Couverture de COHE_207

Article de revue

Souvenirs sur Paul Roazen 

Pages 14 à 21

Notes

  • [1]
    Traduit de l’anglais par Judith Dupont.
  • [2]
    Il se trouve que je le pense toujours et j’apporterai mes arguments dans un ouvrage à venir.

1Paul Roazen est mort le 3 novembre 2005 à Boston par suite de complications de la maladie de Crohn, à l’âge de 69?ans. Il est né à Boston le 14?août 1936, le deuxième d’une fratrie de trois enfants d’une famille juive. En 1954 il obtient le diplôme de la Brookline High School, et en 1958 celui du Harvard College où il suit des cours sur le système de gouvernement américain avec Robert McCloskey. Il poursuit ses études du troisième cycle en sciences politiques et en théorie psychanalytique à l’université de Chicago, Oxford et, finalement, à Harvard, guidé par Louis Hartz. Il a également suivi pendant un moment les cours d’Erik Erikson.

2Entre 1964 et 1967, avec l’aide d’Helene Deutsch, Roazen s’engage dans un vaste projet de recherche impliquant des entretiens avec soixante-dix personnes qui avaient connu Freud personnellement, et quarante autres ayant joué un rôle dans les débuts de l’histoire du mouvement psychanalytique. Ce volumineux ensemble de données a fourni la base de bon nombre de ses livres dans les années suivantes. Il a été le premier non-psychanalyste à avoir accès à la bibliothèque de la Société Britannique de Psychanalyse. Anna Freud a vivement regretté avoir pris part à cette décision quand Roazen publia Animal mon frère, toi (1969), une interprétation instructive mais très controversée de la vie et l’œuvre de Victor Tausk, qui, bien que promis à un avenir brillant, s’est suicidé en 1919 en cours de traitement avec Deutsch. Il se trouve que Freud analysait Deutsch pendant que celle-ci analysait Tausk, et rétrospectivement, l’attitude de Freud à l’égard de Tausk apparut comme extrêmement déconcertante. Roazen a continué à provoquer l’hostilité d’Anna Freud et de son entourage quand il a révélé – dans La saga freudienne (1975) – qu’elle avait été analysée par son propre père. Kurt Eissler, un freudien inconditionnel, a écrit non pas un mais deux ouvrages critiques cinglants contre Roazen?: Talent and Genius?: The Fictitious Case of Tausk Contra Freud (1971) et Victor Tausk’s Suicide (1983). Bien que d’une pauvre qualité, les livres d’Eissler représentaient l’attitude de nombre de praticiens de l’analyse qui avaient le sentiment que le travail de Roazen ne constituait guère qu’un amas de «?commérages?».

3Si Roazen n’a pas hésité à allumer des controverses durant sa carrière haute en couleur, il a aussi investi des efforts considérables pour clarifier les racines et ramifications des théories psychanalytiques au niveau social, culturel et historique. De fait, son premier livre, La pensée politique et sociale de Freud (1958), était une adaptation de sa thèse de doctorat et lui ouvrait la voie du professorat au département de Sciences politiques et à la division des Sciences sociales de l’université York de Toronto, où il enseigna de 1971 à 1995, année où il prit sa retraite avec le titre de «?professeur émérite?».

4J’ai rencontré Paul pour la première fois à l’âge de 21?ans, en 1976, alors que j’étais étudiant de deuxième année à l’université York. À l’époque, j’étais plongé dans la littérature relevant de ce qu’on pourrait qualifier la «?psychopolitique?» ou «?psychohistoire?», ou une sorte de combinaison des deux. Au cours des deux années précédentes, je m’étais débattu avec une série de livres par et sur Freud, Jung, les frères Glover, Erich Fromm et Erik Erikson, et ces sources disparates ne m’avaient pas permis de me faire une impression claire et cohérente de la personnalité de Freud. Bien qu’il fût sans aucun doute un des penseurs majeurs du xxe?siècle, l’homme Freud est resté un mystère pour moi, rendu plus insaisissable encore par les controverses abondantes qui tourbillonnaient autour de lui.

5Par une heureuse coïncidence, avant de lire Animal mon frère toi, j’avais lu La mission de Sigmund Freud?: une analyse de sa personnalité et de son influence (Fromm, 1950). Fromm soutenait qu’il y avait chez Freud un fort trait autoritaire, qui s’exprimait par une certaine froideur dans sa façon de traiter ses adeptes. J’étais encore en train de retourner cet argument dans ma tête quand mon attention fut attirée par Animal mon frère. Fromm avait utilisé des fragments de rêves de Freud et quelques passages adéquats de sa correspondance pour plaider sa cause, et j’ai trouvé ce mode d’abord tout à fait original. Mais quand j’ai lu le récit de Roazen sur l’analyse avortée de Tausk avec Helene Deutsch, suivie de son suicide, j’en ai été complètement soufflé. Encore aujourd’hui je me souviens avoir été sidéré par la convergence entre les points de vue de Fromm et de Roazen – bien que les considérations de Roazen fussent finalement plus convaincantes, comme Fromm lui-même le pensait. Trente ans plus tard, en faisant les recherches pour The Legacy of Erich Fromm (Burston, 1991), j’ai découvert que, tout comme moi, Fromm, d’abord considérablement choqué par les révélations de Roazen, en était venu avec le temps à le louer pour sa clarté et son courage. Fromm recommanda chaleureusement Animal mon frère à tous ses étudiants au Mexique et aux États-Unis, dont la plupart lurent et apprécièrent le livre.

6Entre-temps, après avoir lu Animal mon frère, je me suis rapidement procuré un exemplaire de La pensée politique et sociale de Freud de Roazen, ouvrage stimulant mais dense. J’ai trouvé absolument fascinant La saga freudienne que j’ai lue ensuite. Je l’ai terminé en deux jours, et j’en voulais encore. Conjointement avec Histoire de la découverte de l’inconscient de Henri F.?Ellenberger (1970), un autre révélateur monumental, ces merveilleuses découvertes m’ont poussé à me consacrer à l’étude de la politique et de l’histoire de la psychanalyse, et ses applications culturelles. Comme Paul Roazen enseignait dans ma ville de Toronto, j’ai décidé d’étudier avec lui?; au cours de mon cursus d’étudiant, je me suis spécialisé en sciences politiques, qui étaient aussi la principale discipline de Paul.

7Rétrospectivement, je considère que j’étais très largement ouvert à ses idées et à sa personnalité. Alors que, durant ma première année d’étudiant, je fus fort peu assidu à l’égard de mes cours obligatoires, je consacrai une grande partie de mes deuxième et troisième années à mon travail de contrôle portant sur son cours. J’étais ébloui, et à l’occasion embrouillé par ses cours extrêmement stimulants (mais fort mal organisés) sur Freud et ses adeptes, agrémentés de longues réflexions sur Norman O. Brown et Philip Rieff, sur les philosophes Jeremy Bentham, John Stuart Mill et Isaiah Berlin, sur des écrivains et esprits libres comprenant Dostoïevski, Nietzsche, Thoreau et T.E. Lawrence, des poètes comme Rilke et Frost, et des commentateurs politiques européens et américains, depuis Alexis de Tocqueville jusqu’à Herbert Marcuse, en passant, entre autres, par William Bullitt, Harold Lasswell, Walter Lippmann et George Orwell. C’était toute une éducation?! Certes, j’avais déjà une forte disposition à cet égard, mais Paul m’a rendu clair comme de l’eau de roche que la sensibilité de Freud était profondément antidémocratique, anti-américaine et extrêmement méprisante à l’égard de la méthode expérimentale – du moins en ce qui concernait la psychologie. Je me rappelle aussi un échange très éclairant quand Paul a remarqué mon opinion obstinément fausse sur Freud, que je voyais comme un monsieur germanique qui dit brutalement ses quatre vérités à tout le monde. Il a souligné que Freud était viennois, après tout, et il a régalé mes camarades de classe et moi-même de plusieurs vignettes d’hypocrisie stratégique de la part de Freud, qui nous faisaient nous tordre de rire. La plus mémorable eut lieu quand Anna Freud fut prise en otage par la Gestapo, juste avant la fuite de Freud à Londres. Ayant ramené Anna après un long interrogatoire – concernant les comptes bancaires de Freud à l’étranger sans doute –, l’officier de la Gestapo exigea qu’avant son départ d’Autriche Freud signe un formulaire de décharge attestant qu’il n’avait subi aucun mauvais traitement de leur part. Freud a non seulement signé, mais il a ajouté une remarque élogieuse?: «?Je peux cordialement recommander la Gestapo à tout le monde?!?» Très satisfait, l’officier de la Gestapo a pourvu la famille Freud d’une escorte courtoise jusqu’à l’aéroport.

8Je me rends compte qu’on peut avoir l’impression jusqu’ici que Paul n’a insisté que sur les seules caractéristiques les moins admirables de Freud. Mais ce n’est pas le cas. Tout en abordant franchement ces traits de la personnalité de Freud, Paul éprouvait aussi une admiration sans limites pour le courage et l’originalité de celui-ci, déterminé à transgresser les limites disciplinaires de la norme pour parvenir à une compréhension profonde de la nature et de la société humaines, et pour son refus obstiné de tout compromis sur les questions fondamentales. Il se montrait aussi tout à fait tolérant en ce qui concerne les contradictions de Freud, faisant remarquer que des incohérences entre théorie et pratique ne sont pas toujours la preuve d’une hypocrisie abjecte, et qu’elles agissent même parfois pour le meilleur plutôt que pour le pire. Ainsi, Freud était probablement plus efficace comme thérapeute parce qu’il suivait rarement à la lettre ses propres prescriptions relatives à la pratique clinique. Et ainsi de suite.

9Durant mon année de maîtrise, je suis passé des sciences politiques à un programme interdisciplinaire de pensée politique et sociale. Mais tout en changeant de matière principale, j’étais l’assistant de Paul pour une année. Cela aussi a été une éducation, bien que d’une autre sorte. Paul était chaleureux et accessible, du moins avec moi. Il savait aussi écouter et n’était pas avare de son temps, comme l’étaient alors certains de mes professeurs plus occupés. Mais dans la salle de classe, Paul déroutait souvent les étudiants avec ses allusions et références historiques, attendant une profondeur et une subtilité (et familiarité avec les choses de l’Amérique) que même des étudiants de troisième cycle ne possédaient pas. Regarder Paul faire cours dans un état d’esprit irrité ou vulnérable, oscillant au bord de la rage ou de l’incohérence, comme cela lui arrivait parfois, m’a aussi donné quelques leçons précieuses sur la nécessité de ne pas idéaliser d’une façon excessive ses professeurs et modèles. Les défaillances occasionnelles de Paul dans la classe se mêlaient aux effets de son récent divorce d’avec Deborah Heller, divorce qui l’a ébranlé pour plusieurs années. À cette époque, il parlait rarement de ces choses, ou de divorce en général, sans tomber dans une détresse manifeste?; il pouvait alors dire des choses qui offensaient au moins quelques-unes de ses auditrices.

10Comme la plupart des jeunes adultes, espérant suivre les pas de mon professeur, j’ai continué à entretenir l’illusion qu’une personne qui a écrit des portraits aussi lucides et attachants des autres devait être elle-même «?équilibrée?». Rétrospectivement, je me rends compte que je maintenais cette sorte d’attitude idéalisante envers d’autres héros que je n’ai jamais rencontrés personnellement, mais auxquels, plus tard, j’ai consacré des livres ou des articles, tels que Erich Fromm et R.D. Laing. J’ai découvert qu’il y a souvent un écart entre le personnage éloquent et posé, et l’être humain de chair et de sang qui, comme tout un chacun, est fragile et faillible, et parfois profondément décevant. Bien sûr, faire cette découverte a représenté un processus graduel plutôt qu’un événement singulier, et Paul n’était ni le premier ni le dernier modèle à susciter des réflexions de ce genre. Mais l’impression était profonde et, au premier abord, déconcertante.

11C’est en tout cas vers cette époque que notre amitié s’est établie. J’ai commencé à avoir de longues discussions avec Paul à propos de mes propres intérêts en matière de sujets de recherche. Entre autres, j’étais intéressé par l’analyse qu’avait faite Erich Fromm de l’autoritarisme, de gauche comme de droite. Bien que, politiquement parlant, je fusse plus à gauche que Paul, je me méfiais de la notion à la mode du «?politiquement correct?» qui circulait sur les campus américains?; la plupart des gens qui étaient sérieux et utilisaient cette phrase avec conviction pensaient probablement bien faire. Mais les plates généralisations, fautes de logique et sous-entendus moralisateurs, derrière bon nombre de leurs postures rhétoriques, paraissaient évidents à des admirateurs enthousiastes d’Orwell tels que Paul et moi. Nous détestions tous deux les attitudes conformistes impliquées par ce slogan à l’origine marxiste-léniniste, qui a tant fait pour provoquer la puissante réaction de droite – tout aussi stupide mais finalement plus dangereuse – qui aujourd’hui a englouti l’Amérique.

12Nous avons aussi eu quelques conversations animées concernant le débat entre Fromm et Marcuse, qui préoccupait à cette époque les freudiens de gauche (Burston, 1991, ch. 9). Alors que les adeptes de Marcuse étaient numériquement supérieurs à ceux de Fromm, et les écrasaient parfois dans leurs vifs débats, je défendais les idées et la réputation de Fromm contre les attaques de Marcuse, tant oralement que par écrit. À cause de l’énorme popularité de Marcuse, je me suis mis à dos de nombreux amis potentiels par mon franc-parler à ce sujet, et Paul faisait partie de la poignée de gens que je connaissais à l’université de York et qui m’écoutaient d’une oreille sympathique formuler mes doléances concernant Marcuse and co. Je me flatte de penser que certaines de mes remarques ont même pu déteindre sur les réflexions ultérieures de Paul concernant Marcuse (Roazen, 1990, ch.?7).

13Nous n’étions pas d’accord sur tout, bien sûr. Étant diplômé de Harvard et très fier de son héritage américain, Paul parlait de façon quelque peu désobligeante de l’éducation, de la politique et de la culture canadiennes. Étant un Canadien tout aussi fier, cela m’irritait, et je le lui avais dit – avec tout le tact dont j’étais capable. Il acquiesçait tranquillement, en souriant, mais sans que rien ne change. Je n’ai donc pas insisté. Nos échanges sur d’autres sujets étaient plus animés. J’ai trouvé que sa biographie de Helene Deutsch (1985) avait un ton trop sympathique. Prenant pour exemple son comportement dans l’épisode Tausk, j’ai reproché à celle-ci d’avoir pris certaines positions théoriques et politiques pour des raisons de convenance plutôt que sur la base de principes authentiques – pour être dans la ligne de l’establishment freudien, et permettre à Freud de s’approprier ses idées sans une reconnaissance suffisante. Bien que je ne l’aie jamais formulé textuellement, je pense que Paul était quelque peu entiché de Deutsch, qui lui a répondu avec une rare générosité pour une femme dans sa position. À l’inverse, j’ai pensé que son travail sur Erikson (1976) était trop sévère et qu’il a largement exagéré l’intensité des idées (ostensiblement) conservatrices d’Erikson? [2]. Rétrospectivement, cela me soulage de dire que, même si cela ne l’a pas fait changer d’avis, Paul était capable d’écouter avec équanimité mes commentaires concernant Deutsch (et son livre sur elle). Mais son attitude à l’égard d’Erikson était inflexible, même si elle s’est sensiblement adoucie dans de nombreux articles et chapitres de livres qu’il a consacrés à Erikson vers la fin des années 1980 et en 1990 (par exemple, Roazen, 1990, chap. 9).

14Mon plus grand désaccord avec Paul date de 1992, peu avant mon départ de Toronto pour prendre un poste à l’université Duquesne à Pittsburgh, où je vis et travaille à présent. Paul organisait parfois des dîners où le groupe des invités discutait de sujets choisis dans le domaine de l’histoire de la psychiatrie et de la psychanalyse. Les conférenciers étaient des sommités en visite, mais des invités locaux pouvaient aussi faire des présentations?; j’ai ainsi proposé de parler de Laing, sur qui j’avais récemment commencé à écrire un livre. Je savais que Paul n’aimait pas Ronnie Laing, mais je ne m’attendais pas à l’antipathie profonde et personnelle qu’il lui vouait. J’avais pensé que si ses bons amis Anthony Storr et Charles Rycroft avaient accepté de faire un entretien avec moi pour ce livre, il se laisserait fléchir. Mais sa conduite à mon égard au dîner – et après, comme je cherchais en hésitant à esquisser mon travail en cours face à ses interruptions irritées – a été tout simplement méprisante.

15Le lendemain matin, j’ai écrit une note à l’intention de Paul lui faisant savoir qu’à moins qu’il ne présente des excuses pour toutes les choses méprisantes qu’il avait dites à propos de Laing et moi-même, je couperais définitivement toute relation avec lui. Il a fini par le faire, mais j’ai soupçonné que, en réalité, c’était moins à mon intention que destiné à apaiser ses autres invités mécontents dont la soirée avait été également gâchée. L’antipathie viscérale de Paul à l’égard de Laing me reste un mystère à ce jour. Paul n’a jamais rencontré Laing personnellement, mais il a toujours fait preuve d’une sympathie tolérante pour les «?mauvais sujets?» de la psychanalyse – Groddeck, Reich, Radó et Szász. Je ne l’ai jamais entendu les dénigrer ou s’en désintéresser à cause de leurs imperfections personnelles ou professionnelles. En fait, certaines de ses remarques concernant Radó étaient positivement élogieuses, et il a toujours éprouvé un grand respect pour Thomas Szász – un respect, comme je l’ai récemment appris, chaleureux et réciproque. Alors pourquoi s’en prendre à Laing, me suis-je demandé??

16À la réflexion, je savais que Laing n’avait pas une grande opinion d’Erik Erikson, de Theodor Lidz et de bon nombre des sommités psychanalytiques de Harvard, son alma mater. En conséquence, la meilleure idée qui me soit venue est que Laing avait fait fort mauvaise impression à certains amis proches de Paul à Boston – et c’était manifestement réciproque. Il est aussi possible que l’antipathie de Paul ait été influencée, ou renforcée, par l’appréciation également incendiaire de Szász (1976, 2003) qui fustige Laing comme étant incohérent et opportuniste – bref, un charlatan poseur. À l’inverse, j’ai toujours soutenu (1996, 2004) que malgré ses nombreux défauts manifestes tant comme théoricien que comme être humain, son travail possède un noyau lucide et intelligible qui n’est pas sans intérêt, et justifie qu’on consacre des études et une réflexion suivis au psychiatre écossais. En composant mon livre, j’ai travaillé dur pour éviter les deux maux de l’idéalisation et du dénigrement, pour présenter une image équilibrée de Laing comme un être humain doué mais tourmenté. Ceci étant, durant l’écriture du livre j’ai été grandement réconforté par Charles Rycroft, l’ami révéré de Paul et le psychanalyste de Laing, qui m’a assuré à maintes reprises que j’avais «?bien saisi?» le caractère de Laing. Mais ce ne fut que bien après la publication du livre, sous le titre The Wing of Madness?: The Life and Work of R.D. Laing (1970) – complimenté par Storr et Rycroft parmi d’autres – que Paul a quelque peu modéré son opinion. Après que le livre eut reçu une note de lecture élogieuse dans The New York Times et The New York Review of Books, Paul et moi avons repris notre relation comme auparavant, et il a admis que le livre n’était pas trop mauvais?; mais il m’a mis en garde contre l’éventuel projet d’écrire un second livre sur Laing et «?suicider ma carrière?». Je ne lui ai pas dit que j’avais déjà signé un contrat avec Harvard University Press en ce sens, ouvrage intititulé The Crucible of Experience?: R. D. Laing and the Crisis of Psychotherapy (2000). Je pense que je ne lui en ai même pas envoyé un exemplaire.

17Néanmoins en octobre 2000, à mon invitation, Paul donna un minicours au département de psychologie de l’université Duquesne, intitulé?: «?Théorie politique et psychologie des profondeurs?». Il était en grande forme, venant juste de publier quelques excellents articles sur Fromm, Erikson et Jacques Lacan, que j’ai lus avec grand intérêt. Bien que Paul et moi ayons échangé quelques lettres et conversations téléphoniques par la suite, en raison de la mort de Rycroft et de Storr, ce fut la dernière fois que nous avons mangé et ri ensemble.

18Paul était un auteur incroyablement prolifique, et les années passant, j’ai essayé de suivre le cours régulier des publications qui continuèrent à se déverser sous sa plume. Parmi elles, il y avait une étude mince mais éclairante du premier ministre le plus populaire et le plus excentrique du Canada, William Lyon Mackenzie King, Canada’s King?: An Essay in Political Psychology (1998), basé sur des entretiens avec vingt-cinq patients de Freud, publié trois ans auparavant, était rempli d’un matériel passionnant mais quelque peu maladroit et inégal. À l’inverse, Œdipus in Britain?: Edward Glover and the Struggle Over Klein, publié en 2000, était une réalisation magnifique, un livre que toute personne intéressée par la politique de la psychanalyse en Grande-Bretagne doit vraiment lire. Ceci dit, une notice biographique n’est pas le lieu pour évaluer chacun des livres. Tout ce que je sais, c’est que malgré nos divergences au cours des années, je me souviens de Paul avec affection, respect et gratitude. Je me souviens de son caractère soupe au lait et de sa partialité, bien sûr. Mais je me souviens aussi de ses humeurs plus aimables – son sourire malicieux, un peu godiche, ses fréquentes manifestations de générosité et d’ouverture, son rire rafraîchissant et sans retenue, et son enthousiasme sans limite pour des gens et des idées. Je me souviens aussi de sa conviction inébranlable d’avoir une mission, et de son soulagement palpable quand j’ai finalement décidé de ne pas entreprendre une formation d’analyste. Paul pensait, tout comme moi, que l’histoire de la psychanalyse ne devait pas être entièrement abandonnée aux psychanalystes eux-mêmes, qui ont tendance à découper et à déformer le récit selon des positions sectaires. Être membre d’un institut psychanalytique ou d’un réseau d’orientation de patients impose en général des contraintes ou des œillères invisibles, et à moins que les écrits historiques d’analystes ne soient examinés et rééquilibrés par les efforts d’historiens professionnels qui n’ont rien à perdre à être d’une franchise totale, toutes sortes de mythologies et d’opinions erronées fleurissent en toute liberté.

19L’histoire de la psychanalyse a beaucoup changé depuis que Paul a commencé à écrire dans les années 1960. Toutes sortes de problèmes persistent, mais pour l’essentiel les choses se sont beaucoup améliorées dans ce domaine grâce, et pour une part non négligeable, aux efforts et à l’exemple de Paul. Néanmoins, malgré ses vaillantes tentatives, Paul lui-même n’a pas toujours su dégager le «?tableau complet?», et il a parfois raté ou passé sous silence des points importants. Quand il était question de psychanalyse et religion, ou des dimensions épistémologiques de la théorie analytique – réalisme versus relativisme, positivisme versus herméneutique, etc. –, Paul était souvent perdu ou disait des banalités. Même si c’était évident pour les spécialistes en théologie, religion comparée ou histoire et philosophie de la science, Paul était trop fier pour concéder – à lui-même ou aux autres – qu’il séchait sur ces matières. Mais je ne peux m’empêcher de remarquer que peu nombreux parmi ceux qui le critiquaient à cet égard peuvent rivaliser avec lui dans ses propres domaines de connaissance et d’expertise. Après tout, la psychanalyse est un corps de pensée tentaculaire?; qui donc n’a pas ses limites??

20En fin de compte, les défauts de Paul Roazen paraissent dérisoires en comparaison de ses contributions positives. Plus que tout auteur dans ce domaine, il a plus d’une fois transformé notre compréhension de Freud et de ses disciples au cours des quatre dernières décennies. Comme Erich Fromm, il n’a jamais hésité quant à son but, à savoir rendre hommage au génie de Freud sans succomber aux pièges d’une piété excessive ou déplacée. En plus d’avoir ravivé le souvenir et les contributions de Tausk, il a été le premier à attirer l’attention sur l’analyse par Freud de sa fille Anna, et sur son étrange et déplaisant flirt avec Mussolini (via Edoardo Weiss). Il a été parmi les premiers à reconnaître Adler, Jung et Rank selon leur mérite, et il a judicieusement évité l’habitude nocive de nombreux partisans serviles d’écarter toute objection pertinente à la théorie de Freud sous le prétexte qu’elle serait la manifestation d’une angoisse œdipienne non résolue. Il a ainsi amélioré le climat des discussions savantes et relevé l’exigence d’objectivité. Dans l’ensemble, les livres et articles de Paul constituent une contribution importante à la pensée et à la littérature du xxe?siècle. Qu’ils le sachent ou non, tous ceux qui travaillent aujourd’hui dans le domaine de l’histoire et de la politique de la psychanalyse ont une dette à son égard. Merci, Paul?! Vous allez nous manquer.

Références

  • Burston, D. 1991. The Legacy of Erich Fromm, Cambridge, MA, Harvard University Press.
  • Burston, D. 1996. The Wing of Madness?: The Life and Work of R. D. Laing, Cambridge, MA, Harvard University Press.
  • Burston, D. 2000. The Crucible of Experience?: R. D. Laing and the Crisis of Psychotherapy, Cambridge, MA, Harvard University Press.
  • Burston, D. 2004. «?Szasz, Laing and existential psychotherapy?», Existential Analysis, 15, 218-29.
  • Eissler, K. R. 1971. Talent and Genius?: The Fictitious Case of Tausk Contra Freud, New York, Quadrangle Books.
  • Eissler, K. 1983. Victor Tausk’s Suicide, New York?: International Universities Press.
  • Ellenberger, H. F. (1970). L’histoire de la découverte de l’inconscient, trad. fr., Paris, Fayard, 1970.
  • Fromm, E. 1959. Sigmund Freud’s Mission?: An Analysis of His Personality and Influence, New York, Harper & Row.
  • Roazen, P. 1968. La pensée politique et sociale de Freud, trad. fr., Bruxelles, éd. Complexe, 1976.
  • Roazen, P. 1969. Animal mon frère toi?: l’histoire de Freud et Tausk, trad. fr., Paris, Payot, 1971.
  • Roazen, P. 1975. La saga freudienne, trad. fr., Paris, puf, 1986.
  • Roazen, P. 1976. Erik H. Erikson?: The Power and Limits of A Vision, New York, Free Press.
  • Roazen, P. 1985. Helene Deutsch?: une vie de psychanalyste, trad. fr., Paris, puf, 1992.
  • Roazen, P. 1990. Encountering Freud?: The Politics and Histories of Psychoanalysis, New Brunswick, NJ, Transaction.
  • Roazen, P. 1995. Dernières séances freudiennes. Des patients de Freud racontent, trad. fr., Paris, Le Seuil, 2005.
  • Roazen, P. 1998. Canada’s King?: An Essay in Political Psychology, Oakville, Ontario, Mosaic Press.
  • Roazen, P. 2000. Œdipus in Britain?: Edward Glover and the Struggle Over Klein, New York, Other Press.
  • Szasz, T. 1976. La schizophrénie?: Le symbole sacré de la psychiatrie, trad. fr. Paris, Payot, 1983.
  • Szasz, T. 2003. «?The secular cure of souls?», Existential Analysis, 14, 203-13.

Date de mise en ligne : 27/12/2011

https://doi.org/10.3917/cohe.207.0014

Notes

  • [1]
    Traduit de l’anglais par Judith Dupont.
  • [2]
    Il se trouve que je le pense toujours et j’apporterai mes arguments dans un ouvrage à venir.

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