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Article de revue

Considérations sur les conférences de Freud à l'université Clark 

Pages 37 à 45

Notes

  • [1]
    «?Freud’s Clark University lectures reconsidered?», J.?Amer. Acad. Psychoanalysis, 5 (4), 447-458, 1977. (Traduit de l’anglais par Eva Brabant et Maria Pierrakos.)
  • [2]
    D. Ross, G. Stanley Hall?: the Psychologist as Prophet, Chicago, University of Chicago Press, 1972, p.?389.
  • [3]
    Les références et citations en français proviennent de S. Freud, Cinq leçons sur la psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1966, p.?14.
  • [4]
    H. F. Ellenberger, «?The story of Anna O.?: A critical review with new data?», Journal of the Behavioral Sciences, 8, (3) 270, 1972.
  • [5]
    E. Jones, La vie et l’œuvre de Sigmund Freud, vol. I, Paris, puf, 1954.
  • [6]
    Ibid., p.?245.
  • [7]
    S. Freud, op. cit., p.?16.
  • [8]
    Ibid., p.?18.
  • [9]
    Ibid., p.?24.
  • [10]
    Ibid., p.?35.
  • [11]
    Ibid., p.?40.
  • [12]
    Ibid., p.?44.
  • [13]
    P. Roazen, Erik H. Erikson?: The Power and Limits of a Vision, New York, The Free Press, Macmillan, 1976.
  • [14]
    S. Freud, op. cit., p.?57.
  • [15]
    Ibid., p.?57.
  • [16]
    Ibid., p.?58.
  • [17]
    Ibid., p.?59.
  • [18]
    Ibid., p.?60-61.
  • [19]
    Ibid., p.?62.
  • [20]
    Ibid.
  • [21]
    Ibid., p.?63.
  • [22]
    Ibid.
  • [23]
    Ibid.
  • [24]
    C. Mills, T. Veblen, Introduction, The Theory of the Leisure Class, New York, New American Library, 1953, p.?VI.

1C’est à juste titre que les cinq conférences données par Freud à l’université Clark en septembre 1909 sont célèbres. L’occasion était mémorable?: «?Freud s’adressait […] à un groupe hautement qualifié et distingué formé de personnes véritablement éminentes en psychologie et ses domaines voisins au cours d’un débat intellectuel célèbre faisant événement? [2].?» L’université Clark à Worcester, Massachusetts, dirigée par G. Stanley Hall, allait être la seule institution qui ait jamais accordé à Freud un diplôme honorifique. Pour Freud, le voyage en Amérique du Nord, qui comporta quelques pas à travers la frontière du Canada jusqu’aux Chutes du Niagara, lui apportait le parfum d’une reconnaissance académique qu’il recherchait avidement. Même si Freud a gardé un durable mépris pour la plupart des choses associées à l’Amérique, certaines personnes rencontrées à Clark, tel William James, ont constitué les exceptions qui, pour Freud, confirmaient toujours les règles.

2Bien des lecteurs ont été introduits à la psychanalyse par l’exposé limpide élaboré par Freud pour son auditoire américain. Même en 1957, James Strachey pensait que «?malgré tout ce qui a été ajouté à la structure de la psychanalyse durant le quart de siècle suivant, ces conférences apportent encore une admirable image préliminaire qui nécessite très peu de corrections?». Près de quarante ans ont passé depuis la mort de Freud?; en examinant son texte dans le contexte du problème esprit/corps, nous devrions pouvoir nous faire une idée assez claire de la teneur des concepts freudiens.

3Freud inaugura son cycle de conférences par un hommage à son premier mentor, Joseph Breuer. En présentant l’histoire de «?la méthode psychanalytique d’examen et de traitement?», Freud a généreusement signalé que le mérite d’avoir créé la psychanalyse revenait à Breuer. Cependant, cinq ans après la rupture avec Alfred Adler et Carl G. Jung, Freud a rectifié sa remarque concernant Breuer, en assumant (comme il l’a signalé dans une note de bas de page ajoutée en 1923 à ses conférences Clark) «?l’entière responsabilité de la psychanalyse?».

4Freud a commencé sa discussion à Clark en relatant le célèbre cas de Breuer «?Anna O.?» Plus de la moitié de sa conférence a été consacrée à certains détails des infirmités d’Anna O. et au déroulement du traitement cathartique que Breuer lui a appliqué en 1880-1882. Elle souffrait d’une symptomatologie variée qu’il aurait été erroné, comme Freud l’a souligné, d’attribuer à une étiologie physique. Anna O. était paralysée et elle souffrait d’une perte de sensations aux extrémités d’un côté de son corps, et parfois de l’autre côté. Sa vision était réduite et elle présentait des mouvements oculaires bizarres. Elle avait une toux nerveuse et une curieuse façon de tenir sa tête. Elle avait des difficultés à manger, et malgré une soif intense était incapable de boire pendant des semaines. À certains moments, elle était incapable de parler ou de comprendre l’allemand, sa langue maternelle, et communiquait alors en anglais. Elle était sujette à ce que les Français appellent des «?absences?» ou des états confusionnels. Selon la terminologie du xixe?siècle, elle était alitée.

5Freud s’est réjoui que la majorité de son auditoire n’appartienne pas au domaine médical car, selon son expérience, la sagesse médicale conventionnelle de l’époque se montrait trop pessimiste du point de vue thérapeutique. Le Freud d’avant la première guerre mondiale était loin de l’homme distant et sceptique, atteint d’un cancer, qu’il est devenu dans sa vieillesse?; à l’époque de son voyage en Amérique, en 1909, les symptômes et le soulagement de la souffrance mentale étaient au centre de ses préoccupations. Dans un entretien donné à Worcester pour le Boston Transcript, il a déclaré?: «?Puisque vous m’interrogez sur ma propre méthode de psychothérapie, je dois d’abord dire qu’il existe bien entendu plusieurs sortes et plusieurs méthodes de psychothérapie. Elles sont toutes bonnes si elles parviennent à atteindre leur but, c’est-à-dire si elles parviennent à guérir.?»

6Selon Freud, «?l’hystérie?» d’Anna O. méritait toute la sympathie et la compréhension du thérapeute. Paradoxalement, un pronostic favorable quant à la guérison du patient empêchait trop souvent le médecin d’avoir la préoccupation attentive qu’il manifestait aux patients souffrant de maladies organiques. Il fallait élaborer de nouvelles théories si l’on voulait aller au-delà de l’injonction morale simpliste adressée au patient de ne pas se laisser aller. En outre, la symptomatologie hystérique fait violence aux présupposés du sens commun quant au corps et à l’esprit. Freud pensait que les maladies de la patiente de Breuer pouvaient s’expliquer de manière satisfaisante grâce à la technique de celui-ci consistant à repérer leur première apparition. Au moyen de ce qu’Anna O. a appelé «?cure de parole?» ou «?ramonage de cheminée?», il s’avéra «?possible de faire disparaître les pénibles symptômes de sa maladie en l’amenant à se souvenir sous hypnose, avec expression d’affects, de l’occasion et des circonstances où le symptôme était apparu pour la première fois? [3]?». Freud était convaincu que les symptômes d’Anna O. provenaient d’expériences émotionnelles non résolues.

7Bizarrement, Freud a choisi une patiente qui, en réalité, n’avait pas été traitée avec succès par la psychothérapie. Il est vrai que par la suite elle est devenue célèbre dans le domaine du travail social?; le gouvernement d’Allemagne de l’Ouest l’a honorée après la Seconde Guerre mondiale en imprimant un timbre postal à son effigie. Il se peut que la réussite de sa carrière permette d’expliquer pourquoi Ernest Jones, le biographe autorisé de Freud, a révélé son nom «?au grand dam de la famille? [4]?». Mais le professeur Henri Ellenberger a découvert du matériel soutenant de manière convaincante la déclaration de Jung selon laquelle Freud lui aurait parlé d’Anna O. comme d’un échec thérapeutique. À la différence de Freud, Jones dit dans sa publication qu’Anna O. «?ne se portait pas aussi bien qu’on aurait pu le déduire du compte rendu publié par Breuer. Il y a eu des rechutes, et on l’a placée dans une institution? [5]?». Outre ses autres problèmes, après le traitement cathartique de Breuer, Anna O. était devenue morphinomane. Elle n’a récupéré complètement que plus tard, mais son processus de récupération demeure un mystère.

8On ne peut guère éviter de s’interroger sur les raisons pour lesquelles Freud avait choisi de reprendre ce cas particulier qui soulevait déjà la réticence de Breuer. Au départ, Freud avait besoin de situer ses propres débuts dans un contexte historique et, manifestement même en 1909, il voulait encore insister sur la présence de l’héritage, de la continuité avec ses prédécesseurs, derrière le mode d’abord qui le caractérisait. Freud s’est plaint plus tard du fait que Breuer avait omis d’évoquer ses propres sentiments contre-transférentiels à l’égard de sa patiente, jeune, attirante et très intelligente. (Il n’a pas été possible de vérifier ce que Freud a raconté à des gens comme Ernest Jones et James Strachey au sujet des réactions de Breuer aux transferts d’Anna O.) En 1914, Freud écrit?: «?On se souviendra que Breuer avait dit de sa première et célèbre patiente que l’élément sexuel était étonnamment peu développé chez elle et n’a en rien contribué au très riche matériel clinique du cas.?» Mais ce que dit Breuer ne correspond pas à la description de Freud?; car bien que Breuer ait souligné le manque de développement sexuel de sa patiente, il n’a pas été jusqu’à nier le rôle que les sentiments érotiques avaient pu jouer dans ses troubles.

9Un temps suffisant s’est écoulé pour que nous puissions nous former une image plus claire de ce que Freud et Breuer ont tous deux omis de nous dire. En dépit de son intérêt pour les symptômes spécifiques d’Anna O., Freud ne nous dit rien de son arrière-plan religieux. (Sa famille était juive orthodoxe.) Bien qu’il soit possible de déduire certains éléments concernant sa classe sociale, Freud isole les symptômes individuels de leur contexte humain. Ainsi, Anna O. a eu une dame de compagnie que de toute évidence elle n’appréciait guère. Cependant, à Clark, Freud s’est concentré sur un symptôme comme le dégoût d’Anna O. pour le chien de sa dame de compagnie, et l’influence de tout ceci sur ses problèmes, sans attirer l’attention sur le dilemme social plus vaste dans lequel elle se trouvait. Non seulement Freud comme Breuer se désintéressaient de la situation culturelle des jeunes femmes talentueuses de cette époque, mais même en décrivant les effets sur Anna O. de la mort de son père, Freud ne fait état d’aucune curiosité pour le père, ni pour la qualité de la relation de celui-ci avec sa fille. Il devient donc impossible d’accepter la certitude de Freud dans sa prédiction relative aux autres symptômes que celle-ci aurait pu développer sans le traitement de Breuer.

10Les symptômes doivent être évalués dans le contexte des données interpersonnelles, sociales et somatiques. Ernest Jones a présenté Anna O. comme ayant développé «?un musée de symptômes? [6]?». Sa métaphore est suggestive?: si des patients ne tombent plus malades de cette manière, quelle peut en être la raison?? Sexualité et biologie ne sont pas la même chose?; même si Anna O. était sexuellement handicapée, on ne peut pas en conclure qu’il était inconvenant de rester, comme Anna O., sans enfants et célibataires. Tout concept concernant la symptomatologie doit inclure, outre des composantes physiques, des éléments moraux et sociaux. Les symptômes peuvent représenter un signal d’alarme, une mise en garde contre la trahison de soi. Le thérapeute, quant à lui, ne peut aider les gens sans prendre en compte l’existence de certaines normes sociales. Freud a peut-être été implicitement conscient de certains de ces problèmes?; en effet, il a commencé sa carrière en tant que clinicien, bien qu’à la fin de sa vie il ait préféré prendre une position de pur scientifique.

11En 1909 Freud a eu recours à l’histoire d’Anna O essentiellement pour illustrer ses principes psychologiques développés précédemment?; certains détours qui pourraient sembler judicieux aujourd’hui auraient été à l’encontre de ses objectifs et auraient distrait son auditoire. Les névrosés, estimait Freud, se cramponnent émotionnellement au passé?: «?Ils ne se libèrent pas du passé et négligent pour lui la réalité et le présent? [7].?» L’intensité des émotions «?peut être déplacée?». Si les affects sont «?coincés?» ils doivent trouver une issue «?anormale?». Ici Freud s’est appliqué à résumer le désormais célèbre concept de conversion. Mais même l’hystérie mise à part, Freud estimait qu’«?une certaine quantité de notre énergie affective est employée à l’innervation corporelle?» et produit le phénomène de «?l’expression des émotions? [8]?». Les symptômes proviennent d’une décharge insuffisante. En rectifiant les trous de mémoire, le thérapeute espère supprimer les conditions qui ont fait naître la symptomatologie au départ.

12Freud considérait que, pour initier les débutants à sa psychologie, le point de vue historique constituait un mode d’abord utile. C’est ainsi qu’il a commencé sa deuxième conférence en racontant ses expériences comme élève de Charcot à Paris. Au départ, Freud et Breuer avaient mis sur le même pied les traumas psychiques et les effets des traumas somatiques, bien que, comme Freud l’a souligné, ce ne soit pas Charcot, malgré tout son intérêt pour la démonstration des paralysies hystériques, mais son élève Pierre Janet qui ait poursuivi la recherche vers la psychologie.

13Freud introduit ensuite un concept qui devient essentiel dans sa pensée?: la résistance. Les névrosés souffrent de souvenirs oubliés, mais les souvenirs perdus survivent de manière inconsciente. Bien que ce dont on se défend cherche à se libérer, des obstacles internes interviennent contre les gratifications interdites. Freud considère que ces blocages résistent à leur tour aux efforts du thérapeute pour éveiller les souvenirs du passé. Le concept de résistance de Freud s’est cependant avéré sujet de controverses puisqu’il amène le moi sain du patient à croire que l’analyste possède toujours un savoir supérieur au sien. Et pourtant, pour son époque, Freud s’est efforcé de se montrer moins autoritaire que d’autres dans sa façon d’aborder les troubles «?nerveux?».

14Selon notre point de vue, Freud semble avoir une confiance excessive en sa capacité à parvenir à un succès thérapeutique. Sa théorie sur les processus supposés de la guérison est fondée sur la nécessité de surmonter la résistance. «?Le mécanisme de la guérison permet déjà de se faire une idée très précise de la marche de la maladie? [9].?» Les patients, disait Freud, souffrent de conflits intrapsychiques?; c’est parce qu’ils sont incapables d’affronter la souffrance entraînée par la reconnaissance des désirs qui vont à l’encontre de leurs valeurs éthiques et esthétiques que le refoulement entre en action. Les problèmes psychologiques sont caractérisés par un conflit entre les forces psychiques en opposition. Freud pensait que, plutôt que l’hypnose, c’est la technique de l’association libre qui est précieuse, car elle permet au thérapeute d’observer les résistances et les refoulements. Les symptômes sont le signe d’une perte de contrôle sur les désirs intolérables. Les maladies sont les substituts d’idées refoulées.

15Freud considérait que ses hôtes avaient une mentalité pratique et c’est seulement dans sa troisième conférence qu’il a tenté d’esquisser les implications plus vastes de ses théories. Les mots d’esprit sont des illustrations tirées de la vie courante – du fonctionnement des substituts déformés des complexes sous-jacents. Les lapsus et surtout les rêves sont d’autres voies quotidiennes menant à la connaissance de l’inconscient refoulé. Depuis la mort de Freud, tant d’attention a été accordée à la psychologie du moi qu’il mérite d’être souligné que, en 1909, il avait du moi une vision limitée?: quand il a parlé de «?la force de défense du moi?», il pensait aux «?résistances? [10]?». Les déformations derrière les symptômes permettent d’expliquer les déguisements qui apparaissent dans le rêve. Selon Freud, nous obtenons la satisfaction des désirs refoulés au moyen d’une variété de subterfuges inconscients.

16Bien que désormais cela nous paraisse presque évident, la déclaration de Freud au sujet de l’immense importance des expériences de l’enfance n’était en 1909 en aucune manière un lieu commun. Par le rêve, disait-il, «?c’est l’enfant qui continue à vivre dans l’homme? [11]?». Face au problème de la tendance des humains à transférer les problèmes du passé au présent, Freud visait l’éclaircissement. Il était assuré que ses techniques permettraient de «?ramener à la conscience les éléments psychiques pathogènes et pour écarter les maux produits par la formation de symptômes-substituts? [12]?».

17Cependant, si l’on revient au Freud de 1909, on a du mal à le suivre quand il soutient l’idée que sa technique peut s’acquérir de la même façon que l’histologie ou la chirurgie. Au lieu de parvenir à l’idéal de la connaissance de soi, Freud a réussi à se leurrer sur l’objectivité de ses conclusions. Aujourd’hui il semble évident, comme le pensait un grand nombre de ses contemporains, que ses propositions devaient être qualifiées d’hypothèses plutôt que de «?découvertes?». Et, en science, les hypothèses n’ont de la valeur que si elles sont riches en développements ultérieurs, fût-ce avec changements et rectifications. Par conséquent, en tant que scientifique, Freud aurait dû être plus prudent.

18C’est seulement dans sa quatrième conférence que Freud a souligné le rôle des facteurs érotiques dans son système. Il a attribué aux «?troubles érotiques?» «?un sens prédominant?» dans la vie mentale. La sexualité, comme la symptomatologie, est un défi à la dichotomie esprit/corps. Freud, comme toute autre figure de l’histoire intellectuelle, était un homme de son époque et, quel que soit le sens ultime de ses idées, il partageait nécessairement un grand nombre de préjugés de son milieu social. En réaction contre la philosophie conventionnelle de l’Europe centrale, il a adopté par rapport aux symptômes une attitude qui nous semble maintenant arbitraire?; il les a considérés comme étant d’origine psychogène, et non pas sociale ou somatique, alors que désormais nous pensons que tous ces facteurs peuvent intervenir? [13].

19Freud n’a pas été seulement audacieux et original par sa détermination à traiter les symptômes comme ayant un sens psychologique, il a pris aussi des risques en condamnant la morale sexuelle ambiante, la manière dont les gens cachaient leurs sentiments par le mensonge et une pruderie malsaine. Il n’a pas attribué les symptômes névrotiques à la seule persistance des impressions de l’enfance, mais à la persistance de puissantes expériences érotiques en particulier. La sexualité infantile était pour lui la racine des troubles ultérieurs?: car soumis à des tensions, les adultes régressent à des complexes plus anciens «?non complètement surmontés?».

20Freud abordait la vie sexuelle sous ses deux aspects, mental et physique. Selon lui, les conflits œdipiens recélaient l’essence de la névrose – le complexe nucléaire de toute névrose – expliquant à son avis le sens des barrières contre l’inceste. La morale qui, selon Freud, découle du complexe d’Œdipe, reflète le cadre de l’idéologie libérale dans laquelle il travaillait. Il tenait pour inéluctable et «?parfaitement normal?» qu’un enfant éprouve un attachement érotique à ses parents. Mais ultérieurement la constellation œdipienne doit perdre son caractère fusionnel. Chaque individu doit prendre ses parents pour modèles et transférer son attachement libidinal sur des «?objets?» nouveaux, extérieurs à la famille. L’enfant doit se détacher progressivement de ses parents, tâche que Freud considérait comme indispensable pour l’adaptation sociale du jeune? [14]. L’éducation doit aider l’individu à s’émanciper de sa famille. Et Freud recommande la psychanalyse comme une sorte de postéducation «?afin de surmonter les résidus de l’enfance? [15]?».

21À la fin de sa cinquième et dernière conférence, Freud présente une synthèse de ses théories. C’est la frustration des besoins érotiques qui se trouve derrière la pathologie névrotique?; et cette frustration provient aussi bien des obstacles externes que des rigidités internes. Cependant, la frustration ne peut logiquement se définir indépendamment d’un contexte social et moral?; car ce qui est tenu pour illégitime dans telle classe sociale ou à telle époque, ne le sera pas pour une autre. Malgré son scepticisme philosophique, Freud a procédé ici comme s’il existait des normes absolues et universellement admises. C’est une question essentielle, puisque Freud considérait la maladie comme un substitut de satisfaction. Selon lui, «?les symptômes morbides sont une part de l’activité amoureuse de l’individu ou même sa vie amoureuse tout entière? [16]?». La théorie freudienne des résistances sous-tend son assertion selon laquelle un patient, tout en s’efforçant de surmonter ses difficultés, s’opposera inconsciemment à la guérison. Pour Freud la fuite de la réalité est une manière de définir la pathologie névrotique. Mais les problèmes psychologiques entraînent obligatoirement «?des dommages biologiques?»?; les névrosés sont des êtres régressés, infantiles, incapables de dépasser leur enfance.

22Les névrosés ne sont pas les seuls à rechercher la satisfaction de leurs désirs. Freud pense que chacun de nous a recours au fantasme afin de compenser une réalité insatisfaisante. Considérer le fantasme sous un éclairage négatif est, chez lui, caractéristique. L’échec conduit au retrait dans le fantasme et, dans le cas d’une «?maladie?», les satisfactions substitutives rendent compte de la symptomatologie. «?L’homme énergique et qui réussit, c’est celui qui parvient à transmuer en réalité les fantaisies du désir? [17].?» Il considère la réalité comme cruelle et impossible à amender. Les exigences inexorables de la vie peuvent être satisfaites par la création artistique, de préférence à des symptômes. Mais «?la révolte persistante contre le monde réel?», faute de créativité artistique adéquate, conduit à l’isolement de la névrose. Freud adopte une position critique à l’égard de la religion, mais en même temps il pense que la névrose a gagné du terrain en raison du déclin de la foi religieuse. Son antagonisme fondamental au catholicisme se manifeste par le choix particulier de cette analogie?: «?De nos jours la névrose prend la place des monastères qui servaient autrefois de refuge à tous ceux qui étaient déçus par la vie ou trop faibles pour l’affronter.?»

23Malgré son vif désir de donner à son auditoire une vue d’ensemble de la psychologie psychanalytique, la majeure partie de sa dernière conférence est consacrée à un plaidoyer pour l’intérêt du traitement qu’il a adopté. Au début il présente le concept du transfert, décrit modestement comme «?le fait le plus important qui confirme notre hypothèse des forces instinctives et sexuelles de la névrose? [18]?». Les sentiments irrationnels du patient, dirigés pendant le traitement vers l’analyste, indiquent l’existence de fantaisies inconscientes en vue de la recherche de satisfaction. Il s’inscrit en faux contre l’idée que «?le transfert soit créé par l’influence psychanalytique?»?; pour lui, celui-ci «?s’établit spontanément dans toutes les relations humaines aussi bien que dans le rapport de malade à médecin? [19]?». Mais on peut se demander si l’alternative choisie par Freud est adéquate. Le transfert n’a pas besoin d’être «?créé?» par la situation analytique pour en être influencé. Et la question de sa présence spontanée «?dans toutes les relations humaines?» est essentiellement une question de degré.

24Selon la proposition de Freud, le transfert devait être le mode d’action thérapeutique de la psychanalyse. Il croyait fermement qu’une fois que le patient aurait pris conscience de ses sentiments irrationnels infantiles dans la thérapie, les processus névrotiques seraient maîtrisés. Mais, comme on verra plus loin, son rationalisme érigé en idéal l’a induit en erreur. Pour notre part, nous pensons devoir noter qu’il a eu beau essayer être clair et présenter un système cohérent, il n’a pas abordé la question de savoir comment poser des limites aux réactions transférentielles dans la thérapie. De plus, sauf par des arguments rationnels, il n’explique pas comment le thérapeute peut manier les complexes transférentiels suscités dans la cure. Si l’on admet que la situation analytique par elle-même peut mobiliser les transferts, Freud est passé à côté du problème de l’effet exercé par ses techniques sur le matériel qu’elles dévoilent.

25Freud était conscient d’une supposée résistance à la psychanalyse – «?on craint de faire du mal? [20]?». Ayant entrepris de remuer les instincts sexuels refoulés, la question de savoir si le soi supérieur du patient ne risquait pas d’être débordé devenait légitime à ses yeux. Mais sa réponse était nette. Un chirurgien ne craint pas les conséquences des mesures qu’il prend pour guérir une maladie. Toutes les opérations provoquent des douleurs temporaires dans l’intérêt de la guérison. La plupart d’entre nous ont été témoins de la catastrophe que représente un effondrement psychique grave?; et il est difficile d’ôter de son esprit le modèle de maladie. Mais la névrose est-elle une «?maladie?» comme un trouble physique?? En tout cas, il n’est pas certain qu’il puisse y avoir dans le domaine de la psyché ce que Freud pensait en toute confiance?: «?une guérison permanente?». On peut se demander combien de personnes pourraient être d’accord avec Freud pour penser que la psychanalyse «?peut avoir les mêmes prétentions que la chirurgie?». Pour lui, la souffrance psychique due à l’analyse était bien moindre que la douleur causée par la chirurgie et «?était tout à fait négligeable par rapport à la gravité de la maladie sous-jacente? [21]?».

26Intransigeant, Freud rejetait la possibilité même de résultats psychanalytiques négatifs?: «?L’issue finale tant redoutée, la destruction du caractère culturel du patient par les pulsions libérées du refoulement, est tout à fait impossible.?» Une fois encore on peut réfuter l’alternative drastique de Freud, «?la destruction?» des capacités supérieures du patient. Il se rassurait par un raisonnement logique limité?: «?nos?» expériences en tant qu’analystes «?nous ont montré de façon certaine?» que la levée du refoulement «?affaiblira seulement?» le pouvoir des désirs inconscients? [22]. Freud estimait qu’il était préférable pour le patient de se baser sur son propre jugement critique plutôt que de continuer à se décevoir. Et il pensait que les désirs sexuels étaient particulièrement propres à être sublimés dans des directions «?plus socialement valorisées?».

27Si on laisse de côté les valeurs morales, il n’y a aucune certitude quant aux bienfaits d’une thérapie, quelle qu’elle soit. En général, Freud ne cherchait pas à balayer les problèmes sous le tapis, mais il choisissait de passer outre les implications philosophiques de sa pratique clinique. En matière sociale, il n’était clair que sur un seul point et c’est sur cette note qu’il a conclu ses conférences Clark?: la société était indûment restrictive en matière de sexualité, de sorte que les modèles sociaux avaient des conséquences névrotiques.

28Dans sa première conférence, Freud a présenté le cas d’Anna O. comme une illustration de ses principes. S’il avait été confronté à l’histoire clinique réelle telle que nous la connaissons aujourd’hui, il aurait pu rationaliser l’échec thérapeutique de ce cas en s’appuyant sur le fait qu’il ne s’agissait pas d’une analyse mais d’une catharsis. Néanmoins, cela semble nécessairement une utopie, propre à induire en erreur tant les thérapeutes que les patients, que de laisser espérer une «?réussite totale?» dans quelque psychothérapie que ce soit? [23]. En réalité, Freud était au mieux de ses qualités de thérapeute quand il gardait le sens des limites de ce qui peut être accompli par la thérapie. Toutefois, l’idéal proposé à Clark, une technique neutre capable de transformer la nature humaine, permet de rendre compte d’une des sources de l’attrait exercé sur son public du Nouveau Monde.

29Il serait erroné de conclure que critiquer telle ou telle partie des écrits de Freud implique l’absence d’appréciation de sa stature dans l’histoire des idées. Si Freud s’est trompé sur un point, c’est dans la ligne de son esprit scientifique que de l’indiquer. Près de sept décennies après les conférences de Clark, les propos tenus par Freud se trouvent mis dans une perspective historique. Le public a accepté avec confiance la plupart des idées avancées. Le style talentueux de Freud n’a été égalé par personne au cours de l’histoire de la psychanalyse. George Bernard Shaw avait écrit autrefois avec pertinence?:

30

«?Celui qui a quelque chose à affirmer poussera aussi loin la force de son style que l’importance de son propos et sa conviction peuvent l’exiger. Même si après coup ses assertions sont réfutées, son style néanmoins demeure. Darwin n’a pas plus détruit le style de Job ou de Händel que Martin Luther n’a détruit celui de Giotto. Toutes les assertions finissent tôt ou tard par être réfutées?; et c’est ainsi que nous trouvons le monde plein de superbes débris de fossiles artistiques, purifiés de leur crédibilité terre à terre mais à la forme toujours splendide? [24].?»

31Les textes de Freud sont des documents historiques, non des textes sacrés. Le problème, c’est que personne depuis sa mort n’a été capable de proposer une synthèse à la mesure de la puissance systématique de son esprit. De nombreux textes postfreudiens sont comme le rajout d’épicycles à la conception de Ptolémée, plutôt que des tentatives d’avancée vers une vision entièrement nouvelle. Mais il n’y a toujours pas d’alternative consensuelle à la psychologie telle que Freud nous l’a léguée.

32Ce qui est clair, c’est que l’exposé de Freud sur la psychanalyse était conçu pour emporter la conviction?; ses lecteurs n’ont peut-être pas suffisamment compris à quel point il était capable de multiplier les arguments afin de persuader les autres de la justesse de son point de vue. Si Anna O. était, au mieux, un cas particulier de thérapie, alors Freud n’aurait pas dû commencer par ce cas à Clark pour terminer ses conférences sur une note d’optimisme thérapeutique. Peut-être aujourd’hui ne serait-elle pas considérée comme névrosée. Vers la fin de sa vie, Freud était bien moins sûr de lui, tant sur le plan diagnostique que thérapeutique. Mais il a gardé ses illusions quant au statut scientifique de ses propositions.

33L’honnêteté intellectuelle sur le plan historique exige que l’on reconnaisse le courage de Freud dans un domaine encore si conjectural de nos jours. Sur certains points, comme l’importance de la période infantile, nous sommes trop enclins à prendre pour argent comptant les intuitions fondées sur l’une des propositions centrales de Freud. Cependant, un autre de ses arguments clés, l’origine sexuelle des symptômes névrotiques, sonne faux de toute évidence, issu de sa propre culture ainsi probablement que de sa personnalité. Néanmoins, Freud a mis au défi de manière fondamentale les conceptions traditionnelles de l’esprit et du corps. Les symptômes peuvent avoir du sens même si ce sens n’est pas celui que Freud a suggéré?; et les interventions psychothérapeutiques, même si les techniques spécifiques recommandées par Freud ne sont pas adoptées, peuvent agir sur les processus du corps. En un sens c’est son idéalisme qui l’a conduit à espérer que, à travers les modifications des pratiques sexuelles, on peut exercer une influence directe sur la souffrance psychique. Freud a non seulement été un scientifique, mais aussi un prophète et un voyant ainsi qu’un psychologue. Son talent artistique a assuré son triomphe dans l’histoire intellectuelle, et l’art a indubitablement joué aussi un rôle dans sa pratique thérapeutique. Mais, dans la mesure où les praticiens ultérieurs ont pu continuer dans sa direction, quitte à en arriver à des conclusions tout à fait différentes des siennes, Freud mérite d’être compté parmi les grands dans l’histoire de la science contemporaine.


Mots-clés éditeurs : Anna O, morale sexuelle, Freud et l'Amérique, formation du psychanalyste, résistance, complexe d'Œdipe

Mise en ligne 27/12/2011

https://doi.org/10.3917/cohe.207.0037

Notes

  • [1]
    «?Freud’s Clark University lectures reconsidered?», J.?Amer. Acad. Psychoanalysis, 5 (4), 447-458, 1977. (Traduit de l’anglais par Eva Brabant et Maria Pierrakos.)
  • [2]
    D. Ross, G. Stanley Hall?: the Psychologist as Prophet, Chicago, University of Chicago Press, 1972, p.?389.
  • [3]
    Les références et citations en français proviennent de S. Freud, Cinq leçons sur la psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1966, p.?14.
  • [4]
    H. F. Ellenberger, «?The story of Anna O.?: A critical review with new data?», Journal of the Behavioral Sciences, 8, (3) 270, 1972.
  • [5]
    E. Jones, La vie et l’œuvre de Sigmund Freud, vol. I, Paris, puf, 1954.
  • [6]
    Ibid., p.?245.
  • [7]
    S. Freud, op. cit., p.?16.
  • [8]
    Ibid., p.?18.
  • [9]
    Ibid., p.?24.
  • [10]
    Ibid., p.?35.
  • [11]
    Ibid., p.?40.
  • [12]
    Ibid., p.?44.
  • [13]
    P. Roazen, Erik H. Erikson?: The Power and Limits of a Vision, New York, The Free Press, Macmillan, 1976.
  • [14]
    S. Freud, op. cit., p.?57.
  • [15]
    Ibid., p.?57.
  • [16]
    Ibid., p.?58.
  • [17]
    Ibid., p.?59.
  • [18]
    Ibid., p.?60-61.
  • [19]
    Ibid., p.?62.
  • [20]
    Ibid.
  • [21]
    Ibid., p.?63.
  • [22]
    Ibid.
  • [23]
    Ibid.
  • [24]
    C. Mills, T. Veblen, Introduction, The Theory of the Leisure Class, New York, New American Library, 1953, p.?VI.
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