Notes
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ndlr : Salomon Resnik, psychiatre et psychanalyste, formé en Argentine et à Londres avec M. Klein, D.W. Winnicott, H. Rosenfeld, W.R. Bion et E. Bick, membre de l’Ipa, exerce à Paris et à Venise, principalement avec des groupes et des institutions. Principales publications : La mise en scène du rêve (Payot, 1984), L’expérience psychotique (Césura, 1987), Personne et psychose (Éd. du Hublot, 1989), Le temps des glaciations. Voyage dans le monde de la folie (érès, 1999), Biographie de l’inconscient (Dunod, 2006), An Archeology of the Mind (Through Early Wounds, Scars and Aesthetic Impacts) (Silvy Edizione, Scurelle, TN, 2011).
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Note de la rédaction : José Luis Goyena avait été annoncé dans la programmation des intervenants de cette Journée scientifique « Bion ». Son ami et réputé collègue Salomon Resnik a généreusement accepté d’apporter sa propre contribution. Voir les articles de J.L. Goyena qui suivent dans ce numéro.
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Bion a donné une illustration vivante du climat dans son séminaire chez moi, cf. « Visibilité à travers un vitrail. Séminaire de Bion à Paris », dans S. Resnik, Biographie de l’inconscient, Paris, Dunod, 2006, p. 151.
1Je vais donc vous parler de Bion, mais je veux aussi rendre hommage à José Luis Goyena, notre ami récemment disparu [2].
2J’ai rencontré Bion au congrès international de psychanalyse à Genève en juillet 1955, où Ernest Jones a présenté le premier tome de sa biographie de Freud. Il y avait là Enrique Pichon-Rivière et le groupe argentin auquel j’appartenais : je venais d’être élu membre titulaire de l’ipa. Nous étions un certain nombre à nous intéresser à l’expérience groupale. À ce congrès, il y avait une table ronde avec Bion, Foulkes, un pionnier de la pensée groupale, avec qui il avait travaillé pendant la Seconde Guerre mondiale, et aussi Malcolm Pines, qui était déjà très connu pour ses travaux sur le groupe, ainsi que Lebovici et Anne Ancelin Schützenberger. Dans la table ronde sur les groupes, on a demandé à Bion pourquoi il avait abandonné le groupe, en effet, en 1955, il en avait déjà fini avec ses travaux commencés en 1943, à quoi il répondit : « Oui, je m’occupe maintenant de patients schizophrènes à l’individuel, que je conçois comme une personnalité-groupe, c’est-à-dire qu’il s’agit de patients qui ont une difficulté à être une personne, étant donné sa multiplicité pas toujours bien accordée. » En marge de ce colloque, les Argentins ont organisé une rencontre, dans la maison d’une amie, avec Bion, Melanie Klein, Rosenfeld, Mme Bick et Mlle Lustig, qui allait devenir une grande analyste en Argentine. Là, j’ai pu parler avec Herbert Rosenfeld, et j’ai eu envie de faire une analyse avec lui.
3En Argentine, j’avais un collègue, le docteur Usandivaras, qui m’a proposé d’organiser avec lui la première expérience de groupe avec les psychotiques chroniques à l’hôpital psychiatrique de Buenos Aires. Quelques mois plus tard, revient à Buenos Aires un Anglo-Argentin, Carlos Morgan, qui dans les années 1940 était allé à Londres suivre l’expérience de Bion et de tous les gens qui travaillaient avec lui à la Tavistock Clinic : Gosling, Turquet, Ezriel, entre autres. J’évoque C. Morgan, parce qu’en Argentine, j’avais déjà commencé à travailler avec le docteur Usandivaras autour des groupes de psychotiques. À son retour de Londres, j’ai mieux compris certaines notions de l’interprétation bionienne groupale.
4Donc, on demande encore à Bion pourquoi il a abandonné l’expérience du groupe, et il répond : « Dans les groupes, je n’interviens pas au niveau de chaque patient, mais je m’occupe de la personnalité du groupe. Pour continuer mon travail avec des psychotiques, j’ai considéré chacun d’eux comme une personnalité-groupe. » J’ai trouvé cette réponse très intéressante, voire utile, mais, pour moi, si on n’intégrait pas l’individu, se posaient toutes sortes de problèmes entre la multidimensionalité et la structure du groupe. Le groupe est avant tout une structure et le schizophrène n’est pas structuré ni intégré, il faut donc le considérer dans sa multidimensionnalité discordante en mouvement ou paralysée dans la catatonie. Moi, je travaillais avec des groupes de schizophrènes, et j’étais en contrôle avec Pichon-Rivière qui était mon maître, un grand analyste, un grand psychiatre qui était un peu mon maître à l’époque, On s’est donc posé le problème : à quel niveau intervenir ? En tenant compte de ce que Bion disait, je me suis demandé si on ne pouvait postuler que le schizophrène est à lui seul une multiplicité de structures parfois composée, parfois décomposée, alors que le groupe implique une Gestalt, une structure unique.
5Après ce congrès, j’ai décidé que cela ne suffisait pas d’être titulaire et que je voulais approfondir toutes ces notions. J’étais alors très impressionné par Melanie Klein, notamment grâce à ce que nous en avait rapporté en Argentine Emilio Rodrigué, l’Argentin qui m’a devancé à Londres ; Rodrigué était quelqu’un de très intéressant, il a été analysé par Paula Heimann et a fait des contrôles avec Melanie Klein.
6À son retour à Buenos Aires, il a organisé un séminaire – on était alors au début des années 1950 – où il parlait de l’analyse d’un petit enfant qui découvrait la notion d’espace dans le jeu, et pour lequel il avait fait un contrôle avec Melanie Klein. Donc moi, à Londres, je voulais surtout faire un contrôle sur des analyses d’enfants, parce que je m’occupais d’enfants qui étaient souvent autistes, mais on ne savait pas que c’étaient des autistes. J’ai décidé d’aller à Londres, mais n’ayant pas de travail là-bas, j’ai donc écrit une lettre à Melanie Klein en lui disant que j’arrivais.
7Là, je veux vous parler de quelque chose qui touche à la perception paranormale. Je pensais commencer à dire à mes patients qu’un an plus tard, je quitterai Buenos Aires pour me rendre à Londres. On était alors en 1956. C’est alors qu’une de mes patientes, qui présentait un syndrome de Cotard sur lequel j’avais fait mon premier travail de thèse, a commencé à rêver que je jouais avec elle dans une pièce comme si elle était un petit enfant, que je parlais en anglais et que la pièce disparaissait. C’était avant que je lui dise quoi que ce soit au sujet de mon départ. Comment expliquer cette prémonition ? Ce n’est pas toujours utile de tout explorer, évidemment, mais il y a des choses que vous n’arrivez pas à comprendre. Dans la psychose, il faut sortir des explications pour aller à la recherche de ce que l’on ne connaît pas.
8J’ai donc quitté définitivement Buenos Aires en 1957, et j’ai pensé aller à Paris, simplement parce que je voulais être à Paris, et que je n’avais pas encore de poste de psychiatre ou d’analyste à Londres. Pendant cette année à Paris, je voulais connaître la psychanalyse française et travailler sur la question du lien. Et j’ai travaillé comme psychiatre à titre étranger, aux admissions du service du professeur Daumézon. C’était le grand sémiologue de la psychiatrie française, et j’ai bien aimé ce que je faisais dans son service.
9Qu’est-ce que je faisais ? Des expériences avec les psychotiques en groupe. Un jour, arrive un professeur anglais spécialisé en épidémiologie et en psychiatrie, le professeur Morris Carstairs, qui demande au professeur Daumézon si quelqu’un faisait des recherches psychanalytiques sur la schizophrénie à l’hôpital. Il lui dit : « Oui, il y a un Argentin, qui parle très mal français. »
10Chaque jour, aux admissions, je voyais tous les patients qui étaient admis en groupe, et en même temps, ces patients étaient vus par un des psychiatres dans un contexte individuel. Et on faisait la comparaison de ce que ça donnait au niveau individuel et au niveau du travail groupal. C’était très intéressant. Ce psychiatre anglais a donc demandé à me rencontrer et a été très impressionné par cette expérience. Il m’a dit : « Vous devez venir à Londres, je vous attendais ! » Je lui réponds : « Je n’ai pas de job. » Il me répond : « Je rentre à Londres et dans quinze jours, vous aurez un job ! » Et en quinze jours, j’ai eu non pas un, mais deux jobs !
11Je travaillais dans une communauté thérapeutique dans le Surrey, que j’ai choisie, où je m’occupais de jeunes adultes en groupe. Il s’agissait d’une communauté thérapeutique de 70 patients des deux sexes. Je les voyais en groupes de dix, deux fois par semaine. Après un an, j’ai dû quitter le Netherne Hospital et j’ai trouvé un poste de senior au Cassel Hospital dont le directeur était le docteur Thomas Main, qui a utilisé pour la première fois le terme de « therapic community ».
12Quand j’étais encore à Paris, et après que j’ai trouvé un poste à Londres, j’avais demandé un rendez-vous à Melanie Klein et je m’étais rendu à Londres deux jours pour la rencontrer. À ce propos, une petite anecdote : on est en 1957, je viens d’arriver à Londres, il y a du brouillard, le fameux fog londonien. J’ai rendez-vous avec Melanie, je me perds, c’est la nuit, je ne vois rien. Or j’étais tout près de chez elle. Soudain, je vois une femme qui sort d’une voiture : je lui montre le papier avec les instructions que j’avais dans ma poche, et elle me dit : « Qu’allez-vous faire chez Melanie Klein ? » Devinez qui était cette dame … Anna Freud ! Qui, par la suite, a d’ailleurs été charmante avec moi, mais ne m’a pas admise à son séminaire, car j’étais trop marqué kleinien.
13Revenons à Bion. À l’époque, il n’était pas encore la personnalité majeure qu’il est devenu. C’était quelqu’un de très timide et fermé : j’avais donc davantage de contacts avec Melanie Klein, et aussi Mme Bick. Je suis allée voir M. Klein pour un contrôle, et Rosenfeld pour une analyse.
14Melanie Klein, elle, était très communicative, pas du tout le personnage que l’on imagine à travers ses écrits et sa biographie. Ainsi, elle a tout de suite appelé Rosenfeld par téléphone en lui disant que j’arrivais et que j’aimerais bien avoir un entretien avec lui. Et elle m’a demandé : « Qu’est-ce qui vous intéresse en psychanalyse ? » Je lui ai répondu : « D’abord, ma santé personnelle, et aussi le problème de la psychose et de la groupalité. » « Mais comment peut-on s’intéresser au groupe ? », m’a-t-elle répondu. Et moi : « Je crois que votre théorie du monde interne est une théorie groupale, sociale, où il y a plein de choses qui se passent, entre le personnage, qui est appelé objet, et le monde environnant. » Melanie n’aimait pas du tout le terme objet, et elle n’était pas du tout d’accord avec les théories groupales de Bion, qui avait commencé son analyse avec elle en 1945 : elle l’a probablement dégoûté ou du moins détourné du groupe.
15Elle a poursuivi en me disant : « Cette fois-ci, si vous faites une bonne analyse, vous verrez » – sous-entendu « vous abandonnerez vos idées sur le groupe ».
16J’avais déjà fait quatre tranches d’analyse en Argentine, mais pour elle et tous les kleiniens, tout ce qui n’était pas une analyse kleinienne ne comptait pas. Mais comme j’étais en charge de la communauté thérapeutique au Netherne Hospital, j’avais besoin d’utiliser l’expérience de groupe que j’ai déjà mentionnée. Un des groupes de ma communauté de Netherne ne voulait rien savoir de moi comme directeur de groupe, et voulait faire l’expérience indépendamment !
17À l’époque, je faisais beaucoup de choses, notamment de la socio-anthropologie. Je m’intéressais beaucoup à Malinovski et j’assistais au séminaire de Raymond Firth, le disciple favori de Malinowski, à la London School of Economics … J’ai présenté l’histoire de cette communauté thérapeutique et mes difficultés avec un des sous-groupes, celui qui voulait rester autonome. Je ne sais pas si Firth avait été analysé, mais il m’a dit quelque chose qui m’a beaucoup aidé : « Quels sont les patients qui veulent s’analyser seuls ? Les patients avec un délire mystique ! » C’était évident, car les mystiques ne veulent pas parler avec vous, un simple être humain. Ils ont besoin de parler avec quelqu’un de leur niveau ! Au moins Dieu !
18En 1958, j’étais donc en analyse avec Rosenfeld, cinq fois par semaine, et j’ai commencé à assister au séminaire que Bion présentait à l’Institut britannique de psychanalyse, et je l’ai suivi pendant dix ans, jusqu’à ce qu’il parte pour la Californie. C’était passionnant, on était un petit groupe d’une quinzaine de personnes et l’atmosphère était très agréable, ouverte et stimulante. Car Bion avait des idées très stimulantes : de même que Winnicott n’avait pas besoin de faire du Winnicott, Bion n’avait pas besoin de faire du Bion. En fait, c’est Rosenfeld, mon analyste, qui m’a suggéré d’aller voir Bion : « Avec vos idées sur la psychose, il faut quand même vous rapprocher de Bion. »
19Je me demandais si Bion allait m’accepter, mais Rosenfeld m’a rassuré. Et donc j’y suis allé, il était très gentil. Il faut dire que l’image de Bion dans les séminaires pouvait paraître un peu difficile : il ne donnait pas de réponse, quand on lui posait une question, il disait toujours : « La réponse est le mal de la question. » Green a établi que ce n’était pas une phrase de Bion mais de Blanchot ; peu importe.
20J’ai donc fait avec Bion un contrôle hebdomadaire pendant trois ans, sur deux cas de schizophrénie. Il avait déjà commencé à élaborer sa « Théorie sur la pensée », qu’il a présentée la première fois en 1961, dans un congrès à Edinburgh, puis reprise dans Réflexion faite, que je vous recommande vraiment. D’ailleurs, c’est là que j’ai connu Fairbairn, très modeste et timide : j’admirais beaucoup ses idées sur la schizoïdie, qui ont influencé les travaux de Melanie Klein. Ce que Bion développait là sur la pensée était très intéressant, mais très systématique, à mon avis. Si on applique sa tendance à la classification de façon trop systématique, on perd le vécu du patient. Par exemple, si on dit : « Le patient a une expérience alpha ou bêta », c’est trop condensé, voire déshumanisé. Lui-même ne l’utilisait pas avec ses patients dans la séance, c’était un outil pour réfléchir et conceptualiser après coup. Sa théorie était assez philosophique, mais moi aussi, maintenant, je suis devenu philosophe, puisqu’on m’a décerné en Italie, en 2012, le titre de docteur Honoris Causa en philosophie !
21Pour Bion et moi, le délire est aussi une sorte de philosophie. Ce n’est pas tout à fait nouveau, Pinel, par exemple, qui a fait une révolution psychiatrique, avant et après la Révolution française, était déjà inspiré par l’esprit encyclopédique, en particulier Destut de Tracy, un idéologue. Pinel parlait avec ses patients, et pensait comme moi que le délire est un système d’idées, ce que l’on appelle en psychiatrie « délire », systématisé ou non, est une sorte de philosophie pas tout à fait bien organisée.
22Quand Bion est parti en Californie, à Los Angeles, en 1968, je me trouvais encore à Londres, et je me suis retrouvé sans interlocuteur : le groupe kleinien était devenu trop religieux, comme l’a dit Winnicott. Même si je respecte la religion, j’avais perdu mon interlocuteur, Bion. Cela explique mon départ pour Paris. Je me suis dit que j’allais retrouver là des amis psychiatres et artistes avec lesquels j’avais étudié en 1957, surtout des amis peintres.
23C’est à cette occasion que j’ai connu José Luis Goyena, par l’intermédiaire d’un écrivain argentin, assez connu, Bernardo Kordon, qui m’a dit : « Il y a un autre Argentin qui s’intéresse à la psychanalyse, il voudrait bien te connaître. » J’étais content de faire sa connaissance et d’entretenir des conversations sur différents sujets. Lui-même, en plus de la psychanalyse, avait une vaste culture en sociologie et en philosophie. J’étais venu à Paris pour trouver des interlocuteurs dans d’autres grandes disciplines, et c’est là que j’ai commencé à écrire et à exprimer mes idées sur la clinique psychanalytique de la psychose et des groupes. J’ai publié mon premier ouvrage, Personne et psychose. C’est aussi là que j’ai commencé à tenir un séminaire et des groupes dans mon studio, où venaient des gens. Puis j’ai travaillé à Lyon, j’étais maître de conférences en psychiatrie avec le professeur Guyotat.
24Un jour, en 1978, j’apprends que Bion passe ses vacances en Dordogne. J’étais aussi consultant d’une communauté thérapeutique privée, dirigée par le docteur Appeau et c’est lui qui est allé de ma part voir Bion en Dordogne pour lui demander de faire un séminaire, d’abord à Lyon, chez lui et à l’université, et ensuite, sur mon invitation, à Paris.
25Ce séminaire à Paris fut l’un des derniers, très important, même les Californiens s’y intéressaient beaucoup, parmi lesquels certains de ses analysants, comme Grotstein et Ogden. Il y avait aussi les Goyena : Angela qui traduisait, José Luis et d’autres qui y ont collaboré.
26À l’époque, Bion n’était plus trop centré sur la théorie de la pensée, mais plutôt sur la science des perceptions, et l’expérience esthétique : discours des sens, donc la manière de percevoir et d’être perçu par les patients. Pour en revenir à mes chers idéologues, j’étais inspiré par Pinel – déjà le titre de son livre, Traité médico-philosophique sur les aliénés, est indicatif – et Condillac, auteur d’un traité très important sur l’expérience senso-perceptive.
27Pour en revenir à Bion, il se montrait très spontané et humain. Je me sentais très libre avec lui. Pour Bion, en contrôle, on n’a pas le droit de donner une opinion sur le thérapeute qui présente ou sur la famille du patient, parce qu’on n’est pas témoin. Le grand champ du travail analytique est le transfert, parce que c’est là que patient et analyste sont témoins de la même expérience. La chose importante du transfert, c’est que le patient et l’analyste participent à la même expérience intime et unique : l’analyste ne peut donc parler et travailler que sur lui dans cette expérience.
28Quand, par exemple, le patient parle de sa famille, on recueille un témoignage sur sa famille interne, étant donné qu’on ne connaît pas sa famille réelle. Même si on se trompe, ce n’est pas grave. Ce qui est grave, c’est d’utiliser, d’expliquer ou de donner une interprétation qu’on a lue quelque part, ou qu’un contrôleur a suggérée. Cela touche au problème de l’identité de l’analyste, et de l’identité du patient, et surtout, au climat [3] que l’on est capable de créer entre les deux.
29Même entre nous ici, le climat a changé. Quand je suis arrivé tout à l’heure dans l’amphi, il y avait déjà un climat convivial, « colloquial » dirais-je, et cela m’a plu. Et depuis que je parle, moi aussi, j’ajoute quelque chose à cette ambiance, à ce climat de groupe. Un séminaire est constitué de tous les gens qui en font partie, et il y a aussi un climat. Lors du séminaire qu’il a donné chez moi à Paris, Bion a donné une illustration de cette histoire de climat. C’était une après-midi assez ensoleillée, il y avait un rayon de lumière qui traversait la fenêtre. Et il parlait d’un poème de Heredia, et d’un rayon de lumière qui passe au travers d’un vitrail de toutes les couleurs. C’est comme si entre l’un et l’autre, il y a une atmosphère qui se crée et qui devient indispensable au niveau de l’expérience esthétique. Ce rayon de lumière qui se modifie, c’est le rayon du passé et du présent qui regarde l’avenir.
30Moi-même j’ai vécu une expérience presque onirique de ce séminaire. Comme Van Gogh quand il regardait le paysage : il fermait les yeux, mais pas tout à fait, pour en saisir l’essence.
31Et donc, pour moi, l’expérience du séminaire de Bion, c’est ce rayon de lumière qui passait à travers la fenêtre, et la poussière qui dansait. J’ai pu faire le lien entre cette poussière qui dansait, le poème d’Heredia et la démarche de ce séminaire dans lequel, à un moment donné, arrive le discours sur l’inconscient.
32Dans la première version de ce séminaire, on enregistrait tout ce que Bion disait. Mais moi qui étais l’animateur, j’étais loin de celui qui enregistrait, et on n’entendait pas bien ce que je disais ; plus tard, j’ai tout reconstruit de mémoire, et on en trouve des passages dans mon livre Biographie de l’inconscient.
33À un moment donné, j’ai demandé à Bion : « Qu’est-ce que c’est que l’inconscient pour vous ? » Et j’ai poursuivi : « J’ai parfois l’impression que chez Freud l’inconscient est trop abstrait, pas assez associé à l’idée concrète du corps et de la relation avec autrui. » Et Bion m’a répondu : « L’inconscient est réel, comme un arbre avec ses racines. » Ou peut-être a-t-il dit : « L’inconscient, c’est les racines de l’arbre. » Je ne sais plus s’il a dit ça, quoi qu’il en soit, je dirais plutôt que l’arbre, c’est le corps vécu, et l’inconscient, c’est la sève qui nourrit tout, et je vous dirai pourquoi je pense ça.
34Un jour, en bas de mon studio au 20, rue Bonaparte, je vois une plaque où est écrit : « Ici est né et a habité le grand peintre Edouard Manet. » Et je me suis demandé depuis quand il y avait cette plaque. Vraisemblablement depuis longtemps. C’était quand même un voisin important et je n’avais rien vu ! Pourquoi ? La prise de conscience de la conscience est un dévoilement. La plaque sur Manet était là depuis toujours : mais pourquoi n’avais-je pas vu ce qui était évident ? C’est cela que j’appelle la visibilité de l’inconscient, ce qui est en face de nous et qu’on ne voit pas, jusqu’à ce que la bonne interprétation nous dévoile une telle réalité.
35Cela renvoie à une notion phénoménologique : après s’être intéressé à la philosophie, Bion a eu comme Winnicott une intuition des phénomènes analytiques du transfert. Il s’intéressait aux phénomènes de la rencontre, et il se comparait à la lumière du jour, qui vous fait voir et dévoile ce que vous ne voyez pas et qui est là.
36Pour terminer cette évocation de Bion et cet hommage à José Luis Goyena, je dirai que malgré les rivalités et l’envie chez les analystes, il y a aussi de l’amour. C’est ce que je travaille maintenant, l’amour et l’envie. Melanie Klein a dit : « Il n’y a pas d’envie sans admiration. » Donc, José Luis a parfois été victime de l’envie, mais il a su transmettre son amour, comme dans son introduction au grand philosophe Ortega y Gasset.
37Avant de disparaître, il a fait une belle émission sur le tango à France Culture. C’est là-dessus que je terminerai.
38L’amour …
Mots-clés éditeurs : théorie de la pensée, expérience sensorielle et esthétique, psychose, Bion, Melanie Klein, Rosenfeld
Date de mise en ligne : 18/03/2014
https://doi.org/10.3917/cohe.216.0069Notes
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ndlr : Salomon Resnik, psychiatre et psychanalyste, formé en Argentine et à Londres avec M. Klein, D.W. Winnicott, H. Rosenfeld, W.R. Bion et E. Bick, membre de l’Ipa, exerce à Paris et à Venise, principalement avec des groupes et des institutions. Principales publications : La mise en scène du rêve (Payot, 1984), L’expérience psychotique (Césura, 1987), Personne et psychose (Éd. du Hublot, 1989), Le temps des glaciations. Voyage dans le monde de la folie (érès, 1999), Biographie de l’inconscient (Dunod, 2006), An Archeology of the Mind (Through Early Wounds, Scars and Aesthetic Impacts) (Silvy Edizione, Scurelle, TN, 2011).
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Note de la rédaction : José Luis Goyena avait été annoncé dans la programmation des intervenants de cette Journée scientifique « Bion ». Son ami et réputé collègue Salomon Resnik a généreusement accepté d’apporter sa propre contribution. Voir les articles de J.L. Goyena qui suivent dans ce numéro.
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Bion a donné une illustration vivante du climat dans son séminaire chez moi, cf. « Visibilité à travers un vitrail. Séminaire de Bion à Paris », dans S. Resnik, Biographie de l’inconscient, Paris, Dunod, 2006, p. 151.