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Article de revue

Les tombes du Moi. Traumatismes transgénérationnels et échecs de l’introjection

Pages 95 à 103

English version
« Monument commémoratif, l’objet incorporé marque le lieu la date, les circonstances où tel désir a été banni de l’introjection : autant de tombeaux dans la vie du Moi. »
Maria Torok (1968)

1 Je débuterai en introduisant deux vignettes cliniques au sein desquelles – au bout de longs mois passés à traiter durant les séances de problématiques d’intérêt limité, voire nul – le travail analytique se raviva de façon inattendue, suite à l’irruption d’un mort sur la scène.

Première vignette

2 Corrado avait quitté la maison parentale à l’âge de 20 ans pour échapper à une situation familiale que lui-même définit comme mortifère. Durant les premières consultations, je parvenais tout juste à ne pas m’enliser dans l’atmosphère pesante qui immergeait des séances, dans un climat semblable à celui d’une veillée funèbre. En me tenant face à lui, je percevais une sensation d’annihilation, tandis qu’il continuait à me parler de ses symptômes d’anxiété et de ses peurs hypocondriaques.

3 Ces symptômes semblaient émerger précisément de façon simultanée à ses tentatives de libération de sa lourde hérédité familiale. Lorsque ceux-ci s’atténuaient, en revanche, se manifestait à chaque fois la plus sombre des dépressions. Après quelques hésitations, je décide de lui communiquer mon impression. En larmes, il me révèle alors, à ma grande surprise, que sa plus grande peur était de subir le même sort que sa mère. Il avait passé sa jeunesse à ses côtés, et cette jeunesse s’écoula dépourvue de toute apparence de vie sociale. Il restait aux côtés de sa mère d’infinis après-midi durant lesquels celle-ci, souffrant de grave dépression, ne bougeait pas de son lit, se limitant à ingérer des antidépresseurs et à fumer des cigarettes, en alternant de façon imprévisible les moments où elle recherchait sa compagnie à d’autres moments où elle ne supportait pas sa présence et, pour cette raison, l’éloignait. C’est alors qu’émerge le vrai motif, le plus intime, de son appel au secours : le deuil impossible de sa mère, morte un peu plus d’un an auparavant, et dont il accueillit la nouvelle, incapable d’éprouver la moindre douleur.

Seconde vignette

4 Diana percevait sa vie comme bloquée dans une situation de stagnation, et la sensation d’en avoir gâché les meilleures années l’affligeait. Après plusieurs mois durant lesquels les thèmes des séances étaient plats, se réduisant à ruminer de façon obsessionnelle des problèmes liés au travail, il fut agréablement surprenant de découvrir comment, derrière son apparente rigidité, elle dissimulait un monde riche en imagination. Elle me révéla qu’elle fantasmait, d’aussi loin qu’elle s’en souvenait, sur l’histoire d’un grand-oncle disparu de nombreuses années avant sa naissance. Lorsqu’elle était enfant, elle accompagnait sa mère durant ses visites au cimetière et, sur la pierre tombale de son grand-oncle, figurait, à l’emplacement de la date de sa mort, la mention porté disparu en guerre. Elle s’imaginait qu’il ait pu survivre à la campagne de Russie, à laquelle participa le régiment royal italien durant la Seconde Guerre mondiale, pu perdre la mémoire et s’être créé une nouvelle famille, en Europe de l’Est. Plus ou moins durant cette période, elle rapporte un rêve dans lequel, se promenant dans un champ en jachère derrière la maison parentale, elle remarque sous des monticules de terre des flammes qui, en écartant la terre aride, émergeaient du terrain. Ultérieurement, le fait de se retrouver impliquée dans un épisode tragique comme le suicide par pendaison d’un habitant du même lieu, suicide provoqué par les conséquences d’un amour secret, permettra la révélation d’aspects importants de son histoire familiale qui étaient tus auparavant, aspects en relation avec une perte traumatisante subie par son père, qu’elle aimait.

Un mort sur le seuil

5 Je pourrais rapporter d’autres cas semblables, mais je m’arrête ici pour tenter d’en extrapoler un schéma commun. Chacun de ces patients apparaissait fortement limité dans la construction d’un projet de vie autonome qui lui aurait appartenu. À leurs inhibitions dans la poursuite d’un quelconque désir individuel, correspondaient des difficultés analogues dans le traitement. Les thèmes des séances m’apparaissaient, en effet, totalement insignifiants, jusqu’à ce que la révélation d’une histoire antérieure à l’histoire du patient ne soit en mesure de raviver mon intérêt, me conduisant sur un terrain en apparence étranger et cependant étroitement intime pour le patient.

6 Dans la vie de chacun d’eux, quelque chose d’étranger semblait déterminer nombre de leurs choix, ou leur impossibilité. Et pourtant, nous risquions de ne jamais nous occuper de ce fait, et nous continuions à tourner à vide.

7 Mon sentiment d’impuissance quant au fait de pouvoir leur venir en aide ne s’estompa que suite à l’irruption sur la scène de l’image d’un mort, l’histoire de ce dernier touchant, de façon périphérique en apparence, la vie des patients, tout en étant capable de susciter en moi les réponses émotives qui permirent l’accès à une dimension, inexprimée auparavant et pleine de fantasmes, qu’il devenait alors possible d’explorer.

Tagtraum, rêve de jour. L’aspect de l’impensable

8 J’ai introduit les histoires de ces patients pour illustrer un fait clinique plus général. Durant mon travail avec eux, j’ai dû m’interroger sur le fait que l’image d’un mort, apparue par hasard au cours des séances, ait pu provoquer en moi ces rêveries en mesure d’engendrer une ouverture sur une autre dimension.

9 Initialement, de telles rêveries ne conduisaient pas à quelque chose de symbolisable sur le plan verbal, jusqu’à ce que les impressions à la base de leur formation ne prennent forme à travers certaines pensées et certaines images, sur lesquelles je me suis surprise à fantasmer durant les séances. En écho à ces derniers émergeaient des images, apportées à leur tour par les patients, qui me semblaient cohérentes avec le contenu de mes rêveries. Il me semblait que ces images donnaient forme, de façon mutuelle et ponctuelle, à mes impressions concernant l’existence d’une dimension des patients dont nous ne nous occupions pas durant les séances. Une zone dans laquelle ils semblaient avoir enterré leur désir et la signification d’expériences non élaborées. Cette zone était restée longtemps inexplorée, jusqu’à ce que l’histoire d’un mort ait commencé à en parler.

10 Il semble que ce type de rêveries, événements privés et en même temps intersubjectifs, (Ogden, 1997) peut être considéré comme le résultat d’un travail de compréhension inconsciente (Sandler, 1976), en référence à une zone dissociée du patient. À travers celles-ci, les communications inconscientes du patient peuvent acquérir une « figurabilité » (Botella et Botella, 2007), comblant le vide laissé par des expériences non intégrées. C’est ainsi qu’une scène impensable, condensée, dans les cas présents, dans l’effigie du défunt, a pu commencer à se révéler de façon moins indirecte et trouver ainsi une narration propre.

La souffrance de l’autre

11 Dans le travail avec Corrado, la mort de sa mère m’a amenée à fantasmer sur les sensations qu’il aurait pu éprouver au sein de sa relation avec un parent aussi gravement malade. Au bout d’environ un an après notre première rencontre, une image m’est apparue révélatrice. Corrado était pris de panique à chaque fois qu’il était persuadé d’avoir respiré de la poussière. Lorsque cela se produisait, il souffrait pendant des jours de terribles maux d’estomac. Précisément durant l’une de ces périodes, tandis qu’il me parlait de ses malaises, lui revint en mémoire un épisode remontant à de nombreuses années. Sa mère était penchée sur les fourneaux de la cuisine, pendant qu’elle préparait le dîner. Souvent, elle crachotait ici et là dans la pièce, et, cette fois, Corrado eut l’impression que la bave qui coulait le long de la bouche avait pu finir sa course dans la marmite. Il en fut dégoûté, mais il se contraint néanmoins à manger la soupe cuisinée par sa mère. Dès qu’il se retrouva seul, il se sentit mal.

12 À travers cette image, commencèrent à prendre forme les sensations qui avaient dû accompagner la relation du patient avec sa mère. L’image de la bave a rendu ces sensations tangibles. Tout comme cette soupe nauséabonde, la dépression de sa mère avait été difficile à digérer pour lui. J’ai ainsi commencé à soupçonner que ses symptômes, à première vue bizarres, se substituaient à la douleur qu’il avait été incapable d’éprouver pour sa perte. Par la suite, commencera à se dévoiler l’histoire de la dépression de sa mère, à son tour reniée en tant que fille.

13 De même, durant le travail avec Diana, après une longue période durant laquelle j’ai dû accepter de ne pas pouvoir donner un sens à sa souffrance, cette dernière finira par m’apparaître étroitement liée à celle de l’un de ses parents.

14 Diana affirmait souvent se sentir suffoquer, comme cela lui était arrivé à l’occasion d’un important examen auquel elle avait été recalée plusieurs fois, ainsi qu’au cours de certaines manifestations sportives. Durant la séance qui suivit la nouvelle du suicide, elle affirma ne pas croire que cet habitant de son village soit mort par étouffement comme le racontaient les gens du village. Contre toute attente, un épisode qui s’était produit de nombreuses années auparavant lui vint à l’esprit. Elle était en déplacement avec son équipe, et son père était également présent. À l’hôtel où ils logeaient, un incendie se déclara et l’immeuble fut évacué. Alors qu’elle avait atteint la porte pour sortir, elle fut prise de panique à l’idée que son père ait pu rester à l’intérieur, asphyxié au milieu des flammes.

15 Cette suite d’associations m’est apparue en mesure de révéler une identification inconsciente avec le parent, me poussant à rechercher dans son histoire les éléments porteurs d’un sens qu’il était impossible d’attribuer à Diana en se basant sur son histoire personnelle.

16 Dans ses rêves, apparaissaient souvent les images d’un ciel divisé en deux moitiés, l’une des deux étant sereine et l’autre sombre, de mers calmes où, soudain, surgissait la tempête. À la suite de ce récit, le cours de ses associations la conduisit plusieurs fois à me parler de l’incompréhensible et soudain assombrissement de son père, qui avait l’habitude de s’isoler, le visage sombre et pensif, pour des raisons qu’elle ne comprenait pas, et qu’elle se souvenait s’être souvent attribuées. C’est seulement à l’occasion de l’épisode du suicide qu’elle me révélera les circonstances de la mort de sa grand-mère paternelle, renversée par une voiture quand son père était encore un jeune garçon. Il ne se rendit compte que quelque chose n’allait pas que lorsque, en rentrant à la maison, il vit une file de voitures groupées devant chez lui. Son père ne lui avait jamais parlé de cette image, et lui confie qu’il ne parvient pas à rendre visite au suicidé car, aujourd’hui encore, il ne supporte pas la vue d’une telle scène. J’ai ainsi commencé à penser que la perte subie par le père de Diana avait pu l’empêcher de transmettre à sa fille cette part importante de son histoire familiale, difficile à élaborer pour lui-même car chargée d’une souffrance excessive.

17 La généalogie de ces identifications (Faimberg, 1987) a fait en sorte que certains symptômes que présentaient les patients, à première vue incompréhensibles, commencèrent à m’apparaître comme le produit du manque d’élaboration d’un traumatisme, vécu non pas par le sujet mais hérité de quelqu’un d’autre. J’ai donc dû m’interroger sur les voies à travers lesquelles la souffrance d’un parent, en relation avec des expériences non élaborées impliquant des aspects irrésolus de sa relation avec son propre parent, ait pu être transmise aux patients.

Défauts et effets de la transmission

18 Je crois que ces phénomènes peuvent être compris en prenant en considération le fait que le Moi de l’enfant peut se former et s’enrichir uniquement à travers la médiation de l’adulte. C’est par l’intermédiaire de celle-ci qu’il peut accueillir en lui ses propres pulsions en relation avec l’objet, ce qui constitue pour Ferenczi (1909a ; 1912) le processus d’« introjection ». Dans l’œuvre d’Abraham et Torok (1978), c’est précisément sur la base d’un tel processus que s’accomplit le déploiement de la vie psychique. Mais si ce dernier ne peut s’accomplir qu’à travers la relation avec le parent, lorsque, dans la vie de ce dernier, sont présents des événements trop douloureux pour pouvoir être élaborés, ce processus pourra rencontrer des difficultés ou devenir impossible. À sa place, se créera un mécanisme compensatoire qui comporte une annexion magique de l’objet et de sa souffrance. Ce mécanisme d’« incorporation » (Torok, 1968) m’est apparu en action chez un autre patient.

19 Ayant désormais passé le cap des 30 ans, Ignazio n’avait jamais eu de relation sentimentale, ni expérimenté la masturbation. Ses fantasmes sexuels se focalisaient, depuis la préadolescence, sur les mêmes actes accomplis à l’âge de 6 ans avec un cousin plus grand que lui, à qui il pratiquait en secret la fellation. Au cours d’un rêve, il tentera de s’approprier des bijoux précieux qu’il associait aux « bijoux de famille ». Il me parlera ensuite, au cours de la même séance, d’un programme télévisé dont les participants devaient affronter une épreuve qui consistait à manger des testicules de taureau. Je lui explique alors que dans certains pays, comme l’Espagne, on donnait souvent des testicules de taureau à manger aux enfants, car on les considérait comme très nutritifs. On sait bien que les croyances populaires sont parfois fondées et parfois moins et, dans ce cas précis, on a fini par découvrir que les testicules sont composés en majorité de graisse et donc dotés, en réalité, d’un faible potentiel nutritif. C’est alors qu’Ignazio recommence à parler des expériences de fellation avec son cousin, en me racontant avoir pensé que ses fantasmes actuels pourraient être un moyen de s’approprier le pénis et la virilité d’autrui. De telles images de voracité me sont apparues comme étant les expressions d’une tentative, de la part du patient, de compenser ses propres carences.

20 Dans tous les cas, qu’il s’agisse d’une transmission de l’ordre de la croissance ou d’une « violence de la transmission » (Kaës, 1993a), la vie psychique individuelle se nourrit à la table des générations précédentes. Ainsi que le démontre le vécu de ces patients, le traumatisme et la souffrance d’un parent peuvent continuer à peser sur la vie des descendants, dirigeant leur activité psychique vers des tentatives d’élaboration de ce qui est demeuré non élaboré, non introjecté, et symbolisé seulement de façon partielle par les générations antérieures.

Les tombes du Moi

21 Inaptitude de l’objet externe et donc de l’environnement familial, échec de l’introjection, refoulement du désir et incorporation de l’objet, impossibilité de présenter aux générations suivantes, à travers une forme assimilable, les éléments de sa propre histoire non élaborés : cette séquence, récursive et capable de se reproduire de génération en génération, semble décrire les défauts de la transmission. Il s’agit d’une séquence à la source d’une transmission négative (Kaës, 1993a), de la transmission d’un défaut de symbolisation. Bien qu’une telle transmission se produise sur la base d’un manque, celle-ci a pour résultat compensatoire quelque chose d’excessif par rapport au sujet, un trop-plein (Faimberg, 1987) qui, toutefois, n’en comble pas les carences, malgré la tentative de les dissimuler. Elle dénonce l’impossibilité de donner plus que ce que l’on a reçu, plus que ce que l’on a été capable de reconquérir de l’hérédité des générations précédentes.

22 Garder à l’esprit cette séquence, que l’on pourrait aussi bien définir comme reproduction traumatisante, pourrait permettre une plus ample compréhension du matériel porté par les patients, surtout dans les situations où, comme avec Diana et Corrado, on assiste à une dépossession de leur subjectivité. Leurs limitations et leur symptomatologie, en effet, n’ont pu revêtir une signification qu’en prenant en considération l’enchevêtrement des relations avec et entre les adultes de leur propre « groupe d’appartenance primaire » (Rouchy, 1990), et de ses histoires non communiquées au sein de ce dernier, des histoires même antérieures, dans certains cas, à leur fondation comme sujets.

23 Dans une phase plus avancée du travail, réussir à aider ces patients a commencé à m’apparaître comme étroitement lié à leur possibilité de se réapproprier quelque chose d’essentiel. Cette tentative de réappropriation m’a semblé tracée par leur production onirique.

24 Au cours d’un rêve, Corrado tente de retourner à la maison de son enfance, s’acheminant avec effort sur une route de campagne. Il parvient enfin à les voir : il y a son père, son frère et sa mère, encore en vie. Mais le chemin est obstrué par un fleuve, qui l’empêche de les rejoindre. Diana aussi rêve souvent de la maison parentale. Dans l’un de ses rêves, elle se trouve dans la cuisine avec son père, tandis que dehors vont et viennent des personnes mal intentionnées. Lorsque la dissipation de son angoisse lui permet enfin de sortir, elle va récupérer ce qu’elle savait avoir été enterré dans une anfractuosité souterraine du jardin. Aidée par quelqu’un, elle en extrait de précieux objets appartenant à son passé.

25 Au sein du travail thérapeutique, une telle œuvre de réappropriation devrait avancer parallèlement à l’acceptation progressive de ce qui, en revanche, ne pourra pas être récupéré, car appartenant à une phase évolutive désormais révolue. Je crois, en effet, que c’est précisément l’illusion nostalgique d’un dédommagement, la foi secrète et déplacée dans la possibilité que la relation avec les propres objets de l’enfance soit différente de ce qu’elle a été, qui supporte ces tentatives de compensation, apparues comme responsables d’une bonne part de la symptomatologie, durant le travail avec certains patients. J’en suis donc arrivé à penser que c’est à travers ces processus que la séquence mise en évidence ci-dessus peut être interrompue. Durant la dernière phase du travail thérapeutique, certains rêves et récits d’événements extérieurs m’ont semblé exprimer leur « désidentification » (Faimberg, 1993) de la souffrance du parent.

Une brute manquée

26 Ce n’est qu’au bout de divers mois que Corrado commencera à regretter de n’avoir pu être aux côtés de sa mère durant ses derniers jours de vie. Par la suite, il commence lentement à se résigner à ces circonstances et à accepter de ne pas pouvoir changer son passé. Parallèlement à cela, commence à prendre forme dans mon esprit une image de lui qui m’est complètement nouvelle, et qui se réfère au moment de son enfance précédant la maladie de sa mère. Il me révèle que, malgré son caractère ultérieur soumis, il était considéré, enfant, comme la petite brute du quartier. Il rapporte des souvenirs de sa vivacité qu’il semble à présent commencer à se réapproprier. Au cours d’un rêve plus récent, il court pieds nus dans la rue. Il traverse un marché ouvert, quand il voit sur un étal des sabots en bois. Ils paraissent inconfortables et trop étroits pour lui, ce ne sont pas les chaussures qu’il aurait voulues. Malgré cela, il les essaie et s’aperçoit qu’ils peuvent lui aller. Il recommence à courir, jusqu’à ce qu’il rencontre un garçon qu’il trouve très attirant et qui s’adresse à lui en lui disant qu’il lui plaît. Il semblerait que Corrado ait enfin accepté ses origines, le fait d’avoir grandi dans un environnement réellement pauvre, surtout du point de vue affectif. Il se résigne enfin au fait que son passé ait été tel qu’il était, et semble commencer à intégrer des expériences dissociées auparavant d’une image de lui-même plus complète. Au deuil pour sa mère, qui s’accomplit enfin, s’ajoute celui de l’histoire qu’il n’a pas eue.

Les tombes des autres

27 Dans le cas de Diana, des événements extérieurs permettront enfin de refermer le cercle sur l’histoire du grand-oncle disparu. À travers ses dernières lettres, elle en reconstruit l’histoire, le lieu et la date de mort. Dans la toute dernière, rédigée alors que l’arrivée de l’hiver russe était imminente, il demandait une écharpe à sa sœur. Celle-ci continua à la lui tricoter, le croyant probablement encore en vie, la nouvelle de la défaite des troupes italiennes et allemandes sur le front oriental n’ayant pas atteint la patrie. Cette même écharpe, Diana continuera à la tricoter, des dizaines d’années après, à travers ses fantasmes. Suite à la découverte de sa plaque de militaire dans un camp de prisonniers, c’est Diana qui s’occupera elle-même de la cérémonie de commémoration organisée par les autorités locales. Plus ou moins durant la même période, c’est encore elle qui gérera les pratiques relatives à la succession pour le compte de la famille du suicidé. Ce dévouement va bien au-delà de ce à quoi l’on pourrait s’attendre en raison de sa profession. Elle s’occupe, en effet, de tout régler pour le défunt, sans toutefois perdre le contact avec les dimensions tragiques de l’épisode. Dans ce cas aussi, mon impression est qu’elle s’occupe de cette disparition comme si ce décès était en relation avec quelque chose qui lui serait étroitement personnel. À travers ces efforts effectués dans la réalité extérieure, Diana aurait en même temps exprimé sa tentative personnelle d’offrir une sépulture digne à la souffrance de son père. Je crois que ces mouvements peuvent lui permettre de déterrer son propre désir et de commencer à se réapproprier sa vie.

Conclusions

28 À travers la présentation des vignettes cliniques relatives au travail effectué avec certains patients, j’ai essayé de démontrer, en premier lieu, comment les rêveries du thérapeute, suscitées en l’occurrence par l’apparition sur la scène de l’histoire d’un défunt, peuvent être en mesure de saisir une dimension du patient jusqu’alors tue, avec pour effet de raviver un travail jusque-là réellement peu intéressant.

29 L’ouverture sur cette dimension a permis de dévoiler des aspects peu clairs de leurs histoires familiales, aspects qui, une fois clarifiés, ont rendu possible la mise en relation de certains symptômes, en apparence bizarres, avec la souffrance d’un parent. L’identification inconsciente à un parent souffrant s’est avérée être une explication de la souffrance des patients.

30 J’ai retenu la distinction introduite par Maria Torok (1968) entre introjection et incorporation, tout à fait adéquate pour décrire ces phénomènes. Puisque l’enrichissement du Moi peut se produire comme le résultat d’un travail de transmission qui ne peut se réaliser qu’à travers la médiation de l’adulte, son impossibilité de tenir ce rôle peut expliquer l’échec de ce processus. L’individu pourra tenter de compenser les difficultés introjectives à travers la régression à un mécanisme de l’incorporation de l’objet en s’appropriant la souffrance du parent. Il s’agit dans ce cas d’une « transmission de chose » (Kaës, 1993a), qui se produit au-delà du langage. De la même façon, sans doute les communications inconscientes du patient au cours des séances, au-delà de la parole, prennent-elles forme, à travers la rêverie, comme le résultat d’une activité d’élaboration inconsciente.

31 Enfin, j’ai observé comment ces défauts à l’intérieur de la transmission peuvent se transmettre aux générations suivantes, et donc montré comment cette chaîne peut être brisée par l’intermédiaire d’un travail thérapeutique ayant pour but l’acceptation de tout ce qui ne pourra pas être récupéré, et, en même temps, la désidentification du parent souffrant, comme conditions préalables pour que les patients puissent commencer à se réapproprier leur propre vitalité et s’exprimer dans leur propre existence.

Bibliographie

Bibliographie

  • ABRAHAM, N. ; TOROK, M. 1978. L’écorce et le noyau, Paris, Aubier-Flammarion.
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  • FAIMBERG, H. 1987. « Le télescopage des générations. À propos de la généalogie de certaines identifications », Psychanalyse à l’université, XII, 46, p. 181-200.
  • FAIMBERG, H. 1993. « À l’écoute du télescopage des générations : pertinence psychanalytique du concept », dans R. Kaës et coll., Transmission de la vie psychique entre générations, Paris, Dunod.
  • FERENCZI, S. 1909a. « Transfert et introjection », dans Œuvres complètes, Psychanalyse I, Paris, Payot, 1968, p. 92-125.
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  • OGDEN, T. 1997. Reverie and Interpretation. Sensing Something Human, Lanham, Maryland, Jason Aronson Inc.
  • ROUCHY, J. C. 1990. « Identification et groupe d’appartenance », Connexions, n° 55, Toulouse, érès.
  • SANDLER, J. 1976. « Dreams, unconscious fantasies and “identity of perception” », International Review of Psycho-Analysis, 3, p. 33-42.
  • TOROK, M. 1968. « Maladie du deuil et fantasme du cadavre exquis », dans N. Abraham, M. Torok, L’écorce et le noyau, Paris, Aubier-Flammarion, 1978, p. 229-251.

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