Couverture de COHE_214

Article de revue

Un psy au bord du canal, aller vers et présence, aller vers la présence

Pages 60 à 68

Notes

  • [1]
    R. Frank, Les Américains, Delpire, Paris, 1958.
  • [2]
    W. Kandinsky, « Point-Ligne-Plan », dans Écrits complets, Paris, Denoël-Gonthier, 1970, p. 31-217.
  • [3]
    Saint Augustin, Confessions, Livre XI, Paris, Desclée de Brouwer, 1980, p. 313.
  • [4]
    J. Schotte, Nosographie, Paris, La boîte à outils, 2011.
  • [5]
    P. Lekeuche, « Le registre de l’humeur et ses troubles : une approche pathoanalytique », Institutions, revue de psychothérapie institutionnelle, « Jacques Schotte aujourd’hui », vol. 1, Annexe II, n° 42, octobre 2008, p. 70.
  • [6]
    M. Sechehaye, Journal d’une schizophrène, Paris, Puf, 1987, p. 74.
  • [7]
    J. Schotte, op. cit., p. 63.
  • [8]
    Ibid., p. 55.
  • [9]
    H. Maldiney, « Chaos, harmonie, existence », dans Avènement de l’œuvre, Paris, Thééthète éditions, 1997, p. 77-113.
  • [10]
    A. Chouraqui, « Les Livres deutérocanoniques, Tobie », dans La Bible, Paris, Desclée de Brouwer, 1989, p. 1569-1586.

1Nous sommes au bord du canal du Midi, à deux pas de la gare, un espace en retrait dédié au « Petit déj » des gars de la rue, des « mecs d’à côté ». À tous les vents, ce moment est bien l’inverse du chaos sans fond, impénétrable et sans direction. Pour autant, ce bord-à-bord avec la rue interroge la chute, bord, bordure et vertige de l’abîme. Il faut donc bien s’y tenir, s’y retenir, tout psy que l’on est, dans cette question des limites, points de non-retours ou objets d’adossements... Y être au moins une chose, une présence, celle qui ferait saillie dans l’indifférence du quotidien.

2Le canal ! Canal est dérivé de canalis et de canna, canne, roseau, tuyau. Très tôt, depuis Pline, il désigne le caniveau se déversant dans le cloaca maxima, l’ancêtre de nos égouts à Rome… Entre autres, c’est une voie ouverte à une humeur, un liquide, au sens général mais aussi physiologique, le sang par exemple. L’humeur, c’est aussi la disposition naturelle ou momentanée d’une personne, du caractère d’une personne. Les pathologies de l’humeur, les troubles cycliques de l’humeur, entre manie et mélancolie. Le bord, c’est important un bord. Le bord est représentation du proto-objet. Savoir, ou plutôt sentir le bord, permet d’inaugurer un mouvement pulsionnel. Le bord permet de s’accrocher, de se détacher aussi ; il permet de partir à la recherche ou de se retenir de partir. La qualité du bord va déterminer la base de notre rapport au monde. Le bord est accueil quel qu’il soit, il est lieu d’accueil et va influer sur l’énergie pulsionnelle. C’est la présence d’un bord qui va induire le modelage d’un type subjectif de contact, un certain style de rapport au monde, quelque chose d’unique. Bord qui va nous permettre, comme nous le dit J. Schotte, « d’accorder ou non notre disposition affective de base au monde ambiant ». Le bord est humeur. Il est paysage de référence, lieu du premier accueil, lieu par lequel le monde se mondéise, lieu point de départ de « l’être perdu » que nous étions. Être bordé.

319 juin 2005 – J’ai posé mon vélo contre le mur de la maison de l’écluse Matabiau sur le canal du Midi ; dernier « Petit déj » de la saison. Je suis seul, hormis huit ou dix dormeurs qui entourent le bâtiment. La plate-forme est sale, s’incruste du gras des barbecues mélangé au charbon de bois, à l’urine et aux crottes des chiens, l’odeur est forte sans être gênante. En ce début d’été, il y a entre huit et vingt personnes sur le lieu, chaque soir. Le canal est dégueulasse, canettes, bouteilles, sacs en plastique qui se déplacent lentement au gré de l’ouverture des écluses, comme si une fonction de l’ordure était de stagner là, chaque matin. En amont, une canne et ses petits nagent autour d’un sac ; ce tableau occupe un instant mon regard.

4Claude arrive avec la voiture. Nous montons rapidement les tréteaux, les plateaux, posons les thermos, le pain, le beurre. Accueillir, parler, écouter, élaborer une ambiance, la tâche des premiers moments. Tout en accueillant l’un, l’autre, je reste attiré par ce sac que les canards ont abandonné. Ce n’est plus un tableau. Claude le remarque aussi. Que dire d’aussi loin, comment formuler ce que nous craignons ? Nous allons voir… Même au plus proche, il y a un doute, un pas à franchir que nos regards refusent. Il a fallu du temps pour agir, appeler les pompiers.

5Une fois l’évidence acceptée, c’est une image d’homme au travail qui m’est venue. Je ne voyais que le haut de sa tête, ses cheveux et le col de sa vareuse. Cet ensemble, comme l’eau, est de couleur terre. Corps agenouillé d’un paysan breton dans un champ d’échalotes, terreux et trempé sous le crachin. Corps si peu différencié du paysage, homme nature.

6Les pompiers sont venus, ils ont déposé l’homme au milieu de la rampe menant au canal, dans un sac de plastique blanc. Des curieux sont là, assistent à la scène, des voisins, des clients de la boîte de nuit d’à côté. Un moment, juste un moment, les communautés se sont mélangées, rien de plus. Ce corps en travers a détourné les habitudes des habitués. Évité, contourné, il n’a su arrêter qu’un temps la valse du besoin, la nécessité primaire, boire et manger.

7Ce corps en travers jette mon propre corps dans l’embarras. Tantôt je vais me recueillir auprès de lui, tantôt je vais vers l’un ou l’autre. Moment d’attente gênée. Temps arrêté, ou plutôt sensation du temps épuisé porteur du nihilisme, du rien. Un temps sans rite, sinon celui de l’ordre bureaucratique : pompier, police, officier de police judiciaire, médecin légiste, ambulance. Un code-barres à côté de son nom, sur les lambeaux de la feuille administrative d’un hôpital – refus de soin signé par lui –, nous a révélé son nom. Seul son prénom a pu dénouer nos corps, des histoires sur lui se sont racontées. Les lieux, les personnes qu’il fréquentait dans la ville ont permis l’ébauche de la représentation de son cheminement. Un rite de passage s’est esquissé…

89 h, la plate-forme est presque vide. Deux policiers déplacent le sac pour laisser passer la voiture et les restes du « Petit déj ». Le cadavre est seul sur le côté. Je pense à cette photographie de Robert Frank, prise au bord de la route 66, en 1955-56 [1] : il neige, au premier plan sous une couverture, je peux deviner deux corps. En léger retrait, dans l’herbe debout, quatre personnes, deux hommes immobiles, mains croisées, et un couple veillent, en arrière-plan des maisons clairsemées. Il y a dans cette image une immobilité, un temps figé qui instaure une continuité entre l’étendue recouverte des morts et la verticalité des vivants.

9Je n’aurai pas le courage d’attendre l’ambulance en compagnie des deux factionnaires. Je décroche…

10D’un coup, plus de bord, seulement le vide de mes cauchemars de chute, représentation onirique de ce qu’il peut en être de la déréliction. Dans la voiture dédiée au « Petit déj », il y a toujours un bout. Façon de dire que le bord, celui qui nous intéresse ici, n’est pas édifice, architecture, établissement, mais présence humaine.

114 février 2013 – Marée basse, les champs de rochers découverts par l’estran, j’aime y passer du temps. Je réalise que je n’y marche pas d’une façon habituelle, c’est-à-dire vers un point ; aucune destination ne me dirige. Je passe d’une masse de rochers à une autre. Un rocher, une masse, m’occupent physiquement dans le désir de grimper ou psychiquement dans la projection d’une forme qui m’habite. Rochers qui réalisent une forme qui m’occupe… Déambuler… Ambulatoire : qui concerne la marche… Un déambulatoire : la galerie qui entoure le chœur d’une église, même chose pour le cloître qui enchâsse un jardin dont le centre peut être occupé par un arbre, un bassin, un puits. L’énigmatique point central. Le point qui nous centre d’avoir margelle ou bord. Oury parle de la théorie du point fixe, le refoulement originaire, le lieu de l’oubli, la nécessité absolue d’un point centrant l’oubli…

12« Point-Ligne-Plan », un ouvrage de Kandinsky [2]. Dans ce livre, on peut apprendre à faire vivre un cadre. Dans ce cadre, ce plan originel, nous pouvons y agencer des éléments divers allant du point à la ligne, aux lignes de toutes formes, droites, courbes, brisées. Il dit par exemple que « le point ne possède qu’une seule tension et ne peut avoir de direction, alors que la ligne possède indubitablement tension et direction ». Il dit aussi que « l’élément temps est presque exclu du point », que « le point est la forme temporelle la plus concise ». On y apprend comment faire flotter des éléments dans le cadre. Ou comment utiliser la bordure du cadre pour qu’un élément s’y adosse, ce qui va permettre à un point ou à un plan en tension avec cet élément de flotter, de tenir, d’être tenu dans cet espace. « Un élément qui flotte perd son poids et sa faculté de porter. » On y apprend aussi à ne pas tout montrer d’un élément, à admettre de le laisser hors cadre et de laisser le spectateur créer de lui-même les parties manquantes de l’objet ; la partie et le tout. Il y a des phrases comme celles-ci : « Une forme qui s’approche des limites subit une influence spécifique. Elle gagne en tension », « Les lignes droites libres, sans centre commun, sont en rapport plus lâche avec le plan originel, le cadre », « La ligne permet de créer des surfaces, ainsi que plusieurs lignes passant par un même point. » Il parle de résonance entre les éléments, allant du lyrique au dramatique, de poussées, de tensions actives ou passives.

13« Aller vers. » Il faut que le point que nous sommes, déjà relié au cadre posé chaque matin, la mise en place du « Petit déj », aille vers ce point isolé dans la tension pulsionnelle unique du besoin ; faim et froid du réveil à la rue. « Aller vers » afin de transformer cette pulsion vitale en pulsion de contact, en besoin pulsionnel de « s’accrocher » et « d’aller à la recherche », comme nous le dit Szondi. Offrir une direction, une nouvelle tension possible, puisque reliée par l’accueil à d’autres points, lignes entrecroisées, plans.

14« Aller vers », c’est accepter de rencontrer solitude, isolement, esseulement. La solitude, nous connaissons tous. Notre adolescence garde mémoire de son inéluctable découverte. Solitude, règle du jeu humain, qui oblige à l’autre, au choix de l’autre, à la coopération humaine ou au refus d’autrui pour un autre choix tel celui de l’addiction. L’isolement construit une étanchéité entre dedans et dehors, intérieur et extérieur, sans poser un déni d’existence de l’une ou l’autre de ces entités. L’esseulement, lui, fait partie du vécu psychotique, cette absence de frontière qui fait que l’autre est soi, qu’il n’y a pas de différence entre le dedans et le dehors, l’intérieur et l’extérieur, ou une différence si radicale que l’autre de soi ne peut se muer en l’autre comme soi. Dans ce bord du canal, isolement et esseulement sont présents ; l’addiction y est massive.

152 mars 2009 – Je ne l’avais jamais vu ou remarqué auparavant, cet homme de mon âge. Mais que dire de l’âge des personnes à la rue ? Son aspect m’a attiré et je me suis dirigé vers lui, l’abordant avec un : « Vous n’êtes pas frileux ! » Le contact s’est fait dans l’instant. Très volubile, il me raconte qu’il a jeté sa veste dans un buisson, une idée qui lui a traversé la tête et qu’il a aussitôt mise à exécution. Il soulève son pull, me montre qu’il n’a rien en dessous et je suis sur son ventre blanc et plissé d’homme sec et âgé. Désignant son bas-ventre, il me dit qu’il n’a pas de slip, juste son pantalon et des chaussures sans chaussettes et qu’il va bien ainsi, débarrassé de tout, plus léger. Nous sommes trois à deviser maintenant, Didier est venu nous rejoindre. Mes deux interlocuteurs possèdent chacun une voiture dans laquelle ils dorment. Nous parlons voiture. Je pointe les différences entre la Rover de Didier et la vieille Renault de l’homme. Ce dernier nous la décrit comme une œuvre, sa création. Le début de la transformation s’est engagé par l’acte de peindre les vitres en noir, le reste de la carrosserie se modifie au fil du temps, à l’occasion de restes de peintures trouvés dans des poubelles. Un jour, comme cela – et le geste souligne la légèreté indifférente –, il a jeté la carte grise, une autre fois l’assurance du véhicule dans l’eau du canal. Les trois clefs ont elles aussi été jetées dans différents paysages. Papiers noyés, clefs enfouies qui font de ce véhicule un véhicule sans papiers, un déchet immobilisé dans un coin de la Ville rose, une épave. Voiture qui, à ce que j’ai compris, appartient à une femme. Vieille Renault, résidu d’un amour impossible, reste dont il a fait sa chambre.

16Didier propose à l’homme de venir le rejoindre dans une association pour y finir la matinée. Ce dernier me parle de ses dents, toutes arrachées en une fois, de son manque d’argent pour se payer un dentier – « Pouvoir manger ce que je veux… Mordre à pleines dents… » Le dentiste l’attend. « Venez quand vous voulez, c’est ça qu’il m’a dit… Mais enfin, deux cent cinquante euros… il peut toujours m’attendre celui-là ! »

17L’homme tout d’un coup tend la main et me dit au revoir. Les yeux rivés aux miens, il raconte que mon sourire porte quelque chose de bon, qui donne confiance, qu’il ne peut appartenir qu’à quelqu’un d’humain. Que répondre ? Il désire connaître mon nom : « Marc. » « Marc !… Marc, c’est bien… Marc, Marc… » Et sur un ton enjoué puis théâtral : « Moi, c’est Jean-Charles, Jean, virgule Charles… Comme Jean-Robert… C’est comme cela, ils devaient penser que… Jean, virgule Charles… » Jean-Charles éclate alors de rire, d’un rire à la limite de la faille.

18La faille va s’entrouvrir sur la réticence de Jean-Charles à se rendre à cette association. Il y a, là-bas, une personne qui lui en veut, malveillante, provocante. J’ai mis un temps pour comprendre que la fixation de Jean-Charles sur cette personne, Pascal, la façonne, l’inscrit et l’emmure dans l’établissement d’accueil, alors qu’il n’est que visiteur comme lui. Cette focalisation transforme cette rencontre hypothétique en un tête-à-tête obligé. Ce que Jean-Charles ne supporte pas, ce qui le déborde, réside dans la manie de Pascal de donner et distribuer des surnoms. Surnoms qui, pour Jean-Charles, ne s’appuient et n’appuient que les particularités, les défauts des personnes concernées, visées. Je parle de la Bretagne, de villages de certaines régions qui sont connus pour habiller de surnoms leurs habitants. Surnoms offerts, imposés et créés par quelques personnes du lieu, renommées, respectées pour leur savoir faire en la matière. Du fait de Pascal, Jean-Charles est connu dans cette association comme étant « le Maître », avec un M majuscule. Cette nomination semble s’être construite sur son passé professionnel de musicien d’orchestre de bal dont il me parle avec fierté. « Mais quand même, pour qui il se prend ce Pascal ? De quel droit il se permet ? » Jean-Charles me dit qu’il n’est pas violent, « mais que là, il va se le faire… il va lui rentrer dedans… il va voir… Il a intérêt à… Non… » Aucun éclat de voix, sa parole est retenue, vibrante, une corde d’arc dangereusement tendue.

19Soudain Christophe est là, s’insinuant entre nous deux. Je remarque ses chaussures effondrées, déchirées. Je réalise et fait remarquer en riant que le devant de sa chaussure droite est la représentation parfaite d’un dessin de cartoon : une mâchoire ouverte et menaçante. Alors, sans un mot, Christophe place son pied contre l’une de mes chaussures et fait mine de la dévorer, de me dévorer.

20« Dernier café ! » crie Richard en pliant le matériel. Les groupes se dissolvent. « Alors tu viens ? » lui lance Didier. Jean-Charles bougonne, me regarde. « Non, je n’irai pas à l’association ce matin… » Je regarde Jean-Charles, Jean, virgule Charles, les mains dans les poches, rejoindre seul le boulevard… La présence de sa voiture.

21Il y aurait différents types « d’aller vers » guidés par cette focale du point, de la ligne et du plan. Un « aller vers » en rapport avec l’être au monde du psychotique qui, lui, s’efforce de tenir la ligne, de s’accrocher, d’accrocher un autre point qui en permanence menace de disparaître. Comme si, pour lui, le bord s’effilochait, n’avait aucune consistance ou tenue. Comme si ce bord devait être tenu, retenu par lui, du fait de son inconsistance, de son évanescence même. Cette façon de voir nous oblige à être ce point, à le tenir rythmiquement, à l’arrimer, le présenter, le « déplacer vers », même si tout apparaît comme fermé, clos.

22Septembre 2012 – Christophe est psychotique. Je l’ai connu muet, arrivant au « Petit déj » sous le poids de sacs plastique tenus à bout de bras. Au moins deux sacs à chaque main, parfois plus ; à certains carrefours, il passe la moitié de sa charge, la dépose, revient chercher le reste avant de repartir avec le tout. Comme si à ces carrefours, dans l’obligation d’un aller-retour, l’autorisation lui était donnée de fractionner cette charge. La charge est indéterminée, sinon d’objets eux-mêmes dissimulés dans d’autres sacs plastique. Un monde de sacs, son monde en sacs ; ses mains, dans cette obligation de se porter lui-même, sont devenues des crochets calleux. J’ai immédiatement perçu Christophe comme un clown absolument triste, au maquillage inutile tellement sa démarche, son crâne chauve aux cheveux pendants, sa façon de s’habiller, en donnent la représentation. À chacune de ses entrées sur la scène du « Petit déj », je revoyais l’entrée des clowns de mon enfance au Cirque d’hiver. Dès ce premier regard, j’ai adopté Christophe, je suis dès lors systématiquement allé vers lui. Trois années d’approche avant qu’il me réponde. Les choses ont basculé le jour où je l’ai croisé dans une grande surface. Je suis allé vers lui, heureux et surpris de le rencontrer là. Deux yeux malicieux m’ont accueilli. Christophe a déposé ses sacs et, dans cette allée noire de monde, m’a raconté qu’il venait parfois manger là, y chercher des pièces tombées au sol, s’acheter sa bouteille de pastis…

23J’avais donc tenu la ligne. Tout du moins, je devenais le point d’articulation de deux lignes créées dans deux plans différents, celui du « Petit déj » et celui de cette grande surface. Être dans la même présence dans deux lieux différents avait sans doute permis cette prise de parole, l’ouverture du dialogue.

24Mars 2001 – Je lui ai demandé d’où il venait. « De Bordeaux. – Tu fais la route ? – Non, j’habite aussi Toulouse… En fait je circule entre Bordeaux, Toulouse et Biarritz. – Mais alors tu viens d’où ? – Euh, ouais, je viens du Nord… – Et le Nord alors ? – Ah non, ça, plus jamais… » Tintin est né là-haut, enfance, étude, mariage, tout est resté là-haut, là-bas. Il a coupé, il s’est coupé de femme, enfants, parents, fratrie, amis. Tintin est dans l’effort permanent de l’oubli. J’imagine l’énergie nécessaire pour vivre sur un plan de trois points, une surface de laquelle est rejeté ce qu’il en serait de l’avant, de ce qui précède, du passé donc. Vivre au jour la journée, comme le disait Robert Castel. Être un point qui erre sur un plan.

25Une autre façon « d’aller vers » peut être définie pour l’être en errance, celui qui ne veut plus de place, de sa place, de son passé. Nous pouvons nous le représenter dans un monde à trois points, une surface, un plan, centré sur le présent. Plan sur lequel le passé est banni. Passé interdit qui barre toute construction d’un avenir. Nous avons dans ce cas un certain type « d’aller vers », celui d’être un quatrième point, celui du volume (l’impossible du peintre Kandinsky, sinon dans le trompe-l’œil de la perspective). Point par lequel les trois temps définis par saint Augustin [3] pourraient s’insérer en coin : « Le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur. » « Le présent du passé, c’est la mémoire ; le présent du présent, c’est la vision ; le présent du futur, c’est l’attente. » Une présence donc pour offrir la possibilité du relief, du volume, la 3D en somme.

26Ambulare : aller et venir… Aller-venir, avancer-reculer, entrer-sortir, avoir-être, sont les verbes phatiques de la nosographie de J. Schotte [4]. Ils correspondent à la question de la base : « Qui me prend, qui m’absorbe ? » Aux questions du fondement qui intègre le choix d’objet : « Qui cause mon désir ? » et le rapport à la loi : « Qui m’interpelle [5] ? » ; enfin, à la question des origines : « Qui suis-je ? » Dans le cadre du « Petit déj », des points, des plans plus ou moins reliés, sont dans des moments pulsionnels spécifiques de tel ou tel mouvement. Le point que je suis doit tenir compte absolument, être en éveil permanent, agir et réagir en fonction du mouvement de cet autre. Freud posait l’hypothèse d’un appareil à interpréter l’autre transmis par les parents.

27Certains jours ma sécurité me quitte, ma tenue interne se fissure. Ma propre histoire, mon imaginaire de l’être perdu font surface, le point que je suis embrume les bords qui me constituent. Au-delà de tout, un autre point me tient, c’est le lieu où me fut donné, par ceux pour qui il fut constitué, « La Maison des chômeurs partage Faourette », le nom qui m’habite dans mon travail : le « Psy-qui-traîne ».

286 avril 2012 – Serge est là, j’ai retenu son nom et lui le mien. De nos noms il joue les sens. Il me fait remarquer que Marc, c’est aussi une marque ; l’être ou la chose. De Serge il ne retient que l’étoffe de soie, tissée à la façon de la serge. La serge, quant à elle, est une étoffe fine de laine, je lui réponds que par cette laine elle gratte un peu. Serge revient d’un tour d’Espagne à pied, huit mois. Ce qu’il aime dans la marche, c’est voir les villes de loin. Lorsqu’il quitte le « Petit-déj », il ne dit rien ; part, c’est tout. Il ne laisse personne.

29Le poil à gratter de l’origine. Qui suis-je ?

30Il n’y a pas « d’aller vers » sans présence ; je pourrais dire aussi que « l’aller vers » est présence. La présence se réduit le plus souvent, pour un psychanalyste, à l’écoute bienveillante. Écoute qui s’est répandue un peu partout dans le social, la santé, une traînée de poudre, sorte de prise de pouvoir d’une technique d’une bonne pratique, un geste qui fait loi et norme. Geste au contenu mal défini : s’agit-il d’utiliser l’oreille ? faut-il la tendre, plus ou moins l’ouvrir ? la boucher, faire le sourd, dormir dessus ? Cette écoute est-elle un geste ? Que dire ? Par contre, je sais d’expérience que l’oreille ne prend pas l’eau et reste étanche à bien des domaines.

31Alors que Kandinsky concentre sa pensée sur le pouvoir de liaison des formes à l’aide du regard dans un cadre, Van Gogh tranche et offre son oreille à une prostituée ; « l’oreille voit », aurait-il dit en se tirant un coup de revolver.

32Souvent dans ce lieu du bord, il n’y a rien à entendre, pas de demande mais du besoin. Souvent il ne s’agit que de lier, de permettre au tableau de tenir debout afin qu’au-delà de la cohérence de ses éléments, une cohésion se mette en œuvre.

33Dans cette question de la présence, les contenants psychiques primaires me reviennent : voix, sein, regard, phorie, fèces. La présence serait alors la capacité d’articuler dans la pratique ces différents éléments : écoute et voix ; regard et interpénétration des regards ; peau, tonus et phorie ; nursing et rejets dedans-dehors ; sein, nourriture, ingestion dehors-dedans.

34« Journal d’une schizophrène [6] », le « Miracle des pommes », la réalisation symbolique de Marguerite Sechehaye. Renée, sa patiente schizophrène, raconte : « “Moi, je veux de vraies pommes, des pommes de Maman comme ça”, et je montrais le sein de Maman. Elle se leva aussitôt, alla chercher une magnifique pomme, en coupa un morceau, et me le tendit en disant : “Maintenant, c’est Maman qui va nourrir sa petite Renée. C’est l’heure de boire le bon lait des pommes de Maman.” Elle me mit le morceau dans la bouche, et c’est ma tête posée sur son sein, les yeux fermés, que je mangeai, ou plutôt bus mon lait. » La présence comme capacité d’articuler les contenants psychiques primaires.

35La présence serait aussi en rapport avec la question du temps, une aptitude à référencer, se référencer aux trois temps augustiniens des choses passées, présentes et futures.

36Temps et espace, Deleuze parle de l’espace comme espace physique et politique. L’espace est ce d’en quoi le pouvoir se pose. Il emploie le terme de territorialisation pour souligner la prégnance matérielle sur la potentialité possible des choses en présence. Il parle de déterritorialisation comme dématérialisation, désaliénation, ouverture des potentialités multiples. Dans cet espace deleuzien, je pose que la présence est déterritorialisation de notre aliénation au statut et fonctions de notre pratique. Par là, la présence est possibilité d’investissement des rôles et de la mouvance des rôles offerts, demandés, suggérés par l’autre. Cette manière de présence nous oblige à interroger la territorialisation dans laquelle nous positionnons cet autre. Est-il pour nous gueux, immigré, clochard, malade, ou simplement « mec d’à côté » ? Présence et rôle.

37L’autre s’est introduit dans la présence. Avec lui le « pathos », dont l’étymologie est « ce qui arrive ». J. Schotte dit à propos de pathos : « Pathos veut dire d’abord ce à partir de quoi et ce vers quoi quelque chose passe et transite. L’idée première est donc celle d’un passage entre un point de départ et un point d’arrivée [7]. » Pathos, un passage. Présence provient de prae, avant, devant, et de esse, être ; littéralement : être en avant de soi. La présence engage la personne. « La personne, peut-on dire, c’est l’instance capable de dire moi [8]. » La présence est « Je ». Un « je » capable d’interroger l’origine, non pas dans des boucles mortifères, prisonnières des différents mouvements pulsionnels, aller-retour, avancer-reculer, entrer-sortir, avoir-être, mais dans la capacité d’un passage de la répétition en boucle au retournement. La présence comme passage, visée d’un retournement possible, de soi, de l’autre.

38Dans la tragédie, le pathos est l’ensemble des mouvements et des figures employés pour parvenir à émouvoir l’autre. Pathos, souffrance et passion, vibrations, tremblements suscités en nous par cet autre. L’empathie, ce qui arrive par l’autre. Présence et mise en scène.

39L’être perdu jeté, projeté (habillé de nos projections) dans le monde, la société. « La chose est ce qui fait saillie sur l’indétermination universelle », nous dit Henri Maldiney [9]. La présence comme aptitude à être cette chose.

40La présence comme bord, objet subjectif, objet utilisable.

41Le « chevalier de nulle part », dit Jean Oury de la présence du schizophrène. Est-il possible pour nous, dans notre travail, d’être de nulle part, ni chose, ni bord ?

426 septembre 2009 – Ce matin-là, la discussion se cristallise sur le récit de vie, l’écriture, la participation de Philippe à un atelier d’écriture. Il refuse catégoriquement cette perspective, persuadé que la haine qui l’habite peut submerger ou détruire l’animatrice du lieu, animatrice qu’il connaît. Nous sommes dans la confiance, la confiance impossible. Confiance qui se mue en une méfiance, défiance, sorte de va-et-vient entre la certitude de détruire et celle d’être détruit, sans pouvoir imaginer que cet autre, aussi bien que lui-même, puisse résister aux attaques. Un voile de destruction nous recouvre, recouvre peu à peu notre dispute. Destruction psychique aussi bien que réelle, perceptible derrière le repli, la contracture physique, la tension de mon partenaire.

43Le rire de Jean-Pierre nous arrête. Rire intense, ininterrompu, fou. Rire que je surveille, prêt à l’interrompre, prêt à dissuader la perversité possible des uns ou des autres tentés de le pousser à rire, de le jeter dans le rire, rire si particulier qu’il peut emporter Jean-Pierre jusqu’au délire. Philippe me glisse à l’oreille, en le regardant, qu’il a peur de finir comme lui. Et soudain il me joue, me mime son arrivée possible à l’hôpital psychiatrique, dans une sorte de composition d’un double halluciné de Jean-Pierre, tordu, titubant, riant, incohérent. Mise en scène que je ressens comme un appel, une peur de la dépendance, une chute au « être vu », ignoble et honteux. Et je le vois, soudain, dans cet atelier d’écriture, dans cette pièce sombre et sans fenêtre, en train d’écrire, de raconter, et je ressens que ce serait comme vomir. Je le lui dis, à mon tour saisi dans une composition d’acteur, et donc, ce serait comme vomir, dans ces moments où l’on ne sait jamais, dans le désarroi où nous sommes, ce que nous rejetons, expulsons, et parler serait alors être nu devant cet autre avec en plus les vomissements, les excréments sortant de nous sans contrôle ; et cet autre qui nous regarde, nous assiste, et nous sommes alors comme un enfant attardé, alors que nous pourrions dans la réalité baiser cet être qui nous regarde et nous assiste, et c’est alors une honte immense qui nous envahit, l’envie de disparaître, d’être détruit ou de détruire.

44D’un coup, plus rien que le silence. Je jette un coup d’œil sur la réalité alentour, tous ces êtres assemblés pour ce petit déjeuner. Et nous nous regardons, suffoqués. Philippe me touche alors délicatement le bras. « C’est pas possible… pas possible », me dit-il. Il me dit qu’il ne peut écrire, participer à l’atelier, parce qu’il faudrait un ordre, un ordre dans le récit, un ordre impossible à tenir, obligé qu’il est de commencer par le mal. Et je pense maintenant que cette dispute a été possible parce que, à la question de Momo : « Cette semaine, t’as été au cinéma, Marc ? », qui est une sorte de rituel entre nous deux, je lui ai répondu que oui, sans pouvoir lui dire le nom du film. Il ne me restait que l’acteur principal, Robert Mitchum, le prêcheur fou, assassin de femmes. Philippe l’a vu aussi. Et nous cherchons ensemble sans trouver ce nom, nous rappelant des scènes. Et se projettent, alors, les mains du pasteur, aux phalanges tatouées, à l’endroit où les poings fermés des boxeurs frappent. Phalanges tatouées, gravées, avec sur la peau du poing droit le mot amour et sur celle du gauche le mot haine. Mots symétriques jusqu’au nombre de lettres, que l’homme fait combattre, poing contre poing, dans une contorsion dérisoire des bras, prêchant, éructant la victoire de l’amour sur la haine

45C’est sans doute cela qui hante Philippe, cette haine qu’il pense, qu’il veut première en lui. Haine qui le mettrait en chasse entre autres de son violeur, de n’importe quel violeur de corps ou d’existence. Bouffé, amaigri par la haine. Et que de ne pas retrouver le nom du film, dans cette quête des scènes qui nous remontent, c’est être à la recherche d’un ordre supposé des sentiments. Ordre qui résumerait tout et enfin nous apaiserait, nous dégagerait des morceaux d’histoire de notre vie qui nous envahissent, nous submergent, rigidifient notre corps, mettent cette haine à la pointe de nos poings, à un papier de cigarette du passage à l’acte. Ordre qui s’est trouvé, ce matin-là, représenté par ce nom de film qui nous échappe, qui me revient maintenant, dans ce moment d’écriture à peu près sur le vif : La nuit du chasseur

46Être présent ou aveugle à l’autre ? Inlassablement Rembrandt travaille l’histoire de Tobit [10], dessins, eaux-fortes et tableaux. Un petit tableau, conservé à Stuttgart, représente le moment où Tobie, le fils, enduit de fiel de poisson les yeux aveugles de son père Tobit. Le texte biblique raconte qu’après ce geste, Tobie s’adresse à son père : « Aie confiance, mon père ! », le texte continue : « Et c’est quand il ressent une morsure, il gratte ses yeux, les taches blanches des coins de ses yeux se pèlent. Il voit son fils, tombe à son cou, pleure… » Dans ce tableau, les dessins et eaux-fortes, la lumière vient d’une ouverture en bordure du cadre, elle focalise l’opération en cours. Les personnages s’y adossent. Cette ouverture éclaire comment la lumière, cette présence, est l’œuvre d’un autre…


Mots-clés éditeurs : « psy-qui-traîne », présence, bord, aller-vers, être perdu

Mise en ligne 01/10/2013

https://doi.org/10.3917/cohe.214.0060

Notes

  • [1]
    R. Frank, Les Américains, Delpire, Paris, 1958.
  • [2]
    W. Kandinsky, « Point-Ligne-Plan », dans Écrits complets, Paris, Denoël-Gonthier, 1970, p. 31-217.
  • [3]
    Saint Augustin, Confessions, Livre XI, Paris, Desclée de Brouwer, 1980, p. 313.
  • [4]
    J. Schotte, Nosographie, Paris, La boîte à outils, 2011.
  • [5]
    P. Lekeuche, « Le registre de l’humeur et ses troubles : une approche pathoanalytique », Institutions, revue de psychothérapie institutionnelle, « Jacques Schotte aujourd’hui », vol. 1, Annexe II, n° 42, octobre 2008, p. 70.
  • [6]
    M. Sechehaye, Journal d’une schizophrène, Paris, Puf, 1987, p. 74.
  • [7]
    J. Schotte, op. cit., p. 63.
  • [8]
    Ibid., p. 55.
  • [9]
    H. Maldiney, « Chaos, harmonie, existence », dans Avènement de l’œuvre, Paris, Thééthète éditions, 1997, p. 77-113.
  • [10]
    A. Chouraqui, « Les Livres deutérocanoniques, Tobie », dans La Bible, Paris, Desclée de Brouwer, 1989, p. 1569-1586.
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