; pour Freud, on ne peut concevoir et comprendre l’être vivant, et en particulier l’homme, que si on en retrace l’histoire. Et l’on sait qu’il a même reconstruit une sorte d’histoire mythique de l’humanité et que, en tout cas, il s’intéressait à l’histoire personnelle de l’individu, c’est-à-dire à sa biographie. Il a eu quand même ce trait de génie de voir que les névroses s’enracinaient dans l’enfance.

5 Un grand épistémologue, Karl Popper, avait proclamé du haut de son autorité qu’il y avait deux théories qui n’étaient absolument pas scientifiques : la théorie de l’évolution, et la théorie psychanalytique, parce qu’elles n’étaient pas réfutables. C’est vrai, on ne peut pas expérimentalement réfuter la théorie de l’évolution, parce que c’est le temps qui manque ; mais par contre, en ce qui concerne la psychanalyse, on peut maintenant, grâce à l’apport des diverses sciences connexes, confirmer un certain nombre de points que Freud avait avancés, ou au contraire réfuter un certain nombre de ses affirmations.

6 J’ai été frappé un jour de lire dans l’Esquisse d’une psychologie scientifique que l’on est paralysé pendant le rêve. Je me suis dit : comment Freud a-t-il pu découvrir que l’on est paralysé pendant le rêve ? Car le fait a été démontré maintenant par la neurophysiologie. Il n’est pas allé observer des dormeurs, c’est une déduction logique. Si le rêve est réalisation de désir, il faut que nous soyons paralysés parce qu’autrement, nous allons nous lever pour réaliser le désir. Par ailleurs, dans Le malaise dans la culture[8], Freud prouve qu’il y a dans l’organisme des substances morphino-génétiques qui ont la même action que la morphine. C’était une déduction : si l’homme peut dans certains cas supporter la douleur, c’est qu’il y a des substances qui sont là pour diminuer la douleur. Et la science a confirmé l’existence, sous la forme des endorphines, de substances morphino-génétiques dans le système nerveux.

7 Quand il a fondé l’hypothèse des deux pulsions, de la première théorie des pulsions, les pulsions sexuelles et d’autoconservation, il était en avance sur la science qui a depuis démontré que les seules hormones qui pénètrent directement dans le cerveau – on sait que celui-ci est fantastiquement isolé par différentes barrières du reste de l’organisme, et que seuls deux types d’hormones y pénètrent directement –, ce sont les hormones sexuelles et les hormones du stress. C’est ce que l’on appelle des stéroïdes, des stéroïdes sexuels, des cortico-stéroïdes.

8 D’autre part, Freud était lamarckien, bien qu’il ne cite jamais Jean-Baptiste Lamarck mais toujours Charles Darwin. Il était en un certain sens en accord avec Larmarck car il soulignait le rôle des comportements et de la vie personnelle du sujet dans son évolution.

Confirmations et réfutations

9 On peut réfuter un certain nombre de points de la théorie freudienne qui sont tenus pour des dogmes. Freud se trompait quand il disait que la paralysie n’est pas un caractère fondamental de l’état de rêve ; si, c’est un caractère fondamental de l’état de rêve. Il se trompait quand il imputait l’amnésie infantile à ce qu’il appelait le refoulement primaire : nous savons maintenant que si les événements de la première enfance, qui ont joué un rôle déterminant dans notre existence, ne peuvent pas être remémorés, c’est tout simplement parce que le cortex cérébral qui est indispensable à la fixation des souvenirs sous la forme de représentations, ce cortex dans les deux, trois premières années, n’a pas achevé sa maturité. Donc on ne pourra avoir que le souvenir des affects qui ont accompagné les expériences vécues, mais nous ne pouvons pas leur rattacher des représentations, et nous savons que les premières structures qui vont fixer ces affects sont ce qu’on appelle le système limbique. Il y a encore une théorie à laquelle il tenait, c’est ce qu’il appelait la théorie de l’étayage : il disait que la sexualité s’étaye sur les premières satisfactions des besoins alimentaires et des soins qu’on donne au nourrisson. Or depuis, un auteur anglais, John Bowlby, a montré qu’il y avait dans l’évolution du primate deux séries de processus qui évoluent parallèlement, et pas de façon synchrone, et surtout pas reliés causalement l’un à l’autre : ce sont des comportements d’attachement indispensables à la survie de l’espèce. Il faut qu’il y ait des signaux qui s’échangent entre la mère et l’enfant pour que l’enfant puisse signaler les dangers qu’il court, et des comportements sexuels, dans un sens non pas freudien mais dans celui, habituel, de sexualité génitale, qui eux, vont se mettre en place par morceaux. On le voit très bien chez des enfants qui ont des comportements imitant le coït ; on peut voir un petit garçon sur une petite fille avoir des mouvements du bassin, c’est déjà l’ébauche de ces comportements sexuels. Et plus important encore, Anna Freud a mis en évidence que les enfants nés en déportation se sont attachés les uns aux autres, ils étaient traités par des adultes qui changeaient tout le temps, auxquels ils n’avaient pas l’occasion de s’attacher. Ce qui prouve que l’attachement peut se développer sans être associé et dépendant des soins et de l’alimentation.

10 Une autre hypothèse à laquelle les analystes tiennent assez fermement, c’est celle de la pulsion de mort. Biologiquement il n’y a pas de pulsion de mort, c’est une hypothèse ad hoc, c’est-à-dire que, comme il y avait un certain nombre de failles dans la théorie freudienne, il a fallu trouver une hypothèse pour rendre compte de ces failles : en particulier, pourquoi, si le rêve est réalisation de désir, les rêves traumatiques se répètent-ils ? On n’a pas le désir de revivre un traumatisme qu’on a vécu. Freud ignorait que les rêves traumatiques ne surviennent pas du tout dans la période de rêves mais au stade quatre du sommeil, et ils tiennent plus du cauchemar que du rêve proprement dit. Mais Freud ignorait tout des recherches faites depuis une trentaine d’années sur le sommeil et le rêve. D’autre part, il met à la base de la pulsion de mort la répétition, mais la mort n’est pas la répétition, elle est au service de la vie ; heureusement, avec le cœur, la respiration, la répétition, c’est un des fondements de l’existence. Mais si on maintient cette hypothèse de la pulsion de mort, il faut reconnaître qu’elle n’a strictement rien à voir avec les pulsions de la première théorie des pulsions.

11 Une autre hypothèse qu’il avait posée – et là, ce n’est pas sa faute, il suivait une voie inaugurée par un philosophe anglais, Thomas Hobbes, et reprise, amplifiée par Darwin : l’agressivité intraspécifique au sein de l’espèce comme donnée innée. Or, toutes les recherches éthologiques depuis vingt ou trente ans montrent que, contrairement à ce que pensait Darwin, il n’y a pas d’agressivité au sein des espèces. Les espèces vont se bouffer entre elles ; mais au sein de l’espèce, il n’y a pas de meurtre intraspécifique, il y a beaucoup plus de comportements de solidarité que de comportements d’agression. Donc, cette agressivité que Freud mettait au cœur de l’homme et qui était tout le drame de la civilisation n’est pas dans la nature de l’homme, elle est le produit de la civilisation…

12 Je n’insiste pas sur le caractère mythique de tout ce qui est exposé dans Totem et tabou[9] sur l’histoire du meurtre du père originaire, ce sont des fantaisies fécondes, certes, mais qui lui sont personnelles. En dehors de ces confirmations et de ces réfutations qui n’auraient pas eu lieu non plus s’il n’y avait pas eu de recherches parallèles dans le domaine des neurosciences, de l’éthologie ou autre, il y a des théories qui demeurent, telles l’étiopathologie des névroses, la théorie de la cure. Ces théories actuellement ne sont pas réfutables, parce que la science n’a pas été poussée, parce qu’on n’a pas les arguments, et à mes yeux, la psychanalyse est devenue plus ou moins une anthropologie philosophique beaucoup plus que la théorie scientifique dont rêvait Freud.

Ambiguïtés et paradoxes

13 Or, on sait que la philosophie énonce mais ne prouve rien ; on ne lui demande pas de preuves comme en sciences. D’autre part, il y a des ambiguïtés et des paradoxes dans les conceptions de Freud : je ne parlerai pas des paradoxes qui concernent la cure, l’analyste lui-même, et la position de l’analyste, mais de celui qui concerne l’inconscient et, paradoxe majeur, celui qui intéresse les rôles de l’inconscient et de la raison dans l’élaboration de la théorie psychanalytique.

14 Dans ce fameux article de 1915 sur l’inconscient, Freud se contredit ; pouvait-il faire autrement ? Les choses sont complexes. Il nous dit, d’une part : tout inconscient et préconscient se distinguent par les processus, et dans la même foulée, il affirme que les processus de l’inconscient peuvent se retrouver dans le préconscient ! Inconscient et préconscient ont des contenus différents. Et en même temps, il affirme qu’il y a une démarcation tranchée et définitive entre l’inconscient et le préconscient. Une poule n’y retrouverait pas ses petits… Mais il n’y a pas que cela ; il écrit dans le même texte : l’inconscient est autonome et non influençable, mais l’inconscient peut être influencé par le préconscient, la pensée consciente, par les expériences de la vie ! Alors, il est influençable, ou il ne l’est pas ?

15 Et pourtant, cette distinction inconscient/préconscient est fondamentale, elle est au cœur de la théorie psychanalytique, parce que Freud a bien vu que l’émergence du langage dans une pensée qui jusqu’alors était essentiellement animale a introduit obligatoirement une rupture, une sorte de clivage, une espèce de division. Il fallait qu’il y ait dans le cerveau un système qui traite le langage différemment des simples stimuli sensoriels que nous percevons, car le langage, c’est autre chose qu’une simple perception des signaux, le langage implique la symbolisation, et la symbolisation est à la base du langage ; la symbolisation est une structure formelle qui permet d’exprimer des choses qu’on a dans la tête et qui ne sont pas à l’extérieur. Je m’explique : la symbolisation la plus élémentaire, c’est ce geste, le pointage de l’index, qui n’existe même pas chez le chimpanzé et est propre à l’homme. Si je pointe mon index vers ces fleurs, j’ai ces fleurs dans la tête puisqu’elles sont arrivées dans mon cerveau par l’intermédiaire de stimulations lumineuses, et moi, je me transmets ces fleurs par mon geste, c’est-à-dire que je me les représente et que j’invite à les regarder, donc j’ai symbolisé quelque chose par ce geste. Les sourds-muets qui ne sont pas doués de langage symbolisent leurs pensées à l’aide de gestes, ils utilisent le langage gestuel, qui a une certaine supériorité sur le nôtre puisqu’il se déroule sur quatre dimensions, alors que notre langage ne se déroule que sur une dimension. Le sourd-muet utilise les trois dimensions de l’espace, plus la dimension corporelle, tandis que le langage parlé n’utilise que le temps. Il y a d’ailleurs une université pour sourds-muets aux États-Unis, avec des professeurs sourds-muets qui enseignent la philosophie, la chimie, la physique, les mathématiques, toutes les sciences les plus abstraites… Les sourds-muets s’étaient inventé des langages ; le langage gestuel de Marseille n’était pas le même que celui de Paris, ou d’Allemagne… Cet aspect du langage ne doit pas être limité au langage parlé.

16 Donc, il fallait que dans le cerveau il y ait deux systèmes traitant différemment des sons ou des gestes alors que le cerveau de l’animal perçoit les choses telles quelles, il perçoit du rouge du bleu ou du vert. Dans l’inconscient, les mots sont perçus comme des sons et dépourvus de leur signification, c’est dans notre préconscient que les choses vont s’articuler : le son, l’image écrite et sa signification. C’est cela qui rend compte de la nécessité de distinguer, dans l’appareil psychique, un préconscient et un inconscient. Ce n’est que tardivement que Freud s’est rendu compte qu’il avait fait un usage tout à fait laxiste du mot inconscient, qui a une forme substantive et une forme adjective ; aujourd’hui, quand les gens parlent d’inconscient, on ne sait jamais s’ils parlent de la qualité inconscient, ou s’il s’agit d’une structure qui est l’inconscient. C’est pourquoi, dans sa trente-et-unième conférence sur la psychanalyse, en 1933 [10], il a proposé d’abandonner le terme d’inconscient pour le remplacer par le Ça, l’Es en allemand, ce qui clarifiait un peu les choses. Et les propriétés du Es, du Ça, sont exactement celles qu’on attribue à l’inconscient dans son fameux article de 1915.

Le non-conscient

17 Pour aller plus loin, je propose de supprimer la forme adjective et de parler de non-conscient. Il y aurait le Ça, le préconscient et les activités psychiques non conscientes dont on ne peut pas toujours dire a priori si elles proviennent de l’inconscient ou du préconscient. Et si on voit les choses dans cette perspective, on s’aperçoit que dans toute La psychopathologie de la vie quotidienne[11], qui est antérieure à l’article de 1915, il ne s’agit pas d’inconscient mais de préconscient. Il y a toute une école de psychanalyse qui a construit ses théories sur ce texte, ainsi que sur celui intitulé « Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient [12] ». L’un des paradoxes majeurs me semble être le suivant : Freud pose le primat de l’inconscient par rapport à la raison, et en même temps il nous dit, la théorie que je vous propose, c’est une théorie rationnelle voire scientifique. Alors, laquelle des deux propositions est juste ? On pourrait peut-être échapper au paradoxe en recherchant – comme pour toutes les théories scientifiques, ce n’est pas toujours possible – quels sont les fantasmes qui ont présidé à leur naissance. Car la raison se fait beaucoup d’illusions en croyant qu’elle est rationnelle, la raison a des racines parfaitement irrationnelles, j’en donnerai un exemple, toujours à propos du rêve : pourquoi tous les théoriciens du rêve font-ils des rêves qui confirment leur théorie ? Freud fait des rêves qui confirment sa théorie sexuelle du rêve, Alfred Maury fait des rêves qui confirment sa théorie de l’instantanéité du rêve, et mon ami Michel Jouvet fait des rêves qui confirment sa théorie selon laquelle il n’y a pas de restes diurnes dans le rêve. Or, si on étudie plus à fond cette proposition, ça va remettre en question beaucoup de choses. Le plus grand désir pour un homme de science, c’est de voir ses théories confirmées, et quelle est la voie la plus facile pour les confirmer, sinon le rêve !

Points de contact

18 Qu’est-ce qu’on peut faire pour dépasser cette situation, pour que la psychanalyse redevienne un domaine en évolution ? Car si elle reste coupée des savoirs scientifiques, elle va devenir une scolastique nominaliste, c’est-à-dire qu’on utilisera des mots sans savoir ce qu’ils recouvrent et on s’en contentera. Je pense qu’il faut reprendre la voie que Freud a ouverte prématurément, et chercher quels peuvent être les relations, les points de contact entre d’autres domaines scientifiques et la psychanalyse. En effet, c’est l’homme qui découpe la science en plusieurs disciplines, et c’est tout à fait arbitraire, les progrès de la science montrent que toutes les disciplines s’interpénètrent et sont plus ou moins interdépendantes les unes des autres. Sans doute sommes-nous sommes sortis du terrorisme épistémologique des structuralismes, et nous pouvons maintenant respirer et voir les choses de façon beaucoup plus ouverte.

19 Une discipline qui est sûre d’elle n’a rien à craindre des autres, car effectivement la psychanalyse a une spécificité irréductible, elle ne peut que s’enrichir au contact d’autres disciplines. Je voudrais aussi qu’elle utilise ce qu’un philosophe du Moyen Âge, Guillaume d’Occam, appelait le rasoir, comprenez le rasoir d’Occam : celui-ci sert à tailler dans l’appareil conceptuel de façon à appliquer le principe d’économie du concept. Or à mon sens, il y a une surabondance de concepts au sein de la psychanalyse ; donc il ne faut réduire la psychanalyse ni à la biologie, ni à la philosophie, mais il faut lui appliquer le principe de complémentarité de Niels Bohr, qui écrit : « L’intégrité des organismes vivants et les caractéristiques de la conscience des individus, autant que celles des cultures humaines, présentent les traits d’un tout, qui impliquent, pour rendre compte d’un mode de description typiquement complémentaire et que les résultats obtenus dans des conditions expérimentales différentes ne peuvent être englobés en une seule représentation, mais doivent être considérés comme complémentaires, en ce sens que, seule la totalité des phénomènes épuise l’information possible sur les objets [13]. » La seule exigence, c’est qu’il n’y ait pas de contradiction entre les différents domaines du savoir. Il y a complémentarité. S’il y a une contradiction, c’est que l’un des deux domaines se trompe, donc il faut chercher à lever les contradictions. Or, quand j’ai évoqué les cas dans lesquels on peut réfuter certaines positions de Freud, il y avait une contradiction dans les données empiriques apportées par des disciplines scientifiques et celles des hypothèses freudiennes. Dans quelles voies faut-il alors s’engager ? C’est là encore Freud qui nous l’indique, génie de première grandeur, dans sa trente-cinquième conférence [14] qui traite des visions du monde : il nous propose de nous lancer dans la construction d’une vision du monde scientifique, récusant par là la vision du monde religieuse, la vision du monde marxiste, la vision du monde anarchiste… Pour lui, il n’y en a qu’une qui peut évoluer, il n’y en a qu’une qui soit solide, c’est la vision du monde scientifique.

Pas de science sans histoire

20 Qu’est-ce qu’une vision du monde ? Cela correspond à ce que d’anciens auteurs appelaient la philosophie naturelle, c’est-à-dire une interprétation générale de tout ce qui tombe sous nos sens, aussi bien en ce qui concerne l’homme que ses difficultés. Cette philosophie naturelle n’a rien à voir avec la philosophie proprement dite, elle n’a rien à voir avec la religion qui propose des dogmes à la croyance de chacun. Non, la vision du monde, c’est un agencement des données empiriques dont on dispose à une certaine époque, et qui sont établies de façon ferme telle qu’il n’y ait pas de contradiction entre les disciplines.

21 Il est évident que la vision du monde qu’on pouvait élaborer au xviiie siècle était différente de celle qu’on peut aujourd’hui élaborer, alors que des disciplines comme la physique, la cosmologie et la biologie moléculaire ont fait des progrès absolument fantastiques… En termes plus modernes, on parlerait de transdisciplinarité, en donnant au préfixe trans son double sens : à travers, et au-delà. Il s’agit de construire, en étant passé à travers toutes les disciplines, une vision, une interprétation des données qui soient différentes de ces représentations et interprétations partielles que nous livre séparément chacune de ces disciplines.

22 La méthode sans doute la plus éclairante et la plus féconde, c’est la méthode philo et ontogénétique, c’est-à-dire qu’il faut à la fois reconstruire l’histoire d’une espèce, et reconstruire l’histoire de chaque individu appartenant à cette espèce. Devant tout objet complexe, il faut tenter de retracer le chemin par lequel il est passé, voir toutes les bifurcations devant lesquelles il s’est trouvé, quelles voies il a choisies, de façon à pouvoir expliquer son état présent ; la science des sciences, c’est l’histoire.

23 Il n’y a pas de science sans histoire, et pour l’homme, nous avons maintenant des possibilités avec les progrès de la paléontologie, toutes les disciplines théologiques, et psychologiques, psychanalytiques, nous avons donc au fond la possibilité de reconstituer – non parfaitement et totalement, mais quand même –, dans une certaine mesure, la phylogénèse du genre Homo, commencée il y a deux millions d’années, et l’ontogenèse plus accessible de l’individu humain dont l’histoire commence au moment précis où le spermatozoïde féconde l’ovule maternel.

24 Essayons de nous élever à un assez haut niveau de généralité en partant de la matière, car en fait, ce que nous considérons, c’est l’évolution de la matière d’un côté et le développement de l’individu de l’autre. C’est pour cela que mon premier livre [15] s’ouvre par le big-bang. Qu’il s’agisse de l’évolution de la matière ou du développement de l’individu, ce processus se ramène à l’émergence successive dans le temps de certains niveaux d’organisation, et ces niveaux d’organisation sont à la fois autonomes et dépendants, ou inter­dépendants, il n’y a pas d’opposition, il n’y a pas contradiction entre autonomie et dépendance. Nous, nous sommes extrêmement dépendants de notre environnement, et nous sommes en même temps autonomes. L’autonomie, ça veut dire que nous fonctionnons selon nos lois et la dépendance exprime le fait qu’il y a des contraintes réciproques.

25 Au niveau d’un être vivant, vous pouvez considérer le niveau des molécules, le niveau de la cellule, le niveau des organes, et le niveau de l’organisme entier. Il est bien évident que la seule réalité, c’est l’organisme entier, c’est l’individu, que cet individu soit un lion ou un être humain, ça ne change rien ; l’individu, ça veut dire : qui ne peut pas être divisé. Quand le biologiste moléculaire étudie des processus enzymatiques dans une éprouvette, l’être vivant a disparu, et pourtant, nous avons besoin de cette méthode analytique, nous avons besoin de décomposer tout en ses parties, mais il ne faut en même temps jamais perdre de vue le tout, et quand on est uniquement attiré par les molécules, le tout, on ne le voit plus. Alors, il faut qu’il y ait des gens qui aient une vision de la nature, une vision du monde, et c’est assez méprisé dans les milieux scientifiques, des gens qui réélaborent l’ensemble des données pour donner une vision plus ou moins globale sans tomber dans un dualisme.

Dualité de la pensée

26 Dans cette histoire de la matière, nous avons trois failles, trois mystères. Une première faille se situe entre le niveau de la physique quantique et le niveau de la physique classique macroscopique, qu’on n’a toujours pas comblée. Or, les propriétés du niveau quantique n’ont strictement rien à voir avec les propriétés de la physique de tout le monde. La deuxième faille est sûrement entre la matière inanimée et la matière animée : nous n’avons toujours aucune explication sur ce passage de la matière inanimée à la première cellule. La troisième se trouve entre le cerveau et le psychisme. Et pourtant, les voies du niveau quantique sont partout, les voies de la physique et de la chimie sont partout, aussi bien au niveau de la vie qu’au niveau du psychique. Les lois physico-chimiques sont indispensables pour expliquer la matière vivante, et le fonctionnement des neurones indispensables à la pensée.

27 Comment donc l’homme a-t-il procédé jusqu’à présent ? Comme s’il n’avait aucun moyen de combler ces failles. Il a imaginé certaines théories comme le vitalisme. Il a pensé qu’il n’y avait rien de commun entre la matière inanimée et la matière vivante, qu’il y avait des forces spécifiques, un principe vital spécifique qui intervenait dans les processus vitaux. Or il n’en est rien, les lois de la physique et de la chimie s’appliquent intégralement, elles ne sont pas codifiées par des processus vitaux. C’est là un des grands apports de la biologie moléculaire, et en même temps, c’est là qu’il faut une espèce d’habitude de pensée qui est assez difficile, qui consiste à penser simultanément les contraires, pas les contradictions. Il ne faut pas qu’il y ait des contradictions, mais des contraires. Autonomie et dépendance, par exemple : on peut dire que la vie évolue de façon autonome, mais en même temps, elle est entièrement dépendante des processus physico-chimiques. Nos ancêtres ont pensé qu’elle était indépendante, mais elle n’est pas que dépendante. En ce qui concerne le cerveau et l’esprit, nous avions le dualisme de Platon qui a été repris par René Descartes et qui est né d’une méconnaissance de la neurobiologie. Platon et Descartes ne savaient rien de ce que l’on sait aujourd’hui. D’où cette illusion que l’homme est fait de deux substances : une substance matérielle et une substance spirituelle, que l’on appelle l’esprit, le psychisme – comme on veut. Pour les psychanalystes, le psychisme fonctionne comme s’il n’y avait pas de cerveau. Le cerveau a un double aspect au niveau des phénomènes : il a un aspect électrochimique pour les neurobiologistes, et un aspect psychologique pour le psychanalyste ou le psychologue. Or, nous savons que s’il n’y avait pas de cerveau, il n’y aurait pas de pensée. Donc le psychisme va effectivement évoluer de façon autonome, se développer tout en dépendant du cerveau. Je pense que sans les apports des neurosciences, nous ne serions pas arrivés à de telles conclusions. Parce qu’en fait les neurosciences sont très rentables, elles nous laissent croire qu’on peut tout expliquer de la pensée psychique grâce à elles. C’est tout à fait faux, il y manque étrangement la prise en compte des stimuli tout autant que la médecine moléculaire ; mais la réalité sera là pour ramener la sagesse.

28 Que nous disent les neurosciences ? Des choses sur la réflexion, sur les stimuli sensoriels : sur tel parcours qu’un stimulus lumineux va effectuer du cerveau jusqu’au cortex ; ou un son ; ou un goût, une vision… Et elles ne nous disent rien de la perception, c’est-à-dire qu’elles cachent soigneusement le mystère qui est : comment se fait-il que des phénomènes électrochimiques que l’on peut enregistrer au niveau des neurones aboutissent à la production d’une image ?

La question du sujet

29 J’en arrive maintenant à poser une autre question, dont débattent les philosophes et qui est la question du sujet. Il ne s’agit pas du sujet transcendantal d’Emmanuel Kant, il s’agit tout simplement du sujet empirique, du psychologue, c’est-à-dire vous et moi. Il est bien évident que le sujet se constitue par le langage, on ne peut pas parler si on ne dit pas « je », si on ne dit pas « tu », ou « il ». Il faut que, dans le langage, on se pose comme le tuteur, qu’on pose l’autre comme l’interlocuteur, et que s’il y a un troisième, même s’il n’est pas là, on trouve un moyen de le désigner.

30 Donc le sujet se constitue par le langage, et ce qui est extraordinaire, c’est que le langage parle, nous en sommes les premiers récepteurs, c’est-à-dire qu’il y a une boucle qui se forme entre les sons que nous émettons, même si c’est un langage intérieur, et donc nous revenons dessus par une véritable réflexion ; la réflexion de la pensée ou la pensée réflexive est une conséquence directe du langage. Ainsi, quand le sujet se proclame sujet autonome, indépendant, libre…, il est dans l’illusion, parce que le sujet, c’est le cerveau. C’est très difficile à admettre de penser que le sujet, c’est le cerveau, cela n’empêche pas de s’autonomiser : on peut à la fois garder des illusions et admettre la réalité sans se déprimer. Car la réalité c’est que le sujet, c’est le cerveau, et c’est le cerveau qui s’autoproclame sujet : c’est lui qui parle, c’est lui qui dit « je ». Et pourquoi a-t-il la possibilité de se proclamer sujet ? C’est que le sujet, c’est que le cerveau a la propriété de connaître énormément de choses sur le monde extérieur grâce aux cinq sens, grâce aux instruments que nous utilisons pour compléter ce que nous savons, il connaît beaucoup de choses sur l’organisme. Nous avons des sensations, nous avons des couleurs, on sent son cœur battre, on a mal à l’estomac… Le cerveau est informé sur tout, sur nos besoins, le monde intérieur, le monde extérieur, sur beaucoup de choses… Par contre, le cerveau ignore tout de lui, et c’est ce qui lui permet de s’autoproclamer sujet, autrement il ne le pourrait pas. Donc, il y a à la fois autonomie et dépendance du sujet.

31 Je rappellerai que pour Freud, le sujet, c’est le moi, il est très net. Et je signalerai un dernier acquis des neurosciences, les travaux d’un Américain qui a pu montrer, grâce à des expériences sophistiquées, que si on demande à quelqu’un de faire un mouvement volontaire, déplier son index par exemple, le cerveau a pris la décision avant que le sujet ait conscience de cette décision de plier son index. Autrement dit, la majeure partie de notre activité psychique est quasi automatique et rapide, en majeure partie non consciente, et il n’y en a qu’une faible partie qui devient consciente.

32 Nous avons la nécessité absolue de monter des automatismes, pas seulement moteurs, pour pouvoir marcher sans penser aux jambes, mais des automatismes de pensées, pour pouvoir appeler, transmettre ses idées sans s’arrêter à chaque mot. On voit bien toute la difficulté à sortir, à échapper à ces automatismes. Ça implique d’être seul, de réfléchir, de ne pas être prisonnier de l’action, d’avoir une grande capacité de méditation pour essayer de voir les choses nouvelles.

33 En fait, c’est comme cela que se font les découvertes : un jour, quelqu’un regarde quelque chose d’un regard neuf, qui est sorti de ses automatismes de pensées. C’est pour cela que les hommes politiques sont strictement incapables de penser les choses nouvelles : ce n’est pas une critique, ils sont tellement dans l’action qu’ils n’ont pas le temps de penser au sens profond du terme. Quant à moi, j’ai chassé de mon vocabulaire le terme de conscience ! Il y a des processus qui deviennent conscients, mais la conscience en soi, ça n’existe pas, c’est un être de raison qui n’a pas d’existence propre et qui nous joue des tours – les mots peuvent être des obstacles épistémologiques redoutables –, donc il faut sans cesse les remettre en question, et la grande question que ça pose est la suivante : sommes-nous capables d’avoir une pensée qui soit uniquement consciente sans avoir été préalablement non consciente ? Et dans la fameuse expérience que je décrivais, il semble qu’il y ait deux centièmes de seconde pour qu’il revienne sur sa décision de plier son index, car le devenir conscient est un processus très coûteux en temps et en énergie. Ainsi, en cinquante ans, on s’est assez rapproché du vœu de Freud de construire une vision du monde scientifique, et nous ne nous faisons aucune illusion : cette vision du monde est incomplète, provisoire, inachevée et doit être remise en question, elle doit être critiquée. Le principe de la science, ce devrait être la révolution permanente.

La psychanalyse a besoin de la science

34 Or, qu’est ce qui se passe pour les psychanalystes et pour la psychanalyse aujourd’hui ? Le psychanalyste ne me semble pas pouvoir se passer de l’apport des autres sciences, et en particulier des neurosciences. Inversement, les neuroscientistes ne peuvent pas ignorer l’œuvre de Freud et la psychanalyse, car l’œuvre de Freud est une mine inépuisable d’idées, j’en ai donné quelques exemples, et il y en a encore beaucoup à prendre. Par exemple, la théorie de la stabilisation sélective des synapses de mon ami Jean-Pierre Changeux, préfigurée dans l’Esquisse d’une psychologique scientifique de Freud, dans la théorie du frayage. Je m’explique : la majorité des synapses, des connexions entre les neurones, après la naissance, ne sont pas fixées dans leur fonction. Ainsi, si l’on maintient un chat dans l’obscurité après sa naissance pendant six mois, il restera aveugle toute sa vie, c’est-à-dire qu’il faut des stimulations du monde extérieur pour que les neurones soient fonctionnels, pour que les réseaux se stabilisent – cela pose des problèmes que je n’ai pas le temps de développer, mais laisse entrevoir également que la pratique psychanalytique peut fonctionner en ignorant tout cela. Il suffit qu’elle se fabrique une théorie et croit que cela fonctionnera comme cela. Les disciplines scientifiques ne vont strictement rien changer à la pratique de la cure. Ce qui peut changer, c’est l’interprétation elle-même des processus qui se produisent pendant la cure. Si on admet cette théorie de la stabilisation des synapses, si on pense qu’il est indispensable pour la survie du bébé d’être, dès les premières années de sa vie, adapté à l’environnement social qui est le sien, c’est-à-dire essentiellement ses parents, sa famille, effectivement, il semble bien que, dans le cerveau, ce qui est du domaine psychoaffectif soit fixé de bonne heure.

35 Qu’est-ce qui va changer ? C’est ce qui est du domaine cognitif, et nous pouvons toujours toute notre vie acquérir de nouvelles connaissances, changer nos conceptions de la vie, changer nos théories scientifiques, à condition bien entendu d’entretenir l’organe indispensable qu’est notre cerveau. Je pense que la psychanalyse joue à deux niveaux, au niveau des affects par l’épreuve qu’elle représente, et qui constitue une pratique de l’analyse qui n’était pas celle de Freud, et au niveau cognitif, dans la mesure où elle change justement notre vision de nous-mêmes, des autres, et du monde. C’est à chaque psychanalyste de répondre à cette question : est-ce qu’il veut évoluer dans le sens que Freud a indiqué, c’est-à-dire dans le sens de l’esprit scientifique, ou se construire un système de croyances, et s’y tenir ? C’est évidemment cette dernière solution qui est de loin la plus confortable, et c’est pourquoi la majorité des psychanalystes s’y tiennent, mais cela ne change rien à la pratique.

Notes

  • [1]
    Transcription d’un exposé soutenu le mardi 18 octobre 1994 à l’École propédeutique à la connaissance de l’inconscient (epci).
  • [2]
    Cf. S. Exner, Entwurf zu einer physiologischen Erkälrung der psychischen Erscheinungen, Leipzig, Deuticke, 1894 p.
  • [3]
    Cf. S. Freud, « Esquisse d’une psychologie scientifique » (1895), dans La naissance de la psychanalyse, Paris, Puf, 1956, p. 307-396.
  • [4]
    S. Freud, « Pour introduire le narcissisme » (1914), dans La vie sexuelle, Paris, Puf, 1969, p. 86.
  • [5]
    S. Freud, « L’inconscient » (1915), dans Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, p. 79 (souligné par Freud).
  • [6]
    S. Freud, « Au-delà du principe de plaisir » (1920), dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot & Rivages, 2001, p. 122.
  • [7]
    Cf. S. Freud, Abrégé de psychanalyse (1938), Paris, Puf, 1949.
  • [8]
    Cf. S. Freud, Le malaise dans la culture (1929), Paris, Puf, 1949.
  • [9]
    Cf. S. Freud, Totem et tabou (1912-1913), Paris, Payot & Rivages, 2001.
  • [10]
    Cf. S. Freud, « La décomposition de l’appareil psychique » (1933), dans Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse (1932-1933), Paris, Gallimard, 1984, p. 80-110.
  • [11]
    Cf. S. Freud, La psychopathologie de la vie quotidienne (1901), Paris, Payot, 1967.
  • [12]
    Cf. S. Freud, Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient (1905), Paris, Gallimard, 1997.
  • [13]
    N. Bohr (1958-1962), Physique atomique et connaissance humaine, Paris, Gonthier, 1964, p. 67.
  • [14]
    Cf. S. Freud, « Sur une Weltanschauung » (1933), dans Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, op. cit., p. 211-243.
  • [15]
    Cf. A. Bourguignon, L’homme imprévu : histoire naturelle de l’homme, t. 1, Paris, Puf, 1989.
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