Notes
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[1]
Sans compter, bien entendu, les formes nouvelles d’art et de vie quotidienne qui engendrèrent peu à peu l’environnement dans lequel nous vivons encore aujourd’hui (voir la créativité brève et tourmentée, mais décisive, du Bauhaus – 1919-1933).
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[2]
G. Deleuze, Cinéma, 1. L’image-mouvement, Paris, Éditions de Minuit, 1983.
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[3]
Les symptômes hystériques ne sont-ils pas conçus originairement, par Freud, comme des « images mobiles » de l’inconscient ?
-
[4]
Voir là-dessus W. Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Œuvres III, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais ». Il y aurait sans doute une étude à faire sur les micro-mouvements qui parcourent le corps du spectateur pendant la vision d’un film, comme on a pu le faire pour un spectacle de danse.
-
[5]
Selon le principe posé très tôt par Freud, dans l’Entwurf : « Perception et mémoire s’excluent. »
-
[6]
Or, on sait que chez Lacan, la lamelle, c’est la libido.
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[7]
De fait, malgré son intérêt pour les appareils optiques, Freud ne semble pas s’être intéressé au cinéma, pas plus qu’il ne s’est attardé sur les anamorphoses d’E.T.A. Hoffmann, dont il commente pourtant le conte L’homme au sable (der Sandmann) dans son article sur l’Unheimliche. Or, le cinéma oblige à déplacer et à modifier considérablement cette Autre scène, qu’à la fois il rapproche de nous et dissémine sans fin dans la surface impalpable de l’écran. À la fois nous pouvons désormais rêver les yeux grands ouverts, et ce rêve lui-même est désormais partout et nulle part, à la manière de l’infini pascalien. Ce qui nous enseigne d’ailleurs sur une certaine isomorphie du divertissement avec cet infini. Car à la chasse et à la danse qui en étaient pour lui les archétypes, Pascal pourrait aujourd’hui ajouter le cinéma dans sa nomenclature du divertissement – soit essentiellement ce qui nous divertit de la mort. Or les écrans les plus modernes, qui apparaissent comme étant par eux-mêmes sources du visible, captent les images et les informations à même l’espace, dans l’invisiblité des ondes qui nous environnent, comme dans une mer immense. La pulsion de mort intriquée à l’image se dévoile à peine dans le divertissement du scopique tourné vers un arrière-plan transcendantal (aujourd’hui numérique). J’ajoute que Lacan non plus ne s’est guère intéressé au cinéma, hormis sa fascination passagère pour L’empire des sens en 1976.
-
[8]
Cf. R. Amadou, Les grands médiums, Éditions Denoël, Paris, 1957. Durant la seconde moitié du xixe siècle, certains médiums, adeptes du spiritisme et de la parapsychologie, « individus doués pour la production de phénomènes physiques paranormaux », tels Daniel Dunglas Home ou Florence Cook, acquirent une réputation qui fit d’eux de véritables stars, attirant de vastes publics devant lesquels ils manifestaient leurs pouvoirs de façon spectaculaire, à grand renfort de spectres, d’ectoplasmes et de télékinésie. La question des trucages se posait évidemment.
-
[9]
L’interprétation du rêve, trad. fr. J.-P. Lefebvre, Paris, Le Seuil, 2010, p. 655.
-
[10]
« L’Etourdit », dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 468.
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[11]
« Un autre dire, selon moi, y est privilégié : c’est l’interprétation, qui, elle, n’est pas modale, mais apophantique » (ibid., p. 473). Ce qui signifie qu’elle énonce un « dire que non », qui dégage non pas une vérité mais un réel, lequel renvoie la vérité à une fiction.
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[12]
Ibid., p. 457.
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[13]
On notera en ce sens que chez Hitchcock notamment, les gros plans de visages se concluent classiquement par le baiser, comme leur issue logique, inéluctable, et comme la métaphore généralisée de la rencontre amoureuse, de sa « fin » confrontée aux « crimes de l’amour ».
-
[14]
G. Deleuze, op. cit., p. 125-126.
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[15]
Ibid., p. 126.
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[16]
« Les frontières du à partir de rien, du ex nihilo, c’est là […] que se tient nécesssairement une pensée qui veut être rigoureusement athée. Une pensée rigoureusement athée se situe dans la perspective du créationnisme, et dans nulle autre. » J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII (1959-1960), L’éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1986, p. 303.
-
[17]
G. Deleuze, op. cit., p. 127.
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[18]
Mais Fechner, par exemple, se plaignait qu’on ne pût observer directement le fonctionnement du cerveau. De fait, l’étude des aphasies montrait l’intérêt d’une telle observation, suppléée alors par la dissection des cadavres.
-
[19]
Une expérience troublante a eu lieu récemment à cet égard, lors de la présentation d’un film de Theo Angelopoulos, Poussière du temps, en l’absence totale d’images. Ce film n’ayant pas trouvé de distributeur, on ne pouvait en voir la projection. Mais il était possible de donner une représentation dramatique de son scénario lu par des acteurs, accompagnée par l’exécutation en direct de la musique du film. Il fallait donc imaginer les images manquantes. Étant donné la disparition récente de son auteur, cette mise en scène était particulièrement impressionnante, déportant complètement hors champ le désir d’images, mais faisant refluer sur l’entendu la puissance absente du vu.
1À la fin du xixe et au début du xxe siècle sont apparues simultanément : la question des traces inconscientes, avec la psychanalyse, la question du corps dans l’espace avec la danse contemporaine, et l’image cinématographique [1]. L’image cinématographique étant avant tout « image-mouvement » (selon le terme de Gilles Deleuze [2]), constituée non de corps réels (comme au théâtre), mais de traces mnésiques enregistrées puis réanimées par projection sur un écran ; on peut estimer qu’elle constitue une interface de la psychanalyse avec la danse contemporaine : l’interface entre les traces mnésiques inconscientes qui fomentent nos rêves et nos symptômes [3], et le déploiement libre et ordonné des gestes du corps dans l’espace, avec l’invention de formes à la fois fugitives et intemporelles que permettent désormais la captation des images, leur enregistrement codé et leur reproductibilité indéfinie [4]. Le cinéma vient ainsi s’interposer dans le champ du visible par la création d’une nouvelle « fantomatique du désir », une nouvelle « mimétique », relayant la peinture et, en partie du moins, le théâtre, dans cette fonction de représentation d’un incorporel collectif et de la mythologie qui l’accompagne. D’où sa puissance d’attraction, qui le place en quelque sorte au centre névralgique de toute la « société du spectacle ».
Freud et le labyrinthe optique
2Freud, dans la Traumdeutung en 1900, invoquait les appareils optiques comme modèle pour son appareil psychique ; il fera ultérieurement du moi, en 1923 dans Le moi et le ça, non seulement une surface, mais une « projection de surface », soit très exactement l’écran où se projette un film, celui des perceptions sensibles et des émotions, un écran placé telle une mince pellicule, qui comme telle n’enregistre pas [5], entre deux hors-champs dénommés surmoi et réalité extérieure (le surmoi communiquant, par continuité, avec le ça ouvert, qu’il représente à l’intérieur du champ clos, c’est-à-dire du cadrage, et qui est le véritable hors-champ, le véritable commandidaire). Un n’espace ouvert, donc, à la sensibilité, à l’affect – au regard, à la lecture, mais non au toucher. Il y a dans le cinéma un « Noli me tangere » ! C’est le « moi-corps », le Körperich, aussi impalpable et fragile que l’image mobile (à la fois « image-mouvement » et « image-temps ») projetée sur l’écran de cinéma, une véritable lamelle animée d’une vie propre, magique [6]. De fait, ces « jeux de lumière » (Lichtspiele, comme on disait à l’époque du Bauhaus) faisaient un effet magique, transférant la magie des mots sur l’appareil du spectacle, à même le visible. Pourtant, tel le valet serviteur de deux maîtres, le moi-image ou moi-corps de la pellicule cinématographique demeure à la merci à la fois du producteur et du spectateur, du commanditaire et du récepteur. Il ne peut s’en sortir que par un miracle sans cesse renouvelé, une acrobatie de bête de cirque, une performance de foire, et une dérobade de dernier instant, sauf à rester englué dans le labyrinthe optique. Tel le champion de jeûne de Kafka, qui voit toujours son exploit interrompu « au plus beau moment », celui de la jouissance tant attendue. La jouissance du spectateur ne s’engrène qu’à l’interruption de celle de l’acteur, à qui l’on intimera brusquement l’ordre de rentrer dans sa boîte, c’est-à-dire dans le système de production. Kafka conclut sa nouvelle en soulignant la simple ride qui vient désormais barrer le front de l’acteur, au sortir de son immortalité perdue, lorsqu’il rentre dans le temps commun, muni du seul souvenir de son exploit interrompu.
3Cette ride sur le front, que nous avons nous aussi, sans doute, en sortant d’une salle de cinéma, forts de cette nouvelle expérience visuelle, s’affirme d’autant plus vigoureusement en contrepoint du plaisir cinématographique lui-même (de la jouissance scopique attendue et peut-être manquée), que le cinéma, à l’inverse de la peinture contemporaine qui brise la forme humaine et la disloque, de Picasso à Francis Bacon, est devenu le lieu sacré du recueil des visages, de leur jeunesse immortelle et de leur mémoire immarcescible. En un mot, de leur semblant iconique. Icônes dormant à jamais dans leurs boîtes, tels les portraits du Fayoum, peuple subsistant à la lisière de la mort et de la résurrection. Le cinéma nous rend indéfiniment accessibles et adorables (à la réserve près de la conservation de leur support matériel) la jeunesse et la beauté des visages de Marlène Dietrich, de Greta Garbo, de Lauren Bacall, de Grace Kelly, de Marilyn Monrœ, et de tant d’autres qui hantent à jamais nos mémoires. Une forme spécifique de la beauté naît ainsi, à la lisière de l’effacement, à la merci d’une pellicule périssable, à l’abri cependant du vieillissement et de la mort. Le visage est préservé dans son infinie fugacité, dans son intime signification, dans ses rides et son éclat, à la lueur d’une lumière dont on ne verra plus jamais la source. Miracle du visage ainsi préservé des atteintes du temps, passant fugacement sous nos yeux. L’image-temps devient visage hors le temps ; l’image-mouvement, silence éternel et affirmation d’absolu. Du coup, notre regard lui-même est comme sorti du temps, dématérialisé, sublimé dans un transfini parallèle.
Le visage, unique objet de notre amour du cinéma
4En ce sens, le visage est l’unique objet d’amour dans le champ de l’image cinématographique. L’unique objet d’un désir cause de notre amour du cinéma. Désir impossible sans doute, car comment étreindre un tel être scopique ? L’essence du cinéma, c’est le gros plan, et le gros plan, c’est le crime de l’amour sacrifiant son objet pour sa jouissance. N’est-ce pas dans l’acte d’amour que l’on peut voir enfin, en gros plan, le visage de celui ou celle qu’on aime, parvenant à le voir enfin dans le feu de sa jouissance, consumé dans ce feu d’un visage abandonné ?
5C’est par cette identité du visage et du gros plan que le cinéma s’imprime dans notre mémoire de façon indélébile. Il y imprime des gros plans qui sont des visages et des visages qui sont des gros plans, le gros plan, fût-il, comme le décrit ironiquement Deleuze, celui d’une pendule. On verra là, par exemple, la fonction des objets dans les films de Hitchcock : les gros plans en font des « choses », car les visages à leur tour sont des « choses », mais au sens de das Ding, le gros plan élève le visage à « la dignité de la Chose » (Lacan). Ces « choses » sont fatalement, du même coup, des choses qui nous regardent. Des choses en proie à un éloignement infini qui nous les rend d’autant plus intimes.
6Dans la Traumdeutung, Freud parlait de Rücksicht auf Darstellbarkeit – « prise en considération de la figurabilité ». Ce terme désigne parfaitement le point de rencontre possible entre psychanalyse et cinéma. La captation du champ de l’inconscient présuppose sa figurabilité. Les signes de l’inconscient ne sont pas séparables de leur mise en scène ni de leur projection sur une surface de lecture. En ces débuts, la métaphore reste encore prise au théâtre, avec notamment la fameuse formule empruntée à Fechner : l’inconscient comme Autre scène, anderer Schauplatz – littéralement place du regard, vue de l’Autre, qu’on retrouve dans le Schaulust, la jouissance propre à la pulsion scopique [7]. Et Dieu sait si Fechner avait orienté son panthéisme, inspiré de Spinoza, vers un panopticon susceptible de nier la mort et la nuit, non sans l’adosser à la quatrième dimension d’une formulation mathématique. Exemple type d’un rapport à établir entre âme et corps – ce qui deviendra la tâche assignée à la pulsion. Sans doute le non-rapport s’annonçait-il dans l’invention du cinéma – pour autant que celui-ci s’édifiait sur l’échec et l’héritage des grands médiums qui firent florès à la fin du siècle [8].
Le « n’espace » et la force des images
7Dans toute la période du cinéma muet, la mobilité du réel apparaît en effet pour ce qu’elle est désormais : un rêve, une illusion, un tour de passe-passe où le trucage est roi. Le réel se présente comme un réel truqué, de la même façon que le rêve ou le symptôme hystérique apparaissent comme la manifestation truquée d’un réel psychique inconnu. On voit ici tourner sur son axe la formule finale de la Traumdeutung : le réel psychique est tout aussi réel que le réel extérieur, par conséquent tout aussi inconnu, tout aussi inaccessible, tout aussi truqué et par conséquent tout aussi interprétable et manipulable : « L’inconscient est à proprement parler le psychique réel, aussi inconnu de nous quant à sa nature intérieure que le réel du monde extérieur, et tout aussi peu donné complètement à nous par les données de la conscience que le monde extérieur ne nous est donné par les indications de nos organes des sens [9]. » Son image est la manifestation d’un même type de trucage – ou de déformation, d’Entstellung, dit Freud. La technique du transfert se développe parallèlement à la technique cinématographique. C’était annoncer aussi le réel lacanien, marqué par l’impossible, l’incomplétude, l’inconsistance, et finalement l’indécidable [10].
8À la façon de l’interprétation analytique qui scande le discours du patient pour lui imprimer de temps en temps un sens [11], seul le carton intercalé de temps en temps dans le film muet par un démiurge invisible pouvait faire croire encore à la continuité d’un récit qui transcenderait les images. Mais il est clair que le récit est condamné à imploser sous la force des images elles-mêmes, et à se réduire au semblant d’une fiction, tandis que les images prennent leur autonomie et déploient leur magie propre. La transcendance s’efface à mesure que se précise le rôle du montage et de la manipulation dans la fabrication des images – jusqu’aux « effets spéciaux » du numérique actuel, où de l’imaginaire peut s’incruster, se greffer sur du réel et réciproquement. Alors que la parole, dans le théâtre, la poésie, la tragédie, tendait à concentrer le réel dans la sublimation d’une vérité, dans sa présentation adéquate, l’image cinématographique vient signifier le semblant de tout discours, la tromperie intrinsèque de l’image, que l’on peut faire entrer et sortir à volonté de sa boîte comme d’une lampe d’Aladin, pour le plaisir ou la terreur. Peut-être s’ensuit-il une secousse très profonde dans la nature même de la sublimation. Ce n’est pas pour rien que Proust place toute la Recherche du temps perdu sous l’égide de la lanterne magique et de ce qu’il appelle la « transvertébration ». Ce qui se dégage dès lors, c’est bien ce que Lacan nomme un « n’espace », lequel n’est pas la simple négation de l’espace euclidien (laquelle formerait un espace purement et simplement imaginaire), mais bien cet espace indécidable qui contredit, contrevient à toutes les formes de normativité définissant les cadrages de la réalité aussi bien subjective que sociale, intime que collective, et par conséquent fait apercevoir à travers eux un « autre réel », souple et multiple. Un réel où se mêlent indissolublement mémoire et perception, pris dans un nouveau mode de projection.
9Au rebours de la caverne platonicienne, il ne s’agit donc plus de sortir de l’ombre pour contempler l’éclat du vrai, mais au contraire de s’enfermer dans une salle obscure pour visionner des images apophantiques qui disent non au monde, comme si nous pouvions désormais entrer dans le rêve les yeux grands ouverts. Eyes wide shut, si l’on veut. Comme si, de l’intérieur d’un ventre maternel, on pouvait contempler l’origine du monde – l’ombilic de l’existence : l’origyne [12].
L’origynaire et le gros plan
10Cette dimension origynaire s’avère, encore une fois, comme on l’a souligné plus haut, dans l’identité du visage et du gros plan. « L’image-affection, écrit Deleuze, c’est le gros plan, et le gros plan, c’est le visage […]. Eisenstein suggérait que le gros plan n’était pas seulement un type d’image parmi les autres, mais donnait une lecture affective de tout le film [13]. C’est vrai de l’image-affection : à la fois c’est un type d’image et une composante de toutes les images. […] Quant au visage lui-même, on ne dira pas que le gros plan le traite, lui fasse subir un traitement quelconque : il n’y a pas de gros plan de visage, le visage est en lui-même gros plan, le gros plan est par lui-même visage, et tous deux sont l’affect, l’image-affection [14]. » Le trouble de mémoire sur l’Acropole est en somme un trouble de perception du visage de l’Autre – un trouble du gros plan, quand on s’approche lentement et amoureusement de ce gros plan depuis le fond de sa mémoire et que l’image s’arrête un instant sur son indécidable, sur la remontée de son double fond.
11Mais qu’est-ce qu’un visage ? « Le visage, écrit encore Deleuze, est cette plaque nerveuse porte-organes qui a sacrifié l’essentiel de sa mobilité globale, et qui recueille ou exprime à l’air libre toutes sortes de petits mouvements locaux que le reste du corps tient d’ordinaire enfouis. Et chaque fois que nous découvrirons en quelque chose ces deux pôles, surface réfléchissante et micro-mouvements intensifs, nous pourrons dire : cette chose a été traitée comme un visage, elle a été “envisagée” ou plutôt “visagéifiée”, et à son tour elle nous dévisage, elle nous regarde [15]. » Ainsi, toute chose peut être élevée à la dignité de la chose. C’est le regard de la chose « envisagée » que nous venons chercher au cinéma, que nous guettons de plan en plan – que nous pouvons nommer la « chose cinématographique » en tant qu’elle nous « dévisage ».
Le baiser, la promesse et la séparation
12Dans presque tous les films de Hitchcock, à un certain moment du film, un gros plan réunit deux visages, les visages des deux protagonistes, homme et femme, qui s’approchent l’un de l’autre par un mouvement presque infinitésimal, une longue hésitation, un tremblement, jusqu’à s’effleurer, se toucher dans un baiser qui scelle la relation amoureuse, seule allusion visible, visuelle, au rapport sexuel et à sa promesse. Dans un tel gros plan, il y a une promesse qui est la promesse de faire Un – la réunion des deux visages dans le baiser comportant en même temps la promesse d’une unité des regards, d’une unité des affects entre auteur et spectateur, qui fera finalement l’unité de l’image avec elle-même, son accord et son harmonie – fût-ce au prix de la bataille et du corps-à-corps (une des définitions possibles de la fonction dite « cathartique » : la victoire sur la dispersion). C’est la promesse même de l’amour, si, comme le rappelle Jean Allouch à propos de Lacan, l’amour, c’est le désir de faire Un. Et par conséquent aussi l’impossibilité de démontrer autrement que par la promesse de l’image cette unité à venir.
13Or cette promesse se détache sur le fond d’une séparation irrémédiable, d’un obstacle ou d’un non-rapport qui sont figurés chez Hitchcock par le crime. L’association d’un signe de l’amour, sous les espèces du baiser, avec l’élucidation d’un crime qui sépare les amants, est évidemment essentielle à la construction du film et à sa signification profonde. À condition de préciser que cette élucidation, qui rend possible finalement la promesse d’amour, a lieu sous la condition d’une fausse culpabilité, qui déplace originellement le sujet de sa place de sujet et de sa possibilité de désirer et d’agir conformément à la loi. Nous entrons ainsi dans une configuration qui renverse graduellement la configuration œdipienne : à cette fausse culpabilité qui l’accable, le sujet (masculin) ne peut échapper que par une forme de miracle – comme en témoigne de façon particulièrement significative le film intitulé Le faux coupable (The Wrong Man). C’est dans une certaine mesure une configuration chrétienne, qui n’attend finalement l’accès à l’amour et à la femme que d’un miracle accordé gratuitement par la transcendance, au bout des épreuves et de la souffrance. Ce n’est pas du tout la fonction de l’oracle dans la tragédie grecque, dont Freud pensait qu’elle pourrait délivrer l’homme moderne de sa culpabilité.
14Le baiser est ainsi l’acmè de l’émotion (religieuse, érotique) suscitée dans le cadre de l’angoisse et du suspens, où le sujet est un instant suspendu au bord de la chute et de la mort, dans l’instant indécidable entre la chute et le salut, à l’instar de la main qui, au moment limite de la poursuite, tient en suspens par la main un autre corps au-dessus de l’abîme, qui est l’abîme du temps, lequel peut sauter soudain, dans le film, des Rocheuses au simple compartiment d’un train où les amants soudain trouvent un abri « pour une relation plus tempérée d’un sexe à l’autre »…
15Peut-être, à chaque fois que nous pénétrons dans une de ces salles obscures où la nuit n’est jamais si noire, nous plaçons-nous dans une telle configuration : une (fausse) culpabilité qui nous obsède obscurément et dont nous attendons que le film nous délivre par identification aux personnages, presque un autoportrait, par projection de notre moi sur la plaque ultrasensible de cet Autre visage ; la promesse d’un signe de l’amour, un baiser de l’image qui ne sera certes jamais jouissance du corps de l’autre (ou de l’Autre), mais catharsis d’un désir impossible ; en proie à ce pur réel du regard qui nous regarde depuis l’écran, nous pouvons enfin être touchés d’un pur affect qui nous relie à l’Autre sans avoir à passer par le contact que nous impose la vie quotidienne ; une disparition nous habite et nous envahit, qui nous livre à cette peau impalpable de l’écran où le moi diaphane rencontre et absorbe en un instant le « reste du monde », un pur hors-champ suggéré, imposé comme le ruissellement le plus réel d’une origyne.
Le faux coupable, la brume et la pluie
16C’est pourquoi l’amour est au cœur du cinéma. Mais l’autoportrait n’est jamais vu que de biais, le détournement change le regard en égards – Rücksicht, regard en arrière de soi. Le geste de montrer ne s’accomplit qu’en se détournant de soi, par égards pour autrui, par délicatesse. Dès lors, l’exténuation du toucher sous le vu peut mener à l’impalpable, au rien. À la brume, comme chez Antonioni ou chez Angelopoulos. Dans un film de ce dernier, Le pas suspendu de la cigogne, la main de l’homme s’approche lentement pour caresser le cou de la femme désirée, mais ne l’atteint pas, ne la touche pas, ou plutôt nous ne voyons pas cette atteinte, ce contact, le plan du film nous attire dans une chambre obscure où la lumière s’éteint, et nous y abandonne. Le rapprochement n’aura eu lieu que dans le néant d’un noir où nous ne sommes plus. Le regard se perd dans un horizon infini, illimité. Plus tard, la main de Mastroianni s’enfonce avec délicatesse dans l’eau pour saisir un invisible poisson, pendant que se dit un poème enregistré, mais ne saisit que le vide, le rien qui est le lot de l’image, le sort du film – pas même le lot du sujet : « J’ai pu dire que rien était mon lot. Mais j’ai perdu cette arrogance. Rien n’est rien, je le sais maintenant. » Leçon sur la nature de l’image, sur cet insaisissable que le cinéma cherche à rendre plus réel – comme si la « chose cinématographique » ne cessait d’échapper à la prise du metteur en scène, ne cessait de fuir à son approche, de se dérober à son désir. La rencontre même, lorsqu’elle a lieu, est un quiproquo : ce n’était pas lui, elle non plus d’ailleurs. L’image comme masque ne peut jamais tomber assez complètement pour dévoiler son objet. L’étreinte du gros plan demeure l’aveu de la (fausse) culpabilité, de la culpabilité comme signe du faux. Dans le titre original, The Wrong Man, ce n’est pas la culpabilité qui est fausse, c’est l’homme lui-même. La traduction joue sur les mots et déplace la visée. L’homme disparaît derrière les images captivantes d’une féminité inaccessible, perdue et retrouvée dans l’image elle-même.
17Chez Antonioni comme chez Angelopoulos se fomente un athéisme qui cherche à entendre ce qu’il y a derrière l’image, derrière l’icône. La source qui sourdrait depuis le néant – ex nihilo [16]. C’est pourquoi les visages tendent à se confondre à l’horizon, à se perdre dans l’infini, à disparaître dans la brume et la pluie, et non plus à violer le regard de leur éclat. C’est pourquoi la beauté se dissipe dans une certaine mélancolie. Le cinéma reconduirait ainsi l’image vers la source d’un certain silence qui serait derrière la parole – une musique qui serait derrière le silence même et le bruit de la pluie…
18Ou bien alors il n’y aurait plus que la gloire et son vain narcissisme pour masquer ce trou, cacher ce silence, dans les célébrations viriles du western ou les occasions bruyantes d’un meurtre où le visage lui-même serait détruit, comme dans Mélodie pour un tueur ; dans ce film, la musique cache le meurtre, jusqu’à la destruction du visage et de l’œil même qui regarde, où se vide le dernier chargeur. Tandis que chez les stars hollywoodiennes les robes et les voiles font les tsarines et les impératrices rouges, les anges bleus et les dominatrices perverses, transformant le corps en apparition de la divine, afin de tenir en lisière le Crépuscule des dieux, sur la pente masochiste de la sexualité masculine, en route vers la fin de la virilité face aux divinités montantes, aux icônes maternelles restaurées pour la plus grande tromperie d’une négociation qui se perdrait dans les sables de Zabriskie Point…
19Cet arrière-plan de la disparition de la « chose » ou du visage, comme dans l’autoportrait (qu’on songe à la manière dont Caravaggio disperse et dissémine son propre visage dans ses peintures pour en égarer mieux l’attrait chez le spectateur), est essentiel à la présence de l’image et à sa puissance de fascination. Le trucage cinématographique est alors au service de cette puissance et de son mystère. Sinon, le trucage apparaîtra comme une pure virtuosité technique, un pur narcissisme technologique, un pur bluff.
20Les deux passions propres au cinéma, celles qui nous attirent et nous retiennent dans les salles obscures, pourront dès lors être décrites comme l’admiration et le désir : « Ce que Descartes et Le Brun appellent admiration, et qui marque un minimum de mouvement pour un maximum d’unité réfléchissante et réfléchie sur le visage ; et ce qu’on appelle désir, inséparable de petites sollicitations ou d’impulsions qui composent une série intensive exprimée par le visage [17]. » Chaque film ou chaque cinéaste affirme et accentue davantage un pôle plutôt que l’autre, mais la réussite tient toujours à l’équilibre singulier trouvé entre les deux, l’admiration et le désir. Chez Hitchcock, l’admiration réfléchie par le crime et le désir diffracté dans la tension amoureuse sont inséparables, la plaque nerveuse du crime réfléchie dans le suspens et les micro-mouvements intensifs du désir amoureux sur les visages. Lorsque ces deux dimensions tendent à s’effacer, elles laissent monter la brume et le rien qui gagnent peu à peu les films d’Antonioni et d’Angelopoulos, et repoussent les visages vers l’horizon indistinct de la mélancolie.
La liberté d’une nouvelle forme de mémoire
21La danse moderne et contemporaine avait arraché progressivement la liberté du corps aux contraintes du ballet classique comme à celles des grandes mises en scène totalitaires, inventant un « corps nouveau » lié à des chorégraphies nouvelles, des séries intensives gravées sur la plaque sensible du corps et de sa mémoire, lui donnant ainsi un nouveau visage, créant une nouvelle forme d’art. De son côté, la psychanalyse faisait surgir une forme particulière de « résurrection du passé », une nouvelle forme de mémoire, donnant à son tour un nouveau visage à l’être humain, des intensités nouvelles à réfléchir sur la plaque nerveuse de l’inconscient (c’est, avec l’Entwurf, la matrice de toute l’œuvre freudienne). Le cinéma posait dès lors la question, en marge des autres arts (en tant que septième du nom), à la fois de la consistance hallucinée des images et de l’espace de leur projection, renouvelant la dimension d’un regard pur appartenant à tous et à personne, que chacun pouvait librement s’approprier – hors de toute religion, hors de tout rituel fixe, hormis celui des salles obscures. Ce regard pur, devenu « ordinaire », allait traverser et dominer toute la contemporanéité. Il n’est que de rappeler l’émerveillement que produisirent les premières vues d’avion, à l’occasion de la Première Guerre mondiale : un monde vu d’en haut, tel qu’on ne l’avait jamais vu, inaugurant une sorte de panoptique mondialisé, une des sources de la « globalisation ». Ne parlons pas des vues de l’intérieur du corps et de son fonctionnement intime, encore à venir à ces premières époques [18]. Le terme de « caméra cachée » résumerait assez bien la nature de ce regard à la fois absent, incorporel et tout-puissant, en surplomb et opérant par surprise. Comme si tout acte et toute action pouvaient désormais, voire devaient se doubler d’une inscription virtuellement universelle. Et pourtant la danse contemporaine est là pour rappeler qu’il y a une fuite irrémédiable du geste dans sa représentation, une perte définitive du sens et de l’affect dans son enregistrement [19].
22Ce n’est pas un hasard, sans doute, si l’œuvre freudienne (sa « correspondance ») a pu se conclure sur la commémoration du « Trouble de mémoire sur l’Acropole », avec l’énoncé qui en résume l’incident : « Ce que je vois là n’est pas réel » – comme si toute la vision du réel (et du long chemin qui y conduit) se rassemblait dans la projection d’un film antérieur, venu recouvrir de sa trouble saveur l’affect du présent vécu – résumant l’anxiété conflictuelle d’une vie tout entière face au réel d’une satisfaction entraperçue.
Mots-clés éditeurs : l'origynaire, le visage et le gros plan, le faux coupable, l'image et le réel, le n'espace, cinéma et psychanalyse
Mise en ligne 06/02/2013
https://doi.org/10.3917/cohe.211.0059Notes
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Sans compter, bien entendu, les formes nouvelles d’art et de vie quotidienne qui engendrèrent peu à peu l’environnement dans lequel nous vivons encore aujourd’hui (voir la créativité brève et tourmentée, mais décisive, du Bauhaus – 1919-1933).
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G. Deleuze, Cinéma, 1. L’image-mouvement, Paris, Éditions de Minuit, 1983.
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Les symptômes hystériques ne sont-ils pas conçus originairement, par Freud, comme des « images mobiles » de l’inconscient ?
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[4]
Voir là-dessus W. Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Œuvres III, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais ». Il y aurait sans doute une étude à faire sur les micro-mouvements qui parcourent le corps du spectateur pendant la vision d’un film, comme on a pu le faire pour un spectacle de danse.
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[5]
Selon le principe posé très tôt par Freud, dans l’Entwurf : « Perception et mémoire s’excluent. »
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[6]
Or, on sait que chez Lacan, la lamelle, c’est la libido.
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[7]
De fait, malgré son intérêt pour les appareils optiques, Freud ne semble pas s’être intéressé au cinéma, pas plus qu’il ne s’est attardé sur les anamorphoses d’E.T.A. Hoffmann, dont il commente pourtant le conte L’homme au sable (der Sandmann) dans son article sur l’Unheimliche. Or, le cinéma oblige à déplacer et à modifier considérablement cette Autre scène, qu’à la fois il rapproche de nous et dissémine sans fin dans la surface impalpable de l’écran. À la fois nous pouvons désormais rêver les yeux grands ouverts, et ce rêve lui-même est désormais partout et nulle part, à la manière de l’infini pascalien. Ce qui nous enseigne d’ailleurs sur une certaine isomorphie du divertissement avec cet infini. Car à la chasse et à la danse qui en étaient pour lui les archétypes, Pascal pourrait aujourd’hui ajouter le cinéma dans sa nomenclature du divertissement – soit essentiellement ce qui nous divertit de la mort. Or les écrans les plus modernes, qui apparaissent comme étant par eux-mêmes sources du visible, captent les images et les informations à même l’espace, dans l’invisiblité des ondes qui nous environnent, comme dans une mer immense. La pulsion de mort intriquée à l’image se dévoile à peine dans le divertissement du scopique tourné vers un arrière-plan transcendantal (aujourd’hui numérique). J’ajoute que Lacan non plus ne s’est guère intéressé au cinéma, hormis sa fascination passagère pour L’empire des sens en 1976.
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[8]
Cf. R. Amadou, Les grands médiums, Éditions Denoël, Paris, 1957. Durant la seconde moitié du xixe siècle, certains médiums, adeptes du spiritisme et de la parapsychologie, « individus doués pour la production de phénomènes physiques paranormaux », tels Daniel Dunglas Home ou Florence Cook, acquirent une réputation qui fit d’eux de véritables stars, attirant de vastes publics devant lesquels ils manifestaient leurs pouvoirs de façon spectaculaire, à grand renfort de spectres, d’ectoplasmes et de télékinésie. La question des trucages se posait évidemment.
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[9]
L’interprétation du rêve, trad. fr. J.-P. Lefebvre, Paris, Le Seuil, 2010, p. 655.
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[10]
« L’Etourdit », dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 468.
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[11]
« Un autre dire, selon moi, y est privilégié : c’est l’interprétation, qui, elle, n’est pas modale, mais apophantique » (ibid., p. 473). Ce qui signifie qu’elle énonce un « dire que non », qui dégage non pas une vérité mais un réel, lequel renvoie la vérité à une fiction.
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[12]
Ibid., p. 457.
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[13]
On notera en ce sens que chez Hitchcock notamment, les gros plans de visages se concluent classiquement par le baiser, comme leur issue logique, inéluctable, et comme la métaphore généralisée de la rencontre amoureuse, de sa « fin » confrontée aux « crimes de l’amour ».
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[14]
G. Deleuze, op. cit., p. 125-126.
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[15]
Ibid., p. 126.
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[16]
« Les frontières du à partir de rien, du ex nihilo, c’est là […] que se tient nécesssairement une pensée qui veut être rigoureusement athée. Une pensée rigoureusement athée se situe dans la perspective du créationnisme, et dans nulle autre. » J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII (1959-1960), L’éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1986, p. 303.
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[17]
G. Deleuze, op. cit., p. 127.
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[18]
Mais Fechner, par exemple, se plaignait qu’on ne pût observer directement le fonctionnement du cerveau. De fait, l’étude des aphasies montrait l’intérêt d’une telle observation, suppléée alors par la dissection des cadavres.
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[19]
Une expérience troublante a eu lieu récemment à cet égard, lors de la présentation d’un film de Theo Angelopoulos, Poussière du temps, en l’absence totale d’images. Ce film n’ayant pas trouvé de distributeur, on ne pouvait en voir la projection. Mais il était possible de donner une représentation dramatique de son scénario lu par des acteurs, accompagnée par l’exécutation en direct de la musique du film. Il fallait donc imaginer les images manquantes. Étant donné la disparition récente de son auteur, cette mise en scène était particulièrement impressionnante, déportant complètement hors champ le désir d’images, mais faisant refluer sur l’entendu la puissance absente du vu.