Notes
-
[1]
S. Freud, Totem et tabou (1911), Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2001.
-
[2]
E. Le Roy, Jacquou le Croquant, Paris, Omnibus, 2006.
-
[3]
M. Salmona, Souffrance et résistance des paysans français, Paris, L’Harmattan, 1985.
-
[4]
E. Le Roy, op. cit.
-
[5]
Ibid.
-
[6]
E. Le Roy, Le moulin du Frau, Paris, Omnibus, 2006.
-
[7]
D. Lagache, Le psychologue et le criminel, Paris, Puf, 1979.
-
[8]
D.W. Winnicott, « La tendance antisociale », dans De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969, p. 292-302.
-
[9]
B. Dumaz, J.-C. Héraut, M. Ser, Les phénomènes d’exclusion en milieu rural, Paris, Etcharry-Formation-Développement – datar, 1994.
-
[10]
F. Hastaran, J.-C. Héraut, J.-J. Manterola, L. Marque, Étude des dispositifs d’accompagnement des actifs agricoles en difficulté socioprofessionnelle mis en œuvre par la MSA avec ses partenaires, Etcharry-Formation-Développement – ccmsa, Paris, 2010.
-
[11]
M. Berthod-Wurmser, D. Fabre, R. Olivier, M. Raymond, S. Villers, Pauvreté, précarité, solidarité en milieu rural, Inspection générale des affaires sociales – Conseil général de l’agriculture de l’alimentation et des espaces ruraux, Paris, Brochure, 2009.
-
[12]
V. Rémy, « Le malaise paysan : entretien avec l’agronome M. Dufumier », Télérama, n° 3144 du 23 avril 2010.
-
[13]
H. Prolongeau, « L’impasse », Télérama, op. cit.
-
[14]
J. Lévine, J. Moll, Je est un autre, Pour un dialogue pédagogie-psychanalyse, Paris, esf, 2001.
-
[15]
C. Dejours, Souffrance en France, Paris, Le Seuil, 2009, 3e éd.
1C’est dans le monde paysan des origines, lors du passage du paléolithique au néolithique, que pourrait se situer le mythe de la horde primitive dont parle S. Freud dans Totem et tabou [1]. Mais bien plus largement que le partage jaloux des femmes du Père, c’est du partage des biens de la Terre-Mère qu’il pourrait s’agir, surtout au moment de l’invention de l’agriculture et de l’élevage. Terres et animaux domestiqués sont devenus à cette époque des enjeux d’autant plus importants et convoités qu’ils ont été, dès le début de l’Humanité, constitués en tant qu’objets, au sens psychanalytique du terme, d’où la valeur symbolique qu’ils ont toujours présentée et qu’ils présentent encore aujourd’hui. C’est ce que l’on peut en effet constater lorsqu’on s’intéresse à la culture et à l’imaginaire paysans.
2Le mythe de Jacquou le Croquant convoque cet imaginaire et cette culture venus du fond des âges, lesquels se sont enrichis au cours de différentes périodes de l’Histoire, certaines les ayant profondément marqués et transformés, à l’instar de la Révolution française où se consomma sans doute le « meurtre du père » avec l’exécution du roi Louis XVI et le partage des biens dont jouissait la noblesse. Eugène Le Roy, dans son roman Jacquou le Croquant [2], nous parle de ce monde paysan qui a commencé à s’émanciper durant le xixe siècle et qui a perduré jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, voire un peu après. Une autre grande transformation de ce monde a alors été l’apparition de l’agriculture productiviste lors de l’entrée dans les Trente Glorieuses, laquelle a sonné la fin d’un monde mais aussi l’apparition d’une souffrance spécifique qui y a été structurellement liée, comme M. Salmona a si bien su le démontrer [3]. Le mythe de Jacquou le Croquant nous permet une interrogation sur le monde paysan d’hier et d’aujourd’hui. Il éclaire la clinique individuelle des paysans, mais pas seulement. C’est aussi de l’origine de notre imaginaire de précitadin qu’il parle.
3Dans ce texte, j’évoquerai d’abord les aspects anthropologiques et psychanalytiques du mythe avant d’aborder ce que son éclairage peut apporter aujourd’hui à des problèmes aussi concrets que la prise en charge sociale de la souffrance en milieu rural, mais aussi dans la clinique psychanalytique et psychothérapeutique des sujets de culture paysanne… et des autres. Précisons qu’il s’agit là d’une première approche, nécessairement incomplète, et qui devra être ultérieurement affinée.
Intérêt anthropologique et psychanalytique du mythe de Jacquou le Croquant
Le personnage et le roman
4Jacquou le Croquant est le héros d’un roman d’Eugène Le Roy (1836-1907) paru en 1900. Il est le fils d’un métayer périgourdin condamné aux galères où il mourra, parce qu’il s’est révolté contre le comte de Nansac et a tué Laborie, cruel régisseur du domaine du comte, après que celui-ci eut tenté de séduire sa femme et abattu sa chienne de chasse à laquelle il tenait beaucoup. Jacquou vivra dans la misère jusqu’à la mort de sa mère qui lui fera jurer trois fois « Vengeance contre les Nansac ! », après avoir craché dans sa main et fait une croix dessus, « suivant le rite antique des serments solennels usité dans le peuple des paysans du Périgord depuis des milliers d’années [4] ». Jacquou, orphelin errant, sera ensuite recueilli par le curé Bonal, qui avait prêté serment à la République. Grâce à lui et à son ami le chevalier de Galibert, érudit et honnête homme au sens où on l’entendait sous l’Ancien Régime, le garçon accédera à la lecture, à l’écriture, à la culture et aux valeurs qui sont celles de Le Roy, humanistes et républicaines. Jacquou le Croquant mènera cependant sa vengeance qui culminera dans l’incendie du château de l’Herm, demeure des Nansac, dont il se déclarera le seul instigateur et le seul responsable. Son procès tenu à Périgueux se déroulera pendant les Trois Glorieuses. Il sera acquitté, vivra jusqu’à 100 ans et, à la fin de sa vie, racontera aux visiteurs l’histoire du château de l’Herm, dont E. Le Roy, dans son récit, avait fait la demeure des Nansac. Le roman était paru en feuilleton sous le titre « La forêt Barade » dans la Revue de Paris dès 1899, et c’est Calmann-Lévy qui le publia en 1900 sous le titre que nous connaissons aujourd’hui. Le succès, qui ne s’est pas démenti depuis, viendra seulement en 1905, en partie dû au fait qu’Eugène Le Roy avait alors refusé la Légion d’honneur.
5Qui est le comte de Nansac dans le roman ? C’est un aristocrate parvenu, vivant sous la Restauration et qui oblige ses métayers, dont Martissou, le père de Jacquou, à vivre dans une grande misère alors que lui amasse les richesses, donne des fêtes somptueuses, méprise et traite cruellement les paysans, saccage parfois leurs récoltes, abuse de leurs femmes et de leurs filles… Jacquou le Croquant met en scène l’exploitation de ces paysans au nom de la recherche avide du profit, mais aussi la prise de conscience et la révolte qui s’ensuivra et qui s’organisera au final politiquement et collectivement autour de la personne du héros. Auparavant, Jacquou aura souffert la mort de son père au bagne, celle de sa mère dans le dénuement le plus total, le suicide de sa bien-aimée qui, croyant que Jacquou était mort – il avait été enlevé et précipité dans un cul-de-basse-fosse par les sbires du comte de Nansac –, était allée se noyer dans un étang.
6À la fin des années 1960, Jacquou le Croquant donna lieu à une série télévisée réalisée en six épisodes par S. Lorenzi. Elle eut un très grand succès et bouleversa la France. Un film de L. Boutonnat est également sorti dans les années 2000, mais son audience fut moindre.
Pourquoi le mythe de Jacquou le Croquant ?
7Il me concerne directement du point de vue de mon histoire et, bien sûr, du point de vue de mon propre inconscient. Je suis né en Périgord et, bien que citadin – j’habitais à Périgueux, ville où se déroulent nombre de scènes du roman –, j’ai beaucoup séjourné à la campagne où vivaient mes familles paternelle et maternelle, ce qui m’a permis de fréquenter les paysans et de vivre leur vie, mais surtout d’être initié à la compréhension de la ruralité, par deux de mes oncles paysans. L’un d’eux était un érudit autodidacte qui m’emmenait dans les fermes, me parlait de la vie à la campagne, me racontait les légendes et histoires du pays, m’aidait à comprendre et à décoder le monde paysan d’alors qui était à l’aube de sa transformation radicale au moment de l’entrée dans les années de croissance économique ininterrompue. L’autre, agriculteur et maire de sa commune, avait épousé une institutrice qui était naturellement devenue la secrétaire de mairie, comme cela se faisait souvent alors dans les campagnes. L’alliance de l’agriculteur et de l’institutrice, de la culture de la Terre et de celle de l’Esprit, était assez fréquente à l’époque.
La valeur anthropologique et quelques symboles marquants du mythe
8Il convient de s’interroger sur le succès du roman, puis sur celui de la série télévisée des années 1960, et peut-être aussi sur la persistance du mythe dans l’imaginaire français. Il y a quelques années José Bové, qui incarnait une certaine révolte paysanne, avait d’ailleurs été surnommé par les médias « Jacquou le Croquant ». Ce succès tient évidemment à ce que cette histoire nous parle de nos racines rurales. D’une certaine façon, même citadins depuis plusieurs générations, nous conservons tous en nous une part paysanne constituée d’éléments archaïques qui nous ont été transmis et qui ont contribué à structurer notre inconscient. Il en resterait toujours quelque chose aujourd’hui. Avoir une maison de campagne, n’est-il pas l’un des critères de la réussite sociale ? Comment expliquer le succès phénoménal du salon de l’Agriculture chaque année et le fait que femmes et hommes politiques s’y bousculent ? Pensons également au succès du film Le bonheur est dans le pré dont l’action principale se passe également dans le Sud-Ouest, et à la série L’Amour est dans le pré, sorte d’agence matrimoniale télévisée qui vise à marier paysans et citadins, série dont les scores d’audience ont récemment été qualifiés de mirifiques. Évoquons maintenant quelques-uns de ces éléments archaïques à partir de leur importance dans le roman.
9Je commencerai par le feu, élément venu du fond des âges, il présente une symbolique à la fois agressive, érotique et destructrice. C’est le feu qui par deux fois consommera et consumera la vengeance de Jacquou. Eugène Le Roy l’utilise aussi comme figuration du désir sexuel transgressif lorsqu’il décrit les réflexions du jeune Jacquou qui emporte, serrée contre lui, la Galiote, fille du comte de Nansac au milieu de l’incendie du château de l’Herm qu’il a lui-même allumé : « Ce corps superbe se mouvant pour m’échapper me faisait passer dans le cerveau de ces folies brutales de soudards prenant une ville d’assaut [5]. » Cependant, Jacquou contrôle ses pulsions et dépose la fille auprès du comte contemplant le spectacle de sa ruine. Jacquou l’avait épargné alors que ses hommes voulaient le tuer.
10La forêt, ensuite. Jacquou enfant met le feu à la forêt Barade, pour agir la vengeance qu’il a jurée. Ceci est un acte criminel très grave depuis des temps immémoriaux, car il s’attaque à ce qui est une source de richesse et de vie. Dans la forêt, on trouve le bois pour construire et se chauffer, le gibier que l’on chasse, si important pour les paysans, ainsi que bien d’autres ressources. C’est aussi un objet personnifié important. On retrouverait là un relent des croyances antiques qui accordaient la divinité aux éléments de la nature : forêts, sources, arbres… La forêt est d’ailleurs souvent mythifiée dans les contes, comme dans Le Petit Poucet. Elle est le lieu de tous les dangers, de toutes les découvertes et de toutes les initiations, peut-être constitue-t-elle aussi une métaphore de l’Inconscient…
11La terre aussi bien sûr. Le renvoi à un imaginaire paysan nourri de symboles archaïques qui nous transcenderait tous n’est pas la seule explication au succès du mythe. Il contient bien plus. Notamment le thème classique de l’opposition entre les riches et pauvres, très virulent au xixe siècle dans le débat philosophique et politique. Mais on notera surtout, en arrière-plan, le thème du partage de la terre, laquelle doit appartenir à ceux qui la cultivent. C’est une conviction forte d’Eugène Le Roy qu’il fait reprendre à ses personnages dans plusieurs de ses œuvres. Le roman se passe sous la Restauration et le règne de Charles X avec ses relents d’Ancien Régime, voire de nostalgie du Moyen Âge où les serfs attachés à la terre étaient alors, selon la célèbre formule, « taillables et corvéables à mercy ». Le comte de Nansac personnifie cette noblesse revancharde et nous rappelle les sociétés et les époques où les paysans vivaient dans la même situation d’assujettissement. Tout cela pour souligner cet élément universel dont l’importance est vitale et considérable pour les paysans, la terre, et surtout l’attachement à la terre, qui apparaît aussi comme un véritable phénomène pulsionnel dans l’économie psychique de nombre de paysans : « Pour le paysan, c’est comme un vrai mariage entre la terre et lui ; il la tient, la possède, la tourne, la retourne, la façonne à sa mode, la soigne avec grand amour, et jouit en la voyant fécondée par son travail [6]. »
Une configuration œdipienne particulière
12Mais l’histoire de Jacquou tient aussi son succès de la configuration spécifique qu’elle donne à l’Œdipe et à la place particulière qu’y occupent la transmission et la vengeance. C’est aussi l’histoire d’un Œdipe criminel et de sa résolution. En effet, ce qui fonde le drame du roman, c’est le meurtre de Laborie par le père de Jacquou, ce régisseur étant l’exécuteur des basses œuvres du comte de Nansac. Voilà plantées trois figures paternelles que l’on pourrait distribuer du côté du bon père et du mauvais père. Martissou est le bon père puisqu’il est l’époux légitime de la Françou, sa femme, mère de Jacquou. Mais il est aussi le mauvais père qui commet un passage à l’acte criminel et surtout devient le père absent qui ne sera plus là pour s’occuper de son fils. La figure du père est donc défaillante, dans le personnage de Martissou, et elle est narcissique et perverse, voire sadique, dans le cas du comte de Nansac et de Laborie. Jacquou se construit dans un premier temps avec l’image d’un père criminel et absent, ce qui va le bloquer dans la configuration œdipienne qui est souvent celle du mineur délinquant – rappelons qu’il incendiera la forêt Barade –, celui dont les identifications paternelles ont été perturbées au moment de l’Œdipe, comme D. Lagache a si bien su le démontrer [7].
13Mais la haine pour ce père, qui n’a pas été à sa place ni n’a rempli son rôle auprès de son fils, sera détournée et projetée sur la personne du comte, ceci d’autant plus fortement que Jacquou aura l’aval et l’encouragement de sa mère lorsqu’elle lui fera jurer vengeance contre les Nansac. Elle donne une porte de sortie à sa haine inconsciente pour son père, en même temps qu’à son désir pour elle : acter sa vengeance en mettant le feu à la forêt Barade, symbole maternel par excellence : quel meilleur moyen de lui déclarer sa flamme ? Le désir œdipien de Jacquou pour sa mère est nécessairement et fortement refoulé, d’autant plus que Laborie, qui voulait séduire la Françou, a été tué par Martissou. Jacquou restera néanmoins le seul homme de sa mère, mais échouera à la protéger puisqu’elle mourra.
14La résolution de l’Œdipe criminel se jouera vers la fin du roman, lors de l’incendie du château de l’Herm. Pourquoi alors Jacquou épargne-t-il la vie du comte alors qu’il est responsable de la mort de son père, de sa mère, de sa fiancée, et qu’il a failli le tuer lui-même en l’enfermant dans une oubliette du château de l’Herm ? Sans doute pour deux raisons : la première est qu’Eugène Le Roy était imprégné des valeurs humanistes et qu’il était contre la peine de mort ; la seconde est que le jeune délinquant juvénile Jacquou a bénéficié entre-temps de ce que l’on considérerait aujourd’hui comme une véritable prise en charge éducative, pédagogique, psychologique et sociale, et sans doute psychothérapeutique. Le curé Bonal le recueille et avec son ami le chevalier de Galibert, ils font l’éducation de Jacquou, lui permettent l’accès à la lecture et à l’écriture, à la culture et à la réflexion philosophique et politique. Dans ces deux personnages, Jacquou va enfin trouver des figures paternelles crédibles et présentes, des pères suffisamment bons, qui le feront accéder à la Loi. En fait, la prise en charge bienveillante de ces deux hommes – mais aussi de la gouvernante du curé et de la sœur du chevalier de Galibert qui jouent un rôle important auprès de Jacquou en le nourrissant et en le gâtant, au sens où D.W. Winnicott l’entend dans La tendance antisociale [8] – guérira Jacquou de son Œdipe mal fagoté d’orphelin et de délinquant juvénile. En brûlant le château de l’Herm, Jacquou n’agit plus sa vengeance comme un passage à l’acte criminel, mais comme un acte symbolique qui prend sens dans son histoire et son économie psychique, ainsi que dans le contexte social et historique qui l’entoure, qui est celui d’une révolution.
15La forme de l’Œdipe qui apparaît dans le roman renvoie à des configurations que l’on rencontre souvent dans les situations où le père absent suscite de ce fait contre lui la haine de la mère et celle de l’enfant. L’absence du père se fera sentir de façon plus marquée dans la famille agricole traditionnelle, traditionnellement patriarcale, parce que c’est par lui que passe la transmission, notamment de la culture et de l’imaginaire paysans, mais aussi parce que l’absence du père est socialement plus marquée et plus stigmatisée à la campagne. Pour illustrer la haine du père abandonnant et absent, je citerai le cas de ce vieux paysan dont le père avait laissé sa femme seule dans un bourg avec cinq enfants à élever, pour partir au loin avec une autre femme, à une époque où « ça ne se faisait pas ». Tout ce qu’il put me dire sur son père dont il ne parlait jamais, ce fut avec un ton très dur et une grande amertume dans la voix : « Quand on a une nichée, on s’en occupe ! » Ce monsieur qui était également chasseur utilisait la métaphore animale comme le font souvent les paysans pour parler d’eux et de leur famille.
Quelle utilisation sociale et clinique du mythe ?
16Durant les années 1990, je me suis intéressé de deux façons à la question paysanne du fait de mes engagements professionnels.
Dans des travaux d’étude et de recherche
17Dans un premier temps à travers une étude nationale sous l’égide de la datar que j’ai eu la charge de coordonner et qui portait sur Les phénomènes d’exclusion en milieu rural [9]. Il s’agissait à l’époque de prendre la mesure plus exacte de la souffrance dans les campagnes, d’une part parce que l’on pensait à juste titre qu’elle était minorée voire déniée, d’autre part parce que différents services sociaux commençaient à identifier certains problèmes majeurs comme celui des agriculteurs en difficulté, la situation préoccupante des jeunes du milieu rural, ou l’exode urbain des exclus, lesquels commençaient à venir vivre leur chômage ou leur rmi à la campagne.
18Plus récemment, j’ai participé à une autre étude nationale commanditée par la Caisse nationale de mutualité sociale agricole [10]. Cette étude a confirmé une grande partie des résultats de la première, mais aussi du rapport du ministère des Affaires sociales, Pauvreté, précarité, solidarité en milieu rural, paru en 2009 [11]. En outre, elle a mis en évidence l’intérêt de divers dispositifs d’action économique et sociale mis en place pour y remédier, à la condition que se construise et fonctionne un réel partenariat dont nous avons défini les conditions, et que se mette en œuvre une approche pluridisciplinaire dans laquelle la prise en compte plurielle des aspects agricoles, économiques, sociaux et psychologiques était opérante. En ce qui concerne ces derniers, il s’agissait d’une approche en termes de psychologie clinique, donc intégrant l’approche psychanalytique. L’importance de celle-ci fut soulignée dans deux domaines : d’abord l’accès à des séances de psychothérapie pour des agriculteurs en difficulté proposé par certains dispositifs ; ensuite, la nécessité pour les intervenants sociaux – assistantes sociales des services sociaux de la msa, principalement, mais aussi conseillers agricoles des chambres d’agriculture – de bénéficier de groupes de supervision de la pratique pour leur permettre de parler des relations d’accompagnement qu’ils mènent dans le cadre des dispositifs d’aide et d’action sociale, et dont la méthodologie s’inspire des groupes Balint.
Dans une pratique clinique au niveau collectif et individuel
19Dans les années 1990, je participai, en tant que psychologue clinicien, à des sessions dites de « Mobilisation sur un projet », destinées à des agriculteurs bénéficiaires du rmi. Ils y étaient accueillis avec leurs conjoints et avaient pour tâche de faire le point sur leur situation, leur environnement, et sur eux-mêmes, avant de dessiner le projet leur permettant idéalement de quitter leur statut de rmiste et de remaîtriser le destin de leur exploitation en même temps que le leur. Ces groupes eurent bien souvent pour fonction de libérer la parole des paysans et de leur permettre d’exprimer notamment leur honte d’être au rmi, au regard de « la fierté d’être un paysan pouvant vivre de son labeur », mais aussi au regard de la lignée des ancêtres, pères et grands-pères le plus souvent, qui leur avaient transmis une exploitation qu’ils avaient grande tristesse à avoir mis en péril. Leurs expressions collectives pendant les séances de groupe ou individuelles m’amenèrent à repérer que les histoires personnelles douloureuses ressemblaient bien évidemment à beaucoup d’autres, mais qu’il y avait des spécificités anthropologiques au niveau de l’imaginaire ainsi que dans les configurations familiales à l’origine des difficultés énoncées par les participants. Avec ce type d’expérience, s’inventait alors l’action sociale et partenariale auprès des agriculteurs en difficulté, dont on venait de découvrir l’existence et face auxquels travailleurs sociaux et conseillers agricoles étaient perplexes. Chargé de formation, je construisis alors pour ces intervenants des sessions d’« Accompagnement social et clinique des agriculteurs en difficulté » et par la suite, je les mis en œuvre principalement auprès des services d’action sociale des caisses de msa, mais aussi auprès de quelques chambres d’agriculture. Au cours de celles-ci, je demandais systématiquement à chaque participant d’arriver avec une situation fil rouge, c’est-à-dire une situation d’accompagnement d’agriculteur qui lui posait particulièrement problème. Par travailleurs sociaux ou conseillers agricoles interposés, j’ai eu ainsi l’opportunité, pendant plus de seize ans, de pouvoir accéder à plusieurs centaines de situations cliniques qui m’ont permis progressivement de mieux comprendre le milieu agricole et rural, les personnes qui y vivent, ainsi que les spécificités de nombreuses histoires et constructions psychiques.
20De plus, pendant cette période, quelques agriculteurs, mais aussi des enfants de paysans du Pays Basque, du Béarn et des Landes, fréquentèrent régulièrement mon cabinet et m’enseignèrent ce qu’il pouvait y avoir de particulier dans la construction de son inconscient à la campagne, notamment dans le cadre d’une famille agricole traditionnelle. Des paysans habituellement considérés comme taiseux pouvaient sortir du « souffre-et-meurt-en-silence » qui a souvent été leur lot, pour faire part au psychanalyste de leur propre position subjective et l’élaborer avec lui.
Quelques exemples cliniques
21Henri qui parle à ses vaches. Dans le cadre d’une session collective destinée à des agriculteurs en difficulté, Henri, agriculteur dépressif, « porté sur la boisson », explique dans un entretien individuel qu’il ne peut arriver à vendre quatre vaches « bonnes pour la réforme ». En langage de technicien agricole ; cela veut dire qu’il faut les envoyer au plus vite à l’abattoir avant que leur prix de vente, déjà faible, ne baisse trop. Avec l’argent, Henri pourrait démarrer un autre atelier de production et ainsi régler ses dettes, redresser sa situation financière… Il finit par avouer que lorsqu’il va mal, il se rend, de jour comme de nuit, dans son étable et « raconte des choses » à ses vaches. « Vous comprenez, dit-il, les larmes aux yeux, ce sont les seules personnes (c’est moi qui souligne) à qui je peux parler ! » Quel meilleur exemple pourrait nous faire comprendre que l’animal est en position d’objet ? Le cas d’Henri n’est cependant pas exceptionnel, et il assez fréquent d’apprendre que des paysans prennent leurs animaux pour confident voire pour « psychothérapeute ». La vache est en outre un animal bien particulier dans la symbolique paysanne. En général, toutes les vaches ont un nom. À l’heure actuelle dans les élevages intensifs, le nom est remplacé par un numéro qui est agrafé à l’oreille sur une plaquette de plastique. Cette réification de l’animal symbole n’est pas sans effet sur la subjectivité des paysans, ni sur leur souffrance, comme on a pu le voir lors de la crise de l’esb dite « crise de la vache folle ».
22Maurice et la transmission paternelle. Cadet de trois garçons, ses deux frères aînés ont brillamment réussi dans les études et possèdent des situations confortables à la ville. Maurice qui ne brillait pas à l’école a pourtant obtenu les diplômes nécessaires pour s’installer et reprendre l’exploitation familiale. Au collège agricole, il souffrait de solitude, de l’éloignement de sa mère et de la comparaison avec ses camarades, étant de taille plus petite que la plupart. Plus tard, il suivra une formation professionnelle, apprendra à bien gérer, arrivera au bout de quelques années à une situation financière enviable et prendra des responsabilités importantes dans les organisations agricoles. Il deviendra même une sorte de « référence » pour les autres agriculteurs. Maurice pense toujours à son père, plutôt « taiseux », imagine sans qu’il ne le lui ait jamais dit qu’il attendait cette réussite d’un de ses garçons. C’est Maurice qui l’a réalisée, mais le père n’aurait-il pas préféré que ce soit un des deux autres, « un des deux grands » ? Maurice est toujours anxieux de la santé économique et financière de son exploitation, alors que de son propre aveu il y a peu de risques objectifs qu’elle périclite. D’une certaine façon, plus les choses vont bien sur le plan technique et financier, plus Maurice est anxieux et mal dans sa peau. C’est pour cela qu’il vient consulter. Au cours de son analyse il prendra conscience du poids de la transmission, de sa terreur de faillir, le tout sur fond de rivalité fraternelle et d’enjeux narcissiques importants. La bonne santé affichée de l’exploitation est en effet nécessaire en permanence pour soutenir le narcissisme de Maurice qui avait souffert de la comparaison avec ses aînés, mais aussi d’un étayage maternel insuffisant.
23Mathilde et les effets du « peu de mère ». Elle dit avoir souffert de son « peu de mère » quand elle était enfant. Celle-ci « travaillait dur » pour l’exploitation et n’était pas du genre câlin. C’est sa grand-mère qui de fait l’a « élevée », dit-elle, et lui a donné « tout l’amour qui lui manquait ». Mais cette grand-mère est morte quand Mathilde avait 11 ans et ce fut un véritable traumatisme pour la fillette qui commua sa peine en une haine explicite solide pour sa mère, d’où une adolescence quelque peu compliquée. Les choses s’arrangèrent avec l’arrivée de l’âge adulte. Mathilde prit la succession de la ferme « pour faire plaisir à son père » envers qui elle avait une inclination œdipienne solide. Un mari vint ensuite la seconder et travailler sur l’exploitation et il n’y eut plus aucun problème majeur jusqu’à la naissance du premier enfant, une fille, ce qui raviva les conflits de Mathilde avec sa propre mère, l’amena à être agressive avec tout le monde et la conduisit chez le psychanalyste. Le travail autour de la question de la haine de la mère fut long et laborieux. Il me permit de remarquer que la configuration qui en était à l’origine était très fréquente dans les familles agricoles traditionnelles. Le « peu de mère » et la grand-mère (ou une tante) le « compensant » aboutissent généralement à un « plus de haine pour la mère » et occasionnent souvent le départ des filles, surtout lorsqu’elles ont fait des études et la mère non, le hiatus culturel venant généralement majorer les choses. Pour les garçons cela aboutit à une « fixation à la mère » que celle-ci entretiendra souvent jusque dans l’âge adulte en idéalisant son fils – souvent de manière compensatoire. Cette fixation et la dépendance à la mère qui s’ensuit sont flagrantes dans le cas de ces vieux agriculteurs célibataires, vivant seuls avec elle. Ils n’ont jamais pu rencontrer de femme, et s’ils en ont rencontré une, la mère a généralement « tout fait » pour que le couple échoue. Tout va bien tant que la mère est lucide et gère l’exploitation. Lorsqu’elle vieillit, devient malade ou meurt, le monde du fils s’effondre et toutes les formes de difficultés sont possibles. La première et la plus fréquente est la mise en péril économique de l’exploitation, mais les maladies physiques et les troubles psychiques y sont habituellement associés.
Perspectives
24Le « malaise paysan » est régulièrement dénoncé devant le grand public depuis les années 1990. En 2010, l’agronome Marc Dufumier le rappelait dans un numéro de Télérama [12] intitulé « Le monde paysan est-il condamné ? » Pour Hubert Prolongeau [13], il s’agirait même d’une « impasse ». C’est précisément cette impasse qui doit intéresser le psychanalyste. Ne vient-elle pas du fait même d’un « raisonnement en impasse », dans la mesure où celui-ci se limite nécessairement aux aspects économiques, politiques, sociologiques au sens le plus réducteur du terme, et omet – refoule peut-être – les aspects culturels, historiques, symboliques et bien sûr inconscients ? Le psychanalyste est là pour les rappeler, mais dans une « entrée en dialogue », ainsi que le préconisait J. Lévine avec la pédagogie et les enseignants [14]. Pour cela, comme l’a fait par exemple C. Dejours pour le monde de l’entreprise [15], il doit quitter le confort de son divan et faire son travail d’anthropologue en allant « sur le terrain », non en donneur de leçons mais en observateur participant, soucieux d’apprendre auprès des différents acteurs du monde rural et, bien sûr, des paysans eux-mêmes.
Notes
-
[1]
S. Freud, Totem et tabou (1911), Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2001.
-
[2]
E. Le Roy, Jacquou le Croquant, Paris, Omnibus, 2006.
-
[3]
M. Salmona, Souffrance et résistance des paysans français, Paris, L’Harmattan, 1985.
-
[4]
E. Le Roy, op. cit.
-
[5]
Ibid.
-
[6]
E. Le Roy, Le moulin du Frau, Paris, Omnibus, 2006.
-
[7]
D. Lagache, Le psychologue et le criminel, Paris, Puf, 1979.
-
[8]
D.W. Winnicott, « La tendance antisociale », dans De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969, p. 292-302.
-
[9]
B. Dumaz, J.-C. Héraut, M. Ser, Les phénomènes d’exclusion en milieu rural, Paris, Etcharry-Formation-Développement – datar, 1994.
-
[10]
F. Hastaran, J.-C. Héraut, J.-J. Manterola, L. Marque, Étude des dispositifs d’accompagnement des actifs agricoles en difficulté socioprofessionnelle mis en œuvre par la MSA avec ses partenaires, Etcharry-Formation-Développement – ccmsa, Paris, 2010.
-
[11]
M. Berthod-Wurmser, D. Fabre, R. Olivier, M. Raymond, S. Villers, Pauvreté, précarité, solidarité en milieu rural, Inspection générale des affaires sociales – Conseil général de l’agriculture de l’alimentation et des espaces ruraux, Paris, Brochure, 2009.
-
[12]
V. Rémy, « Le malaise paysan : entretien avec l’agronome M. Dufumier », Télérama, n° 3144 du 23 avril 2010.
-
[13]
H. Prolongeau, « L’impasse », Télérama, op. cit.
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[14]
J. Lévine, J. Moll, Je est un autre, Pour un dialogue pédagogie-psychanalyse, Paris, esf, 2001.
-
[15]
C. Dejours, Souffrance en France, Paris, Le Seuil, 2009, 3e éd.