Couverture de COHE_209

Article de revue

Dialogue autour du film Le moindre geste

Pages 71 à 78

Notes

  • [1]
    Film de Fernand Deligny (1971), réal. Jean-Pierre Daniel, Josée Manenti, dvd éditions Montparnasse, 2006. Cette rencontre a eu lieu en mars 2006, au cinéma L’Alhambra, à Marseille.
  • [2]
    F. Deligny, Essi & copeaux, Paris, Édition Le mot et le reste, 2005.
  • [3]
    G. Hugnet, La septième face du dé, Paris, Éditions Jeanne Bucher, 1936.
  • [4]
    E. Fink, Le jeu comme symbole du monde, trad. fr. H. Hildenbrand et A. Lindenberg, Paris, Minuit, 1966.

1Josée Manenti – Ce que j’ai envie de dire, c’est que nous avons vu un film, par la grâce de Jean-Pierre Daniel, mais quand nous l’avons fait, nous, ce film était un prétexte à faire autre chose. C’était une occasion de nous réunir tous pour un projet qui nous rassemblait autour de Yves, dont nous souhaitions qu’il s’ouvre à un espace plus grand de gestes parce qu’il était extrêmement réduit dans ses gestes et dans son corps et que petit à petit il y ait des occasions qui l’entraînent à faire des choses qu’il n’avait pas l’habitude de faire, des choses qu’on ne lui aurait jamais demandées. Grimper à quatre pattes dans les collines, Dieu sait quelles choses !... Faire des nœuds, tirer des câbles... Enfin, c’est venu au fur et à mesure, une quantité de gestes qu’il n’avait jamais faits et qui l’ont accoutumé à ces grands espaces. J’avais voulu l’habituer à de grands espaces parce qu’il avait énormément le vertige. Quand il est arrivé chez nous, c’était au point de ne pas pouvoir descendre des escaliers, il fallait qu’ils ne soient pas trop raides. Il avait une chambre qui était un petit peu surélevée avec une espèce de petite échelle pour descendre. Il y avait peut-être cinq barreaux, et il fallait prendre ses pieds pour les mettre d’un barreau à l’autre. Il ne savait pas descendre de dos, il fallait qu’il soit de face. Donc, il ne pouvait pas descendre comme ça et ça a été très long pour lui d’apprendre tous ces gestes.

2Henri Maldiney – Je dois dire que votre intention première a été pleinement réalisée. Car la première impression de ce film, c’est évidemment l’espace. C’est un espace qui, au fond, n’est pas du tout perspectif. C’est un espace qui ne se spatialise que par la lumière sur un plan, un grand plan avec, de temps en temps, quelques indications de strates ou des maisons dressées comme, un peu, dans un tableau de Cézanne.

3Je suis justement, pour parler de ce film, dans la même situation que le personnage. Je me trouve, moi aussi, devant un grand vide animé, à partir de quoi je dois découvrir comme lui, inventer quelque chose. Il s’agissait de l’invention d’un geste, un geste qui s’invente à partir de rien. C’est-à-dire de l’invention humaine par excellence. Qu’il s’agisse d’inventer une roue ou qu’il s’agisse d’inventer une théorie scientifique quelconque. Cette image du rien, mais du rien vivant, du rien animé par la lumière, est la chose qui m’a le plus frappé d’entrée dans ce film.

4Maintenant, sur le titre même, « Le moindre geste » : le moindre geste coûte-t-il ou non ? Ici, je ne peux pas faire de réponse, parce que je vois bien que l’invention d’un nœud est une chose extrêmement complexe, difficile, à laquelle on arrive parvient mais on ne sait pas comment. D’autre part, se débattre avec une corde que l’on traîne et qui se révolte à chaque fois, également ne va pas de soi. Il faut donc qu’il y ait une part d’invention et à partir d’où ? L’importance de la main et du sentir manuel donc, l’importance du corps, du corps moteur, du corps expressif, et par là même signifiant. C’est ce qu’on arrive à la longue à percevoir dans ces personnages.

5Il y a un deuxième point qui m’apparaît important. C’est la possibilité du personnage d’être avec. On voit très bien la première fois, quand le plus jeune tend la main à celui qui est embarrassé pour gravir le rocher, il vient vers lui. Ensuite quand on voit ce qui n’est pas encore une rencontre, entre la fille du carrier et lui, on ne sait pas exactement ce que l’un voit de l’autre. Ils passent pratiquement l’un à côté de l’autre et la conjonction, l’union, restent longtemps incertaines. Ce qui prouve que l’être avec ne va pas de soi aussi immédiatement que l’on pourrait le croire, et qu’il y avait sans doute l’expérience antérieure de l’aide et de l’entraide, du donner la main avec l’autre. D’autre part, ce « moindre geste », on voit combien il n’est pas seulement primitif, mais reste perpétuellement contemporain. Quand je vois la jeune fille essayer ses chapeaux et quand je le vois, lui, essayer son nœud, c’est un peu la même chose. La même difficulté à trouver, disons, une situation qui vaille, qui existe en soi.

6Alors, les gestes expressifs sont donc, semble-t-il – devraient sembler –, plus aisés à faire que des gestes vraiment utilitaires. Mais là, justement, quand on cherche l’expression, on n’est déjà plus dans la spontanéité de l’expression elle-même. Voilà pourquoi, au fond, elle n’arrive qu’à donner un exemplaire parmi nous, tandis que lui réussit au moins à tirer un buisson animé d’ailleurs comme un animal. C’est un des aspects de la vision qu’il donne, que toute chose est animée, aussi bien un arbre, un buisson, une pierre ou un tas de cailloux, et que le mystère ne se dissipe pas par une combinaison calculable. Ce n’est pas que les chutes de pierres ne lui apprennent pas grand-chose. Tandis que, à prendre une pierre et à la jeter, lui, il en sait déjà davantage. C’est donc sur la modestie du premier geste, mais la profondeur qu’il suppose chez un être, cette capacité d’existence qui dépasse le simple fait d’être jeté au milieu de ce paysage. Voilà ce qui me paraît un des points les plus importants qui justifie le titre même du film.

7Jean Oury – On peut dire, pour reprendre, qu’il semble que ce film est très fidèle à la personnalité de Deligny. C’est presque du Deligny, comme ça, ce que l’on appelle une diagramatisation de Deligny qui avait une existence poétique, toujours à la limite du tragique. Et il me semble qu’il dit bien que prendre la parole, c’est très dangereux – c’est toujours des formules de Deligny. Qu’est-ce qu’on peut en faire ? Et qu’est-ce qu’elle devient ? Vous vous rendez compte ? « Prendre la parole », quel culot !

8Dans le dernier livre, un des derniers, parce qu’il peut y en avoir d’autres, il y a des… ce qui a été ramassé dans ce qui restait. Deligny est mort, en fin de compte, dans une solitude effarante ! Il restait, il écrivait sur une planche. Ce livre s’appelle Essi & copeaux[2], là-dedans, il y en a qui sont presque comme des haïkus. Par exemple, je vais vous lire quelques petites encoches : « Il fut un temps où il n’y avait ni lettres, ni mots » (p. 83). On peut enchaîner – et on va voir si ça peut s’enchaîner. À un autre moment, il dit : « Le langage mène à tout. D’aucuns n’en reviennent jamais » (p. 107). Ou encore : « Les mots sont comme des galets dans la mer, et se lissent à l’usage » (p. 115). C’est une existence très poétique, concrète. Cela me fait penser à une autre phrase, au début du dernier chapitre d’un livre extraordinaire, qui s’appelle La septième face du dé[3]. Parfois, quand il y a des gens qui me demandent : « Alors qu’est-ce que vous faites ? De la psychothérapie machin-truc et la psychiatrie ? » Je leur réponds (il faudra dire ça aux évaluateurs qui doivent bientôt venir) : « Je m’occupe de “la septième face du dé”. » Alors, ils vont m’évaluer ça.

9Et ça, c’est très intéressant au sujet du film : « Un autiste, être humain sans langage, nous surprend encore plus que s’il était sans ombre » (p. 121). Je ne sais pas si tout ça vous dit quelque chose. D’ailleurs, Deligny dit bien, à un moment donné : « Le moindre geste est bien souvent d’origine langagière. »

10C’était quand même un poète extraordinaire et le langage, il savait de quoi il parlait, c’est le moins que l’on puisse dire. Ce n’est pas, disons, quelqu’un à l’état brut et c’est loin d’être dans cette naïveté de croire qu’il n’y a pas de langage. Et il savait s’en servir.

11Josée Manenti – Il en voulait au langage, et il disait que le langage est en train de dévorer l’existence.

12Henri Maldiney – La langue, pas le langage. Je veux dire ceci : les linguistes ont presque tous oublié de se demander ce que parler veut dire. Eh bien, parler veut dire qu’il y a un boulot à dire et il y a un à dire. Mais quoi ? On n’en sait rien. Quand on reste comme ça, bouche bée, on éprouve le passage de l’opposition réciproque du à dire et du vouloir dire. Dès qu’on sait que l’on va dire quelque chose, on va le préciser, on tombe déjà sur un sémantème de la langue. On est déjà hors de la puissance inventive, et du langage, et de l’existence. C’est une chose, ce que Lacan appelait lalangue – ce qui est une mauvaise expression. Je crois qu’Oury lui-même disait ce matin : « Mais c’est le langage. » Il a parfaitement raison, c’est ça, le langage. Le langage sans mots, mais dans le pressentiment de l’articulation possible.

13L’éloquent est engagé dans sa puissance articulatoire qui reste pour ainsi dire bloquée. Bloquée sur elle. Finalement, les linguistes auraient dû commencer par la véritable origine du langage, ce qui en reste, ce qui est le langage poétique. Le langage poétique qui doit s’élever au-dessus de la langue, non pas en faisant des petits découpages artificiels comme dans bon nombre de poésies supposées contemporaines, mais savoir à un moment donné réinventer le moment d’ouverture même de la langue. C’est le moment parlant de la langue. En ce moment précis, quand je dis ces mots, je pèche même contre ce principe étant donné que ces mots qui viennent à ma disposition sont déjà trop faits. […] Personne ne peut dire ce qu’il veut dire. Il n’y a pas un ouvert qui m’attend. Ce n’est pas moi qui vais ouvrir non plus quelque chose, car c’est bien autre chose, c’est au-delà de l’objet, et justement, ce qu’Oury remarquait tout à l’heure va tout à fait dans ce sens que le réel n’est pas composé d’objets. Ce n’est pas ça, une interprétation, une construction, je me suis déjà donné un certain nombre de possibles que constitue une langue, non seulement en moi, mais aussi en tous ceux qui parlent. […] Mais qu’est-ce qui les assure ? Qu’ils atteignent la réalité à la leur… mais pas du tout ! Il manque comme toujours, ce que vous disiez vous-même dans l’apprentissage des enfants que vous menez dans la campagne : le moment qui est le plus négligé et le plus nécessaire, c’est l’étonnement. La première affirmation, c’est le point d’exclamation : Il y a ! J’y suis ! Avant même qu’il y ait n’importe quel monde. Voilà l’origine même, il n’y en a pas d’autres et il n’y a pas de fondement.

14Jean Oury – Qu’en est-il de la jouissance ? Parce qu’être en vie, c’est jouir de la vie. La jouissance, ce n’est pas la jouissance phallique, c’est avant tout la jouissance d’être en vie. Il y a de la jouissance, et l’on sent bien qu’il y a des ratés, c’est magnifique ! Par exemple, il n’arrive pas à faire des nœuds ; il me semble que la civilisation, ça commence par faire des nœuds. Il n’y arrive pas, ça l’agace, à un moment donné il est agacé et puis il reprend ça. Pendant ce temps-là, la jeune fille, elle, sait faire des nœuds et n’en a rien à faire. Et là il y a un drame qui se pose, et c’est pour ça qu’il n’y a pas d’avec. On pourrait dire d’une façon brutale qu’il y a un défaut profond de jouissance d’être en vie. Il n’y a pas de je, ou de jeux de mots, il n’y a même pas un niveau de la langue ou du jargon de Dubuffet. C’est quelque chose comme ça, et c’est pour ça qu’il n’y a pas d’avec. Pour qu’il y ait de l’avec, il faut qu’il y ait un minimum de redélimitation. Pour moi, l’élément le plus important, c’est : heureusement que la fille a un caillou dans sa chaussure. C’est peut-être le sommet du film, qu’elle ait un caillou dans sa chaussure. Elle ne l’a pas fait exprès. Cela aurait été effrayant qu’elle mette un caillou exprès, on peut imaginer des pervers psychopathes pédagogues comme ça, mettre un caillou dans la chaussure pour que le type… Mais rien ! Caillou dans la chaussure. C’est presque un événement ! Un événement, et là où il pouvait se passer quelque chose. Il a pris le caillou, ou bien est-ce que c’est elle qui lui a donné ?

15Josée Manenti – Elle le lui a donné et il l’a pris. Elle le sort de la chaussure et le lui donne.

16Jean Oury – Elle a pris le caillou et elle le lui a donné. C’est le premier don de la civilisation, et il l’a pris, il ne l’a pas rejeté, il l’a admiré. C’était un don absolu, au ciel, comme ça ! Et puis il l’a jeté dans la nature : l’eau qui passe, qui l’emporte, tout ; enfin, Eraclite et compagnie… C’était Eraclite, le caillou dedans. On jette le caillou dans Eraclite et après, il n’a plus qu’à rentrer à l’asile. C’est une aventure extraordinaire ! J’exagère, mais on dirait que tout le film a été construit pour qu’elle ait un caillou dans sa chaussure.

17Henri Maldiney – Il y en a dans « L’Homme aux rats » de Freud, une pierre sur la route et il dit : « Il faut que je l’enlève, ma fiancée va passer et elle risque de culbuter dessus. » Il l’enlève et ensuite il la remet. Mais je crois que ce qu’a dit Josée Manenti est très important au point de vue du film : « présence et lieu ». Ça, c’est le contraire d’objet et un lieu, ce n’est pas simplement l’espace. Toute chose est à son lieu. Elle le distribue et elle l’impose autour d’elle. Elle a sa tension – du moins telle que je la vois. Elle n’est pas bloquée comme dans des tableaux dits « surréalistes » et qui sont hypo-surréalistes. Vous, vous êtes bloqués sur place, dans votre épaisseur, c’est le contraire. Les choses communiquent entre elles, sur cette table, parce qu’elles ont une sorte d’expansion de leur lieu. Ça se voit bien. Il y a des points fixes et des points mobiles, et si je bouge, il y a des mouvements apparents et des mouvements réels, il n’y a donc pas un seul et même espace de même type que je suis en train de vivre. Ce qui est important… Et c’est extrêmement difficile, dans un film ou ailleurs, de donner l’idée de lieu absolu sans espace. Et il y a certains moments au départ, dans les parties les plus nues, où la chose se produit et l’on ne sait pas très bien ce qu’il y a dedans, on voit l’espace d’abord.

18D’autre part, il y a la voix. Ce sont des voix entendues, mais pas dites par lui. C’est ce qu’il a en quelque sorte retenu des discours qu’on lui a tenus… Ce n’est finalement pas du tout ce qui l’inspire, c’est ce qui est au fond, au-delà de sa situation, correspondant à la nôtre, mais qui marque le caractère artificiel du discours institué, humain, où il manque la parole. Il y a un discours, mais sans paroles. Dans un discours, vous enchaînez des mots, des sémantèmes, des liaisons syntaxiques, mais cela ne veut pas dire que vous le réalisez. C’est-à-dire que vous vivez la situation. Et là, dans son discours, il n’y a manifestement aucune situation qu’il vivait et je ne sais pas s’il y en a une qui était réellement vivable, même pour un contemporain. Je dirais même, presque heureusement ; parce qu’on ne vit pas de discours. On peut vivre de la parole d’un autre, la parole qui touche à un réel et qui l’évoque en moi, et qui évoque ma propre réalité en même temps que celle de l’autre. Tandis que le discours, c’est une réalité déjà toute faite, convenue, objectivée. Donc tout est thématisé tandis que justement, dans ce qu’il a à faire, parce que ce sont des êtres, ce n’est pas thématisable. C’est pourquoi on n’apprend pas à faire un nœud simplement en calculant. Les champions des nœuds – les Indiens par exemple – l’inventent à même le contact et le mouvement de la main.

19Maguy Monmayrant – C’est peut-être parce que je vois plusieurs fois ce film, et surtout, que j’entends Yves et l’impression d’entendre ce qu’il dit. Alors que la première fois, j’avais l’impression de saisir seulement quelques mots au milieu de choses inaudibles. Artifice du montage ? Peut-être, mais il y a un rapport important entre ce qui est dit et le thème du film. Ce qui fait qu’on a l’impression que c’est moins plaqué qu’il n’y paraît. C’est ça qui est très compliqué, et c’est pour ça que je me demande quel est le rapport avec… Moi, je n’y connais rien du tout au cinéma et à la façon dont on articule des propos et une image.

20Jean-Pierre Daniel – Je ne sais pas si c’est cette idée-là qui me vient en vous écoutant, et la manière d’avoir envie de répondre, mais il me semble que quelque part, aussi bien le tournage que ces enregistrements se font dans un moment de jeu, au sens ou jamais Jo n’a surpris Yves en train de faire un nœud par hasard, avec une caméra cachée qui aurait été de dire… Et en même temps, c’est évident que Yves, au moment où il est là, assis […] est bel et bien en train de se battre avec son nœud. Mais est-ce qu’il joue à jouer ? Non, il ne fait pas semblant de ne pas faire ce nœud, mais il est dans le jeu, par le fait qu’à la limite on raconte une histoire : il y a l’autre dans le trou et il va falloir aller chercher un câble… Cet espace du jeu, pour moi, cette dimension-là me paraissait très importante dans le travail de l’image, et c’est la même chose dans le son. D’une certaine façon, Yves était quand même sollicité pour se lancer dans ces grands moments de paroles […] je vous ai fait une pancarte où il est écrit « danger de mort ». C’est clair, on voit la pancarte et on voit « danger de mort ». On voit bien que ça n’a pas été dit au moment, ce n’est pas synchrone puisque ça n’a pas été enregistré au moment du tournage, mais que c’est quand même quelque part, dans l’histoire, et on voit bien qu’à ce moment-là, ça s’est fait. Quand il est en train de vitupérer avec son arbre dans la tête, là, je vous dis qu’il y en a un troisième qui joue : c’est moi. Cet arbre dans sa tête, et Yves en train de faire, ça, c’est le seul moment où j’ai eu envie de faire croire qu’il le dit en vrai. Or il se trouve que la bouche est dans l’ombre et je vous fais croire que c’est labial. On a presque l’impression que c’est en direct. Cette parole-là, c’est la seule parole que j’ai enregistrée. C’est-à-dire que c’est une improvisation de Yves, beaucoup plus tard que tout le reste. C’est Yves qui, à ce moment-là, est à Graniès avec Deligny. En face, il y a Gourgas où il y a eu ceux qui sont venus faire la révolution. « Vous voulez faire la révolution, ici ? Bande de cons ! Vous allez voir, votre derrière sera tout rouge jusqu’au sang ! » Et ce jeu-là, de le mettre sur ces images, moi, je joue. Je pense que monter, c’est jouer. C’est-à-dire se laisser surgir, se laisser d’un coup surprendre par le fait que ça va ensemble.

21Et là, je vais vous dire qu’il y a quelqu’un qui m’a encouragé à ce jeu – parce qu’à l’époque je sortais de l’idhec, et ce n’est pas l’idhec qui m’a appris à jouer. […] Il y a quelqu’un qui a regardé les trois heures qu’on avait montées, sans le son. C’était Chris Marker. On lui avait montré à la demande de Deligny, qui m’avait dit : « Va le voir, lui. » Un soir, on arrive avec notre film, et avec son petit appareil de projection 16 mm on lui a projeté pendant trois heures et demie ce qu’on avait fait à ce moment-là. Il n’a rien dit tout au long de la projection, et à la fin il me dit : « Demain, tu restes là, tu as une salle de montage. » C’est à partir de là que j’ai eu une salle de montage avec la possibilité de repiquer les sons. Ça a duré à peu près trois mois, alors que ça faisait deux ans qu’on travaillait. Au cours de ces trois mois, il venait de temps en temps, s’asseyait à côté de moi, mais sans rien dire. Simplement, il rigolait, ou bien il me tapait sur l’épaule en me disant : « Vas-y ! », c’est-à-dire « vas-y, joue ! » Et je lui ai souvent dit : « On ne savait pas qu’on faisait un film. » Néanmoins, l’idée que ce film dure 1 h 45, c’est tout à fait par hasard, ce n’est pas voulu. « C’est un long-métrage ? – Ah ! Bon… » « C’est un film documentaire ? – Ah ! Je ne sais pas… »

22Jean Oury – C’est dommage que l’on n’ait pas commencé par le jeu, parce que ça intègre ce que l’on vient d’entendre là. Il y du jeu, quelque chose qui apparaît en plus de la situation, les Cévennes, Deligny… Ça me fait penser au livre d’un phénoménologue, Eugen Fink, Le jeu comme symbole du monde[4]. Ce qui est en question, c’est le jeu, qui introduit quelque chose d’autre. C’est pour ça que ce n’est pas un simple documentaire, bien que j’ignore si cela existe. Un jeu dans lequel il est pris lui-même. Alors, il ne faut pas du style : ce n’est pas thérapeutique. Ce n’est pas ça. Il y a un jeu, là, qui est quand même une dimension d’existence essentielle, si on peut dire.

23Josée Manenti – On a joué à faire un film, on n’a pas fait un documentaire.

24Jean-Pierre Daniel – À mon avis, c’est ce qu’on propose au public. C’est d’être dans ce jeu-là.

25Intervenant dans la salle – J’aurais souhaité savoir ce que monsieur Maldiney pensait de ce qu’il en est de la beauté ? Parce que dans ce film, il y a des images que l’on trouve très belles. Est-ce en rapport avec ce que l’on disait du rythme, d’un rythme qui serait en liaison avec quelque chose de vital ? J’ai toujours eu du mal à définir ce que serait le beau…

26Henri Maldiney – Qu’est-ce que c’est que la beauté ? Je crois que… c’est l’ouverture. Louvert, l’ouverture. Je ne peux pas distinguer le beau du vrai, non pas, pour reprendre Victor Cousin… Je crois, premièrement, qu’il n’y a pas de critères de la beauté d’une œuvre d’art. On ne peut pas dire qu’une œuvre d’art, c’est ça, ou ça doit être cela… C’est ce qui fait universellement son concept ou ce qui serait conforme au concept hégélien ? Non. Une œuvre d’art, elle porte en elle-même sa mise à découvert et sa mise en vue coïncide. Et c’est vous qui êtes transformé. C’est vous qui existez en coprésence avec elle. C’est pourquoi l’esthétique est une éthique. C’est pourquoi ce n’est pas du tout un divertissement, même au sens de Kierkegaard dans son analyse du Don Juan. Non. Je pense que l’important c’est ça : se débarrasser de l’idée de critère qui est d’introduire l’art dans un système théorique. Il n’y a pas du tout de système théorique. Je ne suis pas le premier à le dire, Lukash, Oskar Becker ont toujours dit que la situation esthétique et la situation éthique diffèrent radicalement de la situation théorique. Dans une situation théorique, il n’y a plus de sujet, il n’y a plus qu’un objet et le sujet, c’est la subjectivité transcendantale au sens de Kant. Mais je dirais qu’il n’y a même pas de sujet des objets, il y a moi et cette œuvre, et tous les deux nous sommes révélés à nous-mêmes, en coexistence, en coprésence. Vous ne pouvez pas mettre un autre à votre place, ni mettre une autre œuvre que celle-ci. Une œuvre d’art est toujours unique. Si deux œuvres d’art se ressemblent, elles se sont annulées mutuellement. C’est impossible ! C’est le mensonge de l’histoire de l’art de nous faire croire qu’il y a des passerelles, des passerelles mais qui sont tout à fait en dehors de l’art lui-même qui concerne le matériau, la technique, ou la fonction. Mais cela ne fait pas du tout ce qui peut être une œuvre. Elle est irremplaçable, comme moi. Et cette chose, un logicien comme Wittgenstein dit lui-même que ce qui n’est pas le logique, il l’appelle le mystique, ce que l’on doit taire. Il y a du mystique : l’esthétique et l’éthique. Il n’y a pas de proposition esthétique et de proposition éthique, ça n’existe pas. Pour une raison très simple qu’il n’y a de logique que de l’objet. Il n’y a d’art et de situation éthique que d’existant. Et un existant, ce n’est pas un objet.

Notes

  • [1]
    Film de Fernand Deligny (1971), réal. Jean-Pierre Daniel, Josée Manenti, dvd éditions Montparnasse, 2006. Cette rencontre a eu lieu en mars 2006, au cinéma L’Alhambra, à Marseille.
  • [2]
    F. Deligny, Essi & copeaux, Paris, Édition Le mot et le reste, 2005.
  • [3]
    G. Hugnet, La septième face du dé, Paris, Éditions Jeanne Bucher, 1936.
  • [4]
    E. Fink, Le jeu comme symbole du monde, trad. fr. H. Hildenbrand et A. Lindenberg, Paris, Minuit, 1966.
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