Notes
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[1]
Un portrait de Mme Marion Milner (1900-1988) a été publié dans le n° 14 du Coq-Héron. Par ailleurs deux portraits de Winnicott (1896-1971) ont paru, l’un dans le n° 17, l’autre dans les numéros 23-24. Ceux-ci ont été réédités dans la plaquette « Galerie de portraits d’ancêtres » ainsi que dans le numéro anniversaire de la revue (n° 200). Les deux portraits sont l’œuvre de Olga Székely-Kovács (Mme Dormandi).
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[2]
Exposé présenté lors d’une réunion commémorative de la Société britannique de psychanalyse à Londres.
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[3]
M. Buber, The Healthy Personnality, Lectures publiées par Hung-Min Chiang et A. Maslow, Van Nostrand Reinhold, 1969.
1Le Coq-Héron n? 25, 1972
2Pendant tout le temps où je réfléchissais à ce que j’allais dire ce soir, j’ai parlé du docteur Winnicott à beaucoup de gens. Presque tous disaient en conclusion : « Mais bien sûr, c’était vraiment un génie. » Je ne sais pas ce qui fait le génie, je sais seulement que je vais prendre comme texte de départ pour cet exposé une phrase dite un jour, m’a-t-on rapporté, avant un cours à ses étudiants : « Ce que vous allez tirer de moi, vous devrez l’extraire du chaos. »
3Plutôt que de parler de sa personne, on m’a demandé de centrer mon exposé sur nos échanges théoriques. Je trouve cette tâche particulièrement difficile parce que je suis une de ces personnes dont Freud a dit qu’il ne faut pas oublier qu’elles existent : à savoir, les gens qui pensent en images. Aussi, ce que j’essaierai de vous dire ce soir sera centré autour de certaines représentations visuelles.
4La première est un souvenir. Cela s’est passé après le Congrès de Paris en 1957. Un soir que nous roulions à travers la France, nous sommes tombés sur une foule rassemblée sur la place du marché d’une petite ville. Tout le monde se pressait autour d’une lampe à arc éclairant un trapèze qui avait été monté par des acrobates ambulants. Ils étaient plusieurs : des vedettes au costume blanc immaculé, faisant des tours et de merveilleux rétablissements autour de la barre. Puis tout en bas, il y avait un petit clown, dans un manteau gris avachi, beaucoup trop grand pour lui, baguenaudant pendant que les autres accomplissaient leur travail, s’efforçant parfois, sans succès, de sauter pour atteindre la barre. Puis tout à coup il fit un bond énorme et se mit à tournoyer autour de la barre, tous ses vêtements virevoltant au vent, comme une énorme roue de feu d’artifice, sous les hurlements de plaisir du public.
5Je savais que c’était là l’image que j’avais de Winnicott, car souvent au cours des années, lorsque nous disposions d’un moment libre et que nous décidions de nous rencontrer pour discuter de quelque problème théorique, il m’ouvrait la porte, puis se mettait à baguenauder autour de la pièce en sifflotant, oubliait quelque chose, se précipitait à l’étage supérieur, dans une sorte de galopade générale, si bien que j’étais impatiente de le voir s’installer enfin. Mais peu à peu je compris que c’était un préliminaire nécessaire aux vifs éclairs d’intuition qui s’ensuivaient lorsque enfin il s’était calmé.
6J’ai même retrouvé la logique de cette attitude exposée dans un de ses articles, où il parle de la nécessité, au cours d’une analyse, de reconnaître et d’autoriser des phases de discours sans queue ni tête, où il ne faut pas chercher de fil conducteur dans le matériel fourni par le patient ; car il s’agit là du chaos préliminaire qui constitue la première phase du processus de création.
7Puis, après le clown virevoltant, vint une autre image : une roue de feu d’artifice, clouée à un arbre et mise à feu par un petit garçon, dans l’obscurité paisible de la campagne ; la roue, d’abord crachouillant, s’éteignant, puis démarrant brusquement comme un anneau de lumière sifflant, enflammé, des étincelles éclatant dans l’obscurité tout autour. Chaque fois que dans les écrits de Winnicott je lisais un passage concernant le centre insaisissable du Soi (Self), je pensais au disque sombre au milieu de la roue.
8Puis une troisième image venait s’entrelacer dans ma réflexion au sujet de cet exposé, une plaisanterie que nous avions en commun, un dessin humoristique paru dans le New Yorker que je lui avais montré un jour, pendant la guerre. Il s’agissait de deux hippopotames, leurs têtes émergeant de l’eau, l’un disant à l’autre : « Je croyais que nous étions jeudi. » C’était typique de lui de n’avoir jamais oublié cette plaisanterie. Ce n’est qu’au bout de toutes ces années que je vois à quel point elle s’accordait avec une de mes préoccupations majeures, concernant le seuil de la conscience, la surface de l’eau, comme le lieu où l’on plonge ou émerge.
9Et après cette image de surface des eaux, j’en arrive à une de ses images à lui, la citation de R. Tagore mise en exergue à son article sur « La place de l’expérience culturelle » (1966) : « Sur la plage des mondes infinis jouent des enfants. » En fait, cette ligne aussi était restée gravée dans mon esprit depuis le jour où je l’avais lue pour la première fois, en 1915. Winnicott, pour sa part, dit que cette ligne l’a aidé à réfléchir à ce problème : « Si le jeu n’est ni à l’intérieur ni à l’extérieur, alors où est-ce ? » Pour moi elle évoquait la marée qui monte et qui descend, la marée qui rythmiquement chaque jour vient aplanir ce lieu où jouent les enfants.
10Plus tard, dans ce même article traitant de la place de l’expérience culturelle, il a utilisé une autre image qui nous était commune, mais dont j’avais complètement perdu le souvenir. Lorsque nous parlions de la façon dont le nourrisson apprend à utiliser le symbole de l’union et arrive à mieux tenir compte et à profiter de la séparation (séparation qui n’est pas une séparation mais une forme d’union), il se référait à un dessin que j’avais fait de longues années auparavant, dans les années 1930, représentant les rapports réciproques entre deux rebords de pot. Il fit la remarque que ce dessin lui avait permis de comprendre l’importance considérable que peut avoir le jeu réciproque de deux rebords. En y repensant, je me suis rendu compte que j’utilisais ce même dessin comme symbole visuel pour son concept « d’espace potentiel », et ceci a pour moi de nombreuses résonances, car ma patiente Susan s’en était servie constamment sous la forme plus abstraite de deux cercles qui se coupent, pour devenir ensuite deux visages, deux qui oscillent entre être un et être deux.
11Ceci pour les images ; et maintenant, les faits. J’ai vu Winnicott pour la première fois à l’occasion d’une conférence publique qu’il donna à Gloucester Place, vers la fin des années 1930, conférence consacrée à son travail avec les mères et les nourrissons à la clinique Paddington Green, et au célèbre jeu de l’abaisse-langue. Il raconta comment il laissait un abaisse-langue sur la table, devant la mère et le bébé, à la portée du bébé ; puis tout simplement il observait ce que l’enfant en faisait ; il observait les variantes du schéma normal dans la façon de tendre la main vers l’objet, le saisir, le sucer avec application, puis le rejeter. Il raconta comment, à partir de cette situation expérimentale si simple, il a pu, en prenant pour point de départ la manière dont les enfants observés se regroupaient en différents stades, élaborer un système de diagnostic des divers problèmes entre la mère et le bébé.
12Pendant qu’il parlait, j’étais captivée par ce mélange spécifique de gravité profonde et d’amour pour les petites plaisanteries, en fait, par l’aspect ludique de son caractère ; je pense ici au jeu authentique, au-delà de l’opposition entre sérieux et pas sérieux.
13Ce jour-là, je n’ai pu avoir qu’un bref aperçu de la richesse des contradictions qui composaient son caractère ; par exemple son dévouement de saint envers ceux qu’il pensait pouvoir aider, mais aussi une certaine capacité à se montrer brutal. J’ai d’ailleurs entendu certains dire que ce qu’ils appréciaient le plus en lui, c’était sa « malice à la manière de Puck » et, naturellement son esprit. Beaucoup d’entre vous se souviendront de son avertissement célèbre à ceux qui, lui-même y compris, sont trop sûrs d’avoir trouvé les réponses : les « crieurs d’Euréka ». C’est après cette conférence que j’ai commencé à fréquenter sa clinique comme observatrice. Je me souviens bien du plaisir qu’il prenait au jeu de l’abaisse-langue.
14Je pense que c’est sa simplicité qui satisfaisait en lui à la fois l’artiste et le savant ; ses qualités formelles, si simples et claires, fournissaient un cadre à ses observations. Et c’est le même sens de la forme esthétique qu’on retrouve dans l’usage qu’il fait de l’organisation réciproque de l’espace qu’il appelle le jeu du gribouillis (squiggle-game). On peut voir également comment le jeu structure les consultations thérapeutiques qu’il décrit dans son livre sur ce sujet. De sorte que les comptes rendus de ces séances de dessin avec l’enfant constituent autant d’exemples de son si beau concept d’espace potentiel (un concept essentiellement pictural), que lui-même définit comme « ce qui se passe entre deux personnes lorsqu’il y a entre elles une atmosphère de confiance et de sécurité ».
15Il y a aussi la façon dont les comptes rendus de séances organisent le temps ; il y inclut non seulement toute la vie de l’enfant mais aussi la sienne, tout au long des années de pratique psychanalytique (en tant que distincte de la psychothérapie), de sorte qu’il possède l’outillage des concepts psychanalytiques au bout des doigts même lorsqu’il s’en sert dans un autre cadre.
16Mais comment donner, ne fût-ce qu’une faible idée, de ce que j’ai reçu d’un homme si remarquable ? C’est une tâche réellement impossible.
17Il y a, par exemple, tout ce que m’a apporté son concept de soutien (holding) par l’environnement, mais je ne m’étendrai pas sur ce sujet car j’en ai déjà beaucoup parlé dans mon livre sur ma patiente Susan. Et je l’ai même incarné dans le titre : « Les mains du Dieu vivant », extrait du poème de D.H. Lawrence. Dans ce poème, Lawrence parle de l’effroyable terreur qui accompagne le sentiment de tomber à tout jamais lorsque le contact est perdu avec l’environnement de soutien intérieur.
18La meilleure façon de commencer serait, peut-être, de rapporter certains commentaires que fait Winnicott dans son article sur le jeu (1968) à propos d’un de mes articles de 1951, traitant du jeu d’un jeune patient. Au début de cet article, Winnicott montre que j’ai mis en parallèle le jeu d’une part et la concentration chez l’adulte d’autre part, et que lui-même en a fait autant. Un peu plus tard il cite mon propos concernant « les moments où le poète original qui est en chacun de nous a créé le monde que nous avons peut-être oublié […] parce qu’il est trop semblable à une épreuve ».
19En l’entendant citer cette phrase, je me suis rappelé qu’au départ une des perspectives de mon article avait été une préoccupation croissante concernant certains moments dans le jeu du garçon, moments qui semblaient à la fois fournir une expression et s’associer à une espèce particulière de préoccupation, moments qui en fait étaient symbolisés, me semblait-il, par son jeu perpétuel avec des bougies allumées et des jeux dans l’obscurité, ainsi que par des jeux ayant explicitement pour sujet des épreuves.
20Tout cela me semble à présent lié avec ce que Winnicott a appelé « évaluation créative, » où la réalité extérieure prend une coloration nouvelle, qui lui confère un caractère de grande importance. En fait, comme le dit Winnicott, il s’agit de faire en sorte que la vie vaille d’être vécue, même s’il faut supporter en même temps des frustrations pulsionnelles considérables.
21Je me suis rendu compte alors que cette perspective de départ (entre autres) de mon article était également celle du premier livre que j’aie jamais écrit, fondé sur un journal tenu en 1926, à propos des moments où, soudain, le monde entier était différemment perçu ; ce changement semblait se produire parfois sans aucun préliminaire, mais il pouvait aussi résulter d’un changement d’attitude volontaire, qui faisait comme si le monde entier venait d’être créé à neuf.
22Devenue psychanalyste, j’essayai d’ajuster ces expériences au cadre de concepts psychanalytiques tels que les défenses maniaques contre la dépression, etc., cependant il me semblait que ces idées ne rendaient pas entièrement compte du phénomène. Mais je découvris alors la distinction que fait Winnicott entre les vicissitudes des pulsions et ce qui se passe dans la créativité qui, pour lui, est équivalent au jeu créatif ; ceci constitua pour moi une approche plus féconde.
23Cela ne veut pas dire que sa façon de présenter ses idées sur la créativité me paraissait tout à fait simple. Parfois il semble s’agir d’une certaine vision du monde, parfois d’une action volontaire, et parfois du simple plaisir procuré par l’exercice d’une activité corporelle, comme le plaisir de respirer. Je me suis demandé dans quel sens on pouvait considérer tout cela comme créatif.
24Il s’agit certainement pour Winnicott d’autre chose que de fabriquer un objet quelconque, une maison par exemple, ou un repas, ou un tableau, bien que cela y participe. Puis je suis tombée sur un propos qui m’a aidée à clarifier le problème. Il s’agissait d’une phrase de Martin Buber concernant « la productivité opposée à la qualité immédiate de la vie vécue ». Il se réfère à ce qu’il appelle l’illusion dominante de notre époque, à savoir que la créativité (par laquelle il entend la créativité artistique, je crois) est le critère de la valeur humaine ; il continue : « La potentialité de la forme accompagne également toute expérience vécue par le non-artiste, et elle se concrétise chaque fois qu’il extrait une image du flot des perceptions, et l’insère dans sa mémoire comme quelque chose d’unique, de défini et de significatif en soi [3]. » Cette phrase : « extraire une image du flot des perceptions » a un rapport très net avec la phrase de Winnicott : « Ce que vous allez tirer de moi, vous devrez l’extraire du chaos. » Il s’ensuit que la créativité n’est pas seulement le fait de percevoir, mais aussi notre relation délibérée à notre propre perception. Par conséquent, c’est une perception qui contient un élément de « je suis ».
25Ceci nous amène à l’usage que fait Winnicott du terme « Soi » (Self).
26D’abord, ce qu’il dit de sa genèse. Il prétend que le sentiment qu’on a du Soi provient exclusivement d’une activité décousue et informe, ou jeu rudimentaire, à condition que celui-ci soit reflété ; et il ajoute que c’est seulement en étant créatif qu’on se découvre. Cela me pose un problème ; je peux le comprendre lorsqu’il prétend que le sens du Soi se fonde sur un état non intégré. Mais lorsqu’il ajoute plus loin que, par définition, cet état n’est ni observable ni communicable, je commence à douter. Non communicable, d’accord. Non observable, je n’en suis pas sûre. Je pense au centre sombre et immobile de la roue de feu d’artifice, et je suis à peu près certaine qu’il peut, dans un climat adéquat, établir une relation avec le Moi conscient, lequel découvre qu’il peut se replier sur soi-même, entrer en contact avec le cœur de son propre être et y trouver un renouvellement, une renaissance. Mais en fait, n’est-ce pas précisément ce que Winnicott lui-même veut dire lorsqu’il parle du calme associé à la paix ?
27Cela me rappelle l’expression d’Elliot : « Le point calme du monde qui tourne » ou « après le discours, les paroles s’allongent vers le silence. » Ce problème de la découverte du Soi est certainement lié à la découverte de son propre corps. Ainsi en vient-on à se demander : quelle est la relation entre le sentiment d’être qui, selon Winnicott, doit précéder la découverte du Soi et la prise de conscience de son propre corps ?
28Je crois qu’il y a une indication dans ce sens, lorsqu’il parle de « l’addition ou de la réflexion des expériences de relaxation dans des conditions de confiance fondée sur l’expérience ». Pour moi, cette phrase résonne tout au long des années consacrées à observer la façon dont la relaxation corporelle volontaire entraîne, si on a la patience d’attendre, un reflet venu de l’intérieur, quelque chose qui se propage par vagues, quelque chose qui apporte un sentiment intense d’une réponse venant de cette région du monde extérieur, qui est aussi soi-même, son propre corps.
29Et je pense ici à ce que dit Winnicott à propos du plaisir de respirer, comme exemple de créativité.
Notes
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[1]
Un portrait de Mme Marion Milner (1900-1988) a été publié dans le n° 14 du Coq-Héron. Par ailleurs deux portraits de Winnicott (1896-1971) ont paru, l’un dans le n° 17, l’autre dans les numéros 23-24. Ceux-ci ont été réédités dans la plaquette « Galerie de portraits d’ancêtres » ainsi que dans le numéro anniversaire de la revue (n° 200). Les deux portraits sont l’œuvre de Olga Székely-Kovács (Mme Dormandi).
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[2]
Exposé présenté lors d’une réunion commémorative de la Société britannique de psychanalyse à Londres.
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[3]
M. Buber, The Healthy Personnality, Lectures publiées par Hung-Min Chiang et A. Maslow, Van Nostrand Reinhold, 1969.