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Article de revue

La psychanalyse et la question de la fin

Pages 50 à 59

Notes

  • [1]
    P. Sloterdjik, La mobilisation infinie, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 2000, p. 163-164.
  • [2]
    S. Ferenczi, « Le problème de la fin de l’analyse », dans Psychanalyse IV, Œuvres complètes 1927-1933, Paris, Payot, 1982.
  • [3]
    D. W. Winnicott, « Concepts actuels du développement de l’adolescent », dans Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975, p. 198.
  • [4]
    D. W. Winnicott, « La haine dans le contre-transfert » (1947), dans De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1975.
  • [5]
    S. Ferenczi, op. cit.
  • [6]
    S. Freud, « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin » (1937), dans Résultats, idées, problèmes, tome 2, Paris, Puf, 1985.
  • [7]
    S. Freud., S. Ferenczi, Correspondance 1920-1933, tome 3, Paris, Calmann-Lévy, 2000.
  • [8]
    S. Ferenczi, op. cit., p. 45.
  • [9]
    Ibid., p. 45.
  • [10]
    Ibid.
  • [11]
    N. Beaume-Scariot, Problèmes théoriques et cliniques dans l’approche psychanalytique des états limites, Lille, Ed. Atelier national de reproduction des thèses (anrt), 2002.
  • [12]
    D. W. Winnicott, Le processus de maturation chez l’enfant, Paris, Payot, 1974.
  • [13]
    D. W. Winnicott, La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, Paris, Gallimard, 1989.
  • [14]
    M. Heidegger, « Être et temps », dans Qu’est-ce que la métaphysique ?, trad. H. Corbin, Paris, Gallimard, 1951.
  • [15]
    Ibid.
  • [16]
    J. Lacan, « La direction de la cure », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966.
  • [17]
    S. Ferenczi, op. cit., p. 48.
  • [18]
    Ibid., p. 50.
  • [19]
    Ibid.
  • [20]
    J. Lacan, « La direction de la cure », dans Écrits, op. cit., p. 618.
  • [21]
    M. Heidegger, op. cit.
  • [22]
    J. Lévine, dans J. Lévine, J. Moll, Je est un autre, Pour un dialogue pédagogie-psychanalyse, Paris, esf, 2001.
  • [23]
    Échange oral avec Jacques Lévine, mars 2007.
« Le vent se lève, il faut tenter de vivre... »
Paul Valéry, Le cimetière marin

1Après Freud, nous savons que l’inconscient est intemporel et ne connaît ni la négation ni la mort. Ce qui implique aussi que la vie, la simple vie, n’est pas exactement son affaire, mais la pulsion, fût-elle de mort, et la jouissance.

2Par conséquent, si c’est de l’inconscient que la psychanalyse tient sa temporalité, la cure risque de durer longtemps, toujours peut-être ? Différant interminablement la question du rapport au réel et à la vérité, captive d’une recherche de jouissance, elle risque d’être détournée de sa fonction, dans une interminable tentative de conjuration du rapport à la vie et à la mort. Pourtant, il n’est pas vrai que nous ayons l’éternité devant nous, le temps passe et la mort est au bout.

3La séance analytique a une durée limitée, même si elle se termine souvent sur ce propos de l’analyste : « Ce sera tout, pour aujourd’hui. » Propos qui ouvre sur l’avenir de la prochaine séance. Si, avec Winnicott, on pense que la fin de la séance exprime la haine de l’analyste, la perspective d’une prochaine fois atténue cette expression, et relance la possibilité de la demande, qui est demande d’amour, selon Lacan. Et la demande d’amour nous renvoie au cœur de l’infantile et au lien à la mère.

4La fin de l’analyse, et non pas de la séance, serait-elle alors une ultime et définitive manifestation de la haine de l’analyste, du moins interprétée comme telle par le patient ? Sevrage, castration symbolique, signification d’un interdit, désamour ou liquidation d’un amour de transfert ? La psychanalyse ne manque pas de mots, ni de concepts pour penser un changement qui renvoie à un irréversible dans le réel.

5En tout cas, la fin de l’analyse participe du nécessaire travail de désillusion au service de la séparation du fantasme et de la réalité. L’analyste pas plus que la mère ne tiendraient leurs promesses. Comme l’écrira Sloterdjik, nous grandissons pourtant sur de telles promesses non tenues : « Sans l’afflux d’affirmations, qui nous promettent et confirment notre vie, nous ne pouvons nous maintenir en vie, ni psychiquement, ni biologiquement ; d’après des observations paléoanthropologiques, les hommes coupés de toute promesse meurent en 48 heures d’une mort psychogène. L’homme gère toujours sa vie par des promesses. Par conséquent, si les hommes ne sont pas des êtres vivants, mais des êtres qui conduisent leur vie, il y a là une source de fragilité spécifiquement humaine : la conduite de la vie dépend de la tenue de promesses qui par elles-mêmes tendent à l’impossibilité d’être tenues. Quand des mères prennent leurs enfants en pleurs dans leurs bras pour leur assurer que tout est à nouveau bien, elles leur promettent plus qu’il ne pourra être tenu, mais d’un autre côté elles ne peuvent pas ne pas promettre, si elles ne veulent pas que leurs enfants restent au mauvais moment sans appui [1]. » Si donc de telles promesses, littéralement intenables, ne nous étaient pas faites, nous pourrions en mourir !

6Mais l’analyste ne promet rien, si ce n’est de tenter de faire un travail analytique avec ce patient-là. C’est le patient qui a à faire avec les promesses non tenues de son histoire. C’est à lui de tenter de faire la clarté sur la nature de ces promesses, qui s’articulent sur la demande mais qui n’en procèdent pas toujours.

7Le patient, comme le dit Lacan, ne demande que parce qu’on lui a donné la parole, et qu’ici, comme dans le commerce, c’est souvent l’offre qui crée la demande. C’est au patient de s’orienter dans sa demande, de réfléchir à ce qu’elle fait de lui et de ceux auxquels il l’adresse.

Quelque chose de l’amour et de la haine

8Ferenczi reprochait à Freud de ne pas avoir suffisamment analysé son transfert négatif. Des années plus tard et à titre posthume, Freud répondra qu’il eût été inamical pour le patient d’interpréter cet aspect de la relation transférentielle. De plus, cela aurait pu nuire à la poursuite de la cure, qui se fonde d’abord et surtout sur un transfert positif. Il ajoutait aussi qu’il était possible de développer des liens d’amitié réelle dans le cadre d’une relation transférentielle.

9Derrière le reproche de Ferenczi d’avoir été mal ou insuffisamment analysé, on peut discerner une plainte : comment en finir avec ce lien transférentiel ? Comment oser vivre dans le transfert sur la personne de Freud, l’expression complète dans le fantasme, du désir de meurtre du père ? Désir d’en finir avec l’interminable dépendance transférentielle infantilisante, pour accéder enfin à l’âge adulte, et devenir l’égal du père en accédant à la reconnaissance du droit à penser par soi-même à propos de la manière de faire de la psychanalyse.

10Comme si ce meurtre symbolique du père, à travers la personne de Freud, avait été refusé à Ferenczi au profit d’une stratégie d’évitement ne permettant pas l’accès au réel. Soit qu’il ne soit pas parvenu par lui-même à faire exister cela dans le cadre de l’analyse de son transfert sur Freud, soit que Freud n’ait pu l’accompagner dans cet itinéraire. Toujours est-il que Ferenczi a dû faire son deuil de l’analyse de cette question, celle de la fin de son analyse avec Freud, pour poursuivre seul sa recherche dans ce domaine.

De la désillusion à la reconnaissance de la réalité

11Comme il le laisse entendre dès 1927 dans son article sur le sujet [2], Ferenczi n’attendait plus rien de Freud dans le cadre de la relation transférentielle, et encore moins de la possibilité qu’elle puisse y être analysée. L’analyse subissant sans doute cette sorte d’épuisement naturel qu’il décrit par ailleurs. C’est sans doute chez Freud d’abord qu’il a pu observer les effets de cette sorte de déprise transférentielle, avant de les revivre avec ses propres patients : l’analyste, écrit-il, en vient à se plaindre de l’éloignement de son patient. Cette plainte de l’analyste étant pour Ferenczi le signe que quelque chose se termine.

12Car l’analyste ne sort pas non plus indemne de l’engagement transférentiel auquel l’oblige son exercice professionnel. Pour Ferenczi, la question pourrait bien être celle-ci : comment liquider le transfert sans liquider son analyste ? Pour Freud, ce pourrait être : comment survivre à cette liquidation, sans l’assimiler de manière défensive au geste sans conséquence d’un enfant œdipien, que l’on continue d’aimer quand même, car cela n’est pas très grave ; après tout, ce n’est qu’un enfant ! Comme si Freud attendait avec impatience qu’on en finisse avec l’infantile, pour parler enfin entre égaux et en amis, dans la réalité. Une telle attente faisant pression sur Ferenczi et entretenant l’illusion qu’il puisse faire l’économie de « l’expression complète dans le fantasme [3] » de son désir légitime de tuer le père. Désir lui permettant enfin d’accéder à sa propre réalité, en s’arrachant au statut donné par une identité fantasmatique octroyée, celle de fils symbolique préféré de Freud.

13À ce moment où la question de la fin de l’analyse pèse sur la relation transférentielle, le problème est de savoir quelle place il faut donner à la haine et à l’ambivalence dans l’amour réel. Winnicott nous avertit : l’enfant ne peut pas grandir dans un environnement sentimental, il lui faut haine pour haine, sinon il ne pourrait pas supporter l’étendue de sa propre haine s’il était le seul à l’éprouver. C’est l’une des conditions de l’accès au sentiment authentique de sa propre réalité [4]. Comme l’écrira Freud en 1937 dans « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin » : « Il ne faut pas oublier que la relation analytique est fondée sur l’amour de la vérité, c’est-à-dire la reconnaissance de la réalité et qu’elle exclut tout faux-semblant et tout leurre. »

14Pour Freud comme pour Ferenczi, la question serait peut-être de savoir comment sortir vivants de la réalité de cet affrontement sur le plan du fantasme dans la relation transférentielle. Et c’est bien en émissaire du réel que la mort intervient alors en tiers dans la relation transférentielle, au-delà du champ du fantasme, pour nous introduire dans le monde des vivants.

15Sortir vivants de l’analyse, c’est-à-dire mortels ! Tel est l’enjeu fondamental.

La question de la fin de l’analyse

16Ferenczi, le premier, aborde cette question le 3 septembre 1927 au congrès de psychanalyse d’Innsbruck [5]. Freud ne reviendra sur cette question que dix ans après, en 1937 [6]. Ferenczi est mort entre-temps, en 1933, sans avoir pu véritablement travailler avec Freud la question de la fin de son analyse avec lui, comme en témoigne douloureusement la correspondance entre les deux hommes [7].

Le point de vue de Ferenczi : « le problème de la fin de l’analyse »

17« On ne peut considérer un cas d’hystérie comme réglé tant que la reconstruction, au sens d’une séparation rigoureuse du réel et du pur fantasme, n’est pas accomplie [8]. » Or, une des fonctions de l’analyse, et peut-être la première d’entre elles, est bien de séparer clairement la réalité du « pur fantasme ». Ferenczi ajoute que « ce n’est pas une mauvaise voie pour détecter ces nids de fantasme, que de prendre le patient en flagrant délit de déformation des faits – fût-elle minime – comme cela arrive fréquemment au cours de l’analyse [9]. »

18Car derrière la déformation des faits, les pulsions primaires sont à l’œuvre, celles que le sujet a dû dompter, refouler, déformer au cours de son développement sous la pression du Surmoi, de l’Idéal du moi, ou du Moi idéal. Pulsions contre lesquelles il a dû se défendre par un travail psychique de secondarisation généralisée, qui a fini par former son caractère. Ce caractère fonctionne comme une formation de compromis, permettant au sujet de ne pas renoncer tout à fait à la satisfaction cryptée et déformée de sa pulsion, tout en donnant l’apparence d’une adaptation aux exigences de la morale.

19Mais dans la phase intermédiaire entre « l’amoralité originelle et la morale acquise, il y a une période de transition, plus ou moins longue, où chaque renoncement pulsionnel, chaque affirmation de déplaisir, sont encore intimement liés au sentiment de non vérité, c’est-à-dire d’hypocrisie [10]. »

20Par la remémoration, la répétition, l’analyse des défenses et des résistances, le travail de perlaboration, l’analyse doit s’efforcer de remonter à l’origine des symptômes, aux conditions précises de leur apparition, à leur cause, à leur sens. On pourrait croire que la prise de conscience de ce qui s’est joué dans la constitution des symptômes suffirait à les faire disparaître, mais il n’en est rien encore. Car, comme le dit alors le patient : « Tout cela, je le sais. Mais ça ne change rien ! » On se heurte en effet à des résistances quantitatives, qui font obstacle à l’abandon des mécanismes névrotiques auxquels le patient est habitué, et dont il tire un réel bénéfice. Dégager le sens des symptômes ne suffit pas. Il faut aussi insister sur des modifications de comportement dans la vie du patient si, comme le dit Ferenczi, on veut débusquer de « véritables nids de refoulement » qui sont à l’origine de la persistance des symptômes et des défenses dont le sens a déjà été analysé.

21Cet effort pour lutter contre les résistances du patient s’apparente alors à une véritable analyse de caractère, au cours de laquelle il est indispensable d’étayer le patient dans un effort qui doit le conduire à se voir lui-même sans complaisance, tel qu’il se montre et se révèle de façon publique à travers ses symptômes et ses comportements névrotiques. Menée avec « détermination », aussi longtemps que nécessaire, cette analyse conduit le patient à une phase de « chaos », dans laquelle il n’a « littéralement plus de caractère ».

22On pourrait se demander si amener l’analysant à cette phase où il perd son caractère, constitue une réelle avancée thérapeutique. Mais Ferenczi nous dit que cette phase est transitoire, et qu’un nouveau caractère se dégage, débarrassé de la rigidité névrotique antérieure, permettant au patient un rapport plus souple et plus créatif à la réalité et à ses pulsions. Le patient fait alors l’expérience d’une véritable sortie de l’aliénation névrotique, et commence à expérimenter une liberté nouvelle, liée à l’aptitude conquise par son analyse, à distinguer le réel du fantasme. Cette sortie n’est jamais tout à fait acquise, mais même sporadique et lacunaire, une telle expérience est potentiellement déterminante.

23Je voudrais insister sur le caractère précurseur des analyses de Ferenczi, et particulièrement sur l’importance et le sens de l’apparition du mot « chaos » dans son propos. Dans cette phase de « chaos », le caractère habituel du patient vacille. Il peut alors se faire qu’un patient au caractère de type obsessionnel, dont les défenses analysées commencent à se disloquer, entre dans une période de production de symptômes d’allure hystérique, tout à fait inhabituelle chez lui. Ou encore, qu’une personnalité dont les modalités d’expression névrotique sont essentiellement de nature hystérique commence à développer des obsessions.

24Ce que décrit Ferenczi s’apparente au surgissement dans la cure d’une véritable labilité des défenses face à une situation de « chaos » psychique liée au fait que l’identité névrotique, dont le patient avait en quelque sorte l’usage, commence à être sérieusement ébranlée. Pour la clinique actuelle [11], cette labilité dans laquelle toutes les formes de défense peuvent être tour à tour convoquées renvoie à un caractère d’urgence lié à des menaces spécifiques d’ordre plus radical que les angoisses névrotiques œdipiennes habituelles ; lesquelles tournent autour de la question de la scène primitive, de la revendication phallique, de l’interdit de l’inceste et de l’angoisse de castration.

25La perte de l’organisation névrotique de caractère fait peser sur le patient des angoisses qui s’apparentent aux angoisses de dépersonnalisation ou d’anéantissement, caractéristiques des états limites ou des épisodes psychotiques, « dans une personnalité par ailleurs normalement névrotique » (Winnicott).

26En dépouillant le patient de ses stratégies névrotiques de nature œdipienne, ce moment de l’analyse le ramène à des phases précoces et archaïques de son développement. Ces phases, directement liées à l’immaturité du nourrisson, impliquent une dépendance, d’abord absolue, puis relative, à la fonction de la mère [12]. Ces fonctions doivent alors être métaphoriquement exercées par l’analyste, et le patient doit pouvoir faire l’expérience de la fiabilité de l’analyste à ce moment-là et dans ces circonstances.

27C’est un élément du tableau, mais ce n’est pas le seul. Car l’analyste n’est en réalité ni le père ni la mère, même si, dans le transfert, il peut tour à tour être convoqué à chacune de ces places par le patient. Et l’analysant n’est pas son enfant non plus, même quand c’est un enfant. Pour terribles et radicales qu’elles soient, ces angoisses archaïques sont de nature infantile. Et, dans l’analyse, c’est bien précisément l’infantile qui doit être surmonté. C’est l’une des fonctions du travail analytique que d’accompagner le patient dans cette affaire. Il ne s’agit pas ici d’avoir un jugement moral, mais de tenter d’avoir une approche clinique précise et opératoire. Certes, aux stades précoces de son développement, le patient a pu vivre les « agonies primitives » dont parle Winnicott [13] ; et sans doute, quelle que soit la qualité de l’adaptation d’une mère « suffisamment bonne », nous en avons tous vécu. Ce qui ne nous dispensera pas toutefois d’avoir, en tant qu’humains mortels, à affronter notre propre agonie finale. De cela, nous ne pouvons être exonérés par quiconque !

28Ce savoir de notre « être-pour-la-mort [14] » reste la plupart du temps abstrait ou voilé, et il ne peut en être autrement. Toutefois, si l’éthique de la psychanalyse se fonde sur l’amour de la vérité, le refus de tout leurre et de tout faux-semblant, comme l’écrit Freud, ce savoir doit rester à l’horizon de la conduite de la cure, au moins, et surtout, pour l’analyste. Si « se sachant mortel, il vient à l’homme le désir de vivre [15] », c’est bien cet « être-pour-la-mort » qui fonde la dignité absolue de chaque être humain singulier. C’est de la reconnaissance de cette réalité, et non du fantasme d’un altruisme salvateur, que doivent procéder le respect, la compassion et la fraternité [16].

29Après avoir clairement indiqué que l’analyste dispose d’un « temps illimité », Ferenczi ajoute pourtant qu’un jour ou l’autre, tout cela doit finir. Ce « temps illimité » renvoie au fait que c’est le patient, et non l’analyste, qui doit finir par se lasser de sa névrose, et renoncer à « abuser de cette intemporalité ou absence de terme [17] ». Ce qui ne veut pas dire que l’analyste doive se laisser instrumentaliser par la résistance du patient à en terminer avec son analyse. L’inverse pouvant également être vrai ! « L’analyse doit pour ainsi dire mourir d’épuisement. Mais l’analyste doit être le plus méfiant des deux et soupçonner que le patient veut sauver quelque chose de sa névrose, en exprimant la volonté de partir [18]. » Nous ajouterons qu’il peut aussi vouloir garder quelque chose de sa névrose, en refusant de partir ! « Le patient découvre peu à peu que l’analyse est pour lui un moyen de satisfaction nouveau, mais toujours fantasmatique, qui ne lui apporte rien sur le plan de la réalité. Lorsqu’il a peu à peu surmonté le deuil à propos de cette découverte, il se tourne inévitablement vers d’autres possibilités de satisfactions plus réelles [19]. »

30Dans la cure, on tente de faire une analyse ; dans la vie, on peut tenter de vivre, tenter d’aimer et de travailler. Deux critères qui paraissaient suffisants à Freud pour attester de la consistance d’un rapport au réel acceptable. Telle est la conclusion modérément optimiste de Ferenczi sur le problème de la fin de l’analyse.

Freud : « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin »

31Freud, reprenant dix ans après le questionnement de Ferenczi, remarque qu’en fin d’analyse, le travail psychanalytique se heurte à une résistance, sorte de « roc originaire » extrêmement difficile à dépasser. Ce « roc » renvoie selon lui à deux revendications fantasmatiques majeures : la protestation virile chez l’homme, et l’envie du pénis chez la femme. Revendications d’autant plus difficiles à dissoudre, nous dit Freud, qu’elles se révèlent à la source de la motivation inconsciente profonde qui a conduit le patient en analyse. Le « roc originaire » de son désir étant enfin dénudé, le patient n’est toutefois pas encore prêt à y renoncer. C’est pourtant bien de l’élaboration du deuil de la satisfaction de tels désirs que dépendra la possibilité d’en terminer avec l’analyse.

32Freud se montre beaucoup plus pessimiste que Ferenczi sur la possibilité d’une telle issue. Il constate au contraire, de la part de certains patients, un véritable refus de guérir. Chez l’homme, écrit-il, accepter de guérir serait reconnaître la supériorité de l’analyste, et se placer dans une position passive à son égard. Ceci est d’autant plus difficile à accepter pour un tel patient que reconnaître la supériorité d’un autre n’est pas ce qu’il est venu chercher ! Il est venu pour en finir avec l’angoisse de castration, et pour accéder enfin à la toute-puissance phallique.

33On pourrait nuancer cette analyse en rappelant que cet évitement par le patient d’une élaboration de son rapport personnel à la castration symbolique, peut aussi se satisfaire d’une idéalisation de l’analyste, fantasmatiquement construit comme échappant quant à lui à la nécessité d’une telle élaboration. Le piège pour l’analyste étant de se satisfaire de l’illusion que tel qu’il est construit fantasmatiquement par son patient, il est !

34Pour la femme, la plainte procéderait du sentiment d’injustice qui l’habite de n’avoir pas reçu l’organe dont l’autre sexe est pourvu, et qui lui semble donner accès à cette même toute-puissance phallique. Ce qu’elle demande à l’analyse, c’est ce qu’elle n’a pas : le pénis. Ce qu’il demande, c’est ce qu’il craint de perdre : la puissance virile attachée aux possesseurs de pénis. Et pour les deux, ce qui se profile derrière ces deux désirs, c’est celui d’en finir avec l’angoisse de castration, désir d’être le Phallus, comme le reformulera Lacan.

35Ces revendications inconscientes dont le patient doit faire le deuil prennent leur source dans l’organisation infantile de l’œdipe. Un infantile qui doit être surmonté pour accéder à la réalité de l’âge adulte. L’analyse conduit à révéler que, tout au fond de lui-même, le patient n’a pas renoncé à ses revendications infantiles. Or, sortir de l’infantile de la phase phallique, c’est accepter la différence des sexes, accepter de reconnaître qu’avoir le pénis n’est pas plus extraordinaire quand on est un homme que ne pas l’avoir quand on est une femme. Il s’agit donc d’accepter la réalité et de la distinguer clairement du fantasme.

36Avoir un pénis n’entraîne pas automatiquement l’admiration des populations, et rappeler en permanence qu’on en a un ne devrait pas constituer un argument dans la conversation ! Cela renvoie plutôt à un comportement de petit garçon cherchant à conjurer son angoisse de castration. D’autre part, ne pas en avoir n’autorise pas non plus à faire payer à l’humanité tout entière l’injustice dont on fantasme avoir été l’objet. Cela non plus ne fait pas argument !

37La persistance de ces revendications adressées à l’analyste fait obstacle à la guérison. C’est la force d’un tel refus de guérir qui conduit Freud à l’hypothèse de l’existence de la pulsion de mort. Il parle alors de masochisme, ce qui, en clair, renvoie à une véritable érotisation de la souffrance, et place la résistance à en terminer avec la relation transférentielle du côté de la jouissance. Il y a, dans les deux cas, un véritable refus d’élaborer son rapport personnel au manque, en continuant à adresser à l’autre, petit ou grand, une demande totale dont on ne parvient pas à faire le deuil.

38L’inconscient n’obtempère pas, et ces désirs pour lesquels il y a « prescription » comme l’écrit Lacan, sont néanmoins toujours d’actualité pour un psychisme qui se refuse à les dompter. La demande de satisfaction attachée à de tels désirs a un caractère répétitif et intemporel, qui la rend rebelle à toute modification ou domestication. On ne peut donner satisfaction – sauf dans le fantasme – à de telles demandes d’amour, car elles sont totales, c’est ce qui signe leur caractère infantile. Face à ces demandes, l’analyste ne répond rien, ne donne rien, et c’est pour ça qu’on le paye, nous dit Lacan, car sinon, ça ne vaudrait pas grand-chose : « Car, si l’amour c’est donner ce qu’on n’a pas, c’est bien vrai que le sujet peut attendre qu’on le lui donne, puisque le psychanalyste n’a rien d’autre à lui donner. Mais ce rien, il ne le lui donne pas, et cela vaut mieux : et c’est pourquoi ce rien, on le lui paye, et largement de préférence, pour bien montrer qu’autrement ça ne vaudrait pas grand-chose [20]. »

La direction de la cure et la question de la mort

39« Quels sont les traits communs aux personnes ayant mené une analyse jusqu’au bout ? », se demandait Ferenczi. À quoi il répondait : une aptitude à séparer le réel du fantasme, donc une meilleure maîtrise de leurs actes, un contrôle plus efficace et plus économique de leurs pulsions, la conquête d’une véritable liberté intérieure.

40Si l’infantile a été surmonté, cela suppose un nouvel état des lieux de l’organisation psychique du patient. Si donc fantasme et réalité sont distingués, l’angoisse face à la mort ne doit pas être rabattue sur des angoisses inappropriées, telle l’angoisse de castration. Ni sur les angoisses plus radicales que sont l’angoisse d’anéantissement, d’effondrement ou de dépersonnalisation. L’angoisse face à la mort réactive sans doute les angoisses majeures rencontrées au cours du développement, mais la confondre avec elles relève de la tromperie ou du leurre dénoncés par Freud.

41Il y a peut-être une créativité existentielle possible face à cette circonstance jamais rencontrée : celle de notre propre mort. Comme c’est une expérience que nous ne vivrons qu’une fois, nous ne pouvons que nous en approcher dans les expériences existentielles qui nous exposent à en ressentir les effets prémonitoires. Être face à sa mort, c’est littéralement invivable. C’est une expérience d’angoisse absolue. L’Angst décrite par Heidegger n’est pas celle dont parle Freud, et qui résulte du refoulement de la pulsion. C’est une angoisse face à la réalité, qui renvoie la psyché à une impuissance radicale, et donc en effet à l’archaïque. Nous pouvons fuir cette expérience, pour nous réfugier dans ce que Heidegger appelle la facticité ou l’inauthenticité. Domaines dans lesquels « on » connaît des cas de mort. Mais c’est autre chose que d’être arraché à la foule du « on » pour être saisi en personne par la possibilité réelle de sa propre mort. Cet arrachement produit un sentiment de radical « esseulement [21] », car c’est bien d’une expérience au singulier qu’il s’agit là. On est ici dans le domaine de l’existence, au sens philosophique du terme, et non dans celui de l’essence abstraite, qui s’affirme dans le premier terme du syllogisme bien connu : « Tous les hommes sont mortels. » Premier terme qui annonce et voile à la fois les deux autres : « Or, Socrate est un homme, donc Socrate est mortel. » Si, dans une telle logique, le réel se déduit de l’universel abstrait, c’est sans doute qu’une des fonctions de la logique est de voiler l’impact du réel, et de doter le sujet d’une riposte permettant de survivre à un tel impact. C’est l’un des bénéfices du règne de la facticité heideggerienne.

42Le sujet existentiel est un sujet singulier, qui n’est substituable à aucun autre. Cette singularité éprouvée, et parfois découverte pour la première fois dans le dévoilement de la possibilité de notre propre mort, donne au sujet une dignité absolue. Ce qui donne sa dignité à l’être humain, c’est sa liberté, la possibilité de se donner des fins. Cette liberté qui définit l’humain fonde l’impératif catégorique kantien, celui qui nous commande de traiter l’humanité en nous et en autrui toujours comme une fin, jamais comme un moyen. L’humanité est donc une exigence et une création à réaliser à la lumière d’une liberté normée par l’impératif catégorique, et d’une raison armée contre ses propres dérives spéculatives.

43Il y a peut-être une alternative humaine à la fuite face à la possibilité de sa mort : ce serait d’accepter d’être le sujet des métamorphoses psychiques imprévues auxquelles nous conduit cette expérience, en nous « rendant libres pour notre propre mort », comme le formule Heidegger. Ces métamorphoses sont marquées par le dessaisissement, la perte, la mutilation et le deuil. S’approcher de l’expérience d’en être le sujet peut nous nous rendre capables d’une attitude existentielle nouvelle qui a des conséquences éthiques.

44Si nous survivons à cette approche et à ce pressentiment, nous ne devons pas nous masquer cette vérité de « notre-être-pour-la-mort », afin de choisir résolument la vie, et de ne pas confondre la vie et la mort. Se « rendre libre pour sa mort » ouvre au droit de vivre sa vie en personne, de tenter d’accueillir ce hasard opportun, ou ce don, qui nous est fait à chaque instant, d’être vivant. Cela change notre conception de l’être, de l’acte, de la présence et de l’absence. Un tel éclairage est peut-être sans pitié, mais il est au service de la vérité, qui se trouve être ici celle de la vie réelle, et non du fantasme.

45Il arrive que l’analyste ait eu la chance, dans son analyse, sa vie, son autoanalyse, de vivre cette expérience du dépassement de l’infantile lui permettant de distinguer fantasme et réalité. Peut-être alors sera-t-il capable d’accompagner son patient dans un itinéraire qui le conduira, comme le dit Freud à la fin des « Études sur l’hystérie », « à abandonner sa souffrance névrotique pour un malheur ordinaire », mais peut-être aussi à la découverte de la réalité du bonheur ordinaire accessible au vivant mortel qu’il accepte enfin d’être.

46La demande totale apportée à l’analyste et à la mère est non seulement une revendication virile, ou une demande de pénis, mais aussi une demande de toute-puissance et d’immortalité. En lacanien, cette demande s’adresse au « grand Autre », par l’intermédiaire du « petit autre » qu’est l’analyste. À cette demande, en effet, nous ne devons pas répondre mais plutôt nous méfier des pièges de l’oblativité.

47Vouloir faire le bien, c’est l’essence du pouvoir. Si nous occupons cette position, nous pérennisons la demande et l’analyse ne finira jamais. C’est donc à l’analyste de réfléchir sur ce qu’il peut promettre, lui qui doit accepter aussi sa propre finitude. Ce qui n’exclut ni la compassion, ni la solidarité, mais au contraire les fonde.

48À beaucoup de nos patients, la nouvelle qu’ils sont vivants n’est pas encore parvenue, car malgré leurs souffrances névrotiques, ils ne se savent pas mortels. L’anamnèse permet de faire retour sur son histoire, mais ce retour ne suffira pas à changer la vie. L’anamnèse peut être interminable et animée par le refus de faire le deuil de l’infantile.

49Il faut en finir avec « le procès fait aux parents [22] », et il faut en finir avec l’analyste aussi.

50La cause n’est pas seulement derrière nous, elle est aussi devant, nous allons mourir, il est donc temps de commencer à vivre ! On nous demande l’immortalité, méfions-nous du piège qui pourrait nous faire croire que nous l’obtiendrions en la promettant à nos patients. Pour Jacques Lévine, le pouvoir de l’analyse se résumait à cette injonction : « Que l’homme aux rats écoute la cure de l’homme aux rats [23]. » C’est la seule chose que nous puissions promettre aussi à nos patients : qu’ils puissent devenir les écoutants de leur propre cure. Il faut que, derrière nous, la mort apparaisse – que la nôtre, au moins, nous apparaisse, comme le gouffre au bord duquel nous nous tenons.

51Mais nous nous tenons là, en éclaireurs du vivant.

Notes

  • [1]
    P. Sloterdjik, La mobilisation infinie, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 2000, p. 163-164.
  • [2]
    S. Ferenczi, « Le problème de la fin de l’analyse », dans Psychanalyse IV, Œuvres complètes 1927-1933, Paris, Payot, 1982.
  • [3]
    D. W. Winnicott, « Concepts actuels du développement de l’adolescent », dans Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975, p. 198.
  • [4]
    D. W. Winnicott, « La haine dans le contre-transfert » (1947), dans De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1975.
  • [5]
    S. Ferenczi, op. cit.
  • [6]
    S. Freud, « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin » (1937), dans Résultats, idées, problèmes, tome 2, Paris, Puf, 1985.
  • [7]
    S. Freud., S. Ferenczi, Correspondance 1920-1933, tome 3, Paris, Calmann-Lévy, 2000.
  • [8]
    S. Ferenczi, op. cit., p. 45.
  • [9]
    Ibid., p. 45.
  • [10]
    Ibid.
  • [11]
    N. Beaume-Scariot, Problèmes théoriques et cliniques dans l’approche psychanalytique des états limites, Lille, Ed. Atelier national de reproduction des thèses (anrt), 2002.
  • [12]
    D. W. Winnicott, Le processus de maturation chez l’enfant, Paris, Payot, 1974.
  • [13]
    D. W. Winnicott, La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, Paris, Gallimard, 1989.
  • [14]
    M. Heidegger, « Être et temps », dans Qu’est-ce que la métaphysique ?, trad. H. Corbin, Paris, Gallimard, 1951.
  • [15]
    Ibid.
  • [16]
    J. Lacan, « La direction de la cure », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966.
  • [17]
    S. Ferenczi, op. cit., p. 48.
  • [18]
    Ibid., p. 50.
  • [19]
    Ibid.
  • [20]
    J. Lacan, « La direction de la cure », dans Écrits, op. cit., p. 618.
  • [21]
    M. Heidegger, op. cit.
  • [22]
    J. Lévine, dans J. Lévine, J. Moll, Je est un autre, Pour un dialogue pédagogie-psychanalyse, Paris, esf, 2001.
  • [23]
    Échange oral avec Jacques Lévine, mars 2007.
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