Couverture de COHE_216

Article de revue

Bion et la guerre

Pages 51 à 61

Notes

  • [1]
    W.R. Bion, The Long Week-End (1897-1919), Part of a Life, Karnac Books, (1982) London/New York, p. 265. Les traductions à partir des éditions citées en langue anglaise sont de l’auteur.
  • [2]
    C. Delbo, Auschwitz et après. Mesure de nos jours, Paris, Éd. de Minuit, 1971, p. 66.
  • [3]
    W.R. Bion, Réflexion faite (1967), Paris, Puf, 1983, p. 6.
  • [4]
    W. Benjamin, Images de pensée (1974), Paris, Christian Bourgois, 1998, p. 182.
  • [5]
    W.R. Bion, Mémoires de guerre (1997), Larmor-Plage, Éd. du Hublot, 1999, p. 219.
  • [6]
    J. Paulhan, Les fleurs de Tarbes (1941) Paris, Gallimard, 1973, p. 23.
  • [7]
    W.R. Bion, Mémoires de guerre, op. cit., p. 165.
  • [8]
    Ibid., p. 168 et 129.
  • [9]
    R.J. Lifton, Death in Life. Survivors of Hiroshima, New York, Random House, 1967.
  • [10]
    W.R. Bion, Mémoires de guerre, op. cit., p. 131.
  • [11]
    Ibid., p. 81.
  • [12]
    C. Trévisan, Les fables du deuil, La grande guerre : mort et écriture, Paris, Puf, 2001, p. 4 et suiv.
  • [13]
    Cité dans ibid., p. 119.
  • [14]
    Ibid., p. 134.
  • [15]
    W.R. Bion, The Long Week-End, op. cit., p. 347.
  • [16]
    W.R. Bion, Cogitations (1992), Paris, In Press, 2005, p. 123.
  • [17]
    P. Levi, Si c’est un homme (1958), Paris, Julliard, 1988, p. 64.
  • [18]
    W.R. Bion, Mémoires de guerre, op. cit., p. 105.
  • [19]
    Ibid., p. 219.
  • [20]
    Ibid., p. 262-263.
  • [21]
    W.R.Bion, The Long Week-End, op. cit., p. 294.
  • [22]
    S. Tomkiewcz, L’adolescence volée, Paris, Calmann-Lévy, 1999.
  • [23]
    W.R. Bion, Mémoires de guerre, op. cit., p. 261.
  • [24]
    W.R. Bion, Aux sources de l’expérience (1962), Paris, Puf, 1979, p. 32.
  • [25]
    W.R. Bion, Mémoires de guerre, op. cit., p. 105.
  • [26]
    W.R. Bion, Aux sources de l’expérience, op. cit., p. 26.
  • [27]
    W.R. Bion, Bion à la Tavistock (2005), Paris, Ithaque, 2010, p. 138.
  • [28]
    W.R. Bion, Recherches sur les petits groupes (1961), Paris, Puf, 1965, p. 4.
  • [29]
    Ibid.
  • [30]
    W.R. Bion, Un mémoire du temps à venir, L’Aurore de l’oubli (1979), tome 3, Larmor-Plage, Éd. du Hublot, 2010.

1« Je suis mort le 8 août 1918 », écrit Bion à la fin du livre The Long Week-End, premier tome de son autobiographie, paru en 1982, trois ans après sa mort [1]. En lisant cette phrase, je me suis souvenue de ce qu’écrivait Charlotte Delbo, résistante déportée, dans un de ses ouvrages : « Je suis morte à Auschwitz et personne ne le voit [2]. »

2J’ai alors pensé : Bion était-il lui aussi un survivant ? Et si toutes ces théorisations sophistiquées n’étaient qu’une tentative de surmonter l’expérience cruciale qu’a constituée pour lui la guerre de 1914-1918 ? Bien sûr, vous allez penser que j’exagère en tirant une œuvre aussi complexe du côté du seul traumatisme, et ce n’est donc pas ce que je ferai ici. Cependant, le fait que d’autres que moi, parmi lesquels François Lévy, ont considéré cette partie de la vie de Bion comme un point nodal de son trajet d’homme et de penseur, m’a confortée dans ma tentative d’aller voir plus avant comment son expérience de soldat a influencé sa pensée, et comment on peut trouver dans ses écrits sur la guerre le germe de ce qu’il théorisera plus tard, notamment, la fonction alpha, sa conception du rêve, l’idée de contenant, les angoisses psychotiques et, bien sûr, ses développements sur la groupalité.

3Wilfred R. Bion a participé aux deux grandes guerres mondiales ; pendant la première, il a combattu en tant que jeune officier, pendant la seconde, il était psychiatre militaire. Expériences différentes, donc, tant par les fonctions occupées que par l’âge qu’avait Bion à ces deux moments de sa vie. Ses écrits sur la Grande Guerre sont de nature autobiographique, alors que ceux qui concernent son activité de psychiatre militaire pendant le conflit de 1939-1945 sont des textes professionnels et théoriques.

4Le jeune Bion vient tout juste d’entamer ses études supérieures quand il se voit refuser l’incorporation par les autorités militaires. On est en 1916, et la guerre dure déjà depuis deux ans ; grâce à l’intervention d’un ami de son père, il parvient à se faire engager comme sous-lieutenant. Après avoir fait ses classes, il se retrouve dans les blindés, au cœur de ce que l’on appelle la bataille des Flandres. Ses écrits sur la guerre de 1914-1918 se présentent sous la forme de deux longs textes autobiographiques, Mémoires de guerre (War Memoirs) et The Long Week-End, dont les dates de publication ne coïncident pas avec les dates d’écriture.

5Mémoires de guerre est un journal rédigé au retour, à l’attention de ses parents, à qui Bion n’est pas parvenu à écrire quand il était au front. Égaré, puis reconstitué de mémoire, ce texte se compose de trois parties :

  • la première, le journal proprement dit, détaille sur deux cents pages le quotidien de la guerre entre 1916 et 1918 ;
  • la seconde partie, qui ne compte que quelques pages, intitulée « Commentaires », se présente sous la forme d’un dialogue entre le jeune Bion, auteur du Journal, et le Bion lecteur de celui-ci, quarante ans plus tard ;
  • la troisième, intitulée « Amiens », est un texte d’une centaine de pages, où Bion parle de lui à la troisième personne, adoptant le point de vue d’un narrateur extérieur. Demeuré inachevé, ce texte a été rédigé vers 1960, après un voyage en couple sur les lieux des combats. Selon Francesca, sa seconde épouse, ce voyage a ravivé chez Bion de pénibles souvenirs et le besoin de se pencher à nouveau sur cet épisode marquant d’août 1918, quelques mois avant la fin de la guerre.

6La première partie des Mémoires de guerre a tout du rapport avec photos, plans et force détails techniques sur les opérations, ce qui en rend parfois la lecture fastidieuse. Cependant, malgré une certaine immaturité et des maladresses de style, on reconnaît là les prémices d’une écriture particulière, souvent difficile, et son mélange unique d’émotion, de précision et de capacité à se penser en train de penser. Ce rapport très documenté tient aussi du témoignage personnel, avec des notations de l’auteur sur son état d’esprit et les pensées qui le traversent. Car, pour Bion, « la mémoire n’est pas autre chose que la communication illustrée d’une expérience émotionnelle [3] », phrase qui fait écho à ce qu’écrira plus tard Walter Benjamin, pour qui le souvenir véritable ne se réduit pas aux trouvailles ou retrouvailles mémorielles, mais doit aussi donner une « image de celui qui se souvient [4] ». C’est donc d’abord sur sa faculté de convoquer les fortes impressions sensorielles gravées dans son esprit et son corps que s’appuie la prodigieuse mémoire dont Bion fait preuve dans ses récits. Parlant de cette mémoire du corps, Bion dit, dans « Commentaires » : « Je ne m’en souviens pas, mais mes boyaux, eux, s’en souviennent. J’avais peur et je continue d’avoir peur [5]. »

7J’ai indiqué que Bion n’était pas parvenu à écrire à ses parents lorsqu’il était au front. Ceci n’est pas sans rappeler un chapitre des Fleurs de Tarbes de Jean Paulhan, chapitre intitulé « L’homme muet » : l’auteur décrit ce qu’il nomme « le silence du permissionnaire », soit le fait que les poilus, de retour chez eux, en permission, demeuraient muets, « comme si chaque homme se trouvait mystérieusement atteint d’un mal du langage [6] ». Cette difficulté à communiquer, on la trouve dans l’épisode où Bion, en permission à Londres, rencontre sa mère à qui il ne trouve rien à dire. Devenu étranger au monde de l’arrière, il éprouve le besoin urgent de regagner le front, pour retrouver ses camarades, en dépit de la peur et des conditions terribles – « le contraste entre le Londres du temps de guerre et de “là-bas” était trop grand » écrit-il, ajoutant que « ce spectacle londonien était un cauchemar », « la France aussi était un cauchemar » mais qui, en comparaison, lui semblait sain [7].

8Procédant par réécritures successives, comme il le fera d’ailleurs pour ses écrits théoriques, Bion nous permet de suivre les étapes d’un processus qu’il théorisera plus tard, jusqu’à en faire un des pivots de sa théorie : la nécessité d’élaborer sans cesse qui est au cœur du travail de pensée, nécessité imposée à la psychè par la rencontre avec des signifiants bruts en attente de transformation, qui deviendra la fonction alpha. Mais aussi, en même temps, le besoin de fuir le travail de pensée, en se réfugiant dans la régression voire l’hallucination, face à une attaque massive de la psychè, comme il s’en produit lors d’événements qui débordent les capacités psychiques du sujet, psychose ou traumatismes.

9Tel Fabrice del Dongo à la bataille de Waterloo, le jeune Bion se trouve brutalement plongé dans l’univers de non-sens et de chaos que constitue toute guerre : avec une acuité remarquable pour celui qui n’est pas encore spécialiste du psychisme, il décrit et analyse les moments où il se sent, comme ses camarades, proche de la psychose. « Étions-nous tous devenus fous ? », écrit-il, dès le premier Noël au front, fin 1917. Le mélange d’hébétude, de fatigue et de peur qui fait l’ordinaire du soldat l’amène à se poser la question de la santé mentale et des mécanismes qui permettent au combattant de rester psychiquement en vie.

10À plusieurs reprises, il évoque avec une grande précision l’insensibilité et la torpeur qui le gagnent, la paralysie de son cerveau et la « douleur quasi physique et engourdissante [8] » qu’il ressent, autant de notations qui évoquent le phénomène de gel psychique décrit plus tard par Robert Jay Lifton à propos des survivants d’Hiroshima [9]. En même temps, il parle du mélange de lucidité extrême qui caractérise les situations de danger, quand il se voit accomplir des choses périlleuses, voire folles, étant devenu indifférent à l’idée de se faire tuer. Le passage où il décrit l’hallucination qui le saisit après une journée particulièrement éprouvante n’est pas sans rappeler les écrits de Ferenczi sur le traumatisme : évidemment, Bion ne les connaissait pas encore, et c’est par sa seule intuition et sa remarquable capacité d’autoréflexion qu’il parvient aux mêmes constatations que lui, sur la nécessité du clivage, de la dépersonnalisation et de l’abandon de soi comme réponses adaptées à une situation insupportable qui menace de faire imploser le psychisme (autodéchirure). Voyez plutôt :

11

« On ne peut décrire la tension nerveuse qui nous agitait alors. Nous marchions lentement devant les chars et attendions les obus. La tension avait un curieux effet : toute cette angoisse était de trop, je me sentais comme un enfant qui a passé sa journée à pleurer et veut que sa mère vienne le border. J’éprouvais un curieux réconfort à m’allonger sur le talus au bord de la route – c’était comme si je reposais calmement dans les bras de quelqu’un [10]. »

12On voit ici comment l’hallucination fugace qui opère via l’exacerbation de la sensorialité est une défense adaptée dans un environnement psychotique, ce que Bion théorisera plus tard comme la fonction curative et créatrice de l’hallucinose.

13Certes, la guerre n’est pas la première épreuve du jeune Bion, qui a déjà connu la séparation d’avec le monde de son enfance quand, à 8 ans il quitte l’Inde où il est né pour poursuivre sa scolarité en Angleterre, où il se retrouve dépaysé et isolé. Le titre du premier tome de son autobiographie, The Long Week-End, est une référence aux interminables et lugubres fins de semaine qu’il passait seul, alors que ses camarades d’internat retrouvaient leurs familles. Nul doute que ces manques précoces ont marqué son psychisme, créant en lui une sensibilité particulière aux problématiques d’abandon et de solitude que son expérience militaire va éclairer d’une lumière violente.

14Tous les survivants, qu’ils soient soldats ou rescapés de génocides, évoquent leur sentiment d’avoir été abandonnés. Selon les circonstances, l’abandon peut prendre des formes diverses : abandon du reste de l’humanité pour les Juifs raflés devant leurs voisins indifférents, ou les Tutsi livrés au massacre par ceux-là mêmes qui devaient les protéger ; pour les soldats, abandon par la mère patrie qui les a envoyés se battre, abandon par les chefs censés prendre soin d’eux ; et pour tous, abandon au retour par la société désireuse d’oublier, qui les considère comme des importuns, et leur intime de se taire pour ne pas troubler la paix retrouvée. Tous les survivants évoquent cette blessure supplémentaire infligée par l’indifférence d’un environnement dont ils attendaient empathie et soutien.

15On trouve tout cela chez Bion quand il décrit sa déception devant l’égoïsme, l’indifférence et l’incompétence des officiers qui se soucient surtout de leur carrière et de leur confort, en savourant leur porto et en voyageant dans des wagons de première. Grande est sa colère contre l’establishment, qui envoie des jeunes inexpérimentés se faire tuer au nom d’un idéal dont ils découvrent rapidement l’inanité.

16

« Une équipe d’officiers incompétents [et] un pays qui ne se rendait compte de rien, tel semblait être notre soutien [11]. »

17Ses écrits ultérieurs sur l’arrogance et le mensonge ont sans doute été nourris par ce qu’il a découvert à la guerre des mensonges d’État, des mots d’ordre trompeurs, et des clichés patriotiques destinés à masquer le réel de l’horreur. Dans son remarquable ouvrage sur la guerre de 1914-1918, intitulé Les fables du deuil, Carine Trévisan analyse les clichés et les mots d’ordre patriotiques, forgés, écrit-elle, pour empêcher toute réflexion indépendante et toute expression de chagrin ou de deuil qui aurait mis en danger la vaste entreprise de la guerre. Pendant et après la guerre, on assiste à l’émergence d’un discours collectif unifiant qui, selon l’auteure, « règlemente et assigne des formes spécifiques et des limites temporelles aux manifestations de la douleur [12] ». Dans ces discours, la réalité de la guerre est toujours édulcorée et les corps mutilés, la boue, l’horreur des gaz et des obus, sont camouflés derrière des hommages, des rubans et des médailles.

18Ainsi Roland Dorgelès peut-il écrire : « Hier, on a amené le corps broyé d’un soldat ; demain repartira un héros de légende [13]. »

19Dans ses écrits, Bion est aux antipodes de cette vision sacralisée : ses descriptions du champ de bataille, de la boue, de la puanteur des gaz et des corps en décomposition contrastent fort avec la rhétorique enflammée, voire mystique, d’usage, comme celle d’un Teilhard de Chardin, cité par C. Trévisan. Dans ses Écrits du temps de la guerre, celui-ci se dit ensorcelé par le front et la guerre, dans laquelle il voit une expérience spirituelle d’une intensité telle qu’après elle tout perd de sa saveur. Tandis que Bion décrit son bataillon comme « ahuri » « bestial » et « sans espoir », Teilhard de Chardin s’extasie sur la bataille des Flandres, et nous rapporte son émerveillement devant la plaine d’Ypres. Quel contraste avec ce qu’en écrit Bion ! Pour lui, Ypres, cette ville entièrement détruite par les gaz et les bombardements, est un tas de ruines fantomatiques que rien ne peut transfigurer, où la peur, le froid, et l’odeur nauséabonde des gaz ne laissent place à aucune vision mystique. Seuls règnent l’absurde de la guerre et l’arbitraire de la survie, qui emplit le survivant d’une culpabilité taraudante envers les camarades de combat qui n’ont pas eu cette chance.

20C’est encore C. Trévisan qui écrit : « Effet ni d’une élection, ni d’un mérite, ni même d’un talent pour la survie [14] », quand chaque soldat se livre à cette arithmétique macabre, qui lui fait craindre la mort promise à chacun. Comme en écho à ces mots, Bion, persuadé que c’est bientôt son tour, écrit dans The Long Week-End :

21

« Sooner or later, my parents would be bound to have the telegram announcing my death. The war had only to go on long enough. Already, I had exhausted my quota of chances of survival [15]. » (Tôt ou tard, mes parents allaient sûrement recevoir le télégramme annonçant ma mort. La guerre n’avait qu’à se poursuivre assez longtemps. J’avais déjà épuisé mon quota de chances de survie.)

22On découvre là un Bion quasi contestataire, qui refuse de se laisser embrigader par les clichés lénifiants exaltant une bravoure qu’il ne ressent pas. Pour lui, quand le langage devient cliché, il fait obstacle à la pensée, et prive le sujet de la confiance nécessaire à l’expression et au partage d’affects terrifiants. Exigence de vérité et besoin d’un autre, véritables leitmotive de son œuvre future : besoin d’un autre pour digérer les terreurs sans nom auxquels l’humain doit faire face dès sa naissance, terreurs dont la guerre est une grande pourvoyeuse ; mais aussi besoin de vérité, ingrédient nécessaire à la survie et à la croissance psychiques, écrit-il dans Cogitations, dont l’écriture est contemporaine de la troisième partie des Mémoires de guerre[16].

23Le soldat est en proie à la détresse, comme l’est le nourrisson entièrement dépendant de l’environnement. Dans Si c’est un homme, Primo Levi nomme explicitement la détresse du nourrisson dans laquelle est plongé le déporté [17]. Ce vécu de détresse, Bion l’exprime à maintes reprises, notamment quand il écrit :

24

« Je me retrouvai bientôt quasi désespéré […] je me surpris à souhaiter d’être tué, car au moins, alors, je me serais débarrassé de cette intolérable détresse […]. Les mots me manquent maintenant pour vous parler de notre vie [18]. »

25Quand l’angoisse est trop forte, la psychè est menacée d’effondrement. La peur au combat, les conditions matérielles inhumaines, et l’ignorance dans laquelle les soldats se trouvent, tout concourt à recréer ce sentiment de détresse envahissante, et le besoin urgent d’un autre pour contenir ce que le sujet ne peut contenir seul. D’où le rôle crucial des camarades de combat, que Bion ne cesse de souligner, constatations qui inspireront ses écrits de psychiatrie militaire et ses théories sur le groupe. Au fil des pages, nous apprenons à mieux connaître chacun de ces hommes : Quainton le Quaker, O’Toole le major irlandais, ou Asser, le camarade de tank, qui sont autant de figures d’étayage, alternativement protectrices et à protéger. La fraternité des armes, l’esprit de corps qui soude ces hommes est si important que lorsque l’un d’eux est tué, c’est tout le bataillon qui est atteint. Chacun d’eux constitue un contenant pour l’autre, et ce contenant se fissure quand l’un d’eux disparaît. C’est ainsi que Bion vivra très difficilement l’effondrement psychique de Quainton, qu’il admirait beaucoup, et la mort d’Asser, toutes choses qui le renvoient à sa crainte de devenir fou ou d’être tué.

26Mais aussi à sa culpabilité.

27

« Je ne me suis jamais remis d’avoir survécu à la bataille d’Amiens »,

28confie le jeune Bion au Bion âgé, dans le dialogue de « Commentaires [19] ». Aveu tardif sur ce qu’éprouvait alors Bion, qui a vu son bataillon décimé lors de l’épreuve majeure qu’a constituée cette bataille : pourquoi ressent-il le besoin d’y revenir longuement à trois reprises, une première fois dans les Mémoires de guerre, puis en 1958, quarante ans après, dans un chapitre qui lui est entièrement consacré, et enfin à la fin de sa vie, dans The Long Week-End ?

29La bataille d’Amiens est la dernière grande offensive de la guerre. Bion a déjà combattu pendant deux ans et reçu une décoration pour sa bravoure, décoration qu’il n’estime pas méritée, et qui lui a causé beaucoup de scrupules. Mais s’il revient sans cesse à l’épisode d’Amiens, c’est qu’il s’est passé pour lui quelque chose qu’il ne peut oublier, et qui le hantera toute sa vie. Au cours d’une opération particulièrement difficile, il se retrouve allongé dans un trou, aux côtés d’un jeune soldat nommé Sweeting : celui-ci est frappé par un obus qui lui arrache le flanc gauche. Agonisant, il gémit et insiste auprès de Bion pour qu’il écrive à sa mère.

30Si l’on compare les trois versions de cet épisode, on voit comment, dans le Journal, Bion en donne un premier récit court et factuel, où il exprime son regret de voir une jeune recrue sacrifiée aux ambitions d’une poignée de dirigeants, et se dépeint lui-même en train de rassurer le jeune homme.

31Tout autre est le second récit qu’il en donne dans « Amiens ». Rédigé à la troisième personne, quarante ans plus tard, il témoigne d’une position différente du narrateur. Bion y donne davantage de détails sur ce qu’il a ressenti et réellement fait, dont il a honte, des années après. Allongé aux côtés de Sweeting qui agonise et réclame sa mère, Bion se sent devenir fou d’angoisse, et se met à crier sur le jeune homme pour qu’il se taise :

32

« Bion était conscient que Sweeting essayait de lui parler. […] Tendant son oreille aussi près qu’il le pouvait des lèvres du jeune garçon, il l’entendit dire : “Pourquoi j’peux pas tousser, mon capitaine, pourquoi j’peux pas tousser ? Qu’est-ce qui m’arrive, mon capitaine ?”
Bion se tourna pour regarder le flanc de Sweeting et il vit des bouffées de vapeur s’échapper de là où aurait dû se trouver tout son côté gauche. Un éclat d’obus avait arraché la paroi gauche de sa poitrine. Rien ne restait du poumon. Bion se redressa et se mit à vomir sans pouvoir se retenir. Puis, se remettant quelque peu, il vit que les lèvres du garçon bougeaient encore. Il avait la pâleur de la mort et son visage perlait de sueur. Bion se pencha aussi près que possible de sa bouche.
– Ma mère, ma mère, écrivez à ma mère, s’il vous plaît, mon capitaine. Vous vous souviendrez de son adresse, mon capitaine ? 22 Kimberly Avenue, Halifax. Écrivez à ma mère, 22 Kimberly Road, Halifax ; maman, maman, maman, maman.
– OK, pour l’amour de Dieu, tais-toi ! cria Bion, révolté et terrifié.
– Écrivez à ma mère, mon capitaine, vous lui écrirez, hein ? Vous lui écrirez ?
– Oui, mais pour l’amour du ciel, tais-toi !
– Écrivez à ma mère, maman, maman. Pourquoi j’peux pas tousser, mon capitaine ?
Des bouffées de vapeur continuaient de sortir en volutes de son côté fracassé. “Pourquoi j’peux pas tousser ? Vous lui écrirez mon capitaine ?” Sa voix commençait à faiblir. “Vous lui écrirez, maman, maman …”
Il tomba mollement dans les bras de Bion […]
Jamais je n’ai connu un tel bombardement, jamais, jamais – Maman, maman, maman, pensa-t-il. Comme je voudrais qu’il se taise. Comme je voudrais qu’il meure. Pourquoi ne peut-il mourir [20] ? »

33Sweeting sera évacué mourant et Bion commente : « Je bénis le ciel qu’il soit parti, pensa Bion, se haïssant lui-même d’avoir haï ce blessé [21]. »

34Dans la première version, plus laconique, Bion a évité de se souvenir de ce qu’il considère comme une lâcheté et un manquement à ses devoirs d’homme et d’officier. Les années qui ont passé – son analyse avec Melanie Klein, sa formation de psychanalyste, mais aussi son mariage avec Francesca, après des années de marasme personnel – lui ont assuré une sécurité affective suffisante pour lui permettre d’aborder de plus près la vérité psychique de cet épisode. Pourtant, il a encore besoin d’une distance protectrice, en recourant à une narration à la troisième personne.

35Le troisième récit, dans The Long Week-End, diffère du précédent essentiellement sur deux points : Bion retrouve le Je, notamment pour évoquer les vomissements dont il a été saisi ; il restitue a posteriori l’importance traumatique de cet épisode pour lui, importance qu’il a mis des années à élaborer. La façon de Bion de revisiter à plusieurs reprises certains épisodes traumatiques de cette guerre n’est pas sans évoquer le fait que beaucoup de survivants de la Shoah ont éprouvé le besoin de témoigner plusieurs fois de ce qu’ils avaient vécu. Loin de déflorer la mémoire, l’adresse multiple et répétée à plusieurs interlocuteurs semble leur avoir permis de s’approcher davantage de contenus psychiques non encore digérés, et maintenus enkystés dans la psychè par crainte de l’effondrement.

36J’en ai longuement discuté avec le psychiatre Stanislaw Tomkiewicz, qui ne s’est mis à la rédaction de son ouvrage L’adolescence volée qu’après avoir témoigné oralement [22]. Par affleurements successifs, l’auteur tente de s’approcher du noyau incandescent de l’expérience, pour s’aventurer à nouveau sur ce que Primo Levi nommera, plus tard, « l’eau périlleuse de la survie », avec ce qu’elle comporte de zone grise, ces images de soi déplaisantes, que l’on souhaiterait oublier. À plusieurs reprises, Bion manifeste une piètre estime de soi, se jugeant à l’époque arrogant, incompétent et pleutre.

37Nous retrouvons ici la question du contexte et l’importance de l’environnement, ce besoin d’un autre, qui puisse prendre le relais d’une fonction alpha que le sujet débordé ne peut plus assurer pour lui-même. Pendant toute la guerre, Bion s’est efforcé de la maintenir, et de conserver en lui une faculté de pensée, en ayant recours notamment au dialogue interne, dans un mouvement spontané d’autoétayage. Assailli par une réalité horrible, il parle à lui-même :

38

« Bion se sentait mal. Il voulait du temps pour penser. […] Il essaya de penser. Il essayait de tenir tête à la tourmente du souffle des explosions qui s’abattait sur lui. Que faisait-il là ? Pourquoi était-il là ? Capitaine Bion … vous ne devriez pas être aussi bête … Mais qu’attendez-vous donc ? Le bombardement est trop fort. Je ne peux pas bouger. Il vaut mieux attendre ici … Si j’essaie de sortir de ce trou, je serai réduit en morceaux [23]. »

39C’est ainsi qu’on peut entendre l’épisode de la mort de Sweeting, qui suit ces lignes. Terrorisé, s’efforçant de penser pour ne pas sombrer dans la folie, Bion n’a pu assumer la fonction maternelle que réclamait son jeune camarade agonisant. Il se le reprochera toute sa vie. On peut aussi considérer que c’est ce terrible moment où il a éprouvé la défaillance de la fonction alpha qui l’a poussé à théoriser le besoin de contenance et la façon dont cette fonction s’inverse, en projetant à l’extérieur les contenus insupportables dont ses vomissements sont une illustration saisissante. On comprend mieux ainsi l’importance de la métaphore digestive dans son œuvre, métaphore qu’il file à maintes reprises, notamment dans sa conception du rêve sur laquelle je reviendrai, car les rêves tiennent aussi une part importante dans les Mémoires de guerre.

40Pour Bion, l’activité de rêverie n’est pas l’apanage du seul sommeil : il n’y a pas lieu d’opposer pensée diurne et pensée du rêve, mais au contraire, il faut les considérer comme un continuum. Chez lui le rêve n’est pas, comme chez Freud, la représentation déformée d’une signification inconsciente déjà formée : il en est le résultat, et dépend donc étroitement de la fonction alpha dont il est à la fois une émanation et une partie. On trouve, dans Aux sources de l’expérience, une définition de ce que Bion entend par rêve :

41

« Un homme vit une expérience émotionnelle, durant son sommeil ou à l’état de veille, et réussit à la convertir en éléments alpha : il peut ou bien demeurer inconscient de cette expérience, ou bien en devenir conscient. L’homme qui dort vit une expérience émotionnelle, la convertit en éléments alpha et devient ainsi capable de pensées du rêve. Il a alors la possibilité de devenir conscient (c’est-à-dire de s’éveiller) et de décrire l’expérience émotionnelle au moyen d’un récit communément appelé rêve [24]. »

42Dans la psychose, mais aussi dans les situations traumatiques ou psychotisantes, le rêve ne peut plus assurer ses fonctions d’écran alpha et de barrière de contact : la saturation en éléments beta ne lui permet plus de digérer et de transformer l’expérience émotionnelle, ni d’assurer la discrimination entre conscient et inconscient. Voici comment Bion décrit les rêves au front et la torpeur qui tenait souvent lieu de sommeil :

43

« La chaleur et les cauchemars vous réveillaient dans une sorte d’horreur. […] Il était presque impossible de distinguer le rêve de la réalité. Le crépitement des mitrailleuses allemandes se mêlait à mes rêves d’une manière troublante, de sorte que quand je me réveillais, je me demandais si je rêvais [25]. »

44Quand la fonction alpha est troublée, les émotions et impressions sensorielles sont ressenties comme des objets de la réalité sensible, sans accéder au statut de pensées. Privé de ces pensées oniriques, le rêve est privé de son matériau de base. Le sujet devient alors incapable de rêver un vrai rêve, tel le soldat assailli d’éléments beta. Il devient même incapable de faire de vrais cauchemars, qui témoigneraient d’un début de traitement des événements bruts. Privé de rêves, il ne peut « ni se réveiller, ni s’endormir. À partir de ce moment-là, il commence à souffrir d’une indigestion mentale [26] ».

45De retour à Oxford, pendant l’écriture de son Journal, Bion fera un rêve récurrent, dans lequel il lutte désespérément contre les flots d’une rivière boueuse et sale. Ce rêve de nature cauchemardesque témoigne d’un travail de transformation en cours, vraisemblablement par le biais du travail de l’écriture.

46Malgré le bonheur d’entrer à Oxford, Bion, comme nombre de combattants, éprouvera des difficultés à se réadapter à la vie civile. Dans une interview de 1976, donc bien des années après, il évoque cette difficulté, parlant d’une « espèce d’ombre […] une chose terrifiante [27] » qui n’a jamais véritablement quitté l’esprit de ceux qui sont revenus de la guerre, faisant d’eux un groupe à part, difficile à intégrer et incapable de se faire comprendre. On trouve là un écho de ce que disent tous les survivants d’expériences extrêmes : le sentiment d’être séparé des autres et la difficulté à vivre un après, pourtant si espéré.

47Cette expérience lui servira pour comprendre et aider à la réinsertion des soldats pendant la Seconde Guerre mondiale, où il exercera les fonctions de psychiatre militaire.

48Nul doute que l’écriture a eu, pour Bion, la fonction de métabolisation et de transformation qu’il ne cesse de décrire comme travail de la pensée et travail de l’analyste.

49Le fait de mener de front une écriture théorique et une écriture plus personnelle ne signifie pas clivage, mais est plutôt un exemple de la façon qu’a Bion de procéder par constellations, c’est-à-dire d’ouvrir le champ de la pensée vers un horizon qui ne peut être totalement cerné. Chez lui, la rigueur et la précision n’opèrent jamais sur le compte des émotions : elles en sont issues, s’en nourrissent et s’attachent à les rendre intelligibles et partageables. Penser la guerre, c’est pour lui s’immerger à nouveau dans une expérience décisive, et dans le même mouvement, forger les outils qui lui permettent de tailler sa route. D’où, dans les années 1960, l’écriture quasi concomitante des Mémoires de guerre, d’Aux sources de l’expérience, d’Éléments de psychanalyse, de Transformations et, bien sûr, de Recherches sur les petits groupes.

50Nous voici arrivés à ce que l’on connaît généralement le mieux de l’œuvre de Bion, sa théorie des groupes. Nous sommes en 1940, au début de la Seconde Guerre mondiale, dans laquelle Bion est donc enrôlé comme psychiatre. Cette seconde période de guerre est pour lui l’occasion d’expériences nouvelles, dont certaines très douloureuses. En effet, pendant cette guerre, il va à la fois se marier et perdre sa première épouse, morte des suites de son accouchement. Bion se retrouve désemparé et, selon ses dires, incapable de s’occuper de sa fille, Parthénopé. En même temps que son veuvage et sa paternité récente, Bion doit assumer les tâches dévolues à un psychiatre militaire – sélection, soin, prévention et réinsertion –, toutes choses qui vont le conduire à inventer de nouveaux dispositifs.

51Bion a déjà réfléchi aux problèmes psychosociologiques posés par la guerre dans le cadre d’un groupe de la Tavistock Clinic, centré sur les névroses traumatiques, les shell-shocks, troubles psychiques chez des soldats qui n’ont pas été directement blessés. Envoyé d’abord au centre de sélection des officiers de Chester, Bion théorise le concept de groupe sans leader, et rédige avec son ex-analyste, John Rickman, un mémorandum dont il espère beaucoup. Il sera déçu, car au lieu de se voir confier des responsabilités au sein du commandement psychiatrique militaire, il est muté dans un hôpital de secteur. Déception et blessure narcissique pour Bion, qui gardera rancune à Rees, ancien directeur de la Tavistock devenu général, par qui il estime avoir été « sacqué ». En dépit de cette déception, Bion expérimente la pratique du groupe sans leader en proposant un véritable changement de méthode : il s’agit d’évaluer les compétences relationnelles du futur officier, en le testant de façon groupale, au lieu de se centrer, comme on le faisait jusque-là, sur ses seules compétences individuelles. Bion constate qu’un groupe ne peut longtemps rester sans leader, et qu’il s’attelle rapidement à s’en trouver un sous peine de disparaître. Comment émerge un vrai chef ? Fort de son expérience d’officier pendant la première guerre, Bion estime qu’un bon chef est celui qui sait créer un climat de confiance et de sécurité au sein de son unité, en ne craignant « ni la camaraderie de ses hommes, ni leur hostilité [28] ».

52On retrouve là l’importance du lien et des relations interpersonnelles, et les idées de démocratie et de coopération, dont il a pu éprouver l’importance sur le champ de bataille. Formule trop novatrice pour l’establishment, qui ne voit pas d’un bon œil une expérience qui menace les conceptions classiques d’autorité et de hiérarchie ? Nouvelle déception pour Bion, qui s’était vu promettre un poste de direction au nouveau Centre de recherches et d’entraînement du ministère de la Guerre : amer, il décide de prendre un poste à l’hôpital psychiatrique militaire de Northfield, à Birmingham, où il va s’occuper de soldats diagnostiqués comme souffrant de névroses de guerre, terme générique souvent insuffisant à décrire la variété des troubles dont souffrent ces hommes. Responsable avec Rickman du service de réadaptation, Bion va repenser l’approche thérapeutique, et utiliser le groupe pour consolider ou reconstruire un sens du self et une capacité sociale chez ces hommes.

53À partir de l’analogie qu’il constate entre le fonctionnement du groupe des patients et celui d’une unité militaire, Bion propose de considérer la réadaptation non plus comme un problème de névrose individuelle mais comme un problème de groupe. Il organise donc le secteur dont il a la charge de façon à ce que les patients participent à plusieurs groupes consacrés à l’apprentissage d’une tâche. À charge pour eux de déterminer ces tâches, puis de créer et de faire fonctionner ces groupes en les gérant à leur guise. Il pourra ainsi constater et théoriser la façon dont un groupe s’organise toujours pour effectuer une tâche (groupe de travail), mais aussi, en même temps, met tout en œuvre pour s’y opposer, en fonctionnant à des niveaux plus régressifs, suivant ce qu’il nommera plus tard « la mentalité de groupe » et les « hypothèses de base » (groupe de base). Pour Bion, qui a encore en mémoire l’incompétence et l’indifférence des officiers qu’il a connus pendant la première guerre, l’important est de développer chez tous un « véritable esprit de corps, » et de rendre l’officier, ou ici le psychiatre, capable de respect et de souci pour ses hommes, sans les considérer comme de la « chair à canon qu’il lui faudra rendre à leurs unités [29] ».

54Cette expérience de groupe fut riche, intense en émotions, mais brève : six semaines en tout, avant que les autorités n’y mettent fin, à la grande colère de Bion, de nouveau frustré dans ses visées de recherche mais aussi de reconnaissance. Cette expérience, connue sous le nom de « Northfield 1 et 2 », sera poursuivie sous une forme quelque peu différente par un autre groupaliste célèbre, S.H. Foulkes.

55Quant à Bion, il poursuivra quelque temps ses expérimentations de groupe, groupe thérapeutique pour soldats, groupe de pairs, avant de quitter définitivement ce champ pour poursuivre son travail sur le sujet individuel. Mais les découvertes faites dans les groupes ne seront pas pour autant négligées : le groupe, cette psychose induite, permet, nous dit Bion, d’expérimenter des états mentaux qui n’apparaissent que très rarement dans le dispositif de la cure, excepté dans la psychose. Ses découvertes sur la mentalité de groupe et sur les hypothèses de base serviront de socle à tous ses développements sur les protopensées, le lien entre émotion et pensée, la groupalité interne, le rôle du clivage et l’identification projective.

56Pour lui, l’analyste, même s’il n’est pas groupaliste, doit garder en tête cette vision binoculaire qui lui permet d’envisager le sujet comme doublement divisé, entre conscient et inconscient, mais aussi entre fonctionnement régressé en processus primaires, tel qu’on l’observe dans le groupe de base, et fonctionnement évolué en processus secondaires, tel qu’il se manifeste dans le groupe de travail. Sa découverte d’une mentalité de groupe, qui s’exerce en chacun même en dehors d’un groupe réel, nous permet d’envisager ce qui, chez le sujet, s’oppose à la subjectivation, en le ramenant à un fonctionnement indifférencié et archaïque.

57Il n’est nullement besoin d’un groupe réel, concret, pour qu’opère la groupalité interne constituante du sujet, toujours à l’œuvre dans le psychisme.

58Même s’il se consacre à la clinique individuelle, Bion ne cesse pas pour autant de réfléchir sur les rapports de l’individu avec le groupe, et de penser l’organisation sociale avec les concepts de la psychanalyse. C’est ainsi qu’il continuera toujours à penser les effets du groupe et de l’institution sur la croissance et le changement, dans leur double rôle de contenant et d’obstacle. On peut affirmer que ses expériences – la guerre, ses tentatives cliniques – lui ont fourni le matériau d’une réflexion qui dépasse le champ de la seule clinique groupale.

Conclusion

59La nécessaire simplification d’un texte comme celui-ci peine à rendre compte de la façon qu’avait Bion de penser par constellations, soit, comme je l’ai dit en ouverture, d’ouvrir le champ de la pensée vers un horizon qui ne peut être totalement cerné. Sa pensée de la croissance psychique et des transformations s’inscrit contre l’idée même de fin.

60Et encore moins sur un sujet comme la guerre. Car, écrit-il dans Une mémoire du temps à venir : « Rien n’est jamais fini dans la guerre [30]. »

61Comment mettre un point qui se voudrait final sur une expérience comme la guerre, qui excède toutes les possibilités d’expression et ne laisse à l’homme que le choix entre l’élaboration et le désespoir ?

62On peut imaginer que si Bion a choisi l’élaboration, c’est pour ne pas sombrer dans le désespoir, en pensant sans relâche, pour tenter de l’exorciser, ce désastre inaugural du siècle qu’a été, pour toute une génération, la Première Guerre mondiale.

Notes

  • [1]
    W.R. Bion, The Long Week-End (1897-1919), Part of a Life, Karnac Books, (1982) London/New York, p. 265. Les traductions à partir des éditions citées en langue anglaise sont de l’auteur.
  • [2]
    C. Delbo, Auschwitz et après. Mesure de nos jours, Paris, Éd. de Minuit, 1971, p. 66.
  • [3]
    W.R. Bion, Réflexion faite (1967), Paris, Puf, 1983, p. 6.
  • [4]
    W. Benjamin, Images de pensée (1974), Paris, Christian Bourgois, 1998, p. 182.
  • [5]
    W.R. Bion, Mémoires de guerre (1997), Larmor-Plage, Éd. du Hublot, 1999, p. 219.
  • [6]
    J. Paulhan, Les fleurs de Tarbes (1941) Paris, Gallimard, 1973, p. 23.
  • [7]
    W.R. Bion, Mémoires de guerre, op. cit., p. 165.
  • [8]
    Ibid., p. 168 et 129.
  • [9]
    R.J. Lifton, Death in Life. Survivors of Hiroshima, New York, Random House, 1967.
  • [10]
    W.R. Bion, Mémoires de guerre, op. cit., p. 131.
  • [11]
    Ibid., p. 81.
  • [12]
    C. Trévisan, Les fables du deuil, La grande guerre : mort et écriture, Paris, Puf, 2001, p. 4 et suiv.
  • [13]
    Cité dans ibid., p. 119.
  • [14]
    Ibid., p. 134.
  • [15]
    W.R. Bion, The Long Week-End, op. cit., p. 347.
  • [16]
    W.R. Bion, Cogitations (1992), Paris, In Press, 2005, p. 123.
  • [17]
    P. Levi, Si c’est un homme (1958), Paris, Julliard, 1988, p. 64.
  • [18]
    W.R. Bion, Mémoires de guerre, op. cit., p. 105.
  • [19]
    Ibid., p. 219.
  • [20]
    Ibid., p. 262-263.
  • [21]
    W.R.Bion, The Long Week-End, op. cit., p. 294.
  • [22]
    S. Tomkiewcz, L’adolescence volée, Paris, Calmann-Lévy, 1999.
  • [23]
    W.R. Bion, Mémoires de guerre, op. cit., p. 261.
  • [24]
    W.R. Bion, Aux sources de l’expérience (1962), Paris, Puf, 1979, p. 32.
  • [25]
    W.R. Bion, Mémoires de guerre, op. cit., p. 105.
  • [26]
    W.R. Bion, Aux sources de l’expérience, op. cit., p. 26.
  • [27]
    W.R. Bion, Bion à la Tavistock (2005), Paris, Ithaque, 2010, p. 138.
  • [28]
    W.R. Bion, Recherches sur les petits groupes (1961), Paris, Puf, 1965, p. 4.
  • [29]
    Ibid.
  • [30]
    W.R. Bion, Un mémoire du temps à venir, L’Aurore de l’oubli (1979), tome 3, Larmor-Plage, Éd. du Hublot, 2010.
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