Notes
-
[1]
S. Freud (1915), L’inconscient, ocf, vol. XIII, Paris, Puf, 1988, p. 226.
-
[2]
S. Freud (1895), « Esquisse d’une psychologie scientifique », dans Naissance de la psychanalyse, Paris, Puf, 1956, p. 307-396. Dans l’édition des ocf, le terme Entwurf est traduit par « projet » (Puf, 2006, p. 593-693).
-
[3]
P. Denis, « La belle actualité », rfp, vol. lix, n° 4, 1995, p. 1045-1057.
-
[4]
P.-C. Racamier, Le génie des origines, Paris, Payot, 1992, p. 121-164.
-
[5]
S. Freud, L. Binswanger, Correspondance, lettre du 8 octobre 1936, Paris, Calmann-Lévy, 1995, p. 295-296.
-
[6]
J. Kristeva, « Le scandale du hors-temps », rfp, vol. lix, n° 4, 1995, p. 1029-1044.
-
[7]
A. Denis, « Le présent », rfp, vol. lix, n° 4, 1995, p. 1083-1091.
-
[8]
G. Pous, Thérapie corporelle des psychoses, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 120-133.
-
[9]
G. Pankow, Structure familiale et psychose, Paris, Aubier Montaigne, 1977, p. 171-195.
-
[10]
C. Chabert, « Les traversées », conférence prononcée à l’Association psychanalytique de France en décembre 1995.
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[11]
D. Ribas, « Notes brèves sur l’éternité », rfp, vol. lix, n° 4, 1995, p. 1115-1121.
1La temporalité psychique a été radicalement transformée par la découverte freudienne. L’idée qu’il existe une zone psychique « atemporelle », l’inconscient, est à la fois absolument nouvelle et très difficile à se représenter, tant cela s’éloigne de ce que la perception nous indique. Pour décrire ce rapport de l’inconscient au temps – ce non-rapport, devrait-on dire, puisque Freud affirme que les processus inconscients n’ont aucun rapport avec le temps, ne se voient pas modifiés par le temps qui s’écoule, n’ont absolument aucune relation avec lui [1] –, il utilise l’adjectif zeitlos. Un adjectif fabriqué par agglutination, comme beaucoup de mots allemands, avec le substantif Zeit, et l’adjectif los. Si la traduction de Zeit est sans ambiguïté, celle de los est moins aisée. Il y deux los, tous deux dérivés du verbe verlieren, perdre. Il y a d’abord un adjectif, qui signifie « qui ne tient plus, détaché, dénoué, défait, arraché ». Il est assez clair que c’est cet adjectif qui entre dans la composition de zeitlos. Cependant, il n’est pas inintéressant de se pencher sur le substantif, das Los, qui signifie le sort, la destinée, et même le billet de loterie ; ce qui, si on le rapproche du verbe perdre dont il est dérivé, indiquerait une conception de la chose délivrée de toute illusion. Zeitlos a été préféré par Freud à unzeitlich, dont la traduction française serait « intemporel ». Il s’agit en effet moins d’une intemporalité que d’un temps détaché, qui ne tient plus, qui est arraché. Freud, comme souvent, préfère un terme indiquant un mouvement à un autre qui décrirait un état. À ce couple Zeit, zeitlos, s’ajoute dans le vocabulaire freudien un troisième terme à propos du temps, qui est vorzeit, avant le temps. La qualification zeitlos de l’inconscient est différente de ce vorzeit, caractéristique du sujet qui n’a pas encore différencié le système conscient à partir de la perception, et n’a donc aucune idée de la temporalité. Zeitlos n’est ni le témoin d’une immaturité, ni l’héritier de vorzeit, il est un processus actif, un détachement, un arrachement, ou même un temps qui se perd si l’on pense au verbe verlieren. Alors, si l’inconscient se détache du temps, s’en arrache ou le perd, comment le fait-il, et pourquoi ?
2Si l’on se réfère à ce qui constitue l’inconscient, Freud en décrit diverses sortes. Jusqu’au tournant des années 1920, il est l’inconscient refoulé, issu du refoulement originaire et du refoulement proprement dit. Cet inconscient est dynamique, contrairement au préconscient, qui est latent et dont le fonctionnement s’avère plus proche du système conscient. Les résistances du moi, qui se comportent comme du refoulé mais appartiennent au moi, forment la troisième sorte d’inconscient, à partir de quoi est introduite la seconde topique. Le terme zeitlos se rattache à l’inconscient refoulé. Il se réfère donc plutôt à la première topique et au processus du refoulement. Si zeitlos ne pose pas de difficulté majeure pour sa traduction, il se trouve que Freud, lorsqu’il décrit le mode de penser inconscient comme n’ayant aucun rapport avec le temps, voit le besoin de préciser : avec le temps qui s’écoule, c’est-à-dire avec le temps linéaire pourvu d’une flèche et d’une origine, celui de la conscience. Mais il existe d’autres temporalités, y compris dans la théorie freudienne, dont on peut dire dès à présent qu’elles découlent de la théorie des pulsions, du développement biphasique de la sexualité, de la théorie du traumatisme et de l’après-coup, de la régression enfin, une part non négligeable du corpus freudien. Sans qu’il l’ait explicitement formulé, Freud nous laisse avec une double temporalité psychique, celle de la conscience et celle de l’inconscient, les deux n’ayant pas de lien évident.
3Le problème du temps, en ce début du xxe siècle, est une question d’actualité dans le monde scientifique. Freud partage cette préoccupation avec les physiciens, et d’abord Einstein. En 1905, puis en 1916, ce dernier bouleverse le monde scientifique et le monde cultivé en montrant que, contrairement à ce que l’on pensait de tout temps, le temps n’est pas absolu, affirmation qui, elle aussi, va contre le bon sens et contre la perception. Il ajoute que le temps et l’espace ne sont pas des catégories indépendantes, et sa démonstration est d’une simplicité confondante.
4La question n’est pas indifférente pour les analystes, et pas seulement en utilisant les avancées de la relativité comme métaphore, mais en suivant le chemin de pensée qui a amené à établir un espace à quatre dimensions qui, pour être réel, reste non représentable et purement abstrait. Einstein, en 1905, établit donc que ni la simultanéité, ni l’ordre de succession, ni la causalité des événements ne sont les mêmes pour tous, et qu’ils dépendent du mouvement de l’observateur. Le temps et l’espace deviennent intimement liés, et relatifs à la vitesse de déplacement de l’observateur, qui peut être comprise entre zéro et la vitesse de la lumière. Auparavant l’espace était déjà connu comme relatif : pour être décrit dans l’espace, un phénomène physique devait être référé à un système de coordonnées pourvu d’une origine, tandis que le temps, indépendant de l’espace, était le même pour tous et en tous points de l’espace. Montrer la relativité du temps a été la conséquence de l’établissement de la constance de la vitesse de la lumière.
5Le raisonnement d’Einstein est le suivant : imaginez deux villes, A et B, et à équidistance de ces deux villes une troisième, C. Les trois villes disposent d’une gare, et deux trains circulent en même temps et à la même vitesse, l’un va de A vers B, l’autre de B vers A. Il est 21 h 30 à la pendule de la gare de C, l’orage éclate et la foudre tombe en A et en B. Pour un individu qui attend sur le quai de la gare de C, les deux événements sont simultanés, puisque la vitesse de la lumière est constante, et que C est équidistante de A et de B. Il voit les deux éclairs en même temps. Au moment où tombe la foudre, le train qui va de A vers B passe sans s’arrêter en C. Un passager du train verra les éclairs décalés, car il s’éloigne de A et va vers B. L’éclair venu de A mettra donc un peu plus de temps à lui parvenir que l’éclair venu de B. Il dira alors que la foudre, ce soir-là, est tombée d’abord en B puis en A. Il se trouve que le train, parti de B pour aller vers A, passe lui aussi à vive allure en C au moment où la pendule y indique 21 h 30. Un passager dans ce second train verra l’éclair en A un peu avant l’éclair en B, du fait qu’il s’en rapproche, et est donc moins loin de A que de B. Il dira donc que la foudre est tombée d’abord en A, puis en B. Ainsi, ce simple événement de la foudre verra trois descriptions différentes, selon le mouvement de l’observateur : simultané pour celui qui a une vitesse nulle, décalé dans des ordres opposés selon le mouvement des deux autres témoins.
6Si nous pensons maintenant à Emma, la jeune fille de l’« Esquisse [2] » qui fonde la théorie de l’après-coup, il est net que le mode de pensée est le même. Freud montre que l’ordre des événements peut s’inverser si l’on change de référentiel. Si l’observateur externe dira que l’événement survenu à ses 8 ans (l’épicier qui, en lui vendant des bonbons, passe sa main sous ses jupes) a précédé le rire des vendeurs de rubans qu’elle va acheter à ses 16 ans, c’est l’inverse vu du côté d’Emma : ce sont les vendeurs de rubans qui, par leur rire, déclenchent l’aspect traumatique de l’événement dans la boutique de bonbons. Et surtout, dans l’inconscient, les deux événements se répondent dans une parfaite simultanéité. La révolution freudienne en termes de temporalité psychique vaut celle d’Einstein pour la temporalité physique : l’ordre des événements et leur simultanéité sont variables, et les rapports de causalité peuvent en être modifiés.
7Il est assez banal de penser, lorsque deux événements se succèdent, que le premier a quelques chances d’avoir causé le second, mais si l’ordre de succession dépend de l’observateur, temporalité et causalité se trouvent absolument détachées, ce que la conscience et la logique qui y prévaut ont du mal à admettre.
8Rendre compte de cela a demandé de théoriser, car dire « après-coup » nomme mais n’explique pas. Il a fallu la théorie du refoulement pour rendre compte de ce curieux phénomène, et avec le refoulement l’inconscient, dimensions psychiques nouvelles qui définissent un espace-temps psychique abstrait, tout comme l’est l’espace-temps physique. Comme ce dernier, refoulement et inconscient vont contre le bon sens et la perception, et l’accès à ces réalités n’est pas possible directement. Et lorsque Freud a fondé sa démonstration sur le sens des rêves, le double sens du langage, les lapsus, les actes manqués, il s’est vu opposer que c’étaient là des ratés négligeables du fonctionnement psychique. De la même manière, on avait opposé à Einstein le caractère négligeable de la différence de temps entre les deux passagers du train et celui qui est sur le quai. Pourquoi s’occuper de quelques millionièmes de seconde ou de la langue qui fourche et change une syllabe dans un beau discours ? Pourquoi devrait-on pour de si petits phénomènes révolutionner la physique ou la psychologie ? On sait aujourd’hui que si on ne tient pas compte de ces millionièmes de seconde, les sondes que nous envoyons dans l’espace n’ont aucune chance d’arriver à destination.
9Gageons donc que ne pas tenir compte de ces petits événements rend incompréhensible l’ensemble du fonctionnement psychique. Comme toute avancée théorique, celle d’Einstein et celle de Freud ont rendu compte d’événements jusque-là restés obscurs et ont ouvert des champs inconnus. Ce faisant, d’autres difficultés ont surgi. En physique, la double nature de la lumière – ondulatoire et corpusculaire –, la physique quantique et la théorie de la relativité générale laissent des hiatus pour l’heure non comblés. Concernant le fonctionnement psychique, nous avons beaucoup de peine à articuler ces deux secteurs du psychisme, l’un avec une temporalité, et l’autre zeitlos.
10L’abord de la temporalité inconsciente peut se faire selon plusieurs angles, comme il a été indiqué plus haut. Le plus radical est celui de l’après-coup qui redéfinit le traumatisme psychique. Cette révolution commence donc en 1895 avec la jeune Emma, dont l’aventure est rapportée dans l’« Esquisse ». Freud montre que l’événement second en termes de temporalité linéaire devient la cause de l’impact psychique du premier événement, tandis que dans l’inconscient les deux événements se répondent, agissent l’un sur l’autre, sans se succéder pour autant.
11Un autre angle serait de considérer les deux variations quantitatives des poussées pulsionnelles à l’origine des deux temps du développement sexuel qui définissent un rythme introduisant une temporalité dans l’inconscient.
12Enfin, un troisième angle d’abord de la temporalité inconsciente est la théorie de la régression. Dans ses aspects temporel et formel, la régression ramène vers l’enfance, vers des modes de penser et d’éprouver surmontés, et introduit avec le sentiment de retrouvailles (qu’il soit heureux ou déplaisant) une certaine idée d’ordonnancement temporel. Mais, contrairement à une stricte perspective génétique, la flèche du temps introduite par la régression temporelle n’est pas unidirectionnelle, et tout acteur au psychodrame en fait l’expérience. La régression formelle, quant à elle, fonctionne sur des catégories de formes, de couleurs, de scénarios fragmentaires, ce qui introduit un ordre différent de l’ordre habituel. Cet ordre coloré et imagé se laisse mieux approcher en termes d’espace. Si on relie cette liaison particulière de la temporalité inconsciente à l’espace avec l’absence de représentation de la négation et de la mort, comme Freud le soutient tout au long de son œuvre, il apparaît que cette temporalité inconsciente est sans origine. C’est ce que soutient Paul Denis [3] lorsqu’il écrit que l’inconscient ne reconnaît pas sa propre mort, il est immortel, voire éternel et a toujours été. Racamier [4] le soutient aussi implicitement lorsqu’il décrit le fantasme d’autoengendrement qui, s’il prend une forme pathologique, devient un fantasme non-fantasme qui bloque l’élaboration des fantasmes originaires, dont la fonction est précisément d’introduire une limite, un moment singulier : le sujet est né de deux parents et donc n’a pas toujours été.
13Le temps de la conscience pourrait sembler moins délicat à définir. Linéaire, chronologique, avec un début et une fin, il connaît la limite de la conception et celle de la mort. La présence de la négation permet que son écoulement se fasse dans un seul sens. Le terme limite cependant peut être entendu dans son acception habituelle, mais aussi dans son usage en mathématiques, où il signifie valeur ou point qui n’est jamais atteint. On s’en approche de plus en plus, mais la valeur ou le point vers lequel on tend ne fait pas partie du système. C’est le cas du Big Bang, c’est aussi le cas de la conception et de la mort dans la vie psychique humaine. Elles ne sont pas dissociables de la vie de chacun, mais elles ne nous appartiennent pas vraiment. Cette temporalité consciente, en apparence si simple, ne s’acquiert cependant pas sans combat. Elle est imposée par la perception et doit ensuite affronter le refoulement qui, à l’autre bout de l’appareil psychique si l’on peut dire, se charge d’arracher ce bien chèrement acquis. Chèrement acquis car, si le sein naît de l’absence de sein (Lebovici), hallucination avant pensée, la temporalité consciente, d’abord simple rythme, naît de l’alternance présence/absence. Il faut bien, pour survivre, supporter cette alternance, et la construction du Zeit y contribue.
14On pourrait avancer le scénario suivant : dans le Vorzeit originel, l’effet de la perception de l’alternance présence/absence du sein permet la naissance du Zeit, et, par un mécanisme proche, ou lié au refoulement, naît le Zeitlos. Cela introduit une parenté entre temporalité consciente et ce qui est de l’ordre de la séparation, et bien sûr de sa forme symbolisée, la castration. Cette parenté, le jeu de la bobine la confirme. Ce jeu est, chacun le sait, créé par l’enfant en liaison avec l’alternance présence/absence de la mère, qu’il reproduit et tente ainsi de maîtriser, et il contient une temporalité dont Freud souligne l’importance : elle apparaît musicalement dans la modulation plus ou moins longue du « ô » de fort, tandis que le « a » de da est toujours plus bref. Cette temporalité, pour le moment rythmique, donc circulaire, est encore en attente d’une origine qui lui donnera une direction et une fin. Elle n’acquiert cet ombilic qu’avec l’amarrage de la culpabilité à l’Œdipe. Culpabilité du fantasme meurtrier et incestueux, rétorsion castratrice engagent une délicate négociation de la partie pour le tout, qui aboutit dans le meilleur des cas à une restructuration à la fois rétroactive et progrédiente telle que cet ombilic se met en place : le renoncement au meurtre et à l’inceste amène à accepter la scène primitive. Un tel scénario ne s’accommode pas d’une perspective seulement génétique, zeitlos ne précède ni ne suit le Zeit. Freud, d’ailleurs, lorsqu’il parle de l’archaïque de l’origine utilise des métaphores spatiales : ainsi dans une lettre à Ludwig Binswanger [5] évoque-t-il une maison avec un rez-de-chaussée et des sous-sols.
15À la rythmicité présence/absence du sein correspond, à l’autre pôle, la variation de l’intensité de la poussée pulsionnelle, à la différenciation du pôle perceptif correspond du côté du refoulement l’arrachement du temps, et à la jointure des deux temporalités se trouvent les opérations symbolisantes, dont un prototype est le fantasme de castration, avec ici la négociation de l’origine pour l’éternité.
16La complexité et la délicatesse de ces opérations laissent entrevoir de multiples possibilités de dysfonctionnement. Et le psychodrame analytique est particulièrement indiqué pour aborder et traiter certains de ces avatars maladifs qui, on l’a dit, gênent remémoration et perlaboration au profit de la répétition. Julia Kristeva, dans un article curieusement intitulé « Le scandale du hors-temps [6] » (on voit au passage comment elle traduit zeitlos), écrit que la remémoration inscrit le passé dans l’écoulement de la conscience (dans le temps linéaire donc) et que la répétition signale l’indestructible pulsion ou le souhait de plaisir, et que, enfin, la perlaboration est le processus central autour duquel s’articulent les deux autres. Elle ajoute que la perlaboration est un petit temps de stagnation – elle dit « un temps mort ». « Mort » est peut-être beaucoup dire, temps de latence plutôt. Dont acte pour le cas des névroses de transfert, mais quand la répétition ne signale plus le souhait de plaisir, mais un au-delà, alors la remémoration ne peut plus advenir car il n’y a plus que la répétition de l’identique, et la perlaboration n’est plus un point d’articulation, car le temps de latence qu’elle est ne peut plus advenir. Ce temps devient justement un temps mort, ou même une fin du temps.
17C’est dans ces cas qu’on peut proposer une technique qui s’appuie sur le présent de la répétition (Anne Denis, Georges Pous). Chez l’enfant, dit A. Denis [7], le lien entre les deux temporalités se fait par la répétition d’une même structure rythmique, ensuite accompagnée de langage. L’enfant demande la répétition de certaines intonations, de certaines phrases qui sont musicales plus que langagières, puis il demande et redemande des morceaux d’histoires. Ce connu permet de supporter l’élément nouveau qui ne manque jamais de s’y glisser, légèrement hétérogène à la structure rythmique de base. Cet aspect rythmique, répétitif, est imitateur de la pulsion, et les éléments hétérogènes ont valeur de (futures) représentations. La liaison entre le représentant psychique de la pulsion (l’aspect rythmique) et la représentation (les éléments hétérogènes), sans laquelle le langage n’a pas de sens, s’accompagne d’une liaison entre la temporalité inconsciente et le temps linéaire.
18Georges Pous [8], à un niveau de psychose dans lequel tout langage semble détruit, propose un toucher rythmique, comme une toccata, qui permet d’introduire peu à peu ce radical étranger menaçant qu’est le langage.
19Le psychodrame ne s’adresse pas d’emblée à des patients aussi malades, il est proposé à ceux pour lesquels la perlaboration a échoué à articuler remémoration et répétition, mais qui sont sortis de la répétition de l’identique. C’est par sa disposition spatiale, plus que par une utilisation particulière du temps, que le psychodrame est singulier. Cependant, les liens étroits ci-dessus décrits entre l’espace et le temps dans l’inconscient expliquent que la mise en scène de l’espace propre au psychodrame ait une influence sur les temporalités psychiques.
20Gisela Pankow, dans un texte intitulé « La dynamique de l’espace et le temps vécu [9] », tente de répondre à la question que lui avait posée Henri Maldiney : « Le corps peut-il avoir des limites sans qu’il y ait de sens ? » La réponse qu’elle propose est : « L’espace en se dépliant engendre le temps. » À partir du roman de Soljénitsyne La maison de Matriona, elle montre comment l’espace (un lieu, un corps…) cache, dans sa structure intime, des éléments hétérogènes qui sont des équivalents symboliques d’événements ou de sentiments du passé, qui ne peuvent réapparaître dans l’écoulement du temps qu’avec le dépliage de ces espaces révélant leur nature hétérogène et libérant ces enclaves d’espaces-temps.
21Notre artifice technique, au psychodrame, permet d’une façon particulièrement nette cette figuration spatiale de la temporalité. Comme l’illustre le cas clinique suivant, la dynamique spatiale que les scènes successives engendrent permet de laisser apparaître une dynamique temporelle restée cachée dans l’espace.
22Une femme voyage dans un train et elle y oublie des lunettes noires à sa vue. Elle propose une scène avec l’homme du service des « objets trouvés ». Elle joue le rôle de cet homme et dit : « Je garde les objets, je les restaure et ne les rends jamais. » La collègue qui joue le rôle de la patiente répond qu’elle aussi aurait bien besoin d’une restauration, surtout de son intérieur, de son utérus. Sur un regard effrayé que lui adresse la patiente, le meneur de jeu arrête la scène, et lui montre qu’elle demande cet arrêt de jeu au moment où il est question de la restaurer elle, serait-ce trop que d’envisager cela ? Elle élude la réponse et déclare abruptement : « Et si je tombais dans les pommes en séance ? » On joue alors cela, elle est avec son double, un double qui se laisse aller à tomber dans les pommes, qui entre en lutte avec la partie d’elle-même qui se contrôle. Le combat a lieu en présence du psychodrame représenté par un troisième acteur. Si la première scène avec l’homme des objets trouvés pouvait s’interpréter en termes de castration, blessure narcissique et réparation, avec celle-ci le décor change, car l’enjeu du jeu de double est d’abord narcissique.
23La partie qui se laisserait tomber dans les pommes, jouée par la patiente elle-même, demande au psychodrame : quand je tomberai, me prendrez-vous dans vos bras ? Avant qu’il ait eu le temps de répondre, la partie qui se contrôle interdit une telle figuration, mais la patiente poursuit, imperturbable : « Supporterez-vous que je pète, que je rote ? » La partie interdictrice intervient à nouveau, vivement repoussée par la patiente, qui lui demande de partir. La scène se poursuit donc à deux, et le ton change. De vif, voire agressif, il s’apaise, mais trop, et la scène languit. Puis la patiente veut aller visiter sa mère, car il lui manque une partie d’elle qui s’y trouve, et cette partie est l’épouvantail. La mère reçoit sa fille en lui disant : « Tu pues, t’as pété, toi ! » Le psychodrame intervient : « Le voilà, l’épouvantail, c’est cette mégère », dit-il, parlant de la mère. Mais la patiente entend « éventail » au lieu d’épouvantail, ce qui est lié à son intérêt pour ces objets anciens qu’elle collectionne (elle est antiquaire). La mère dit alors : « Ah, ma fille, comme je suis contente que tu t’occupes de ces vieilles choses, tu vas pouvoir tout réparer chez moi et classer ces vieux trucs. » Elle lui présente alors tout un bric-à-brac, et parmi ces objets, un éventail ancien. La patiente devient alors très pâle, et elle doit s’asseoir en disant : « J’ai mal à la tête, je vois double, je vois un trou noir. » On ne peut donc poursuivre cette visite chez sa mère. À la séance suivante elle rend à sa mère les vieilles choses : ce sont la dépression chronique de sa mère, et l’enfant né avant elle et mort en bas âge, cause de cette dépression.
24La suite du traitement montrera l’extrême culpabilité de cette patiente à posséder des objets qui sont considérés comme autant de pénis paternels destinés à sa mère et qu’elle aurait dérobés. Pour arriver à cette phase, à cette culpabilité vis-à-vis de la mère et du père, il aura fallu passer par ce déplacement dans la maison de la mère où était caché l’éventail/épouvantail. Déplié, l’objet ancien déplie du même coup le père châtré qui fait des enfants qui ne vivent pas, et la mère qui avait investi sa fille de la mission de porter ses vieilles choses, en juste punition du désir de la fille de posséder des objets phalliques maternels et paternels. Pour ne pas entrer dans ces conflits autour de l’avoir, cette patiente s’était réfugiée dans les questions de l’être, un être aliéné dans l’éventail/épouvantail. L’apparition au grand jour du conflit dans les scènes qui viennent d’être rapportées est consécutive au dépliement de l’espace de la maison de la mère et du vieil éventail, qui engendre la liaison des deux temporalités, la consciente et l’inconsciente. Ce lien est établi avec la confusion entre éventail et épouvantail, mais cet établissement est si brutal que la patiente tente immédiatement de s’en arracher : je vois double, je vois un trou noir ; tentative vaine, car ce qui était zeitlos, tapi dans le bric-à-brac maternel, s’arrime de nouveau au temps de la conscience. L’éventail redevient alors l’objet perdu mélancolique de la mère, et la suite montrera qu’il était aussi l’objet détachable du père, l’objet trouvé qu’elle restaurerait et ne rendrait pas.
25Pour cette femme, le temps qui s’écoule était retenu dans la structure des lieux, des objets, de l’espace, et le zeitlos avait envahi toute la scène psychique. Déplier ces espaces sur la scène du psychodrame a déclenché un violent conflit dans ces temporalités (et donc entre les instances psychiques). Il reste un important travail à faire après le déclenchement de ce conflit pour qu’il n’entraîne pas un retournement mélancolique, comme c’est le cas pour la Matriona de Soljenitsyne et comme ce fut le cas pour sa mère, mais pour qu’il permette que le passé devienne souvenir, pour que l’identique perde son poids de répétition et se mue en sens et en désir [10].
26Le déclenchement de ce conflit entre deux temporalités ne se fait pas sans douleur, et même si nous pensons que ces douleurs sont un moindre mal, elles entraînent de vives résistances. Résistances du moi d’abord, parce qu’au fond cette temporalité, acquise sur le vorzeit et défendue face au zeitlos, oblige le moi à traiter des délicates questions de l’origine et de la mort. Le temps qui s’écoule impose une réécriture permanente, après coup, de l’histoire du sujet, soutient Denys Ribas [11]. Quant au ça, avec ses résistances, il protège activement du temps les traces et les représentations de choses, qui n’y persistent que grâce à cette protection active. Leur persistance dans le ça et la création d’une zone zeitlos sont garants de la pérennité des investissements d’objets. C’est en effet la qualité zeitlos de la pulsion qui garantit la possibilité de diriger la libido vers les objets, sans cela la libido serait absorbée par le moi et donc entièrement narcissique, car le Zeit, le temps, qui s’écoule et qui use, réclame toujours plus de cette libido narcissique.
27Le psychodrame permet un abord de la temporalité via des figurations spatiales, et ces figurations peuvent être des liens entre l’espace et le temps, qui ne sont pas plus dans le psychisme que dans la physique des catégories indépendantes. Elles permettent que celui-ci soit abordable par celui-là.
Notes
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[1]
S. Freud (1915), L’inconscient, ocf, vol. XIII, Paris, Puf, 1988, p. 226.
-
[2]
S. Freud (1895), « Esquisse d’une psychologie scientifique », dans Naissance de la psychanalyse, Paris, Puf, 1956, p. 307-396. Dans l’édition des ocf, le terme Entwurf est traduit par « projet » (Puf, 2006, p. 593-693).
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[3]
P. Denis, « La belle actualité », rfp, vol. lix, n° 4, 1995, p. 1045-1057.
-
[4]
P.-C. Racamier, Le génie des origines, Paris, Payot, 1992, p. 121-164.
-
[5]
S. Freud, L. Binswanger, Correspondance, lettre du 8 octobre 1936, Paris, Calmann-Lévy, 1995, p. 295-296.
-
[6]
J. Kristeva, « Le scandale du hors-temps », rfp, vol. lix, n° 4, 1995, p. 1029-1044.
-
[7]
A. Denis, « Le présent », rfp, vol. lix, n° 4, 1995, p. 1083-1091.
-
[8]
G. Pous, Thérapie corporelle des psychoses, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 120-133.
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[9]
G. Pankow, Structure familiale et psychose, Paris, Aubier Montaigne, 1977, p. 171-195.
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[10]
C. Chabert, « Les traversées », conférence prononcée à l’Association psychanalytique de France en décembre 1995.
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[11]
D. Ribas, « Notes brèves sur l’éternité », rfp, vol. lix, n° 4, 1995, p. 1115-1121.