1Le Coq-Héron n? 29, 1972
Ce texte est extrait d’un volume édité en honneur du 80e anniversaire du Dr. Imre Hermann, psychanalyste hongrois. Il s’agit d’un volume d’articles écrits par les collègues et les élèves du Dr. Hermann. (Ce texte du docteur Vikár traite d’un sujet déjà abordé par Le Coq-Héron, à savoir la création scientifique, qui a fait l’objet d’un article du docteur Sonnenfeld-Schiller.) L’auteur, que nous remercions ici d’avoir bien voulu nous autoriser à publier une traduction de son article, étudie les recherches de Imre Hermann effectuées dans ce domaine, en particulier à propos de deux cas de mathématiciens célèbres, János Bolyai et Gustav Théodore Fechner.
Contrairement à la plupart de ses collègues, Hermann n’a jamais quitté la Hongrie et n’a jamais cessé son activité de psychanalyste. Il a peu à peu reconstruit l’école psychanalytique hongroise et l’Association hongroise de psychanalyse, qui a retrouvé sa place sur la liste de l’Association Internationale.
NDLR 2013 : Depuis, d’autres textes des travaux nombreux et variés du docteur Hermann ont paru, signalons L’instinct filial paru chez Denoël en 1972, introduit et présenté par Nicolas Abraham.
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3Le talent constitue un sujet de recherches dans plusieurs branches de la science ; ce n’est pas seulement un problème psychologique, mais aussi un problème génétique et sociologique. La psychanalyse – « cette pousse étrange sur le grand arbre de la biologie » comme le dit Imre Hermann quelque part – étudie le développement du talent sous un certain aspect. Elle saisit le processus au lieu où il rencontre l’inconscient. C’est à partir de ce point de vue qu’elle soumet à son investigation l’ensemble des vécus qui mènent du don biologique à la création. À l’aide de sa méthode propre, elle retrouve les conditions spécifiques du développement des talents particuliers. Elle ne prétend pas qu’il s’agit là de conditions suffisantes, mais seulement de conditions nécessaires. Les travaux de recherche de Imre Hermann qui portent sur le talent sont caractérisés par sa très grande exigence en ce qui concerne les conditions, et par la recherche permanente de nouvelles corrélations.
4Il prend pour point de départ l’analyse des patients, puis il utilise son expérience clinique pour analyser les données fournies par l’histoire des civilisations. En 1922 il publie une communication intitulée « Beitrage zur Psychogenese der zeichnerischen Begabung » (Contribution à la psychogenèse du talent graphique) portant sur la psychanalyse de deux jeunes peintres chez lesquels il a constaté l’existence d’un fort érotisme des mains depuis la petite enfance (par exemple, chez l’un d’entre eux de simples caresses de la paume de la main déclenchaient une excitation sexuelle). Puis plusieurs communications font état d’observations semblables. L’accentuation de l’érotisme manuel peut relever de l’hérédité, tout en étant liée au vécu concret de la petite enfance. Cependant, il ne se contente pas de cette seule composante, il cherche à mettre en évidence les autres conditions du développement du talent. C’est ainsi qu’il en arrive au « complexe de la beauté physique ». Enfants, les artistes figuratifs sont soit remarquablement beaux, soit torturés par l’aspiration à la beauté physique, comme Michel-Ange. C’est cette ambition qui est transposée dans l’œuvre. Dès maintenant il paraît manifeste qu’il s’agit ici de quelque chose de plus que la sublimation de pulsions partielles. Un des patients de Hermann, un artiste-peintre, était si beau dans son enfance que, sous l’effet d’une superstition bien connue, des femmes enceintes se rendaient en pèlerinage auprès de lui. Dans ce cas, ce n’est pas seulement la pulsion partielle exhibitionniste qui est sublimée dans l’activité artistique, mais le vécu tout entier qui réapparaît sur un autre terrain – pensons à l’objet exposé contemplé religieusement par les spectateurs.
5À propos du talent poétique, Hermann a observé qu’outre l’accentuation de l’érotisme oral, on rencontre fréquemment la sensation subjective d’une aptitude visionnaire, ainsi que l’amour pour un être mort et le désir d’être soi-même aimé une fois mort. Là encore, on peut établir un rapport avec des expériences infantiles. (Un de ses patients prévoyait en quelque sorte à partir de certains « signes » les visites hebdomadaires de l’amant de sa mère). Plus tard, le complexe de visionnaire se manifesta par l’appréciation des éléments formels du poème, la prévision des rimes et du rythme, et le complexe d’amour des morts, par celle de la parole prononcée et aussitôt plongée dans le passé – verba volent. Ici, une expérience qui se manifeste sur un autre terrain de la vie psychique sert en quelque sorte de modèle inconscient à la création. De la même façon, un talent d’acteur ou de dramaturge peut avoir eu pour modèle la bruyante mise en scène d’un père ivrogne.
6L’hypothèse du modèle inconscient est apparue dès la première étude psychanalytique de Imre Hermann, « Intelligenz und tiefer Gedanke » (Intelligence et pensée profonde). Voici comment il le définit dans la préface de son livre consacré à Bolyai :
« … une idée neuve et profonde peut difficilement se concevoir sans la mise en œuvre de toute la personnalité, et par là même des forces psychiques inconscientes. L’idée peut se construire sur le modèle d’un phénomène qui n’appartient pas au domaine des problèmes, comme le destin des pulsions, une modalité sensorielle, une donnée d’expérience, phénomène avec lequel l’inconscient entre en contact ».
8Hermann esquisse dans plusieurs études brèves les rapports possibles entre le vécu servant de modèle et l’œuvre, en citant l’exemple de John Stuart Mill, David Hume, Semmelweis, Robert Mayer, etc. On trouve une élaboration détaillée de sa théorie dans deux livres : celui sur Fechner et celui sur Bolyai.
9Gustave Théodore Fechner est surtout connu pour avoir fondé la psycho-physique et formulé la loi mathématique selon Weber et Fechner. Le principe de cette formule est que ce n’est pas la force absolue de l’excitation qui compte pour l’accroissement d’intensité de la sensation, mais la mesure dans laquelle augmente la force de l’excitation. Un autre élément important est constitué par le fait qu’il existe un seuil d’excitation correspondant pour ainsi dire à la naissance de la sensation et une limite supérieure au-delà de laquelle elle ne peut pas être augmentée.
10Sept ans avant la découverte de la loi psycho-physique fondamentale, Fechner est passé par une très grave maladie dont les premiers symptômes avaient été l’épuisement et la photophobie, et qui s’était accompagnée d’inactivité, de mutisme, de sensations abdominales hypocondriaques et d’un négativisme alimentaire. À l’acmé de la maladie, il s’était retiré dans une chambre obscure, ne parlait pas et ne mangeait pas. La guérison avait commencé par une tolérance progressivement croissante de ses yeux pour la lumière. Un psychiatre, de nos jours, considérerait ce tableau clinique comme celui d’une dépression hypocondriaque, bien que certains problèmes de diagnostic différentiel se posent.
11Le psychanalyste constate la présence d’un fantasme infantile de grossesse et d’accouchement-naissance, entremêlé au contenu de la psychose. La même chose se retrouve reflétée dans sa découverte faite sept ans plus tard, à savoir l’accroissement d’excitation. En parcourant les données biographiques, nous trouvons des expériences auxquelles le modèle inconscient de la découverte, le fantasme infantile, pouvait s’attacher.
12Fechner avait 3 ans lorsque son père est tombé malade par suite de « surmenage », et 5 ans lorsqu’il est mort, au moment même où naissait le plus jeune des enfants. La maladie elle-même reflète l’identification au père et la culpabilité subséquente. En même temps il est le fœtus qu’il faut préserver de la lumière. La mort du père survenue au moment classiquement culminant du complexe d’Œdipe a manifestement laissé une trace profonde, a pu éveiller de la culpabilité et entrer dans une fausse relation de causalité avec l’accouchement.
13Hermann retrouve l’effet de ce traumatisme psychologique dans les œuvres littéraires et poétiques de Fechner, ainsi que dans les éléments formels de sa manière de penser.
14Le point de départ de l’œuvre vitale de János Bolyai, la géométrie absolue, est le rejet du Ve postulat (axiome II) d’Euclide et la nouvelle solution du problème des parallèles. Selon le raisonnement de Bolyai, la non-rencontre des deux droites ou – selon son expression – leur bond divergent se produit plus tôt que selon Euclide.
15Hermann en voit le modèle dans la qualité conflictuelle de la relation de Bolyai à sa mère et dans la rupture précoce de cette relation. S’y ajoute la rivalité consciente entre père et fils, comme un motif de surface. Hermann appuie sa thèse par des citations extraites des écrits de Bolyai et par l’analyse de ses symptômes psychotiques.
16([Le lecteur] peut être surpris au premier abord que des figures géométriques puissent exprimer des relations humaines. Mais nous retrouvons des données témoignant d’une interprétation symbolique de la géométrie depuis les temps les plus reculés. Dans la famille Bolyai ce mode de penser était tellement présent que la mère, parfaitement ignorante en géométrie, s’exprime ainsi dans son état d’excitation catatonique : « Moi, déesse, dieu ! Moi je dis, qui suis un point dont naissent tout autour des petits cercles croissant progressivement, dans une expansion infinie, qui dans leur décrue redeviennent point… » János Bolyai utilise dans son livre des comparaisons telles que : l’enfant premier-né de l’espace est le point, puis vient la sphère, dont l’enfant est le cercle, etc.).
17Mais l’œuvre de Bolyai soulève aussi des problèmes qui dépassent le champ de la psychologie individuelle. En fait, simultanément et indépendamment l’un de l’autre, Gauss et Lobatchevski sont parvenus à la même idée, à savoir qu’à partir de quelques hypothèses de base, on peut élaborer d’innombrables géométries valables, dont celle d’Euclide n’est qu’une variante extrême. Cette rencontre surprenante ne peut s’expliquer que par des expériences intellectuelles communes qui ont pu servir de modèle à tous trois. Cette expérience commune, Hermann la trouve dans la génétique où, à cette époque, la thèse de la préformation est supplantée par la théorie épigénétique, selon laquelle le tissu embryonnaire est polyvalent à l’origine : tout groupe cellulaire, selon la place qu’il occupe, peut donner n’importe quel organe. Hermann démontre que les trois chercheurs ont pu entrer en rapport avec la génétique.
18L’idée épigénétique ne peut naturellement pas être séparée d’une certaine atmosphère intellectuelle. On ne peut la séparer des mouvements intellectuels et politiques des xviiie et xixe siècles qui ont renversé la foi en l’immuabilité de la société.
19Les formulations géométriques proviennent à l’origine d’expériences visuelles. Chez Lobatchevski et Bolyai, Hermann a retrouvé non seulement une expérience intellectuelle commune mais aussi une expérience visuelle commune. À savoir, une forme de tour hyperbolique qu’on ne trouve que dans l’architecture des églises transylvaniennes et dans les vestiges architecturaux tatar. (Les parallèles de Bolyai peuvent être représentées sur une surface courbe hyperbolique.) L’église des Minorites, face à la maison natale de Bolyai, possède une tour de ce genre. Une tour semblable se dressait à Nijni-Novgorod où Lobatchevski a grandi.
20Alors, devrions-nous considérer la psychogenèse de la découverte scientifique comme celle d’un rêve ? Quand nous pensons que les formations géométriques apparaissent comme les symboles de relations humaines, que l’idée de la géométrie absolue concentre le traumatisme de la séparation, la conception épigénétique, l’époque de l’éveil intellectuel, le mouvement social, et que toute cette série de représentations s’appuie sur le souvenir infantile d’une tour hyperbolique : nous pouvons nous sentir dans le domaine des mécanismes du rêve. Cependant, la découverte scientifique n’est tout de même pas un rêve mais une réalité. Un fantasme qui a résisté à l’épreuve de réalité. C’est dans cette force de résistance spécifique qui se transpose du créateur à la création que Hermann reconnaît une autre composante du talent.
21« L’élément héroïque » du talent, au niveau des pulsions, est corrélatif à une sorte de masochisme transitoire. C’est ce qui l’empêche de devenir entièrement la victime de l’influence pathogène des exigences pulsionnelles écartées ou de la culpabilité. Il passe victorieusement l’épreuve de réalité, résiste à la souffrance psychique (et souvent physique) et, se servant de la pensée comme d’un antidote, une sorte de drogue, il parvient finalement à faire correspondre les images surgissant de l’inconscient avec la réalité. Hermann retrouve cette attitude héroïque dans la vie de nombreux créateurs, et dans beaucoup de cas il montre que l’œuvre naît ou mûrit simultanément avec une maladie.
22La maladie est-elle une condition préalable de la création ? Naturellement, non. Les conditions du talent mentionnées jusqu’à présent – de la constellation pulsionnelle jusqu’à l’expérience constituant le modèle – n’ont pas besoin d’atteindre un niveau pathologique. Mais la maladie ne retire rien non plus à la valeur du talent, voire, associée à une tenue morale, peut devenir la source de nouvelles valeurs. Ainsi, la recherche psychanalytique fournit de nouveaux arguments à une conception humaniste déjà connue mais certes pas universellement reconnue. Pour citer les termes de Imre Hermann lui-même :
« La valeur de l’idée… ne dépend pas des composantes subjectives de son origine, mais de ce qu’elle offre à la société et aux hommes de bonne volonté. »
Commentaire actuel de la rédaction
« Transformation d’un matériau vivant en une autre matière vivante sans autre phase transitoire », décrit en physique ce qu’est la sublimation.
Or, l’apport de Hermann en ce bref article met en valeur l’effort pour comprendre et corréler diverses dimensions et facettes de la créativité humaine en éclairant certains aspects de ce que la psychanalyse appelle « sublimation » en son extraordinaire alchimie dont l’effet réussi dépasse le plus souvent son propre créateur. Vikàr nous éclaire sur ce que Hermann a réussi à rassembler en son temps sur le plan psychanalytique, à l’aide de quelques exemples fort précieux de créateurs et découvreurs talentueux, enrichissant ainsi l’analyse si complexe des processus psychiques personnels en jeu, jamais isolés du relationnel.
Dans l’exemple évoquant le travail de Bolyai, j’ai été frappée de constater la prospective ouverte sur l’idée – pourtant réputée ancienne – de corrélations symboliques et représentatives de l’expression des relations humaines, établies avec le moyen à la fois abstrait et concret de figures géométriques. Cette prospective pourrait maintenant être réexaminée avec les avancées psychanalytiques proposées plus tard par Bion, dans son immense et subtil travail d’analyse sur les transformations.